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La vie privée à l’heure des médias

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Patrick Baudry
, 
Claude Sorbets
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André Vitalis

Troisième partie. Jeux de face et jeux de profil des hommes politiques

L’étalage de la vie sexuelle en tant que facteur de légitimation politique

Jean-Pascal Daloz

Texte intégral

Il sera question ici du rapport des hommes et des femmes politiques à leur vie la plus intime, c’est-à-dire à leur vie sexuelle.

Lorsqu’on aborde ce type de sujet, l’on songe immédiatement à des scandales ayant éclaboussé et souvent déstabilisé des acteurs politiques. Ou encore se lance-t-on parfois dans des discours qui tendraient à distinguer des pays intransigeants sur le plan de la morale sexuelle, tandis que d’autres (dont la France) seraient relativement indifférents à d’éventuels écarts de conduite, volontiers perçus de manière amusée.

Nous allons prendre ici le contre-pied de ces optiques pour montrer en quoi l’étalage de la vie sexuelle peut paradoxalement être facteur de légitimation dans certains contextes (en l’occurrence africains, suédois et finlandais).

Cette réflexion s’inscrit dans le cadre d’une analyse comparative assez hétérodoxe de la représentation politique, selon une perspective tridimensionnelle. Pour une bonne compréhension de ce qui va suivre, nous allons d’abord résumer celle-ci.

Représentations mentales, représentations des intérêts et représentations théâtrales

À la notion de représentation correspondent bien des significations. Premièrement, elle renvoie à l’idée de perception : ainsi parle-t-on fort communément de représentations du monde, de la manière dont un individu, un groupe social se représentent telle ou telle réalité. Par représentation, on peut entendre ensuite délégation : un représentant est chargé d’agir, de s’exprimer au nom de ses mandants. Enfin, le mot évoque également l’univers théâtral : celui des mises en scène, des spectacles. C’est assurément à cette polysémie qu’est dû le succès de ce terme auprès de maintes disciplines de sciences humaines et sociales, qui l’ont érigé en concept au sein de leur champ cognitif respectif.

  • 1 L’on pense évidemment à toute la problématique de la phénoménologie. Sur la réflexion philosophique (...)
  • 2 Dans cette perspective de psychologie sociale, voir R.M. Farr, S. Moscovici (éd.), Social Représent (...)
  • 3 On songe à l’œuvre de R. Jakobson et notamment à sa notion de « représentations préfabriquées » ou (...)
  • 4 Voir par exemple la section intitulée « Esquisse d’une théorie des représentations », dans l’articl (...)
  • 5 Cf. la petite synthèse de P. Ariès, « L’histoire des mentalités », dans Le Goff J. (dir.), La Nouve (...)
  • 6 Voir l’ouvrage publié sous la direction de M. Augé, La construction du monde : religions, représent (...)

Le premier sens du mot, celui de représentations mentales, intéresse les philosophes qui se penchent depuis longtemps sur les questions de « perception du réel »1. Il concerne aussi le psychologue, les chercheurs qui se situent à la frontière de cette dernière discipline et de la sociologie2 mais également, le linguiste3, le spécialiste de littérature4, les historiens (nous songeons tout particulièrement ici à la stimulante veine de l’histoire des mentalités5) ou encore les ethnologues6.

  • 7 Cf. H.N. Pitkin, The Concept of Représentation, Berkeley, University of California Press, 1967.
  • 8 Qui fut le premier à se lancer dans une analyse véritable de la notion de représentation (on renver (...)
  • 9 Voir J. Roels, Le concept de représentation politique au dix-huitième siècle français, Louvain, Nau (...)

Le travail de réflexion sur la seconde acception du terme, la représentation-délégation, relève principalement du domaine de l’histoire des idées politiques et, bien entendu, interpelle les juristes. Il s’agit d’une problématique ancienne, dont on peut faire remonter l’origine à Platon et Aristote (bien que le concept n’ait pas véritablement existé chez les Grecs de l’Antiquité7), et sur laquelle on sait que se sont penchés quelques-uns des plus grands esprits de la période moderne (pensons à Hobbes8 mais aussi à l’opposition Rousseau/Sieyès9 ainsi qu’au débat entre conservateurs élitistes et libéraux où interviennent par exemple Burke, Mill) et qu’interrogent encore les théoriciens de la démocratie représentative.

