L’usage politique de la vie privée des hommes publics en démocratie
p. 149-165
Texte intégral
– "Is our young bard so young – to think that he can stop thefull spring-tide of calumny ?
– Knows he the world so little, and his trade ? Alas the devil’s sooner rais’d than laid so strong, so swift, the monster there’s no gagging : Cut scandais head off, still the tongue is wagging."
R.B. Sheridan, The Schoolfor scandai, 1776
L’objectif de cette contribution est de formuler quelques réflexions, inspirées par la politique comparée, sur la manière dont la vie privée des hommes publics peut être utilisée, à leur encontre dans la lutte politique. L’hypothèse directrice de ces remarques, au demeurant provisoires, est que cette utilisation négative n’obéit pas au hasard mais se trouve mise « en condition » par l’héritage politico-religieux, culturel de la société politique concernée.
L’argument de départ de notre propos nous est fourni par un contraste dramatique au sens de Theada Skocpol : le comportement très différencié, de la classe politique, de la presse et de la magistrature lors des problèmes et démêlés médiatico-judiciaires des Présidents Clinton, aux États-Unis, et Chirac en France. Comme les événements sont encore frais dans la mémoire de chacun on se dispensera de les résumer pour en faire le leitmotiv de ces quelques pages.
Par usage politique nous entendons ici toute insertion d’événements, réels ou fictifs, dans une rhétorique centrée sur l’accès des acteurs politiques aux « fonctions de gouvernement » pour reprendre les termes classiques de Raymond Aron. Il s’agit, en l’espèce, de l’enjeu d’une lutte. Comme l’écrivait Pierre Birnbaum « les sociétés sont donc éminemment conflictuelles, le politique n’étant que le lieu d’expression et éventuellement de négociation des oppositions sociales [...], signe du conflit, le politique ne saurait totalement s’expliciter par les seules causes qu’il exprime : il est aussi lui-même car il constitue une activité spécifique qui se déroule dans un lieu particulier ». La vie politique, nonobstant les dehors aseptisés et en appelant à la connivence qui la caractérisent aujourd’hui est essentiellement une lutte, un combat que la loi a progressivement encadré pour le rendre tantôt discret et feutré tantôt ritualisé dans une scénographie de bon aloi. N’oublions pas que la souriante Autriche qui s’offrit à l’opinion en 1999 sous la forme ricanante mais bronzée de Jörg Haider vit une page importante de son histoire, celle de la Ire République, s’écrire en lettres de sang : lorsque les robustes jeunes gens de la Heimwehr (droite) et de Schutzbund (gauche) jouaient à se tirer comme des lapins, avec comme résultat tangible une guerre civile qui, en définitive, ne fit que des perdants. En effet un troisième larron, une espèce de Fortum bras luciférien, n’eût plus qu’à venir ramasser les cadavres de la démocratie, du droit et des libertés. Après tout à la même époque la France devait se colleter avec une agitation ligueuse et à l’origine de biens des « jeunesses » des partis politiques on découvre des « jeunes gardes » dont la fonction pédagogique était de faire le coup de poing, à défaut du coup de feu, pour protéger les réunions électorales sinon pour perturber celles tenues par l’adversaire et, dès potron-minet, coller des affiches et décoller celles des autres partis, etc. Aujourd’hui la démocratie a rendu le conflit rhétorique et privilégié l’aspect négociation, se centrant sur le débat censé engendrer un consensus. L’État dispose du monopole de la violence physique légitime et interdit la vengeance ou toute autre forme de violence privée et la démocratie, qui se constitua dans l’État, ne tolère plus l’élimination physique de l’adversaire politique. Pourtant, il y a des mots, des images, des caricatures qui peuvent tuer aussi sûrement que des balles : pensons à la mort de Pierre Bérégovoy en 1993. Pourtant la violence verbale et le mensonge sont, en démocratie, mieux protégés par la loi quelle ne l’était jadis par l’arbitraire royal quand libelles et pasquins calomniateurs circulaient sous le manteau détruisant, par exemple, l’image de « l’Autrichienne », l’infortunée Marie-Antoinette...
Par vie privée nous entendons ici – et a minima – tous les événements, réels ou fictifs, d’un individu en ce qu’ils ne concernent pas l’accès aux fonctions de gouvernement. La loi définit la notion de vie privée mais de manière variable en raison du pays et, plus largement, de l’aire culturelle à laquelle celui-ci appartient. En règle générale, il s’agit de ce qui est perçu comme spécifique à la vie familiale, affective et professionnelle de la personne physique. Cependant les bornes de la vie privée s’estompent quelque peu dès lors que les politiques concernés portent, de leur propre chef, des éléments privés sur la scène publique afin d’en user eux-mêmes pour se construire une image de « proximité » donc à des fins de propagande politique. Mais, comme le chantait le poète national écossais, Robert Burns : « The best led-schemes of mice and men... » c’est-à-dire que le dispositif théâtral, pourtant bien rodé, peut s’effondrer, les décors tombant sur les personnages, la pièce devient un four !
Par démocratie nous entendons la real democracy, au sens de Key et de Schattschneider, régime fort éloigné de la Démocratie idéale dont rêvait Abraham Lincoln dans son adresse de Gettysburg, et qui intègre à un cadre monarchique mâtiné d’oligarchie, des éléments démocratiques mais aussi aristocratiques. Ce régime, dont le nom exact est gouvernement représentatif, se révèle essentiellement médiatisé, les élus, le Président ou les parlementaires exerçant, avant tout, une fonction médiatrice entre gouvernants et gouvernés : ce n’est pas un mandataire mais un médiateur que ne limitent que les lois fondamentales et la durée de son « mandat ». Le Parlement de Westminster étant d’ailleurs totalement souverain, maître et interprète suprême d’une Constitution non écrite. « Vous m’avez élu pour faire ma volonté et non la votre », répondit Condorcet à une délégation de ses électeurs ! Réponse de médiateur et non de représentant au sens « photographique » du verbe représenter qui traduit le caractère éminemment individualiste et aristocratique du gouvernement représentatif contre sa vocation communautariste et démocratique au sens antique, fondée sur l’isonomie des citoyens.
La médiation implique, à son tour, la distance entre deux ordres phénoménaux a priori non communicants qui imposent le recours au décodage et la traduction, fonctions primordiales dévolues au médiateur. Ces précisions sémantiques faites on s’attachera, dans un premier temps, à évoquer le contexte entourant deux scandales qui obérèrent l’action des présidents américains et français, affaires qui relevaient de la vie privée. On proposera, dans un second temps, un modèle interprétatif dépassant le cadre strict des deux pays concernés.
