Conclusion
p. 163-167
Texte intégral
1Dans le cadre d’une économie de plus en plus numérisée, les services de messageries offrent des trouées de plus en plus nombreuses dans l’espace-temps. Ces services sont à analyser sous le double aspect du contenant et du contenu car le contenu est étroitement dépendant des capacités de la bande passante et des fonctionnalités des logiciels.
2Les messageries sont sorties de l’ère du soupçon et se sont en quelques années intégrés dans le système d’information des entreprises, même si leurs fonctionnalités restent encore sous-utilisées, exception faite de contextes d’entreprises où elles constituent l’épine dorsale de la communication électronique. Les messageries électroniques, l’EDI, les réseaux LAN et les intranets à l’échelle de l’entreprise continuent leur progression en intégrant d’année en année de nouvelles améliorations comme le multimédia, le streaming, le WebEDI ou l’EDI light. La vidéoconférence, qui stagnait, a retrouvé un regain d’intérêt fin 2001. Quant au minitéliste, il a été rapidement absorbé par l’internaute en entreprise. Le télex, bien sécurisé mais coûteux et lent, survit dans quelques contextes. La complexité de l’insertion d’un média parmi ceux qui lui préexistent justifie l’utilisation de méthodologies d’approche et de concepts comme ceux qui ont été présentés. Si tout média, comme l’écrivait Mac Luhan (1965) a bien le don de Midas, il existe en effet une complexité et une incertitude liées à l’imbrication des différents sous-systèmes de l’entreprise.
3Un cycle de 5 ou 6 ans a été nécessaire pour clarifier les règles de l’interaction à distance par messageries électroniques, avec un certain nombre d’illusions perdues et l’émergence de systèmes hybrides d’agents humains et d’artefacts techniques, qui conduisent progressivement à un macro-organisme planétaire (que De Rosnay appelle le cybionte), interconnectant les réseaux, mêlant culture existante et culture émergente, réunion et téléréunion, centralisation et décentralisation, co-présence et télécommunications, dématérialisation et trace papier. L’interconnexion très rapide des ordinateurs et des réseaux locaux conduit à ce que De Kharkove (2000) appelle une intelligence connective, à défaut de pouvoir être pleinement qualifiée encore d’intelligence collective.
4Le point central du livre est l’appropriation des messageries qui dépend de nombreux facteurs en interaction : acculturation informatique, potentialités intrinsèques du média, politique managériale, médiations, cultures et structures, détournement des utilisations prescrites, réinvention des outils (par exemple récriture des logiciels avec contribution des salariés). L’hypothèse d’une influence de la taille de l’entreprise sur l’existence des messageries ne s’est pas vérifiée depuis la mise en place des intranets.
5Les messageries électroniques, aussi répandues dans les entreprises françaises qu’italiennes ou allemandes, trouvent leur niche écologique dans des processus transactionnels simples, plus rarement complexes, où les communications s’effectuent principalement en mode asynchrone.
6Il s’agit de messages liés aux opérations de production, au contrôle, à la négociation et à la créativité. De ce point de vue, la richesse d’un média ne se situe pas nécessairement dans une interaction en temps réel, si le temps différé permet une réflexion plus approfondie et un meilleur contrôle des activités. L’usage prépondérant, qui est de disjoindre les interactions, permet de densifier les emplois du temps, surtout pour des partenaires économiques peu disponibles pour des réunions en co-présence.
7Comme outil transversal, les messageries – qui ont cette propriété d’être ouvertes à tous les métiers, alors que beaucoup d’équipements en entreprises sont spécifiques – se retrouve dans la plupart des sous-systèmes d’information de l’entreprise :
le sous-système de gestion, pour les commandes interentreprises ou grand public, la gestion financière, les consignes de production, le suivi des achats et le workflow (pour des actions répétitives automatisées) ;
le sous-système d’information interne et de convivialité qui regroupe les notes de service, journaux internes électroniques, rapports, actions de publicité, création de forums de discussion...
le sous-système de veille pour des informations profilées à la demande des services dans les domaines scientifique, technique, juridique, social...
le sous-système d’information sociale dans le cadre du processus de recrutement des candidats, la gestion des emplois du temps, la formation, les appels à candidature...