  • 10 Voir par exemple les différents chapitres consacrés à la représentation par H. Damisch dans son ouv (...)
  • 11 Nous avons à l’esprit, principalement, l’essai de G. Balandier sur la théâtrocratie, Le pouvoir sur (...)
  • 12 Entre autres, on évoquera ici les écrits de J.-M. Apostolidès, Le roi-machine : spectacle et politi (...)
  • 13 P. Perrot, Le luxe : une richesse entre faste et confort, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil, 1995.
  • 14 The Présentation of Self in Everyday Life, [1959], Londres, Penguin, 1969.

Outre les spécialistes des œuvres dramatiques et de la sémiologie de l’art plus généralement10, c’est aux anthropologues que l’on doit les études les plus intéressantes sur les représentations au sens théâtral du mot (qui est bien antérieur à l’acception que nous venons de considérer)11. Il convient de rendre hommage également aux très riches études de certains historiens qui se sont penchés sur les codes de la représentation officielle12 ou sur les rapports entre le luxe et le pouvoir13. Mentionnons aussi les minutieuses descriptions ethnographiques des sociologues tenants de l’approche interactionniste, au premier rang desquels il faut placer Goffman et ses fameuses analyses des « mises en scène de la vie quotidienne »14.

  • 15 Voir P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980 (p. 249) et Ce que parler veut dire,(...)

Bref, les trois sens sont exploités et explorés par la littérature savante, même s’il apparaît assez rare que l’on ait simultanément recours à plusieurs d’entre eux dans le cadre d’un même champ disciplinaire. On trouve toutefois dans les écrits sociologiques de P. Bourdieu l’idée réaffirmée (mais finalement guère illustrée) d’une véritable « alchimie » de la représentation voyant les sens fusionner : le représentant renvoyant au groupe représenté sa propre image qui influe en retour sur son comportement (sa mise, son langage etc.) en tant qu’incarnation du groupe15.

  • 16 Citons F. D’Arcy et G. Saez : « La représentation est un de ces mots qui, dans leur banalité même, (...)
  • 17 F. D’arcy et G. Saez, art. cit. (p. 8). Voir encore dans le même ouvrage la contribution de Ph. Duj (...)
  • 18 À titre d’illustration, citons l’ouvrage de A.H. Birch, Représentation, Londres, Macmillan, 1971.

Les approches des politistes se veulent en général davantage circonspectes. Plus d’un auteur, après avoir constaté la polysémie du terme et son appropriation par tant de disciplines, s’en déclare gêné16 et aboutit à la conclusion que l’on doit s’interdire de l’élever au rang de concept dans notre champ, sauf à accroître encore la confusion17. Il ressort des écrits qui font cependant appel à ladite notion que les politologues en usent préférentiellement dans le second sens que nous avons répertorié, autrement dit celui de délégation18.

  • 19 Voir par exemple, les propos de D. Gaxie et de P. Lehingue sur le contrôle des représentants dans l (...)
  • 20 Cf. M. Hearn, « La perception », Revue française de science politique, vol. XXXVI/3,1986.
  • 21 Voir notamment de nombreux ouvrages de P. Braud.

Il se révèle, en revanche, que les questions de perception ne constituent qu’assez accessoirement un objet digne d’attention. Sans doute, peut-on noter dans certaines études sur la politisation, la mobilisation ou la sociologie du comportement électoral, des références aux systèmes de représentations19. Il est également des travaux de relations internationales qui s’efforcent de prendre en considération la dynamique des représentations des acteurs engagés dans un conflit20, sans parler de la sous-discipline de la psychologie politique21. Mais, somme toute, assez rares sont les auteurs qui emploient le terme dans cette acception.

  • 22 R.-G. Schwartzenberg, L’État spectacle – Essai sur et contre le Star System en politique, Paris, Fl (...)
  • 23 On mentionnera cependant O. Ihl, La fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996 ou encore Y. Poirmeur (...)

Quant à l’utilisation de la notion au sens théâtral du terme, elle ne semble pas avoir rencontré davantage de succès, si ce n’est indirectement par l’intermédiaire de réflexions sur la symbolique politique, les stratégies de communication ou « l’État spectacle »22. L’étude des mises en scène des acteurs politiques relève surtout de la monographie voire de l’essai journalistique. Productions intellectuelles trop liées à des contextes particuliers, à des observations directes, elles seraient peu susceptibles d’aboutir à des généralisations scientifiques23.