La femme de César
« La femme de César ne peut être soupçonnée » expliqua Jules César pour justifier la répudiation de son épouse qui s’était compromise avec un jeune patricien, signifiant par là que la Majesté du détenteur du Pouvoir ne saurait être entachée de la moindre offense ou du moindre soupçon. Voilà un adage peu compatible avec l’égalité démocratique ou, même, avec la frugalité qui sied en République. D’ailleurs César ne fut-il pas le fossoyeur de la République romaine, celles que vénéraient tant les Founding Fathers de la République américaine que les Jacobins créateurs de la République française ? Le grand historien Marc Bloch assignait à la comparaison la tâche de s’attacher aux ressemblances et dissemblances entre des phénomènes analogues empruntés à des milieux sociaux différents.
À cet égard la Présidence aux États-Unis paraît se distinguer de celle qui prévaut en France : le charme de la Maison blanche où le style trappeur de luxe de Camp David contrastent avec les ors et les pourpres des « palais de la République » ou avec les chasses présidentielles de Rambouillet. Pourtant ce n’est pas là que réside la dissemblance. Même s’il peut affecter une simplicité plus grande dans un cas que dans l’autre, César reste César, même déguisé en boy scout. La différence tient au soupçon dès lors qu’il concerne la personne privée du monarque.
L’ombre de la monarchie
Dans la connaissance de sens commun la monarchie s’oppose à la république contrairement aux anciens qui l’opposaient, à juste titre, à la démocratie. En effet la typologie ternaire des régimes, celle classique qui remonte à Hérodote distingue, en se fondant sur le critère du nombre des détenteurs du pouvoir, la monarchie où un seul règne, de l’oligarchie où règne le petit nombre et de la démocratie qui donne le pouvoir à la multitude. Fors les noms, rien de tout cela ne se conserva dans la mémoire du vulgaire : qu’il soit inaugurateur patenté de chrysanthèmes ou despote, c’est le caractère héréditaire et viager ou électif et à mandat limité dans le temps du chef de l’État qui distinguent respectivement la monarchie d’une part de la république de l’autre. Or ni le Président des États-Unis ni le Président de la Ve République ne limitent leurs fonctions à « inaugurer des chrysanthèmes », à couper des rubans ou, jadis, à embrasser des rosières et ce, même en période de cohabitation. Ce sont les détenteurs d’un pouvoir réel même s’il s’avère partagé avec un parlement. Les anciens auraient, à ce sujet, évoqué à la façon d’Aristote une Politie combinant les trois formes pures.
Il y a pire ! « Lorsqu’un président de la République française, figure laïque, lors de son investiture, descend dans les cryptes du Panthéon pour désigner par ses gestes ceux des morts célèbres dont son action se réclamera, fait-il un geste profondément différent de ceux des rois africains qui se rendent aux cimetières de leurs ancêtres et invoquent ceux dont ils s’efforceront plus précisément de poursuivre l’œuvre ? »1 La gestuelle évoquée ici, se réfère à un président, plus que toute autre, joua au grand commémorateur et qui aima tant cet « exercice solitaire du pouvoir » que ses amis dénonçaient chez de Gaulle ; ce au point d’être désigné sous le sobriquet de « Dieu ». D’ailleurs avant 1961, son style lors du Congrès de Nantes du PS dont il n’était alors que le premier secrétaire et le candidat deux fois malheureux, amena un billet du Monde à parler du « Prince en sa cour ». Le statut pourtant encore virtuel avait modifié la personne de son futur titulaire... L’adversaire inlassable du gaullisme, l’auteur du « Coup d’État permanent », se glissa ainsi dans les atours d’une fonction qu’il avait, si âprement, combattue au point que la définition qu’en donna le général aurait pu s’appliquer à lui : « Homme de la nation, mis en place par elle-même pour répondre de son destin, [...] le Président est évidemment seul à détenir et à déléguer l’autorité de l’État. »2
La brève mais dense étude de Marcel Morabito consacrée au chef de l’État met en lumière de façon indiscutable toutes les continuités qui relient la fonction royale à la Présidence de la Ve République. « En érigeant le chef de l’État en rouage crucial de nos institutions, la Ve République, écrit-il, ne laisse guère de place au doute. En surmontant la hantise républicaine du pouvoir personnel pour admettre une conception que l’on croyait propre aux modèles monarchiques, elle unit deux traditions que le temps n’avait pu jusqu’alors réconcilier. »3
Mais la « libre Amérique », dont Tocqueville fit le modèle de sa réflexion sur la marche des sociétés vers l’égalité, où, au XIXe siècle l’écrivain et polémiste Mark Twain dénonçait le sort fait aux ambassadeurs des États-Unis que la pingrerie des budgets et l’impératif de porter le frac rendent minables, lors des réceptions officielles, comparés aux uniformes chamarrés de leurs collègues des autres nations ? Mais les États-Unis, patrie du nickname où, en 1977, James Earl Carter obtint, lors de son inauguration présidentielle de prêter serment en disant : « I » Jimmy Carter ? Peut-on la suspecter d’unir « deux traditions » ? Cela en surprendra plus d’un mais la réponse est affirmative et ce pour trois raisons principales.
D’abord la nature et l’importance des compétences attribuées à la présidence lui confère un caractère monarchique au sens qu’Aristote ou Hérodote donnaient à ce terme. Ainsi le grand historien Arthur Schlesinger Jr. qui fut proche des Présidents Roosevelt et surtout Kennedy n’hésita point à parler de « Présidence impériale ». Ensuite la symbolique perçue par les citoyens renforce le Présidentmonarque incarnation de la nation. Lorsque celle-ci paraît en danger la fonction incarnative de la présidence devient flagrante : les événements tragiques du 11 septembre 2001 ont porté la courbe de popularité de George Bush Jr. – pourtant élu « in a dubious battle » – vers des sommets inégalés. Il serait difficile d’attribuer ce succès à la gestion de crise de « W » : il aligna en dix jours plus de bourdes et de bévues que son père n’en commit en quatre ans ! C’est à la fonction, incarnant la nation, et non à l’homme que les Américains de tous bords se sont ralliés. Nous pouvons apporter au dossier un témoignage personnel de la consubstantialité Président-Nation. Au début de la crise du Watergate, au moment où l’audition de John Dean commençait à ébranler la forteresse de complicités qui protégeait Nixon, je me souviens d’une conversation avec un camarade de cours à l’Université du Michigan. Alors qu’en bon cartésien européen, peu sensible à l’enchantement du pouvoir, j’avançais une série d’arguments (qui me semblaient) massues et concluais d’un définitif : he’s involved, mon interlocuteur me répondit : « impossible ! » – « Why impossible ? » Et, à court d’arguments, il me rétorqua, mettant un point final au débat : « he is the President ». La femme de César ne saurait être soupçonnée, elle ne peut donc être coupable et si, d’aventure, elle l’était, elle tomberait entraînant la perte de César. « Don’t let daylight upon the magic » écrivait, en son temps, Bagehot à propos de la Couronne. « Quelles que soient les limites réelles imposées aux initiatives présidentielles par le système constitutionnel, elles sont projetées à partir de leur élaboration publique »4.