8Les sous systèmes de gestion et de veille se sont particulièrement développés par le biais des messageries.
9On peut dégager dans ce contexte trois tendances dans l’écriture électronique : à côté de l’écriture institutionnelle rigoureuse qui se maintient dans les règlements, les contrats ou la rédaction des procédures, se développent des messages rapides, sans vérification systématique du style et avec de nombreuses abrévations, pour poser des questions, échanger des opinions ou produire des idées, enfin des messages quasiment écrits à la vitesse de l’oral avec écriture phonétique comme dans les IRC sur Internet. Dans le cadre du travail coopératif, les messageries électroniques favorisent l’intertextualité. En permettant l’écriture collective d’un projet, les différentes propositions se déplacent, fusionnent, se combinent et s’enrichissent mutuellement. Ces productions collectives remettent en cause la notion même d’auteur.
10Les communautés virtuelles, qui constituent une médiation essentielle dans l’apprentissage en ligne ou la fidélisation de la clientèle sur le net, assouplissent l’organisation en valorisant le rôle des échanges informels, afin d’aller vers un langage commun, des compétences partagées. Elles visent à gagner du temps et à enrichir l’intelligence collective dans un environnement partagé. Certains professionnels apparentent les communautés à des téléclubs. Le mot communauté n’a pas en effet un sens unique et commun à tous. Leur construction est émergente dans les trois départements représentés dans l’échantillon.
11La question se pose, dans les rapports entre réseau et territoires, de l’incidence de la culture nationale, à partir des habitudes de travail coopératif en France et dans les pays anglo-saxons. Mais cette question est controversée en raison de variations régionales fortes et de l’influence, souvent décisive, de la politique mise en œuvre par les dirigeants d’entreprise.
12Ainsi, il existe plusieurs entreprises françaises dans l’échantillon où les messageries électroniques sont mieux intégrées que dans des multinationales américaines, au point de représenter des systèmes parmi les plus puissants au monde. Certes, des entreprises américaines sont aussi en pointe, mais il existe de frappants contre exemples de messageries très performantes en France dès le début des années 1990.
13Par ailleurs les améliorations de la productivité et les satisfactions que l’utilisateur peut tirer des messageries ne doivent pas faire oublier les nombreux paradoxes qui traversent le processus de transition technique et les décalages entre le prescrit et les utilisations effectives depuis 1996.
la nécessaire ouverture de l’entreprise se heurte aux risques quotidiens d’interception de messages et d’intrusion dans les systèmes d’information. On ne badine pas avec la sécurité informatique ;
le manque d’équipes pluriniveaux et pluridisciplinaires dans les projets multimédias interservices et intersites rend très difficile l’ajustement des protocoles de travail entre sites distants ;
la surabondance de messages, où l’utile cotoie le futile, limite les capacités de réactivité de l’entreprise. L’esprit risque de se noyer dans la messagerie comme dans le Web, la valence communicationnelle étant la capacité d’absorption maximum de messages de chaque individu. Cette surcharge cognitive (des cadres reçoivent quelques milliers de messages par semaine)
14transforme certains utilisateurs en Sisyphe roulant toute la journée le rocher informatique au détriment du relationnel ;
comme autre paradoxe très frappant, l’inventivité des usagers (souvent sollicitée dans les discours) se trouve limitée par le maintien du système de contrôle qui s’exprime à travers la supervision directe, la stratégie de la normalisation, le processus de production et la recherche d’un ajustement mutuel ;
un autre paradoxe est la persistance de traits culturels qu’on ne peut gommer aisément comme l’écriture manuscrite dans le secteur des banques ou le maintien d’un mode oral au sein des entreprises japonaises dans des situations de communication où les cadres américains privilégient les messageries écrites ;
faut-il surtout, en raison d’un accroissement de communication médiatisée, craindre la création d’un vaste ensemble d’autistes hypercommunicants ? Le complexe d’Héphaïstos, par référence à ce Dieu forgeron de l’Antiquité, d’un côté expert dans la fabrication des robots et de l’autre malheureux dans sa vie relationnelle, est-il au bout de cette évolution des télécommunications ?
15A ces paradoxes s’ajoutent des injonctions contradictoires, comme le développement des forums et la réduction des coûts des télécommunications.