Selon nous, cependant, même s’il a initialement l’intention de s’en tenir à une analyse classique du processus de représentation d’une population donnée par des élites politiques sous le seul angle de la « vicariance », le politiste devrait être rapidement amené à se rendre compte qu’une telle approche suppose une bonne compréhension préalable des représentations mentales des représentants et des représentés. De même, rigoureusement parlant, il ne saurait négliger totalement l’étude des logiques symboliques de la théâtralisation légitimatrice des acteurs politiques, en se rappelant bien qu’elles concernent aussi bien les ténors, les figurants, les intermédiaires que les simples spectateurs voire même les indifférents.

En dépit de l’embarras éprouvé par certains à propos de la polysémie du terme, nous pensons qu’une étude de la représentation politique se doit, pour être véritablement complète, de prendre en compte les schèmes de perception des acteurs concernés ainsi que les stratagèmes d’exposition, tout autant que les questions de délégation ou, inversement, de défense des causes et demandes des représentés par les représentants. Différemment formulé, la représentation des populations par les élites au pouvoir dépend étroitement des représentations que se font les unes et les autres de leurs relations. Elle est également intimement liée à la représentation que donnent les représentants des représentés en tant que groupe et à leurs stratégies plus ou moins conscientes de présentation de soi. À la périphérie des approches élitaires classiques (en termes d’accumulation, de reproduction, de circulation, etc.), le genre de recherche que nous privilégions tend donc à mettre l’accent sur l’observation des élites « en représentation ». L’étude approfondie des pratiques observables en la matière, si elle est étroitement associée à un bon décryptage des univers mentaux prévalant et des modalités de la prise en charge des intérêts, parachève alors, estimons-nous, l’analyse de la relation de représentation politique.

À partir de types d’environnement antipodaux, nous voudrions proposer succinctement ici une comparaison relative à deux logiques de constitution d’image et de légitimation renvoyant à la vie sexuelle. L’une, en Afrique, passe par la distinction. L’autre, en Europe du Nord, passe par une sorte de franchise extrême.

Sur les compagnes sémaphores des « big men » africains

  • 24 Cf. P. Chabal, J.-P. Daloz, L’Afrique est partie ! Du désordre comme instrument politique, Paris, E (...)
  • 25 J.-E Médard, « Le « Big Man » en Afrique – esquisse d’analyse du politicien entrepreneur », L’Année (...)

Contrairement aux prédictions tant des développementalistes que des auteurs de sensibilité marxiste, la compétition au sud du Sahara ne s’est jamais vraiment structurée selon des clivages horizontaux. L’essentiel des rivalités concerne des réseaux de nature verticale : communautaires ou factionnels. Dans ce type d’environnement, même les plus dominés se sentent en général plus proche du « Big Man » de leur quartier ou de leur village que de quelqu’un qui partage de semblables conditions d’existence à l’autre bout du pays. En l’absence d’État nettement différencié et neutre, les populations ont toujours tendance à s’en remettre à des leaders dont la réputation est précisément liée à une capacité de protection selon des modalités particularistes. C’est pourquoi la redistribution ciblée en faveur des dépendants qui les soutiennent constitue le cœur de la légitimation du pouvoir24. Selon le schéma anthropologique de M. Sahlins, largement transposable à l’Afrique contemporaine25, il s’agit de convertir les ressources économiques accumulées en soutien politique.

  • 26 Ce n’est que lorsque la crise économique amenuise les possibilités d’assistance que leur légitimité (...)

Les habitants attendent de leur patron respectif qu’il arbore des signes extérieurs de puissance par rapport à ceux qui représentent d’autres réseaux. On se complaît à l’idée que le « Big Man » auquel on est lié par des solidarités primordiales ou clientélistes possède une plus grosse voiture ou des vêtements plus impressionnants que celui qui est à la tête d’une faction ou d’une fraction rivale, car ces biens prestigieux font en quelque sorte honneur à l’ensemble de la communauté qui s’y reconnaît. L’ostentation a pour effet de prouver une certaine prospérité, la détention de pouvoirs, mais encore de rassurer en quelque sorte ses proches, sa clientèle, quant à ses capacités d’alimenter et de satisfaire son réseau. Sous réserve de ne pas se montrer excessivement insensible aux pressions des dépendants et notamment de prendre en charge les dépenses exceptionnelles de la vie sociale (mariages, baptêmes, maladies, décès), l’ostentation demeure une vertu éminente, l’attribut des vrais chefs qui rejaillit sur l’image collective du groupe. En fait, les « Big Men » peuvent se permettre quasiment tous les excès ostentatoires, ils n’en seront que plus légitimes et attireront toujours plus de supporters, signe de leur popularité et de leur réussite26.