Enfin il n’y a pas que la symbolique pour confondre présidence et trône : ce sont les constituants américains qui inventèrent la fonction présidentielle légitimant ainsi une dérive monarchique jusqu’alors inconnue et qui fit longtemps horreur aux véritables républicains. Par exemple Montesquieu décrit dans L’Esprit des lois la république comme un gouvernement mû par la Vertu civique, aristocratique ou démocratique, non personnalisé, et qui repose sur une égalité entre les citoyens ; la république se rencontre dans les nations de petite taille où des relations interpersonnelles entre les citoyens demeurent concevables. L’analyse, fort bien documentée, de Montesquieu se fonde sur l’histoire de l’Antiquité et, singulièrement, celle de Rome – exemple de république aristocratique – et celle d’Athènes qui incarne la démocratie. Elle peut être corroborée par l’étude des républiques médiévales tant démocratiques – Florence, Schwyz, Uri, Unterwalden, etc. – que patriciennes – Gênes, Genève, Hambourg, Lubeck, Venise, Zurich et tant d’autres – où le pouvoir est collégial et réparti en maintes institutions. Comme de raison, les déviations de ce modèle se révèlent aussi intéressantes : ce sont respectivement Venise – et sa copie mimétique, Gênes – la Hollande et, last but not least, l’Angleterre sous Cromwell. À Venise le doge se substitua au duc, il s’agissait donc d’une fonction monarchique qui se vit progressivement vidée de toutes ses compétences politiques pour devenir strictement symbolique, même si certains éloges parvinrent, par leurs mérites, à exercer une magistrature d’influence. La réalité d’un pouvoir divisé appartenait principalement au Sénat, au Conseil des dix et au Grand Conseil. En Hollande, également ancien duché, appartenant aux Habsbourg que chasse la Réforme une conciliation fut faite au principe monarchique par la création du poste de Stadthouder – protecteur de la Cité – au profit, et à titre héréditaire, de la Maison d’Orange-Nassau, en hommage à Guillaume le taciturne, prince d’Orange et père de l’indépendance. Les pouvoirs du Protecteur étaient ceux d’un chef des armées – prérogative présidentielle aux États-Unis et en France – et la réalité du pouvoir appartenait aux états de Hollande ainsi que – car à côté de cette dernière existaient six autres républiques moins puissantes – au niveau confédéral par les états généraux et leur secrétariat permanent exercé par le Grand Pensionnaire. L’intermède républicain du Commonwealth of England, durant la Révolution anglaise ne modifia pas, sauf par une dérive dictatoriale, l’ordre constitutionnel du temps : le Roi fut remplacé par un Lord protecteur qui exerça les prérogatives qui étaient celles de la Couronne et à titre viager. À la mort de ce dernier son fils lui succéda avec l’insuccès que l’on sait...
Les constituants américains, hommes de l’Enlightmen, étaient parfaitement au fait de ces exemples dont les deux derniers participaient de l’idéologie puritaine calviniste qui animait les Insurgents de Boston. N’oublions pas qu’avant de quitter l’Angleterre de Jacques Ier, nombre d’entre les « pèlerins » embarqués sur le Mayflower avaient, au préalable, trouvé refuge aux Pays-Bas et que, en 1689, le Stadthouder de Hollande, Guillaume d’Orange, devenait Roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, sous le nom de Guillaume III. Un règne que commémore aujourd’hui encore l’intitulé d’une Université américaine, la plus ancienne avec Harvard, William and Mary5 située à Williamsburg en Virginie.
Or chez les puritains, tout calvinistes, presbytériens et synodaux qu’ils fussent, le principe monarchique existait bel et bien à côté de celui du Convenant. Un roi qu’on préférait choisir plutôt que de se le voir imposé par l’hérédité et dont la légitimité se fondait sur la conception davidique dont on retenait non l’onction mais l’élection divine médiatisée par un prophète, en l’occurrence Samuel, qui n’hésita point à désigner successivement Saül puis David engendrant ainsi une guerre civile. Cromwell incarna ainsi le principe monarchique dans son acception biblique affirmé contre le Roi et, partant, intégré dans la République qui ressortit, de ce fait, à la Politéia d’Aristote plus qu’aux républiques d’Athènes ou de Rome. Même si les Pilgrims de la Nouvelle-Angleterre qui avaient fuit le règne de Jacques Ier pour fonder la Jérusalem nouvelle Outre-Atlantique comptaient au nombre des plus radicaux d’entre les Puritains, il se trouva, parmi leur descendance, de bons esprits pour rêver d’un « Royaume d’Amérique ». Tel était le cas de l’un des plus brûlants foundingfathers, Alexander Hamilton, new-yorkais il est vrai... Hamilton, faute de convaincre ni ses amis fédéralistes du Massachusetts ni, a fortiori, Jefferson et les gentlemen virginiens, se révéla assez habile pour sacrifier la monarchie au bénéfice du principe monarchique. Ainsi fut inventée la fonction de Président de la République qui sera imitée par la IIe République – avec le Second Empire pour résultat – puis reprise par une série de régimes qu’on pourrait ainsi qualifier de République de succession monarchique car on se contenta de faire évoluer le statut de Chef de l’État de celui de Roi à celui de Président.
La fonction présidentielle représente ainsi une survivance, une scorie monarchique lovée au cœur même de la République, aux États-Unis comme en France, comme le Roi, le Président incarne. Faut-il voir là son statut de citoyen pas comme les autres ? Le traitement réservé à sa vie privée trahit pourtant une anti-symétrie dans les deux pays : inviolable de ce côté de l’Atlantique, Pharmakôn de l’autre.
