Si le caché est par nature le domaine de la science, pour l’enquêteur, la clandestinité multiplie les difficultés. Alors qu’une démarche adéquate permet de découvrir le vrai sous les apparences, certains comportements peuvent tarir toute source d’information. Non seulement, celles-ci ne sont pas écrites, occultées aux personnes qui habituellement ont la charge de les consigner (administration ou police) mais elles peuvent rester secrètes en raison même de la configuration des réseaux de communication. Dès lors, l’intensité d’un phénomène clandestin comme le braconnage sera difficile à apprécier. Ne seront assurées ni les déclarations des locuteurs ni encore moins les sources administratives ou judiciaires. Nous serons donc amenés à examiner les mécanismes de braconnage sans jamais pouvoir apprécier leur importance.

1Dans la zone considérée – les Landes de Gascogne – la chasse est particulièrement valorisée et les chasseurs nombreux ainsi que le montre le nombre relatif de permis. Ils essaient d’attraper le gibier sédentaire mais aussi – et souvent au filet – les oiseaux migrateurs (bécasses, alouettes, tourterelles et surtout, palombes). Cela constitue la chasse officielle, proclamée. Mais derrière, il y a le braconnage, produit de certaines relations avec la nature et plus encore entre les gens. Un jeu complexe s’établit entre les règlements mouvants et dévalorisés, les interdits juridiques et les prohibitions sociales. À l’ombre de la forêt landaise s’établissent de subtiles stratégies que nous allons essayer de décrypter.

Des interdits mouvants

La loi

Depuis presque un siècle, des accords internationaux de protection de la nature, s’ils étaient appliqués dans les Landes, auraient dû supprimer un certain nombre de techniques de chasse, en particulier celles des petits oiseaux. En 1903 et en 1948 il a été interdit d’attraper ce type de gibier1 Les prohibitions se sont multipliées depuis 1960.

2Pour les populations, ces règlements s’inscrivent dans une vaste agression contre les traditions régionales au même titre que l’interdiction des courses de taureaux à l’espagnole en 18942. Cela a pour effet de transformer des activités en symboles d’identité culturelle et en objets de conflits ce qui entraîne leur valorisation. Bien souvent le règlement finit par être abrogé ou tout au moins contourné. Les interdictions de 1903 ont disparu, et la venue du Ministre de l’environnement à Bordeaux, en mai 1979, pour signifier l’interdiction de la chasse à la tourterelle en mai dans le Médoc n’a pas empêché cette activité ni cette année-là, ni après3. Elle s’est ajoutée à la longue liste des interdictions inappliquées.

3Dès l’Ancien Régime, les prohibitions proclamées n’avaient guère d’effet. Ainsi, en 1723, entre beaucoup d’autres affaires, les habitants de trois métairies de Garein déclarent au juge que leurs fusils ne servaient pas à tirer sur les perdrix, lièvres, lapins, bécasses, même aux palombes... Il est évident qu’il n’en était rien, que les fusils servaient justement à attraper le gibier désigné mais que seul le mauvais caractère du seigneur de Campet perturbait une activité habituelle.

4La loi du 11 juillet 1790 n’accordait le droit de chasser durant certaines périodes qu’aux propriétaires sur leurs terres mais, comme le dit le préfet des Landes en 1808, cette manière de voir (échappe à) beaucoup de personnes4. La mise en place du permis de chasse en 1844 accentue encore ce décalage entre la loi et les pratiques.

5Même si la série n’est pas continue, on constate un changement considérable du nombre de permis et encore davantage du taux par habitant. Ce n’est pas que le nombre de chasseurs augmente dans de telles proportions. Plus simplement, ce n’est qu’au 20^e siècle que ceux-ci se munissent du permis. Auparavant, ne s’inscrivaient que les notables. Ainsi, à Vieux-Boucau par exemple, j’ai vainement cherché le nom de mon arrière-grand-père, pourtant ardent chasseur : comme la plupart des gens du village, il ne prenait pas son permis. À Garein, on se souvient qu’avant la deuxième guerre mondiale il n’y avait que 18 permis, 40 tout de suite après et 80 aujourd’hui sans que l’on sente un intérêt accru pour la chasse : la plupart s’y livraient illégalement. Cette situation fait regretter à un disciple de Le Play le coût excessif du permis et souligner que l’imagination populaire conserve le souvenir de quelques anecdotes dans laquelle les chasseurs surpris ont été soustraits par des manœuvres ingénieuses à une arrestation momentanée (Guérin, 1884). Il conclut que la multiplicité de ces règlements de chasse transgressés sans remords affaiblit ainsi le prestige de la loi.