  • 27 Plus que d’autres, faut-il le dire, cette thématique émoustillante incite à l’exercice des considér (...)

Or, en Afrique noire, épouses et petites amies font très manifestement partie des « conventions » par lesquelles s’énonce et s’annonce l’éminence, selon des logiques qui ont certes évolué mais n’en demeurent pas moins essentielles27. Figures emblématiques, renvoyant aux hommes qui les possèdent, elles apparaissent non seulement en tant que sources de jouissance, de reproduction potentielle, mais encore comme porteuses de signes de richesse et de beauté, exprimant la distinction selon un processus bien connu d’ostentation par procuration (c’est la « vicarious consumption » de Veblen).

  • 28 Historiquement, on pense évidemment à la polygynie, phénomène qui aura tant frappé jadis les explor (...)
  • 29 Au Nigeria, où nous avons longtemps travaillé, les étudiantes des universités sont indubitablement (...)

Au sud du Sahara, le pouvoir apparaît traditionnellement fort lié à la sexualité et il importe d’être justement celui qui triomphe de rivaux moins bien « lotis » à cet égard. Il est une sorte de compétition quantitative et d’exhibitionnisme qui se trouvent bien comprises, et par les dominants et par les dominés, comme l’un des signes les plus révélateurs de l’autorité, de la réussite et de la prospérité28. Dans des sociétés où il n’y a guère de césure bien marquée entre une sphère publique et une sphère privée et où le moindre événement de la vie familiale, professionnelle des élites se voit mis en scène, il est des occasions officielles où l’on se montre avec son (ou ses) épouse(s) légitime(s) ; il en est d’autres (par exemple dans les clubs huppés) où il importe de faire admirer sa toute dernière conquête29.

  • 30 Ce qui se révèle parfois un « jeu dangereux » : cf. D. Bourmaud, « Le pouvoir au risque du sexe », (...)

Si l’on appréhende cette question sous l’angle de la représentation politique, il est certain que la démonstration de capacités de séduction virile et plus encore la capacité à soustraire une femme à l’un de ses rivaux participent des concurrences symboliques entre « Big Men ». Relayées par la rumeur, les ultimes aventures de tel ou tel participent en général positivement à la constitution de l’image des grands30. Cet exhibitionnisme amoureux s’inscrit dans des logiques culturelles selon lesquelles obtenir la femme ou l’amie d’un rival revient à affaiblir symboliquement ce dernier. Certains dictateurs exerçant un droit de cuissage quasi systématique à l’égard des épouses ou des filles de leurs ministres fraîchement nommés jouent de ces stratégies d’affirmation de soi par rapport à leurs pairs comme par rapport à leurs propres supporters, selon des codes qui renvoient au monde de l’invisible, au charme supérieur du triomphateur. Ajoutons que nombre de personnages éminents soulignent encore aujourd’hui leur toute-puissance locale en offrant à un hôte de marque une ou des compagnes pour la durée de son séjour, ce qui relève d’un processus d’échange symbolique entre élites.

On voit que derrière cette institutionnalisation du marivaudage, de l’accumulation des maîtresses, peuvent se dissimuler des dimensions éminemment politiques.

Confessions érotiques en Europe du Nord

  • 31 Tel n’a pas toujours été le cas en Finlande, si l’on pense à l’ere Kekkonen sous la guerre froide, (...)