« Malheur à celui par qui le scandale arrive » (Luc 17,1)
Le mot « scandale » vient du grec skandalon qui signifie originellement la pierre qui fait trébucher et, par extension, la conduite qui induit autrui à la faute. On l’utilise d’ordinaire pour stigmatiser celle qui choque le plus grand nombre. En Anglais scandai passe de la désignation des effets causés par une conduite sur autrui, le péché, à celle qui frappe son auteur, le pécheur, voué au déshonneur à la honte ; cette acception s’entend également au sens de calomnie. Manifestement le grec biblique ne fut pas pareillement compris en Français ou en Anglais.
1Pour Bill Clinton la pierre et le déshonneur portaient la robe bleue de Monica Lewinski. Pour la première fois depuis l’entrée en vigueur de la Constitution un Président des États-Unis fut, sur décision de la Chambre des représentants, traduit devant le Sénat agissant en haute cour sous la présidence du Chief Justice et objet d’un blâme pour avoir menti. Le corpus delictuum n’était pas quelque motif de forfaiture – vente d’armes à l’Iran pour aider les contras sans aval du Congrès ou un abus de pouvoir comme le Watergate – mais une jeune stagiaire de la Maison Blanche avec laquelle il entretint, un moment, de coupables relations. Par conséquent et avant de se voir jugé, le Président, en charge d’affaires qui concernent la planète, fut en butte au harcèlement d’un procureur pornographe et dût subir l’étalage des détails les plus intimes de sa vie privée tant dans la presse que sur « Internet ». Qu’est-ce qui, du point de vue juridique, pouvait justifier « l’inquisition sexuelle » menée sans relâche par un Spécial Prosecutor ? En principe « l’affaire Whitewater » du nom d’un complexe immobilier qui aurait pu valoir quelques plantureux bénéfices spéculatifs aux époux Clinton. Le soupçon visait d’ailleurs plus Madame que le Président, à l’époque gouverneur de l’Arkansas et la stratégie, pour le moins tortueuse du procureur spécial – aux yeux d’un observateur français, non de la pratique juridique américaine – consistait à s’efforcer d’établir que Bill Clinton était capable de mentir sous serment et que, par conséquent, sa parole ne pesait pas lourd dans l’affaire immobilière au départ de toute l’enquête. Autant dire que l’implication des époux Clinton dans le « scandale Whitewater » reste toujours à prouver ; en revanche les frasques du fougueux Bill et de son admiratrice enthousiaste, ce jusque dans le sein des seins de la Présidence – le bureau ovale – furent bien établies... Et le Président condamné par le Sénat pour avoir tenté de ruser avec la Vérité sur des faits concernant sa vie privée et dont la révélation publique était de nature à détruire son couple et à nuire à sa femme ainsi qu’à sa fille. Même si l’acharnement du procureur et de la majorité républicaine du Congrès finirent, selon les sondages, par écœurer l’opinion américaine le crédit du Président Clinton fut affecté pour ne pas évoquer les dommages personnels qu’on ne connaît pas mais qu’on peut aisément imaginer. L’affaire Whitewater fut singulièrement absente tant des médias que des débats parlementaires lors de l’acte final d’un mauvais drame naturaliste qu’on pourrait intituler : « Oral Sex in the White House ». Une intrigue qui relate des faits qu’on pourrait considérer comme moralement répréhensibles mais qui, pas plus aux États-Unis qu’en France, ne sont assimilables à un délit ! Le mal était fait car « il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter [...]. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando [...] il va le diable ; puis tout à coup [...] vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. »6
On imagine mal ce genre d’affaire survenant en France. Outre le fait que la statue, que certains juristes avaient élevée en l’honneur du Rule ofLaw à l’américaine, d’une société gouvernée par le Droit et régentée par les tribunaux7, fut gravement atteinte, l’opinion publique française se gaussa du « rapport Stark » et des aventures de Monica. Ce type d’événement ne dépasserait pas, chez nous, le stade du bouche à oreille, des brèves de comptoir ou des bons mots. D’ailleurs et dans le genre salace ou scabreux, la République et l’Élysée connurent pire avec la mort rocambolesque et soudaine du Président Félix Faure. Rapidement la rumeur courut concernant les conditions du décès présidentiel et d’une dame « qu’on » aurait fait discrètement sortir par une porte dérobée, ce qui permit à Clemenceau d’oser un impitoyable calembour en guise d’épitaphe : « Il se prenait pour César et il mourut Pompée. » Les trois derniers Présidents de la Cinquième République, pour ne s’en tenir qu’à eux, firent tous l’objet de rumeurs scandaleuses relatives à leur vie privée sans que cela prêtât, le moins du monde, à conséquence. L’écrivain et provocateur, aujourd’hui disparu, Jean-Edern Hallier, publia un livre où il traînait le Président Mitterrand dans la boue sans que ses propos, attentatoires à la vie privée du chef de l’État, ne fussent relayés dans la presse. Récemment, l’été 2001, une rumeur circula au sujet de photos prises au Fort de Brégançon et censée montrer le Président Chirac sur son balcon, vêtu d’une simple paire de jumelles... Aucun journal ne publia les dites photos, si tant est qu’elles existent.
À côté des faits strictement privés, le scandale peut naître par l’abus, le détournement de la sphère publique par le monarque à son usage privé comme dans l’affaire du Watergate. Telle fut le sens du scandale dit des écoutes téléphoniques qui ne fit objet d’aucune enquête aboutie et, en définitive, n’entama guère plus l’aura de François Mitterrand que ne l’avaient affectée les éructations de Jean-Edern Hallier, lui-même mis sur écoute ! Montons quelques degrés dans l’échelle du soupçon : ceux qui pèsent aujourd’hui sur le Président Chirac, dont des juges se saisirent et sur lesquels le Conseil Constitutionnel puis la Cour de Cassation ont dû se prononcer. Quelle que soit la nature des faits reprochés au Président de la République, fondés ou non, l’important est qu’ils n’entamèrent pas la cote de popularité qui resta élevée dans les sondages et ce avant le traumatisme du 11 Septembre 2001. Pour la majorité des Français interrogés le Président reste inviolable comme il l’est pour la Cour de Cassation.