6De plus, il ne semble pas que le nombre de sanctions pour défaut de permis suive une évolution correspondant à l’importance de la chasse :

7Même si ces chiffres ne couvrent pas tout le Département, il n’est pas possible d’apercevoir une répression accrue au 19^e siècle d’autant que celle-ci semble bien faible. Le braconnier avait peu de risque de se faire attraper pour absence de permis de chasse.

8Mais braconner c’est aussi utiliser des techniques prohibées ou attraper du gibier protégé. Alors nous rentrons dans une succession de textes promulgués et abrogés mais aussi dans les jugements de valeur sur la véritable chasse selon les normes du goût et du bon goût. En définitive, les populations n’ont pu que constater la relativité de ces règlements et de ces appréciations. Du reste, elles ne chassent pas comme il faut. Alors qu’on ne doit tirer le gibier qu’en vol, dans les Landes, les chasseurs s’ingénient à le faire poser par tout un système d’appeaux (Traimond, 1992). Dès 1826, un préfet fustigeait les sauvages : On peut donc en conclure qu’une population qui fait entrer les produits de la chasse dans le calcul des ressources {...} est encore éloignée d’un état satisfaisant de civilisation (D’Haussez, 1826 : 79).

9Plus récemment, Jean Dorst, directeur du Muséum, membre de l’Institut ne tenait pas des propos très différents. Il déclarait en 1979 à Bordeaux que seul est admissible le combat d’un homme seul avec son arme contre le gibier. Les autres moyens de chasse sont aujourd’hui dépassés comme le droit de cuissage des seigneurs de l’ancien temps5. Après avoir été considérés comme des sauvages, les Landais, qui n’aiment chasser qu’en groupe et de préférence au filet, se retrouvent désignés comme féodaux. Jean Dorst expliquait aussi que la chasse de printemps de la tourterelle était un non-sens absolu et qu’il fallait bannir le mot « nuisible » de notre vocabulaire. Or, depuis des dizaines d’années, le classement comme nuisible était le seul moyen de continuer à chasser légalement certaines espèces. Il apparaît que ces définitions résultent plutôt de rapports de force politiques et même électoraux. Ainsi en 1849, au Conseil Général des Landes, M. Darricau demandait le classement de l’alouette pipit parmi les gros becs granivores6. C’était, dit le Journal des Landes, une énormité ornithologique et M. Le Secrétaire attaché aux travaux du Conseil et que chacun sait être un savant en histoire naturelle (fit) un bond sur sa chaise7. Le rapporteur déclara alors qu’il n’était pas au Conseil Général pour faire de l’ornithologie mais bien de l’administration et que l’alouette pitpit devait être parmi les gros becs granivores parce qu’il est avéré qu’elle fait avec son bec fin tout autant de dégâts que les autres avec leur gros bec. En fait, il s’agissait, ici encore, de justifier par des alibis biologiques une chasse pratiquée. Selon les théories en vigueur, les oiseaux à bec fin qui mangeaient des insectes étaient utiles à l’agriculture alors que les autres, consommateurs de graines, détruisaient les récoltes. Les biologistes actuels donnent pourtant raison au Conseil Général de l’époque qui ne faisait qu’exprimer les observations des chasseurs qui ont toujours su qu’un animal a un régime alimentaire différent selon les saisons ou les circonstances et ne peut être classé selon des critères rigides.

10Reste que les théories éphémères à la mode urbaine du jour prétendent réglementer, voire interdire, des pratiques ancestrales. Le décalage entre l’observation empirique et les discours savants ainsi que les modifications successives et radicales des schémas d’explication finissent par susciter chez le cultivateur landais un scepticisme absolu à l’égard du savoir livresque et des règlements qui en découlent. Ainsi mise en doute, leur légitimité constitue une justification supplémentaire du braconnage.