À bien des égards, les types d’environnement auxquels on va faire référence maintenant sont au antipodes des précédents. Les pays du nord de l’Europe se caractérisent ainsi par ce qu’on nomme un individualisme à tendance égalitaire. Rappelons, par ailleurs, que la Finlande fut le premier pays du monde à permettre à des femmes de se présenter aux élections et que, comme chez ses voisins Scandinaves, le féminisme y a connu un développement sans véritable équivalent. Ajoutons que cette partie du monde représente un cas extrême en matière de non-ostentation des responsables politiques (que l’on songe au Premier ministre danois qui va nager le dimanche à la piscine municipale ou à Mme le maire d’Helsinki se rendant à d’importantes réunions en patins à roulettes). Certes les membres d’une nouvelle élite de managers bien pourvue en « stock options » ne craignent pas d’afficher leur statut de nouveaux riches (par l’acquisition de voitures de sport, l’organisation de fêtes tapageuses, etc.), mais force est de reconnaître que ces tendances n’affectent aucunement le personnel politique qui se doit de garder un profil modeste31.

  • 32 On parle encore ainsi défavorablement des chapeaux de Margot Wallstrôm, l’ex-ministre suédoise de l (...)

En Suède, il semble que l’on existe d’autant plus politiquement que l’on fait systématiquement preuve de soumission à l’égard de l’institution (État, parti). Autrement dit, un surcroît de légitimité résulte d’une adhésion forte à ces dimensions suprapersonnelles. Il existe bien quelques relatives exceptions mais elles demeurent minimes et se voient promptement montrées du doigt dans le cadre de ce qu’il faut bien appeler une culture de la dénonciation32. En Norvège, pays qui est sans doute allé le plus loin dans la quête de l’égalitarisme, on redoute fortement la moindre personnalisation de la vie politique.

C’est par un relatif effacement de sa personne que l’on se trouve vraiment perçu comme le digne représentant d’un groupe et l’on ne saurait se mettre excessivement en avant. La culture prédominante freine toute tentative de distinction des élites politiques qui doivent toujours se montrer accessibles et même « ostensiblement simples ». En revanche, le fait de se montrer « comme tout le monde » se révèle payant.

On note, à l’instar de l’Afrique subsaharienne, une certaine instrumentalisation de la référence à la vie privée qui apparaît source de légitimation, mais dans un sens radicalement opposé. Nous en donnerons ici deux illustrations dignes d’intérêt s’agissant de la référence à la vie sexuelle ; il s’agit de celui de Riitta Uosukainen, la présidente du Parlement finlandais et de celui de Gudrun Schyman, leader du parti dit « de gauche » en Suède.

  • 33 Candidate du « Kokoomus » (« National Coalition Party »), elle aura surtout pâti de ses positions à (...)

Riitta Uosukainen, Professeur de littérature finlandaise, anciennement ministre de l’Éducation, a vu sa popularité grimper remarquablement dans les sondages après la publication de son autobiographie où elle se révèle très franche sur sa vie sexuelle. Il est notamment un passage assez cru à propos d’un lit flottant auquel des journaux du monde entier se sont plu à faire référence. Il s’agit d’une dame d’un âge respectable (une soixantaine d’années) et il semble quelle aura notamment séduit l’électorat féminin de sa génération qui l’a trouvée courageuse de faire ce genre de révélations. Les avis sont très partagés quant à la question de savoir si ces dernières relevaient d’une stratégie délibérée pour se distinguer d’autres ténors de la vie politique finlandaise ou si cela participait d’une sorte de naïveté. Cette popularité aura certes été de relativement courte durée et Mme Uosukainen a très nettement échoué lors des récentes élections présidentielles33. Mais nous paraît intéressante, en l’occurrence, cette tentative de construction d’image qui passe par l’affichage de la vie la plus intime.

  • 34 La présidente vient de se marier assez discrètement au grand dam des féministes qui y voient une co (...)

Il est à souligner que ces dimensions ont pris une certaine importance lors de la campagne électorale de l’hiver 1999-2000. Dans un contexte parfois dénoncé comme celui d’une américanisation de la vie politique, la presse s’est largement penchée sur la vie privée des candidats et des candidates à la présidence du pays. Un débat s’est instauré entre ceux qui estiment que ces tendances correspondent à une sorte de dérive et ceux qui y voient de légitimes interrogations, au nom de la transparence démocratique. De plus, ces dimensions ont largement été récupérées par les protagonistes pour se légitimer ou se discréditer. Lors de la phase précédant le second tour entre Tarja Halonen et Esko Aho (le candidat du parti centriste représentant traditionnellement les campagnes), il aura beaucoup été question non seulement du passé gauchiste de la première mais encore du fait qu’elle vivait maritalement avec un compagnon34, sans parler de rumeurs sur de soi-disant tendances homosexuelles. Ceci recoupe le clivage majeur entre un monde rural plutôt conservateur et un monde urbain, volontiers taxé de postmoderne.