Un abîme sépare ainsi la façon dont l’opinion, la justice et le Parlement considèrent la sphère privée des chefs de l’État en France et aux États-Unis. Le poids de l’héritage vaut à l’un de bénéficier d’une immunité réelle et de l’indulgence de ses sujets là où l’autre doit incarner toutes les vertus civiques et domestiques. N’est-ce pas l’espace qui peut séparer la monarchie de droit divin de la monarchie davidique ? Dans la première, le Monarque est sanctifié par sa fonction même et n’a de comptes à rendre qu’à Dieu et si, à l’instar de Louis XV, il se juge indigne de toucher les scrofuleux c’est un acte de sa propre conscience, un scrupule qui n’étouffa guère son prédécesseur. Dans la seconde, l’oint du Seigneur peut, s’il néglige ses devoirs, devenir une espèce d’antéchrist dont il importe de se défaire à l’appel des prophètes. La France ne resta point étrangère à cette conception biblique : elle inspirait les thèses des monarcomaques, et ce fut elle qui, en version catholique, anima le bras de Jacques Clément ou de Ravaillac. Pourtant la rédemption est possible : même châtié dans sa progéniture, David implora et obtint son pardon en s’humiliant devant Nathan. Dans la monarchie américaine l’aveu et la contrition s’avèrent toujours payants. Ainsi Clinton se gagna le soutien de nombreux mouvements revivalistes grâce à un repentir bien senti et au pardon de son épouse...
Le caractère monarchique de la fonction présidentielle est donc patent, tant aux États-Unis qu’en France où, d’ailleurs, elle s’installa pour durer avec l’instauration de la IIIe République, pensée par des monarchistes en vue d’une restauration et où le maréchal de Mac Mahon gardait la place pour le compte d’Henri V. Le constat est d’ailleurs généralisable à la totalité des républiques d’Europe occidentale qui, dans leur majorité, conservèrent le canevas institutionnel de la Monarchie constitutionnelle se contentant de remplacer le roi par un élu, soit s’en inspirèrent. Seule la Suisse demeure dans la droite lignée de la tradition républicaine, telle que la proclama Couthon le 21 septembre 1792, lors du débat parlementaire sur l’abolition de la monarchie : « Ce n’est pas seulement la royauté qu’il importe d’écarter de notre constitution, c’est toute espèce de puissance individuelle qui tendrait à restreindre les droits du peuple et blesserait les principes de l’égalité. »
Cependant les compromis que les républicains durent passer avec le principe monarchique et ce, tant aux USA qu’en France, n’explique pas en quoi l’institution monarchique, un pouvoir qui, entre tous, sacrifie à la théâtralité, protège son titulaire dans un cas – la sacralité de la fonction soustrait la vie privée de ce dernier des atteintes du siècle – tandis quelle le condamne au rôle cruel et primitif du pharmakôn dans l’autre, la sacralité de la fonction abolissant toute distinction entre celle-ci et la vie privée du Président. Dans le cas des États-Unis la pureté rituelle attendue du locataire de la Maison Blanche s’étend aux candidats et à leur passé : combien d’ambitions présidentielles détruites durant la seconde moitié du XXe siècle ! De Robert Taft éliminé de la course car il avait, à l’âge de 18 ans, tué accidentellement une jeune fille en manipulant une arme à Gary Hart scié par une photo compromettante ou aux « sept nains démocrates » des primaires de 1988 qui s’éliminèrent réciproquement à coup de scandale, les exemples abondent. La seule échappatoire au pêcheur reste l’aveu public de la faute et la démarche de conversion qui en fait un born again. C’est la clef du succès de « W ».
L’aire du soupçon8
En définitive les attentes des Américains quant à la vie privée du Président et de tous ceux qui aspirent à exercer la magistrature suprême, l’exigence de transparence à l’égard du passé, la volonté de savoir jusqu’à leur sexualité, concernent l’ensemble des mandats électifs dès lors qu’ils sont exposés au feux des médias. Pour en comprendre les raisons qui dépassent l’institutionnel, dans l’acception juridique du terme, il importe de sortir du cadre étroit de la comparaison France/États-Unis pour nous attacher, selon les termes de Marc Bloch, à la série des cas analogues9. C’est-à-dire peut-on considérer que les pratiques, tant américaines que françaises, relatives à la sphère privée des hommes politiques ne sont pas idiosynchrasiques mais se retrouvent dans d’autres pays ? De même, si cette enquête se révèle positive met-elle en lumière des espaces de sens qui nous soient intelligibles ?
Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà10
Voici en quels termes un éminent collègue suédois, lui-même ancien député social démocrate, s’inquiétait des progrès de la corruption politique dans son pays et ils ont de quoi plonger le lecteur français dans un abîme de perplexité. En effet après avoir reconnu que les politiciens suédois ne recherchent pas quelques « avantages personnels, les pots-de-vin n’existent pas chez nous », Bo Södersten les voit sombrer néanmoins dans la corruption car « ils ont tenté de conserver ou de reconquérir le pouvoir en essayant d’acheter, sur le dos des contribuables, leur électorat avec de nouvelles prestations sociales ». Pour ce professeur d’économie à l’Université de Lund, la seule chose qui compte aux yeux des politiciens « est de savoir comment monnayer les voix décisives pour leur parti. [...] C’est pourquoi ils disent aux chômeurs, aux demi chômeurs et à tous ceux qui profitent du système [...] : votez pour nous et vous garderez vos privilèges »11. La rhétorique utilisée est, à l’évidence, polémique et animée par une vision ultralibérale des rapports sociaux mais on imagine mal un intellectuel français, italien ou belge inspiré par la même idéologie, stigmatiser la démagogie – réelle ou imaginaire – de la classe politique en recourant aux mots : corruption politique.
Pourtant il ne s’agissait pas de propos en l’air : la Suède a connu son scandale politique, le « Pampersgate »... Il était à la mesure des propos musclés de Bo So-dersten et concernait une dame que ce dernier considérait comme une minus habens, une démagogue au petit pied, illustration des vices de la politique suédoise... Mme Mona Sahlins, puisqu’il s’agit d’elle, aurait dû, en 1995, succéder au Premier ministre Ingvar Carlson qui prenait sa retraite. Or, quelques temps avant sa désignation, la presse révéla que Mme Sahlins avait, lors de ses dernières vacances en Allemagne, fait usage, à des fins privées, d’une carte de crédit, propriété de l’État suédois et réservée à des dépenses relatives à sa fonction. L’intéressée, qui avait d’ailleurs scrupuleusement remboursé les dites dépenses, s’était vu signaler par le contrôle des finances que les cartes de crédit ministérielles étaient à l’usage exclusif de sa fonction et non de sa personne... La révélation publique de telles turpitudes coûta sa place à Mona Sahlins qui ne devint donc pas la première femme à accéder au poste de chef du gouvernement suédois. L’intéressée eut beau implorer la mansuétude de ses censeurs, – elle avait utilisé cette carte car elle n’avait plus de monnaie pour acquitter ses achats dans un supermarché –, rien n’y fit. L’objet des dépenses laisse rêveur : ni statuettes antiques, ni chaussures à 10 000 F la paire, mais des couches-culottes pour le bébé du ministre...
