1L’exigence de réseaux de communication rapides et sûrs, aussi bien à l’intérieur des structures organisationnelles qu’entre ces structures, explique le succès grandissant que connaissent les messageries électroniques, applications devenues centrales dans les systèmes d’information des entreprises étendues. À ce titre, le réseau téléphonique commuté transmet depuis 1999 plus de messages écrits que de messages vocaux dans le monde. Les messageries électroniques par réseau informatique tendent d’ailleurs à converger avec les messageries sur les portables car il est possible de lire par exemple l’en-tête de ses messages sur Internet à partir d’un mobile. L’offre de systèmes est devenue très large (SMTP, X400, Minitelnet, MSMail, Lotus Notes, service ALphapage, Bip, service BBS, radiomessagerie, paging...) et tend à se fédérer. L’extension vers le multimédia avec données, voix, images constituent l’autre grande tendance des messageries électroniques actuellement. Dans la mesure où elles s’adressent à une personne individualisée ou à plusieurs personnes individualisées dans le cadre d’une liste de diffusion, elles relèvent du secret de la correspondance privée (loi du 10 juillet 1991). Ce droit appliqué tout d’abord à la correspondance écrite puis élargi aux moyens de communication à distance comme le télégraphe recouvre donc dorénavant le domaine des correspondances transmises par messageries électroniques. L’événement que représente la généralisation des messageries électroniques dans les organisations permet de franchir une nouvelle étape dans l’histoire de la contraction de l’espace-temps. La quasi-immédiateté des messages (textuels, sonores et graphiques) transmis à distance grâce aux câbles, aux fibres optiques et aux liaisons radioélectriques a conduit des auteurs comme Ettighoffer (2001) à annoncer l’ère de l’entreprise virtuelle depuis deux décennies. On peut parler ainsi d’un nouvel effet cliquet dans une histoire qu’il faut remonter brièvement. En effet, en 1790, le transfert d’une missive d’une extrémité d’un département à l’autre demande une journée. En l’absence de liaison télégraphique vers 1850 entre Aix la chapelle et Bruxelles, l’illustre Reuter doit encore utiliser des moyens aussi anciens que des pigeons voyageurs. Vers 1900, les paquebots-poste de la compagnie maritime de messageries n’atteignaient l’Extrême-Orient et le Pacifique qu’après des semaines de navigation. On pourrait encore citer, en relisant Courrier Sud de Saint Exupéry, les conditions périlleuses d’acheminement des courriers assuré par les avions de l’Aérospatiale. La véritable rupture n’intervient qu’avec la transmission à distance des messages par l’intermédiaire d’un média. Par média, on entend étymologiquement « moyen » et plus précisément moyen de transmission des messages, grâce à un appareillage technique qui permet la conservation des informations et favorise la rétroaction. Les media, au sens où l’entend Mac Luhan (1968) sont pour mémoire les prolongements technologiques de la main, de l’oreille, de la vue et de la voix. C’est en effet avec le télégraphe, rappelle Mac Luhan (1968), que les messages circulent plus vite que les courriers. Cette rupture intervient dès 1791 avec le télégraphe optique de Claude Chappe puis en 1837 avec le télégraphe électrique de Samuel Morse, suivi par le téléphone filaire musical de Philippe Reis et surtout par l’invention par Alexander Graham Bell d’une célèbre « oreille-téléphone » (1876).

2La raison du succès des communications à distance est principalement économique : plus un message (parole, données informatiques, images fixes ou animées, télécopie, signaux de télécommande) est acheminé rapidement à son destinataire, plus il est précieux pour l’organisation. C’est vrai par exemple pour une agence de presse qui doit livrer à ses clients, des informations en temps réel par faisceau hertzien, câble ou satellite ou pour l’entreprise de presse qui met en réseau ses unités de conception, de fabrication et de sous-traitance pour une diffusion plus rapide de l’information. Les bénéfices des systèmes locaux ou étendus concernent plusieurs économies d’échelle : partage d’infrastructures, de services, d’expériences dans des communautés de pratique, de moyens logistiques, humains, techniques et de téléinformation.

3Cependant, au-delà d’une succession de cliquets (télégraphe, téléphone, télécopie, messageries électroniques), il convient d’analyser les processus d’hybridation entre réunions et téléréunions, centralisation et décentralisation, co-présence et télécommunication, dématérialisation ou non de l’information dans les entreprises étendues. Les contextes structurels et culturels propres aux métiers, aux secteurs d’activités et à la culture des pays sont par hypothèse de puissantes médiations dans les utilisations des messageries électroniques.

Problématique sur les messageries électroniques dans les entreprises étendues.

4Quelle est l’unité significative centrale des pages qui vont suivre ?