  • 35 Il s’agit du « vänsterpartiet » qui se situe dans la continuité du parti communiste et recueille à (...)

En prolongement de l’exemple qui précède, nous voudrions dire quelques mots de Gudrun Schyman, leader très médiatique et fort populaire du « parti de la gauche »35 en Suède. Cette dernière a beaucoup défrayé la chronique en raison de son alcoolisme. Tout en martelant des slogans très féministes, elle construit un discours autour de sa vie intime en soulignant qu’elle n’est pas seulement une politicienne mais aussi une mère, une amante... L’étalage de sa vie sexuelle passablement compliquée ne semble pas la desservir bien au contraire, mais participer de son image de représentante sincère, surtout du point de vue des sympathisantes de son propre parti. À L’occasion des dernières élections législatives, alors que les responsables de chaque formation disposaient de quelques minutes à la télévision pour résumer leur programme, elle entama son intervention par ses mots : « Je m’appelle Gudrun Schyman, je suis alcoolique... », et de décrire son existence chaotique. Autrement dit, c’est paradoxalement en insistant sur ses propres faiblesses qu’elle se légitime aux yeux de celles et ceux qui se débattent souvent dans des difficultés comparables. Il s’agit à l’évidence d’un cas de figure extrême en termes de représentation, qui passe par des confessions sans retenue susceptibles d’opérer un rapprochement avec les citoyens les plus ordinaires que l’on entend tout particulièrement représenter.

  • 36 Cf. R.-G. Schwartzenberg, L’État spectacle, op. cit.
  • 37 J.-P. Daloz, Élites et représentations : la culture de l’échange inégal au Nigeria, Bordeaux, PUB, (...)

Se trouve posée ici la question de l’articulation entre le statut nécessairement insigne de celui qui représente et l’exigence de ne point trop s’écarter de ceux qui se reconnaissent en lui, autrement dit le problème délicat de l’ajustement d’une symbolique de la distinction sociale et d’une symbolique du rassemblement. Les représentants se doivent souvent d’afficher une certaine éminence, ne serait-ce que pour apparaître « à la hauteur » en tant que porte-parole par rapport à d’autres groupes, partis, factions en concurrence. Cependant, il est essentiel de ne pas paraître se couper de ceux dont ils prétendent incarner les identités, les intérêts. L’homme ou la femme politique doivent peu ou prou refléter leur électorat, se montrer représentatif (ce qui peut aller, comme dans l’exemple limite de G. Schyman, jusqu’à une logique de totale désacralisation). Il n’empêche qu’ils ne sauraient pas forcément se contenter d’être le « miroir de ceux qu’ils représentent »36. Les populations se révèlent souvent désireuses de se projeter, de s’élever en s’identifiant à celui (ou celle) qui incarne des aspirations supérieures, bref de gagner une dignité par identification à quelqu’un qui les dépasse. Ceci est très net dans le cas africain, où l’on observe une sorte de jouissance pour les supporters d’un « Big Man » à vivre dans les interstices d’une richesse dont ils ne profitent que par procuration. Selon un processus de redistribution symbolique verticale37, l’on en arrive à se prévaloir des succès du leader que l’on soutient, quels qu’ils soient, et ceci est essentiel sur le plan de la représentation aux trois sens du terme.

Notes

1 L’on pense évidemment à toute la problématique de la phénoménologie. Sur la réflexion philosophique contemporaine à propos de la représentation, cf. H. Putnam, Représentation and Reality, Cambridge, M.I.T. Press, 1988.

2 Dans cette perspective de psychologie sociale, voir R.M. Farr, S. Moscovici (éd.), Social Représentations, Cambridge/Paris, Cambridge University Press/M.S.H., 1984 ; D. Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Paris, P.U.F., 1989 ou encore B. Orfali, « Les représentations sociales : un concept essentiel et une théorie fondamentale en sciences humaines et sociales », L’année sociologique, vol. 50, 2000-2001. En ce qui concerne la sociologie stricto sensu, les représentations-perceptions se révèlent prises en compte par la plupart des écoles.