En Suède on ne badine pas avec la moralité publique, ni au Danemark d’ailleurs qui dément quotidiennement la célèbre réplique que Shakespeare mit sur les lèvres d’Hamlet. Ce pays connut un grand scandale politique avec le « Tamilgate ». En 1993, le très populaire Premier ministre conservateur, Poul Schlüter se vit contraint à la démission – entraînant celle du gouvernement – parce que le ministre de la Justice avait, à l’insu de ses collègues, couvert les agissements de fonctionnaires qui retardaient l’examen des demandes d’asile émanant de réfugiés tamouls : à Copenhague pas de « fusibles » protecteurs !
Quelle que soit, par ailleurs, la nature de la « pierre d’achoppement », la chronique politique Scandinave se révèle particulièrement avare en scandales politiques. Manifestement l’alcool ne tue pas – politiquement s’entend – en témoignent les problèmes de Gudrun Schynman avec l’alcoolisme qu’elle a avoué et s’efforce de combattre, ce qui lui vaut la sympathie du public. En revanche tant la presse que la classe politique ne tolèrent pas le moindre écart en matière d’usage – pour ne pas évoquer l’abus – du pouvoir qui ne saurait valoir, à son titulaire, ni prébendes ni avantages de quelque nature qu’ils soient. Plus la fonction s’affirme respectable et respectée plus on attend, de la part de ceux et celles qui l’exercent, un comportement conforme à celui du citoyen ordinaire. Ainsi Tage Erlander, Premier Ministre de Suède durant vingt ans, se rendait quotidiennement à son bureau à bicyclette. Une exigence de frugalité et d’égalitarisme qui coûta la vie à son successeur, Olof Palme, coupable d’avoir crû – pour paraphraser une très belle chronique de Pierre Desproges – qu’en démocratie les chefs pouvaient se rendre, « le samedi soir, au cinéma, bras dessus bras dessous, avec la femme qu’ils aiment ».
Une méfiance vis-à-vis du Veau d’Or qui ne semble pas concerner leurs homologues britanniques. Ainsi l’honorable M. Hamilton, membre du Parlement, confondu par un journal du dimanche d’être à la solde de M. Al-Fayed – le père, propriétaire d’Harrods et du Ritz, et non le fils – obtint gain de cause devant les tribunaux pour « atteinte à la vie privée » et se représenta devant ses électeurs en 1997, lesquels, après le retrait des candidats travaillistes et libéral démocrate, le congédièrent poliment en votant pour le candidat anticorruption Martin Bell. Un respect de la vie privée, certes, mais qui ne concerne ni le sexe ni le mensonge. L’histoire a retenu « l’affaire Profumo » comme le scandale le plus torride des Sixties. Ne mêlait-il pas sexe, politique et espions venus du froid, à l’époque de la prospérité et de James Bond ? Le héros de l’historiette était le secrétaire à la marine, M. Profumo, gentleman aussi compassé que chauve qui, convaincu d’avoir trompé son épouse avec une demoiselle à la vertu légère, dût abandonner ses fonctions ministérielles. On découvrit ensuite que la personne en question possédait un autre amant, qui était par surcroît l’attaché naval de l’ambassade soviétique à Londres. Sommé de s’expliquer aux Communes quant aux risques que la liaison récente de son ministre – responsable de la Royal Navy – aurait fait courir à la sécurité nationale, le Premier Ministre sir Harold Macmillan, après avoir interrogé l’intéressé, crut pouvoir affirmer que celui-ci n’avait jamais confondu ses vices privés avec l’intérêt public. Las ! La demoiselle en question, dont on découvrit l’appartenance à un réseau de call-girls, piégée facilement par un journaliste, confessa en toute ingénuité qu’elle questionnait souvent et avec succès Profumo sur des sujets concernant la marine de Sa Majesté ; ce à la demande de l’officier soviétique ! Le principal dommage collatéral provoqué par cette affaire rocambolesque fut la démission du Premier Ministre.
Malgré son caractère spécial, dû à l’énormité des faits, « l’affaire Profumo » s’inscrit néanmoins, avec l’affaire Parkinson qui impliquait un ministre de Mrs Thatcher, dans une longue série où la carrière d’hommes politiques se trouva brisée par leurs galipettes extraconjugales. Il se dessine ainsi une parenté très nette entre les États-Unis et leur ancienne métropole. Le rapport entre les deux grandes démocraties anglo-saxonnes et la Scandinavie se révèle, en la matière, plus complexe : d’un côté on stigmatise l’indignité conjugale voire sexuelle et de l’autre toute atteinte à l’égalité citoyenne, toute attitude ostentatoire.
La France n’est pas davantage esseulée. En effet, envisagée du point de vue de l’indifférence du public sinon des médias à la vie privée des hommes publics, elle se retrouve en compagnie non seulement des pays latins mais aussi de l’Allemagne et de l’Autriche. Par exemple, en Espagne, la Movida s’accompagna du développement d’une « presse de caniveau », hebdomadaire – contrairement aux quotidiens spécialisés britanniques – qui se complut, entre autres, dans la description de l’intimité affective des puissants, l’une de leurs cibles favorites fut l’ancienne femme de Julio Iglesias dont les frasques avec des ministres et parlementaires socialistes fit la joie des aficionados. Les seuls à en être choqués furent des militants socialistes qui ne goûtaient que modérément la collusion de certains de leurs élus avec le luxe tapageur de la dame en question et aucune conséquence n’en découla, le grand public espagnol s’en amusant tout au plus. Les ébats d’un ministre social-démocrate avec une aristocrate de haut rang ne semblent guère émouvoir les militants du SPD moins égalitaires et anti-mondains que leurs camarades suédois...