16Un autre sujet d’étonnement concerne les bureaux virtuels, annoncés comme inéluctables dans le milieu des années 1990. Or, ils ont beaucoup de mal à se développer. L’utilisation du même bureau par plusieurs collaborateurs a permis cependant à des entreprises (informatiques le plus souvent) de réduire de moitié le nombre des bureaux.
17Mais l’espace virtuel ne supprime pas les territoires physiques et symboliques du bureau (Fischer, 1981). De Kerckhove (2001) est plus optimiste à cet égard et évoque la disparition de nombreux bureaux car les communautés apprendront à se passer du mobilier.
18La nature des conflits informatiques s’est déplacée en quelques années. Les réseaux de conversation, à l’instar de Janus, présente en effet une double face, de partage dans des projets collectifs, mais aussi de piratage et de cybercriminalité, d’interactions sur un territoire étendu mais aussi de capture ou d’ouverture de courriers électroniques protégés par le secret des correspondances. La protection des messages est donc une question essentielle. Des rapprochements féconds sont à entreprendre entre l’entreprise et les systèmes vivants dans leur rapport avec l’environnement (filtrer l’information, se confondre par mimétisme...).
19À partir de ces paradoxes et de ces conflits, il est délicat d’anticiper en raison de la complexité des changements dans l’entreprise.
20Ainsi, la convergence de l’ordinateur et de la télévision, annoncée comme rapide dès le milieu des années 1990, s’avère beaucoup plus complexe que prévu, même si techniquement on peut accéder à l’Internet par une télévision et y retrouver ses messages électroniques, des services bancaires ou encore faire de la webTV en entreprises. Il serait très utile de comprendre cette complexité. À ce titre, les expérimentations de Strasbourg (pour les messageries par Minitel), de Vélizy et de Biarritz mériteraient d’être reprises dans le domaine de la WebTV par exemple.
21En dehors de cette convergence complexe entre ordinateur et télévision, le développement se situe dans les directions suivantes :
expansion du travail collaboratif sur des LAN interconnectés ;
messageries sur portable pour les salariés en situation de mobilité, avec indication des positions géographiques des personnes contactées ;
renforcement des dispositifs de commerce électronique incluant les messageries MMS (Multimédia Messaging Service) et EMS (Enhanced Messaging Service) puis la téléphonie de troisième génération ;
recherches sur la non intrusion, la sécurité et la confidentialité ;
développement de contenus et de TIC pour le segment de marché des salariés d’entreprises retraités, conjointement à celui des actifs et des enfants.
22Et surtout, la rédaction d’une norme globale pour l’ensemble des messageries semble indispensable. Actuellement, les messageries représentent un vaste ensemble comprenant, sans être exhaustif, les messageries électroniques à la norme SMTP et X400, par minitelnet, les messageries alphapage, les radiomessageries, la messagerie instantanée, la vidéomail, le paging, en attendant la téléphonie à plus hauts débits !. L’Internet propose la norme de messagerie IMU (Internet Messaging Unified) pour un accès permanent par radio à l’Internet. AOL a fait savoir que son service de messagerie unifiée et instantanée AIM (AOL Instant Messenger) ou ’SIMPLE a (pour SIP for Instant Messaging Leverage) et ses logiciels associés étaient disponibles.
23Féru d’histoire et de légendes, Mac Luhan (1965) assimilait les technologies à Midas. Ces technologies se transforment en effet pour assimiler un nouveau média. Les modalités imprévisibles de cette assimilation sous l’angle de l’appropriation des messageries électroniques étaient présentées comme le point clé dans l’introduction. Dans l’état actuel de l’évolution, les messageries se sont très largement intégrées dans les entreprises. Il convient à ce stade d’évolution de faciliter l’accès à l’information pour tous les itinérants par l’interconnexion des réseaux d’ordinateurs et de mobiles, grâce à des technologies de plus en plus performantes. Une continuité dans la communication proche et lointaine, sur les sites et entre les sites, avec les clients, les fournisseurs et les itinérants par l’Internet mobile (techniciens de maintenance, transporteurs, équipes sur les chantiers, commerciaux...) constitue un besoin pour les entreprises. Cette continuité est la promesse d’une diversification du marché des terminaux et des messages électroniques dans les prochaines années.
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