3 On songe à l’œuvre de R. Jakobson et notamment à sa notion de « représentations préfabriquées » ou encore au fameux Tractatus logico-philosophicus de L. Wittgenstein, qui peut aussi être tenu pour un grand ouvrage sur langage et représentation.

4 Voir par exemple la section intitulée « Esquisse d’une théorie des représentations », dans l’article de C. Reichler, « La littérature comme interprétation symbolique », dans L’interprétation des textes, Paris, Éd. de Minuit, 1989, dont il est le maître d’œuvre.

5 Cf. la petite synthèse de P. Ariès, « L’histoire des mentalités », dans Le Goff J. (dir.), La Nouvelle Histoire, [1978], Bruxelles, Complexe, 1988.

6 Voir l’ouvrage publié sous la direction de M. Augé, La construction du monde : religions, représentations, idéologie, Paris, Maspéro, 1974 ou encore J. Goody, Représentations and Contradictions : Ambivalence, Relies and Sexuality, Oxford, B. Blackwell, 1997.

7 Cf. H.N. Pitkin, The Concept of Représentation, Berkeley, University of California Press, 1967.

8 Qui fut le premier à se lancer dans une analyse véritable de la notion de représentation (on renverra au chapitre XVI du Léviathan).

9 Voir J. Roels, Le concept de représentation politique au dix-huitième siècle français, Louvain, Nauwelaerts, 1969.

10 Voir par exemple les différents chapitres consacrés à la représentation par H. Damisch dans son ouvrage Théorie du nuage – Pour une histoire de la peinture, Paris, Le Seuil, 1972.

11 Nous avons à l’esprit, principalement, l’essai de G. Balandier sur la théâtrocratie, Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1980, mais il conviendrait d’évoquer également les travaux classiques sur le don, les biens de prestige, la sociologie de l’échange primitif. Voir encore de nombreux écrits de M. Abelès ou encore C. Rivière, Les liturgies politiques, Paris, PU. F., 1988.

12 Entre autres, on évoquera ici les écrits de J.-M. Apostolidès, Le roi-machine : spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Éd. de Minuit, 1981 et de P. Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven, Yale University Press, 1992. Cf. encore l’article de R. Chartier, « Le monde comme représentation », dans Annales E.S.C., 1989/6. On ne saurait omettre de mentionner parallèlement l’œuvre du sociologue N. Elias, La société de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

13 P. Perrot, Le luxe : une richesse entre faste et confort, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil, 1995.

14 The Présentation of Self in Everyday Life, [1959], Londres, Penguin, 1969.

15 Voir P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980 (p. 249) et Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982 (p 101). Depuis l’article liminaire : « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36/37,1981, les perspectives de l’école bourdieusienne consistent surtout à insister sur le « coup de force symbolique de la représentation » par lequel le représentant parvient à susciter, faire exister, le groupe qu’il entend représenter.

16 Citons F. D’Arcy et G. Saez : « La représentation est un de ces mots qui, dans leur banalité même, semblent appartenir à tout le monde [...] Le rapport qui désigne la représentation doit être à chaque fois précisé : rapport de ressemblance, d’équivalence, rapport de tenant lieu [...]. À ce stade d’indétermination déjà la notion de représentation fascine et l’on devine que son application en politique jouera de l’ambiguïté, évoquant aussi bien le mandataire que le batteur d’estrade, renvoyant du groupe d’intérêt à la volonté générale ou à l’État spectacle » (« De la représentation » dans D’Arcy F. (dir.), La représentation, Paris, Economica, 1985, p. 7. Cet embarras face à l’équivoque de la notion n’est d’ailleurs pas nouveau (cf. H.F. Pitkin, The Concept of Représentation, op. cit.).

17 F. D’arcy et G. Saez, art. cit. (p. 8). Voir encore dans le même ouvrage la contribution de Ph. Dujardin, « Représentation, procédés et procédures de symbolisation ».

18 À titre d’illustration, citons l’ouvrage de A.H. Birch, Représentation, Londres, Macmillan, 1971.