Dans un registre plus sérieux, les suspicions qui pèsent sur le président Chirac, protégé par une immunité de fonction qui n’existe pas aux USA, n’empêchent pas sa grande popularité. En la matière la France apparaît comme plus rigoriste que l’Allemagne où l’ancien chancelier Kohl, impliqué dans le financement illégal de son parti, ne dût subir qu’un rapport très sévère de la Commission du Bundestag, de même que, dans les années 1980, Alfonso Guerra, second de Felipe Gonzalez, demeura Vice-Président du Conseil des ministres, malgré les frasques politico-financières de son frère Juan Guerra qui monnayait habilement ses liens de parenté. La presse sérieuse ou satirique se déchaîna mais rien n’y fit et lorsque Alfonso Guerra fut écarté, sa disgrâce tenait à des raisons idéologiques. L’Espagne offre d’ailleurs un cas intéressant : la presse ressemble plus à celle des pays anglo-saxons par son absence de tabous face à la vie privée des politiques et par son absence de révérence envers l’autorité, à l’exception de la personne du Roi Juan Carlos. Cependant elle voisine avec une opinion qui elle-même distingue entre la couleur et les capacités politiques de ses dirigeants d’une part et de l’autre les péripéties de leur vie privé : elle peut s’en amuser sans que son jugement politique ne s’en trouve particulièrement affecté.
La ligne de démarcation
On constate donc la présence de deux conceptions différentes de la distinction entre vie privée et vie politique en Occident et qu’on peut éclairer de trois façons. D’abord l’intérêt des médias pour la vie privée des puissants ne cesse de grandir et, d’ailleurs n’est pas nouvelle, les plus âgés se souviennent que, dès les présidentielles de 1965, « Paris-Match » présentait les « premières dames » potentielles. Ensuite si la différence entre pays ne tient pas à l’intérêt dont leurs habitants témoignent pour l’intimité des grands de ce monde, – de ceux qui se mettent en vedette, – mais à l’influence que celle-ci joue dans les choix politiques des citoyens. Enfin et quel que soit cet intérêt ou ce voyeurisme communs, les opinions de certains pays considèrent la vie privée, même mise en scène par les intéressés ou violée par des médias, comme une sphère totalement distincte du monde de l’action politique. En revanche d’autres nations ne connaissent pas une telle ligne de démarcation et les opinions se forment un jugement beaucoup plus global dans l’appréciation qu’elles portent sur les hommes politiques ; celui-ci contiendra des éléments relatifs à la vie privée, même si ces éléments peuvent varier d’un cas à l’autre.
On peut, de manière descriptive, considérer cette ligne de démarcation comme séparant deux types de sociétés occidentales holistes d’un côté, individualistes de l’autre, pour reprendre les catégories simples mais parlantes proposées par Louis Dumont. Dans les sociétés holistes l’ordre politique, avec les rôles et statuts qui le constituent, se distingue radicalement des personnes qui les jouent et les occupent. Dans les sociétés holistes, les citoyens ont, en quelque sorte, intériorisé le principe de totalité qui pose que le tout est différent de la somme des parties. Ils considèrent ainsi qu’un individu peut être immoral dans sa vie privée, voire un parfait salaud, mais apprécier et privilégier ses capacités de gouvernant, d’homme d’État. En revanche les sociétés individualistes ne distinguent pas l’acteur de la personne. Dès lors, l’opinion commune considère que celui ou celle qui est dépensier dans son budget familial, se révélera prodigue des deniers publics, que le politicien infidèle à son épouse le sera aussi envers ses électeurs, etc...
La deixis présentée ici demeurerait tronquée si l’essai de typologie ne se prolongeait dans un effort d’interprétation. En effet la configuration spatiale des sociétés holistes ou individualistes oppose d’une part les États-Unis et le monde anglo-scandinave à, d’autre part, le continent européen : envisagé sous l’angle du rapport vie privée / sphère publique, l’Allemagne et bien sûr l’Autriche appartiennent indéniablement au « Club Med ». Il faut encore ajouter la République d’Irlande à l’Europe holiste : le scandale ne tue pas politiquement dans la verte Erin et si Charley Haughey dut, in fine, abandonner son poste de Premier Ministre suite à un scandale financier, c’est qu’il s’agissait d’un récidiviste déjà, par le passé, sanctionné pour une affaire de trafic d’armes en faveur de l’IRA et auteur d’un fantastique corne back politique. Il est intéressant de noter que l’un de ses collègues, Neil Blaney, impliqué dans la même affaire et exclu du parti Fianna Fail, ne quitta jamais la scène politique ; en effet, profondément enraciné dans son Denegal natal, il resta député au Parlement de Dublin comme à celui de Strasbourg et continua à dispenser, jusqu’à sa retraite, des faveurs à sa clientèle politique locale. À côté du cas irlandais, si différent de celui de la Grande-Bretagne voisine, il faut souligner le même contraste entre le Canada et son puissant voisin du Sud. Outre Pierre-Elliott Trudeau qui, mettant en scène sa vie privée, fut victime d’un retour de manivelle – la très jeune épouse qu’il avait élue afin de parfaire son image médiatique le quittant pour courir le guilledou avec un Rolling Stone – sans en souffrir politiquement. Cependant l’accroc le plus significatif fut le cas de Francis Fox qui dut quitter le gouvernement sous l’accusation d’avoir imité la signature du mari de sa maîtresse afin de favoriser l’interruption volontaire de la grossesse de cette dernière. Il resta néanmoins député et revint au gouvernement après une brève période de purgatoire. Un mélange de faux et usage de faux d’une part avec du sexe de l’autre, se révélerait détonnant aux USA et les Canadiens – Fox est un anglophone du Québec – réagirent en l’espèce d’une façon qui les apparente aux pays du continent européen.