Les règles sociales

Que la loi varie, marquant ainsi son insignifiance, n’entraîne pas la disparition de toute règle. D’autres, plus ou moins explicites, se perpétuent. L’exemple le plus frappant apparaît chez les chasseurs de tourterelles du Médoc qui, tout en transgressant la loi qui interdit leur activité au printemps, ne s’y livrent cependant que le matin et durant une période très précise adoptée par tous. Ils restent toujours en infraction, mais au sein de cette illégalité des règles s’imposent.

11Si l’on regarde les délits de chasse aujourd’hui réellement réprimés, il n’en reste que deux, de nature très différente : la chasse « industrielle » du chevreuil et le braconnage utilisant des techniques très sophistiquées pratiquées souvent par des Portugais. Depuis les lâchers des années 50 effectuées par la Fédération des chasseurs, les chevreuils pullulent dans la Lande. Il suffit de se promener la nuit sur les routes ou chemins pour les rencontrer, voire en heurter avec l’auto. On peut ainsi en repérer un avec les phares ou un projecteur et l’abattre d’un coup de carabine éventuellement munie d’un silencieux. Il suffit de savoir à qui le vendre pour pouvoir disposer d’un revenu considérable étant donné le prix de l’animal, peut-être plusieurs centaines d’euros par nuit. Le nombre de procès portant sur ce type de braconnage révèle non seulement son importance numérique mais surtout la réprobation sociale dont il est l’objet. Si l’on ne va pas jusqu’à aider les gendarmes et les gardes-chasse, on ne fait rien pour gêner leur intervention. Il est socialement réprouvé pour deux raisons. En premier lieu, les moyens utilisés – modernes et onéreux – automobile, carabine, lunette, projecteur, silencieux, ne peuvent se réclamer d’une antique tradition réelle ou imaginée. En second lieu, cette activité ne se donne pas un objectif ludique, le plaisir recherché ne réside pas dans la joie de chasser, rechercher, éventuellement attraper puis consommer le gibier mais dans un revenu monétaire. Or, une des valeurs les plus affirmées par la société landaise est le refus de toute relation avec la monnaie (Traimond, 1982). En revanche, si le braconnage respecte ces deux interdits dans ses procédés et ses objectifs, il devient légitime aux yeux de la population, sinon légal. Pour soi-même, on peut donc attraper au collet un lièvre, un lapin, un chevreuil voire un sanglier... Il faut simplement que l’importance de la prise reste dans le cadre de la consommation domestique et se fasse avec une certaine discrétion. En revanche, il est de mauvais goût de prendre ainsi des faisans élevés à grands frais par la société de chasse afin que les chasseurs ne rentrent pas bredouilles le jour de l’ouverture.

12Nous rencontrons ainsi deux des grandes normes de la société landaise : le refus de la monnaie d’abord, et ensuite, la retenue qui permet de ne pas gêner les autres en faisant d’eux des complices qui soulignent l’infraction ce qui est une forme d’acceptation de la règle. Mais il reste toujours des gens pour transgresser, pour s’opposer à leur entourage, aux règles sociales. Alors intervient la loi. Elle pourchasse les braconniers de chevreuils en auto la nuit parce qu’ils refusent ces normes et un des moyens de les leur faire accepter est de les faire condamner. Garde-chasse et juge qui apparemment ne font qu’appliquer une loi écrite et nationale sont utilisés par la société paysanne locale pour faire respecter ses propres règles. Dès lors, le marginal, celui qui a un comportement anomique, qui tue ouvertement des faisans lâchés en dehors des périodes légales ou dans la réserve, sera puni. La norme appliquée n’est pas la loi car celle-ci ne sert qu’à mettre en application des règles sociales qui lui sont étrangères. Un texte juridique, une interdiction, des gendarmes ou des gardes-chasse rassurent les gens du pouvoir mais cela ne veut pas dire qu’ils servent à faire appliquer les règles officielles. Au contraire, ils sont utilisés au profit d’autres normes pour obliger ceux qui les ignorent ou les refusent à respecter celles que se donne le groupe, règles non écrites, non dites, mais massivement adoptées. On peut donc apercevoir deux types de prescriptions, la loi qui est légale par définition et les règles sociales, légitimes. En outre, la loi dispose d’une suprématie qui rend légitime toute pratique légale. Le respect et le non-respect de ces deux types de règles organisent le tableau ci-dessous :

13La règle sociale illégale laisse la place au braconnage socialement admis. En revanche, n’est réprimé que ce qui est à la fois illégal et illégitime, ce que ne respecte ni la loi, ni les règles sociales.

