Effet de brouillage
p. 83-89
Texte intégral
L’action de brouillage semble caractériser la vie sociale à l’heure des médias, et atteindre les catégories mêmes des sciences sociales.
L’étymologie de « brouiller » vient de « bro (u) », autrement dit « bouillon, boue ». Nous devons entendre la polysémie du verbe qui indique aussi bien mêler, altérer, troubler, rendre confus, et se disputer, se fâcher.
La richesse du terme est intéressante pour miroiter une époque trans-moderne si l’on peut dire, où les frontières traditionnelles, les limites instituées, ont été largement entamées par les processus de déterritorialisation. Ceux-ci coïncident avec la circulation accélérée, sidérante, des fluidités, des signes, des objets, des images, des hommes, de l’argent. Cette circulation hyperactive, proliférante, serait à considérer comme « l’événement ultime » pour reprendre l’expression de Siegfried Krakauer1.
Dans l’immense méli-mélo historique que nous vivons avec la machine mondiale des communications, avec le télescopage des lieux et des temporalités via la multi-médiatisation quotidienne, les frontières « existentielles » semblent être flottantes, troublées ou même altérées. D’où une période de blessures signifiantes qui opèrent sur le corps social, en ses ligaments les plus essentiels (monde du travail, masculin et féminin, lien familial, construction parentale, compétition générationnelle, coexistence sociale dans la cité). Ce sont les frontières subjectives, mais aussi bien objectives, que nous voulons interroger à travers l’événement de la présence des images partout, dans l’espace privé ou public. Il s’agit de repérer une trans-subjectivité puisque les imaginaires individuels sont désorientés, déséquilibrés, par le mixage hautement pratiqué entre les lieux de la fiction et de la réalité. Ainsi l’habitat est-il truffé d’écrans branchés sur le monde extérieur. Ainsi l’espace urbain est-il perforé par des images publiques qui constituent une seconde architecture. Ainsi l’habitant parcourant la ville est-il sollicité par les réseaux nomades. Comment faisons-nous avec ces territoires mouvants, altérés ? Comment des subjectivités fragiles deviennent des forces de fluidité dans un tel contexte kaléidoscopique ? Il ne s’agit plus de parler de la fameuse « adaptation » humaine prônée par les gestionnaires, mais plutôt de « s’en tirer » à bon compte comme dit le dicton commun.
Au fond ce qui est en jeu avec l’effet de brouillage est la distinction classique entre un dehors et un dedans. Quatre phénomènes contemporains semblent perturber cette distinction spatiale et psychologique, en travaillant les formes de la demeure, du médiatique, du lieu urbain, du parcours spatial : la confusion, le diffus, le trouble, la démesure.
Nous reviendrons sur ces catégories avec les expériences sociales évoquées. N’est-ce pas l’occasion d’esquisser ici l’hypothèse d’une aspectologie de la communication ? Autrement dit l’étude de tous les aspects, de toutes les formes sensibles, s’entremêlant, qui constituent ensemble la texture d’une culture apparaissante ? Cela recoupe toutes les manières de s’offrir aux sens, au regard, mais aussi les tournures intellectuelles, les angles de compréhension, les perspectives mentales, dans la façon d’envisager un problème. Cette aspectologie commune n’est pas une « esthétique » à proprement parler, mais une manière de réouvrir la question d’une anthropologie généralisée qui a été subtilisée par un déterminisme du régime symbolique dont le « culturalisme » a été une manifestation contradictoire, durable.
La confusion des lieux et le diffus
La présence des objets médiatiques dans l’espace domestique perturbe les anciennes frontières entre le public et le privé, entre le dehors et le dedans. Cette situation progressivement mise en place peut nous mener à une confusion du lieu. Celui-ci est enveloppé par une nappe diffuse formée par les médias, à travers laquelle nous passons subrepticement dans le quotidien. Il se produit alors une « confusion » quant à la perception du lieu et de son statut, par le désordre des limites spatiales, par la perte des repères mentaux. Précisons de suite que le lieu est un morceau d’espace où quelque chose a lieu engendrant un lien, une attache, un nœud. Tout lieu depuis longtemps a sa propre opacité, il n’est pas pure transparence. Cela nous l’éprouvons pour des endroits de la ville dont le charme paradoxal réside dans la compénétration de la présence et de l’absence, de la contingence et de la mémoire émiettée, de la retrouvaille et de l’échappée2. Cependant cette opacité vitale des lieux est très différente du processus d’indistinction des limites spatiales opéré avec le médiatique. Pour les raisons indiquées je n’opposerais pas le lieu et le non-lieu, chacune de ces catégories peut en effet être permutée l’une dans l’autre : le lieu devient un non-lieu, et le non-lieu devient un lieu selon l’événement de l’espace social. Avec le pêle-mêle spatial et temporel engendré par l’omniprésence des objets médiatiques, la question de la « limite » se pose crucialement. Elle ouvre en effet sur des effets spatio-sémiotiques renversants, tel que Louis Marin3 les a analysés pour la manifestation, le cortège, la procession, où les points frontières, les bords, les abords, les passages sont nombreux entre ce qui est dedans et ce qui est dehors d’une spatialité mobile dans la ville.