Le point commun entre les sociétés holistes qui les distingue des sociétés individualistes réside dans la nature de l’idéologie religieuse qui les marqua très longtemps. Les sociétés holistes regroupent l’ensemble des pays marqués par le catholicisme ou des États mixtes comme l’Allemagne ou le Canada où le catholicisme exerça une influence culturelle considérable. Les sociétés individualistes regroupent des pays protestants ou à l’hégémonie protestante comme les États-Unis qui connurent des siècles d’ascétisme représenté par le puritanisme anglo-américain ou le piétisme luthérien Scandinave. Dans le catholicisme – et l’orthodoxie – le salut est géré par l’Église qui se situe en médiatrice entre Dieu et les fidèles d’une part tandis que, de l’autre, le sacerdoce s’incarne dans une hiérocratie. Dès les IIe et IVe siècles l’Église, interpellée par l’hérésie donatiste, insista sur l’indépendance existant entre les titulaires des rôles sacerdotaux et la validité de leurs actes sacramentels. Ainsi les sacrements – en l’occurrence il s’agissait des ordinations – dispensés par des clercs, personnellement indignes, s’avèrent aussi valables que ceux émanant de saints : ainsi l’absolution donnée ou l’eucharistie consacrée par un prêtre défroqué et athée sont valables si exécutées dans les formes rituelles. Au long des siècles les fidèles s’accoutumèrent à distinguer le rôle et les actes qui lui sont inhérents d’un côté, des acteurs qui les posent et de leur conduite privée de l’autre côté. En revanche la Réforme et singulièrement dans ses formes calvinistes et zwingliertnes, établit une ligne directe entre Dieu et les fidèles, la seule médiation étant celle d’un texte, la Bible, dont l’interprétation est laissée au libre examen des croyants. Surtout on assiste à l’affirmation du sacerdoce universel qui abolit la ligne de démarcation entre la hiérarchie et le siècle ; même si le luthéranisme maintient l’épiscopat, celui-ci voit son statut ecclésialogique changé. Si Luther, en bon disciple de Saint Augustin et face à la crise anabaptiste, insista fortement sur l’autonomie de l’ordre politique face au religieux, les Églises qui se revendiquent de lui subirent, de l’intérieur, une contestation piétiste et fondamentaliste hostile à l’épiscopat et à tout monopole ecclésiastique qu’il soit sacramental ou rituel. Ainsi si Luther retrouva des accents augustiniens pour dénoncer comme fanatiques ceux qui, à la suite de Thomas Münzer, entendaient qu’il en fût sur la terre comme au ciel, l’Écosse et la Nouvelle-Angleterre baignèrent dans une atmosphère religieuse qui n’échappa point à un certain néo-donatisme que reconstruit merveilleusement la pièce d’Arthur Miller, « Les sorcières de Salem ». Les cultures américaine, écossaise, celle de l’Ulster en restent encore profondément marquées, tandis qu’elle influença l’Angleterre à travers la Low Church et les dissidents méthodistes et autres. En ce sens la Suède qui, plus encore que le Danemark, resta un bastion épiscopal au sein du luthéranisme, incarne fidèlement la conception originelle de Luther : distinction des ordres politiques et spirituels, séparation entre Cité du Dieu et société civile mais assortie du sacerdoce universel ; ce qui permettrait de comprendre la différence existant entre Scandinavie d’une part et Royaume-Uni et USA de l’autre. D’un côté on traque les privilèges et l’immodestie tandis que de l’autre côté on sonde les reins et les cœurs ; ainsi pour les premiers on attend de l’homme – et aujourd’hui de la femme – qui jouent les rôles d’autorité politique qu’ils restent et soient comme les autres alors que pour les seconds on attend d’eux qu’ils soient meilleurs que les autres, qu’ils deviennent dignes de la grâce conférée par l’élection.
Les deux types contrastés que nous suggérons ici doivent être lus sous un double éclairage. En premier lieu ils se fondent sur un vécu religieux, une expérience collective qui se déroule sur la longue durée et exercent leur influence sur les acteurs par delà l’affaissement du rapport au divin qui caractérise l’Europe et le Québec mais pas les États-Unis. Ce vécu issu des expériences du passé continue d’affecter les pratiques sécularisées de façon d’autant plus forte que les acteurs se croiront dégagés de toute religiosité. En second lieu le statut de ces types est celui de configurations de sens dans l’acception de Clifford Geertz. Des configurations qui résultent de structures de jeux qui, comme le montra Norbert Élias, forment une trame que tissent les interactions entre des générations d’acteurs pour enserrer les conduites présentes.
La distinction entre la vie privée et l’action politique des gouvernants représente ainsi un point de vue heuristiquement fécond en ce qu’il renvoie de l’événementiel, le plus anecdotique parfois, aux structures de la longue durée. La manière contrastée dont américains et français considèrent la vie privée de leurs Présidents-monarques respectifs doit, pour se charger de sens, être rapportée à des configurations sémiologiques beaucoup plus vastes. Ces dernières peuvent s’interpréter comme autant de résultantes des structures religieuses plus anciennes. Le religieux et singulièrement les grandes religions monothéistes ont marqué et marquent encore le conscient et l’inconscient des êtres humains, structurant leur rapport à la vie, à la naissance, à la mort et à l’amour. On peut se risquer à penser des strates plus enfouies encore, en s’attachant, comme le fit Emmanuel Todd, à reconstruire les structures familiales primordiales. Cependant tout aventurier sociologique doit garder en mémoire le sage précepte méthodologique de Lévi-Strauss qui nous rappelle que pour « être viable, une recherche toute entière tendue vers les structures commence par s’incliner devant la puissance et l’inanité de l’événement »12.
Notes de bas de page
1 Cl. Tardits, « L’invitation au comparatisme : Marc Bloch et les anthropologues » dans Atsma H. et. Bruguière A (sous la dir.)., Marc Bloch aujourd’hui, Paris, Éd. E.H.E.S.S., 1990, p. 144.
2 Ch. de Gaulle cité dans M. Morabito, Le Chef de l’État en France, Paris, Montchrestien, 1996, p. 10.
3 M. Morabito, ouvr. cit., p. 11.
4 M.A. Schain et J. Keeler, « Le Pouvoir présidentiel aux États-Unis et en France » dans Wahl N. et Quermonne J.-L., La France présidentielle, Paris, Presses de Sciences Po, 1995, p. 246.
5 Mary, du nom de l’épouse de William III, Marie II pour qui Purcell composa sa somptueuse musique funéraire.
6 Beaumarchais, Le Barbier de Séville, Acte II, scène VIII.
7 Par exemple Laurent Cohen-Tanugi.
8 Transposition du titre de l’ouvrage de Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1972.
9 M. Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Revue de synthèse historique, XLVI, 1928, p. 15-50.
10 Pascal, Pensées, 294-60.
11 B. Södersten, « Esclavage fiscal, gaspillages et corruption politique détruisent la Suède », Dagens Nyheter, traduit et repris dans Courrier International, n° 224, 1995.
12 Cl. Lévi-Strauss, Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1966.
Auteur
-
Daniel-Louis Seiler
Professeur de Science Politique – IEP de Bordeaux
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Des usages aux pratiques : le Web a-t-il un sens ?
Pierre-Michel Riccio, Geneviève Vidal et Roger Bautier (dir.)
2016
Espaces communs de communication de connaissances : E3C
des espaces partagés de communication au partage des connaissances
Serge Agostinelli et Marielle Metge
2008