5La problématique est tout d’abord issue d’un étonnement concernant les écarts entre les discours dominants sur la nouvelle révolution informationnelle, les perceptions des utilisateurs et les utilisations effectives. Il apparaît utile de s’intéresser non seulement au point de vue des décideurs mais aussi (en inversant le schéma de la communication) de se tourner vers le récepteur, ses représentations, ses utilisations et ses pratiques d’interaction. Le décalage entre les utilisations prévues par les concepteurs, les utilisations perçues et les utilisations réelles (sans oublier parfois la non-utilisation) incitent à intégrer les facteurs humains et organisationnels dans l’approche des messageries électroniques. Au-delà du contexte présuppositionnel et de prises de position parfois homériques sur la société de l’information, la littérature n’est pas considérable sur les effets directs et indirects induits par les messageries électroniques sur l’organisation du travail (en particulier les rapports entre centre et périphérie, le partage d’information et la superstructure commune aux sites éloignés).

6La deuxième interrogation concerne le processus d’appropriation sur 5 ans des messageries électroniques, à la fois sous l’angle technique et sous l’angle socioculturel.

7Les évolutions techniques d’une part et les travaux de la traduction, de la pragmatique linguistique, de la médiation et de la théorie de l’information d’autre part apportent les éclairages indispensables à ce questionnement. Il conviendra de développer les concepts, les modèles théoriques et les paramètres utiles à l’étude d’un processus d’appropriation, avec à l’appui deux enquêtes réalisées à cinq ans d’intervalle. Il s’agit à cet égard de repérer des matrices de similitude, de repérer des dysfonctionnements, anomalies et dérives, en insistant sur les dysfonctionnements à risques élevés.

8Les points suivants sont à analyser :

• le premier point concerne les logiques d’appropriation des messageries électroniques par les utilisateurs de plus de 90 entreprises de 100 salariés et plus, tournées vers les affaires internationales. Si pour Mac Luhan (1965), toute technologie a en effet le don de Midas, les technologies en place se transformant pour intégrer le nouveau média, il faut explorer les conditions et les conséquences de cette intégration ; ainsi, quelle niche écologique occupent les messageries électroniques dans les sous-systèmes de gestion, d’informatique, d’information technique, de workflow, d’information économique et d’information documentaire ? Dans cette analyse des utilisations des messageries électroniques, le segment Small Office, Home Office (SOHO) n’a pas été étudié, mais il est évident que les travailleurs indépendants qui utilisent les services multimédia représentent un secteur très utile si l’on se réfère dans l’analyse aux contextes d’utilisation (spatial, organisationnel, interactionnel...).

• le deuxième point est l’émergence de nouvelles formes organisationnelles liées à la mise en réseau des entreprises étendues. Quelles en sont les limites structurelles et culturelles, notamment dans l’accès à l’information, l’organisation des circuits hiérarchiques, les relations avec les clients et les fournisseurs et au bout du compte l’accroissement de la productivité ? Comment l’âge, la taille de l’entreprise et la culture de l’organisation interviennent-ils comme leviers ou freins à l’intégration du système technique ? Quels sont les freins à l’e-business en France ?

• le troisième point porte sur les utilisations individuelles, communautaires et publiques des messageries alors que s’expriment d’un côté la crainte d’une surveillance accrue des salariés et de l’autre le danger que représentent des interactions non contrôlées dans des secteurs sensibles comme les banques, l’armement ou les entreprises à risque technologique. Autre conflit dans ces utilisations : la surabondance des sollicitations électroniques entraînant une difficulté à dominer une information (qui peut être très porteuse en termes d’offres ou de commandes) ;

• le quatrième point concerne la sociolinguistique : le raccourcissement des phrases entraîne-t-il l’aplatissement des hiérarchies ou assiste-t-on dans des contextes « conservateurs » (pour reprendre un socio-style connu) au maintien d’une distance respectueuse et d’un style épistolaire administratif ? La question est-elle définitivement tranchée ?

9Dans cette optique, les concepts pertinents dans les pages qui suivent sont :

• incertitude, système semi-aléatoire, complexité organisationnelle ;

• construction et processus circulaire d’interactions ;

• situations de communication et contextes ;

• représentations, logiques et stratégies d’acteurs ;

• leaders et réseaux sociaux de communication ;

• médiation, recadrage, convergence et divergence ;

• réseaux de conversation et actes de langage.

10Pour situer cette problématique dans son contexte économique, il convient de souligner que les autoroutes de l’information (qui renvoient à des artères de transmission à grande vitesse) sont le moteur de beaucoup de fantasmes alors que la réalité depuis 1993-94 est cruelle, avec des gagnants certes, mais aussi de nombreux perdants, parmi les constructeurs et les équipementiers. Des entreprises utilisatrices de TIC ont connu de leur côté de brillants succès liés souvent à des stratégies humanistes et à l’expertise requise dans les conduites de projet. Mais, il apparaît aussi que 53 % des projets informatiques ont dérivé ou n’ont pas satisfait les utilisateurs et que 31 % de projets ont été même abandonnés avant leur mise en exploitation, qu’il s’agisse de projets client-serveur, groupware, workflow ou Internet (sources 1996, Standish group et Sema group). A la base de ces échecs, on peut poser comme hypothèse une prise en compte insuffisante de la complexité socio-culturelle et organisationnelle (Morin, 1995).

