Préface
p. 11-14
Texte intégral
1« Un suffit à tirer l’univers du néant », disait Leibniz. Abraham Moles se plaisait à rappeler dans ses séminaires que le célèbre philosophe allemand fut le premier à démontrer que tout type de message, quelle que soit l’étendue de son dictionnaire ou de son répertoire, pouvait toujours être ramené d’une quelconque façon à une série de questions par « oui » ou par « non », énonçables par une séquence de 0 et de 1. C’est la numérisation binaire, applicable à tous les messages imaginables. En d’autres termes, nous possédons avec cette formule « un atome de communication », c’est l’acte de communication le plus simple qui soit.
2Dans la société de l’information, il n’y a pratiquement plus d’action qui ne trouve sa correspondance dans un acte de communication : cet acte, quel qu’il soit, se voit de plus en plus numérisé sous forme de 0 et de 1 sur des supports informatiques. Toute action, et c’est encore plus vrai dans le champ des organisations, représente le résultat d’un ordre, soit unique, soit répétitif, soit indéfiniment reconduit ou ponctuellement détourné. Tout transfert de marchandise ou toute prestation de services est accompagné d’une commande, d’un relevé, d’une facture, de l’envoi parallèle d’un signe monétaire, d’un avis de réception. Tout acte administratif, toute relation commerciale, tout mode d’information par voie de presse ou de relations publiques et plus généralement toute vie en société reposent sur la communication : une communication de plus en plus médiatisée par ordinateur (CMO).
3Bruno Hénocque nous rappelle dans ce livre, qu’au centre de l’informatisation des organisations à travers les inforoutes et le multimédia, se trouvent les messageries électroniques. Celles-ci ont infiltré toutes les entreprises, qu’elles soient industrielles, administratives, universitaires, gouvernementales ou communautaires.
4De très nombreux livres ont été consacrés à l’implantation des systèmes d’information dans l’entreprise ; toutefois, très peu d’entre eux se sont concentrés systématiquement sur les utilisations des messageries électroniques, sous l’angle des facteurs humains et sociaux de leur appropriation.
5L’étude pénétrante de l’auteur nous rappelle avec force que les organisations ne font pas que manipuler des denrées matérielles. Elles peuvent vivre dans le monde abstrait de l’information.
6Plusieurs d’entre elles vivent entièrement dans l’univers du signe : universités, maison de relations publiques, entreprises d’édition, firmes de consultants ou de veille stratégique. À quoi donc peuvent servir les messageries électroniques dans ce contexte ? Quelle est l’utilisation qu’on en fait ? À quelles structures d’actions culturelles, administratives ou communicationnelles donnent-elles lieu ? Hénocque répond à ces questions en appréhendant la mise en réseau des organisations sous l’angle des théories de l’appropriation qui permettent d’analyser les utilisations des messageries électroniques, ce que font les gens avec ce nouveau media.
7L’étude des « messageries électroniques », depuis Hermès et son cousin Mercure dans l’antiquité, sera l’analyse des structures d’action dans les organisations qui sont liées d’une part à l’observation des modalités d’écoulement des produits et services, et d’autre part à la structure des échanges de signes, ces flux d’information de 0 à 1 dont l’appropriation par l’utilisateur s’effectue par l’apprentissage de la médiatique et de l’aménagement de contenus de toutes sortes. Du degré d’appropriation individuelle et groupale des TIC dépendra la fluidité du « mercure informationnel ».
8Les communications par messageries électroniques, comme l’aborde ce livre, se produisent à l’intérieur d’une organisation perçue comme un système sociotechnique. L’appropriation des TIC dépend des multiples interactions entre les sous-systèmes technique, culturel, organisationnel et cognitif. Les messageries électroniques donnent lieu à des échanges à l’intérieur et à l’extérieur du système organisationnel qui participent à l’émergence d’une conscience collective : un savoir-vivre ensemble via le mécanisme de la téléprésence. Elles servent à construire les décisions, petites ou grandes, du système organisationnel encadré par une clôture opérationnelle fictive. L’analyse systémique aide ainsi à réfléchir à la naissance d’un cyber-Mercure générateur d’un cyberespace transactionnel, c’est-à-dire un espace virtuel de discussion et d’information à la fois formel et informel, en partie à l’origine des intranets et des extranets modernes.
9Ces nouveaux territoires de messages dans les organisations engendrent à leur tour ce que nous-mêmes avons qualifié de « communautés virtuelles lobbystes », qui caractérisent des coalitions informelles et plus ou moins grandes d’utilisateurs autour d’un intérêt ou d’un problème commun.
10L’étude des messages révèle que les échanges ne se limitent pas aux communications formelles comme, par exemple, l’envoi d’une lettre d’un directeur commercial à son client ou encore des directives opérationnelles liées à une tâche précise. L’approche trandisciplinaire de Bruno Hénocque démontre au contraire que la diffusion des TIC dans l’entreprise peut induire des changements imprévisibles que la démarche traditionnelle de gestion ne saisit pas. Trop normative, l’approche managériale n’aborde pas suffisamment la pluralité des situations d’appropriation dans l’entreprise.
11C’est certainement sur ce terrain d’ajustement réciproque entre les systèmes techniques et les êtres humains que nous avons développé avec l’auteur des affinités théoriques et méthodologiques, loin des débats sur le déterminisme technique, et proche des notions d’innovation d’usage, de négociation-traduction et de communautique. C’est lors d’entretiens nombreux et intéressants qui se sont poursuivis à Montréal, au Havre, à Paris et à Strasbourg, que nous avons peaufiné le concept de communautique appliquée, en tant que science de l’interaction et de la création de communautés à travers la réseautique. La construction des communautés d’apprentissage hypermedia de demain canalise, par ses objectifs d’un savoir humain généralisé à l’ensemble social, les visions éthiques du « mouvement approprianiste ».
12C’est largement chez nous, à l’UQAM (Montréal), que Bruno Hénocque a obtenu une oreille attentive pour ses travaux et auprès de notre collègue et ami Claude Baltz, de l’université de Paris 8 avant que Claude Le Boeuf, au centre de recherche en information et communication (CRIC) ne l’accueille à son tour.
13Souhaitons que les dimensions scientifiques de l’appropriation des technologies de l’information et de la communication, à travers la niche écologique des messageries numériques trouve dans ce contexte de nouvelles orientations créatrices. L’internet dans sa forme World Wide Web est en train de devenir une interface universelle où les systèmes de postes numérisés deviennent l’une des fonctions importantes des postes de travail du futur. L’analyse des articulations multiples, des aménagements stratégiques, des négociations permanentes entre les collectifs humains et la technologie y trouveront certainement un terrain de recherche fertile.
14L’habileté des êtres humains à créer des liens multiformes dans des espaces virtuels interactifs à travers des messageries de toutes sortes, suggère que le design des communautés d’intérêt en ligne va devenir l’une des variantes majeures du travail interdisciplinaire et des équipes de travail collaboratif dans les technopoles de demain. Qui pourrait nier, qu’au-delà de l’analyse des flux des 0 et des 1, « l’appropriation communautique » révèle une passion pour les libertés humaines ?
15Mercurius
Auteur
Ph. D., professeur titulaire au département des communications, université du Québec à Montréal
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