Dits et silences

Entrant dans cet espace illégal mais socialement légitime, nous ne pouvions que nous heurter à la méfiance. En effet, ce lieu ne peut se perpétuer que dans la mesure où il reste secret. En particulier, on ne saurait l’évoquer publiquement. Pourtant, j’ai entendu au café parler devant tous les clients du braconnage de deux personnes nommément désignées : c’est que leur activité se déroulait en dehors de la commune et dans le domaine de la pêche qui est considérée comme secondaire. De tels propos publics auraient été impensables à propos de la chasse. Personne ne peut en effet se comporter en indicateur direct ou indirect pouvant par ses propos se faire le complice volontaire ou non des gardes ou gendarmes ; de plus, le braconnage demeure secret tout en fondant une complicité qu’il faut protéger en multipliant les frontières entre chasseurs et non-chasseurs, maisons, « quartiers », communes... Nul ne peut rompre cette solidarité. Enfin et surtout, le savoir dans ce domaine illégal et illégitime est source de pouvoir et il convient de garder soigneusement ce capital afin de l’utiliser au mieux. Dévoiler ses informations serait le perdre.

Dire

Dans ce dispositif il y a cependant des failles sans lesquelles cet article n’aurait pu être écrit. D’abord, il est toujours tentant de montrer que l’on est informé. Surtout, il peut devenir nécessaire de se défendre et, d’accusé, devenir accusateur. Dans les deux cas, le savoir accumulé est partiellement ou totalement déprécié mais les circonstances induisent parfois de telles opérations dans le subtil jeu des relations individuelles et des stratégies des maisons.

On a trouvé un chevreuil attrapé au collet l’année dernière ou il y a deux ans du côté de Poçada.
Qui l’a trouvé ?
Les chasseurs...
Qui avait mis le collet ?
Oh, il ne s’est pas montré !
Oui, mais on doit bien le savoir.
Il faut demander aux chasseurs.

14Cette transcription montre comment mon interlocuteur, non-chasseur, à la fois pour me faire plaisir mais aussi pour montrer son savoir répond à mes questions sans toutefois désigner le coupable. Cela ne se fait que dans certaines circonstances. Deux voisins pour des raisons que j’ignore sont « ennemis ». L’un reproche à l’autre de lui voler des légumes ; l’autre dénonce le braconnage auquel se livrerait le premier : entre autres techniques, il chasserait à l’hameçon. Je connais cet instrument pour être revenu d’une promenade dans les pins avec l’un d’eux accroché au bas de mon pantalon mais aussi parce qu’il sert – ainsi que cela m’a été montré – à protéger le jardin : les deux usages ne sont pas contradictoires. On peut également s’étonner devant quelques personnes que quelqu’un parte tous les matins à bicyclette et parfois revienne chercher son auto. Si on est en conflit avec lui on dira que le véhicule sert à ramener discrètement le gibier les jours où il a bien voulu se laisser prendre. Ces propos formulés en certaines circonstances et devant certaines personnes ont pour objectif de discréditer un ennemi. Par-là, ils entrent dans le cadre des conflits de village mais n’ont pas de conséquence car il s’agit de braconnage légitime. En effet, il n’est pas dit que notre personnage vende les produits de sa chasse et dépasse les limites du tolérable. Ces propos relèvent de la simple médisance et ne peuvent être prononcés que par un ennemi.