11Sur le plan mondial, le nombre d’internautes a dépassé les 250 millions dès 2000, soit plus que les prévisions de Nicholas Negreponte en 1995-96, qui tablait sur 100 millions en 2000. Un doublement ou un triplement du nombre des internautes d’ici 2005 est peut-être envisageable, mais il faudrait unifier d’un sondage à l’autre les critères d’attribution du label « internaute ». S’agit-il des propriétaires d’ordinateurs disposant d’une connexion à Internet ? Ou du nombre de possesseurs d’une boîte aux lettres électroniques ? Inclut-on tous ceux qui partagent une boîte aux lettres ? Ou comptabilise-t-on également tous ceux qui ont pu accéder, ne serait-ce qu’une seule fois, à l’Internet ?

12Quoi qu’il en soit, la situation a considérablement évolué en France en matière de micro-informatique, même si les constructeurs et équipementiers trouvent la progression encore trop lente. En 2002, plus de 30 % des foyers étaient connectés à l’Internet (moyenne européenne : 38 %). Cet accès est malheureusement lié aux revenus, puisque l’on trouve 53 % des connectés parmi les salariés de plus de 20 000 francs par mois d’après le CREDOC. L’autre facteur discriminant est l’âge puisque la proportion des internautes parmi les 15-34 ans est de plus de 1 sur 3. C’est à ce titre que l’on peut parler d’une fracture numérique en France (mais la véritable fracture numérique est entre les pays pauvres et les pays riches). Parmi les connectés, 56 % des internautes jugent dorénavant les messageries électroniques indispensables. Le changement a été beaucoup plus spectaculaire encore pour les téléphones portables qui ont dépassé dès septembre 2001 le nombre de téléphones fixes en France ! Les réseaux mobiles GSM comptaient 38 millions d’abonnés fin 2002. De ce fait, le nombre de terminaux de communication par habitant, de la télévision à l’ordinateur en passant par le vidéotex et encore plus les portables, est en augmentation constante. Dans les grandes entreprises, les dépenses annuelles de télécommunications sont de 2 546 euros par salarié et celles d’informatique de 5 336 euros. Mais pour mieux aborder les questions relatives aux messageries électroniques, il convient de situer l’évolution des perceptions et des utilisations dans le contexte où elles prennent naissance, c’est-à-dire dans le contexte des télécommunications.

Sur l’adjectif « nouvelle » dans les TIC

13L’étape qui suit le câblage des entreprises est celle du choix des outils, qu’on ne devrait plus qualifier de nouveaux pour plusieurs raisons.

14En quoi, en effet, les médias électroniques (moyens de transmission de messages numérisés) et les technologies de l’information et de la communication (qui désignent l’emploi des techniques, des outils et des machines permettant la communication), en quoi sont-ils « nouveaux » ?

15L’adjectif « nouveau » qualifie normalement des médias apparus depuis peu de temps. Or, certains médias ont largement plus de dix ans. La perception de la nouveauté dépend aussi et surtout des pays qui peuvent être pionniers ou suiveurs. Le maintien de l’adjectif nouveau (dans « nouveaux médias ») ou nouvelle (dans « nouvelles technologies ») n’est pas innocent non plus car il donne à ces outils des vertus, rejetant au passage ce que Rimbaud, en rupture avec la tradition, appelait la « vieillerie ». Par ailleurs, « nouveau » signifie-t-il que ces outils interactifs supplantent les anciens (radio, télévision, presse) ou qu’ils se complètent dans des dispositifs hybrides ? Tendent-ils par ailleurs à converger sur un seul support ? Sont-ils « nouveaux » parce qu’ils permettent des communications inédites ou parce qu’ils opèrent un changement parmi les utilisateurs ? Le terme de nouveauté semble en tout cas excessif car il s’agit souvent de l’adaptation de techniques déjà existantes. De ce point de vue, un message comme une carte de vœux en multimédia avec un flux compressé de données appelé streaming (qui est de la visioconférence unilatérale à bas débit) peut-il être considéré comme nouveau ?

16Pour toutes ces raisons, l’adjectif « nouveau » ou « nouvelle » est difficile à utiliser. Le concept de technologies de l’information et de la communication (TIC) est employé ci-après. Certaines technologies servent à la consultation de documents (gopher ou web), d’autres servent à l’interactivité : messageries électroniques, zones de discussions partagées, travail de groupe à distance, outils de consultation de documents sans oublier le télex, qui permet l’interactivité en duplex depuis 1960 (et même un peu avant en Allemagne et au Royaume-Uni). Il convient de ne pas oublier le vidéotex (avec ses salons de messageries de « charme » dès le début des années 1980) qui constitue le démarrage des services interactifs en ligne à grande échelle en France.