19 Voir par exemple, les propos de D. Gaxie et de P. Lehingue sur le contrôle des représentants dans l’ouvrage collectif Enjeux municipaux, Paris, P.U.F., 1984,

20 Cf. M. Hearn, « La perception », Revue française de science politique, vol. XXXVI/3,1986.

21 Voir notamment de nombreux ouvrages de P. Braud.

22 R.-G. Schwartzenberg, L’État spectacle – Essai sur et contre le Star System en politique, Paris, Flammarion, 1977.

23 On mentionnera cependant O. Ihl, La fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996 ou encore Y. Poirmeur, P. Mazet, Le métier politique en représentation, Paris, L’Harmattan, 1999.

24 Cf. P. Chabal, J.-P. Daloz, L’Afrique est partie ! Du désordre comme instrument politique, Paris, Economica, 1999.

25 J.-E Médard, « Le « Big Man » en Afrique – esquisse d’analyse du politicien entrepreneur », L’Année sociologique, 1992.

26 Ce n’est que lorsque la crise économique amenuise les possibilités d’assistance que leur légitimité est remise en question, éventuellement par d’autres leaders potentiels.

27 Plus que d’autres, faut-il le dire, cette thématique émoustillante incite à l’exercice des considérations stéréotypées et bien souvent au déballage de clichés exotiques qui engendrent d’ailleurs, par réaction, des optiques universalisantes plutôt contestables. Précisons-le, il est bien évident que, d’un point de vue extérieur, les mœurs sexuelles contemporaines telles qu’elles sont vécues aujourd’hui dans l’aire en question n’obéissent pas à des schémas qui seraient radicalement à part, foncièrement différents de ceux qui peuvent être repérables en d’autres lieux et en d’autres temps. Cependant le comparatiste serait enclin à souligner des décalages, notamment dans la manière dont ces relations sont vécues et exhibées.

28 Historiquement, on pense évidemment à la polygynie, phénomène qui aura tant frappé jadis les explorateurs européens, stupéfaits de voir que des souverains pouvaient détenir des centaines de femmes en raison de la capacité d’accumulation que confère leur rang ; ceci apparaissant d’ailleurs souvent associé à toute une symbolique de la prouesse sexuelle hors norme qui participe de la mythologie entourant certains hauts personnages.

29 Au Nigeria, où nous avons longtemps travaillé, les étudiantes des universités sont indubitablement les créatures les plus courues. Chaque samedi soir, on observe un ballet incessant des grosses voitures dans les parkings attenant à leurs dortoirs sur les campus du sud du pays... Elles se cherchent souvent de leur côté des « sugar daddies », selon l’expression consacrée, pour améliorer leur train de vie. Il en résulte une incessante compétition entre jeunes gens et hommes plus âgés et plus fortunés à propos desquels on ne manque pas d’expressions populaires en Afrique francophone comme anglophone. Philippe David évoque la victoire des « groteaux », c’est-à-dire des quinqua – et sexagénaires « friqués » sur les « génitaux » (petits jeunes sans le sous) pour attirer les adolescentes à la sortie des collèges. La Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 1986.

30 Ce qui se révèle parfois un « jeu dangereux » : cf. D. Bourmaud, « Le pouvoir au risque du sexe », Politique Africaine, n° 59 (octobre 1995).

31 Tel n’a pas toujours été le cas en Finlande, si l’on pense à l’ere Kekkonen sous la guerre froide, mais celle-ci est plutôt révolue. Le contexte géopolitique y aura longtemps favorisé l’émergence de leaders forts, en contraste avec la Suède.

32 On parle encore ainsi défavorablement des chapeaux de Margot Wallstrôm, l’ex-ministre suédoise de la Culture puis des Affaires sociales (aujourd’hui commissaire européen à l’Environnement).

33 Candidate du « Kokoomus » (« National Coalition Party »), elle aura surtout pâti de ses positions à l’égard de l’entrée de la Finlande dans l’OTAN et surtout à propos de la Carélie, dont elle est originaire, qu’elle voudrait voir la Finlande récupérer entièrement.

34 La présidente vient de se marier assez discrètement au grand dam des féministes qui y voient une concession accordée au monde bien-pensant.

35 Il s’agit du « vänsterpartiet » qui se situe dans la continuité du parti communiste et recueille à peu près 10 % des votes aux élections.

36 Cf. R.-G. Schwartzenberg, L’État spectacle, op. cit.

37 J.-P. Daloz, Élites et représentations : la culture de l’échange inégal au Nigeria, Bordeaux, PUB, 2002.

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