15Une dénonciation publique peut cependant surgir plus brutalement au café ou à la réunion de la société de chasse. C’est le lieu d’expression habituel des antagonismes : on s’accuse d’aller repérer les faisans la veille de l’ouverture de la chasse, on y dément braconner les canards en les conduisant avec du maïs hors de la réserve. Ce n’est qu’en cas de conflit aigu que l’accusation peut être lancée. En ces rares circonstances, le capital-savoir accumulé depuis des années sur les activités illégales des personnes, s’il est suffisant, peut donner un avantage décisif à l’un des protagonistes. Pour parler comme Goffman, il pourra faire perdre la face à son interlocuteur (Goffman, 1975). Deux exemples dont l’un étranger à la chasse. Il y a plusieurs années deux adversaires aux élections municipales se disputent au bourg. L’un d’eux a accusé en public l’autre d’avoir volé des planches dans une scierie. La réponse a été :

Tu n’as pas à t’occuper de ma vie privée.

16Ainsi, non seulement l’accusation s’en trouvait validée mais l’un des protagonistes manifestait publiquement qu’il avait perdu la face.

17De même, dans une réunion de la société de chasse, un intervenant accusé de venir localiser les faisans la veille de l’ouverture ne trouve pour toute réponse que :

J’ai le droit d’aller où je veux,

18marquant une situation analogue à la précédente.

19Dans les deux cas, les accusés auraient pu renverser la situation à leur profit s’ils avaient su que l’autre avait braconné. Pour leur malheur et le nôtre, ils n’ont pu le faire, nous privant de quelques informations supplémentaires.

20Le braconnage s’inscrit donc surtout dans le grand jeu d’interaction sociale. On ne peut guère se faire prendre par le garde-chasse mais le risque est cependant bien plus grand : on offre à un éventuel adversaire l’occasion de vous faire perdre la face. On ne ruse donc pas avec le gibier mais surtout avec les voisins. En effet, même si tout le monde sait ou présume que vous braconnez, vous devez entretenir la fiction – qui ne trompe personne – selon laquelle vous ne pratiquez que la chasse légale. Pour cette raison, dans la Lande, jamais on ne se dira braconnier. Même entre amis, voire entre complices (il faut une auto pour ramener un sanglier abattu), ne se dit que le strict minimum en laissant l’essentiel de l’information – et donc les preuves convaincantes – dans l’ombre afin de pouvoir, si besoin est, apporter une dénégation que l’autre, faute de données précises, ne pourra infirmer. Toujours, il faut faire bonne figure et tout braconnier démentira publiquement les bruits qui courent sur son activité. Il le fera en niant un point précis qui, en effet, est faux : s’il a attrapé un chevreuil, il dément avoir tué un sanglier ce qui au sens strict est vrai et la plupart du temps, personne ne peut dire précisément le type de gibier abattu et les circonstances exactes. Mais cette rhétorique protège par avance d’une éventuelle agression car l’accusation de braconnage ne s’appuie, la plupart du temps, que sur des soupçons. Mais le coupable – c’est son point faible – n’est jamais assuré de la qualité et de la quantité d’informations dont disposent les autres. Il doit se méfier de tous et la meilleure défense sera l’accumulation de connaissances sur le braconnage des autres.

21Capital stratégique dans les relations sociales, ce savoir ne se communique pas. Il ne peut surgir qu’en cas de conflit déclaré entre maisons même si il a pu être gardé secret pendant des années par un individu. C’est dire que ce capital-savoir – chose surprenante – reste surtout une propriété individuelle.

Transgresser

Ce singulier individualisme, condamné et exclu des autres domaines de la vie sociale, ne s’explique que par la spécificité du braconnage. Non seulement il transgresse la loi, mais il n’obéit pas à certaines des normes habituelles. Dans l’étroit espace entre le légal et le légitime, d’insolites relations s’établissent entre les personnes qui choisissent de s’y établir. Les rigides règles qui organisent les comportements habituels des personnes sont systématiquement transgressées. Alors qu’il convient d’être un bon voisin et un brave homme, dans la vie courante comme à la chasse légale, le braconnier n’a pas à respecter ces normes. Non seulement il n’hésitera pas à ramasser un gibier attrapé par un autre mais il lui prendra son piège. À la limite, le braconnier collectera davantage par le pillage que par ses propres prises par ailleurs volées par d’autres. De toute façon, il sait que si quelqu’un passe avant lui, il ne pourra que se réjouir si son piège reste à sa place. Le premier qui passe emporte tout.

22Deux braconniers peuvent ainsi se rencontrer dans un endroit particulièrement giboyeux comme près de la dernière lagune où il reste de l’eau. Ils savent évidemment qu’ils se volent mutuellement leurs prises mais leur attitude consistera à attribuer au hasard une telle rencontre. Ils éviteront de se parler et iront jusqu’à faire semblant de ne pas se voir. Cet individualisme, cette pratique du vol, nous conduisent dans un monde opposé aux normes habituelles qui valorisent les comportements inverses. Il est donc des lieux où certaines normes sociales sont légitimement transgressées bien que d’autres soient conservées comme le refus de la monnaie.

Paraître

Le braconnage légitime entraîne deux « sauts périlleux » : l’entrée dans un monde particulier où les règles sont différentes de celles de la vie courante d’abord, l’engagement de la réputation de la maison ensuite. Cette dernière se vérifie quotidiennement au travers du comportement de ses membres, se perpétue de génération en génération. On est voleur de père en fils et s’il s’avère qu’un individu a commis une infraction, son indignité rejaillit sur toute sa maison. C’est dire l’importance sociale du fait de garder la face et le pouvoir de celui qui dispose de la possibilité de la faire perdre. En fait, ainsi considéré, le braconnage n’est qu’une activité parmi beaucoup d’autres, qui permet de mesurer l’honnêteté (au sens où l’emploi Yves Castan) d’un individu et partant d’une maison (Castan, 1974), qui s’inscrit dans l’appréciation quotidienne des comportements sociaux.

23Les Portugais, souvent grands chasseurs, ne peuvent connaître les règles étrangères à leur culture mais aggravent leur cas en utilisant des techniques de braconnage aussi subtiles qu’originales. On sait l’un d’eux capable d’attraper une anguille à la main dans l’eau. Imitant le cri de la buse, ils pétrifient le jeune chevreuil, chassent la mère et élèvent le petit jusqu’à ce qu’il soit mangeable. Cela est interdit et réprimé, illégal et illégitime. À ces attitudes culturellement spécifiques s’ajoutent les activités de quelques individus ayant renoncé à prouver leur honnêteté et se livrant à des braconnages illégitimes, chasse industrielle du chevreuil ou du cerf la nuit, intrusion dans les réserves, ensemble de délits résultant d’un comportement anomique. Gendarmes et gardes-chasses, par leurs interventions, confirmeront la marginalité des uns, la prohibition sociale envers les autres.

24Le braconnage apparaît comme un aspect de l’immense jeu de contrôle social qui caractérise les sociétés d’interconnaissance. Avec les mœurs, les relations à l’argent, il constitue un lieu essentiel de contrôle réciproque des individus et des maisons. Pourtant, le braconnage reste un domaine bien particulier. En premier lieu, dans un pays d’intenses activités collectives, il s’agit d’une occupation individuelle. Alors que les palombières, les battues au chevreuil ou au sanglier, la chasse au lièvre voire au faisan sont presque toujours des activités de groupe, le braconnage ne peut-être qu’individuel. Dès lors, il est difficile de ne pas y voir un type de relation particulier. Des comportements prohibés dans la vie sociale, en particulier le vol, y sont acceptés, le pillage des prises des autres devient normal. Ainsi, au travers de l’intense réseau de contrôle social par le système de sociabilité et les mécanismes d’intervention, se constituent des sortes d’alvéoles, des lieux circonscrits où s’exercent d’autres valeurs et où se pratiquent des comportements qui ailleurs seraient condamnés. S’il reste légitime, le braconnage suscite cependant une certaine méfiance et pour cela, peut-être, la société landaise l’enserre dans un système de règles strictes qui tolère des activités illégales mais sanctionne durement toute transgression qu’elle soit causée par l’ignorance ou le défi. Tout discours sur le sujet est interdit. Mais de la loi, il peut-être fait plusieurs usages, transgression, refus, imposition aux autres. Le braconnage devient alors un langage entre individus, maisons, groupes sociaux ou culturels. De ces relations découlent les techniques utilisées et leur évolution. Leur discrétion l’emporte sur leur efficacité ce qui fait que le collet, en gascon singlan, est utilisé pour la bécasse ou le sanglier. Le gibier devient un prétexte et le garde-chasse un instrument de contrôle social.