Avec l’espace mondialisé des images nous assistons à la communication confondante qui se caractérise par des mouvements inversés du dehors et du dedans jusqu’à leur indétermination perceptive. L’exemple massif de la télévision dans les foyers, dans les lieux privés, à partir des années 1960, frappe par sa continuité.
L’objet télévisuel innerve la demeure privée de toutes parts. Les images du monde entier, de l’événement immédiat, sont diffusées à travers cet objet-écran, elles « déboulent » directement chez soi et elles engendrent une étrange présence dans le lieu privé. Au fond cette présence diffuse du poste de télévision dans les espaces nous confine à une absence du lieu dans sa perception. Une photographie de l’artiste Robert Frank4 montre une chambre de motel aux États-Unis, où seul fonctionne un poste TV : le vide de la pièce est saisissant puisque la présence humaine a disparu.
Ce n’est qu’un aspect du phénomène de spatialisation télévisuelle. D’un point de vue anthropologique il faudrait étudier la dimension kaléidoscopique de la présence de l’objet télévisuel dans les lieux. D’après mon observation, en Grèce, la télévision est reçue à la fois comme objet omniprésent et comme toile de fond de la vie quotidienne. Dans l’île de Karpathos par exemple, il n’est pas rare de constater qu’un poste récepteur est allumé dans la maison mais personne n’y fait attention, la famille parlant entre ses membres, vaquant à ses affaires. À d’autres moments, au contraire, il existe une catalisation familiale autour de l’objet médiatique. Au Vietnam par contre, la télévision n’est pas forcément à l’intérieur de l’espace privé, mais souvent à l’extérieur, dans une cour, une rue, partagée dans un curieux va-et-vient de la population. La télévision dans ces cas devient un « bruit » d’images qui rythme le quotidien. Il n’y a pas de significations logiques de la place de la télévision, car elle est hétérogène en fonction des cultures, du partage des lieux. Il devient même difficile de « situer » l’objet et de définir sa fonction exacte. Est-il informationnel, symbolique, magique, imaginaire dans ses effets sociaux ?
Tous les écrans domestiques du XXe siècle mettent en place une limite aléatoire, fluctuante, entre la vie privée et l’activité publique. Car notre corps semble être pris dans une tension entre des espaces encastrés : ici et là-bas, le direct et le différé, le visible et l’invisible. Notre époque se distingue ainsi du XIXe siècle où va dominer l’enfermement privé, le bovarysme, la purification des classes sociales, et du XVIIIe siècle où la manifestation publique surplombe la vie sociale dans ses moindres scènes5. En recevant à domicile les images concoctées et provenant du monde entier, selon tous les genres audiovisuels, le processus de corrosion des frontières entre l’intérieur et l’extérieur se déclenche fatalement. Il ne s’agit plus de parler de « réception » au sens d’une logique médiatique, mais plutôt d’une perception de l’espace, du corps, de soi, de l’autre6. L’écran télévisuel, toujours largement dominant dans les pratiques sociales, constitue une membrane artificielle qui nous permet d’accéder aux turpitudes du monde sans être directement atteint du moins. Cependant je peux être « touché » par des images d’un événement se produisant à l’autre bout du monde, il peut y avoir du trauma diffus. Là réside le paradoxe du télé-spectateur moderne qui ne peut pas être atteint dans sa chair, mais qui peut être touché mentalement s’il n’est pas encore totalement indifférent. Une sorte de métabolisme de l’existence fonctionne sur ce « pas atteint / mais touché » particulier à la saturation événementielle des médias « on line ».
On comprend l’ambiguïté du lieu où est présent l’objet médiatique de façon fixe ou mobile. La télévision est génératrice d’espaces, privés ou publics du reste. Car les écrans TV sont aussi bien implantés dans la ville que dans la demeure privée. On se souvient de la définition merleau-pontienne de l’espace7 qui souligne le fait que celui-ci n’est pas un milieu, mais un moyen, une disposition des choses entre elles, une puissance de leurs connexions.
À partir du moment où l’objet télévisuel est là il change la configuration du lieu quelconque, puisqu’il agit comme une frontière hallucinatoire des espaces en recombinant les connexions, les branchement imaginaires entre l’ici et Tailleurs. Cette pulvérisation abstraite propre aux images a des conséquences tangibles sur les perceptions, la place des corps, les déplacements des regards.
Le jeu du proche et du lointain caractérise ce que Walter Benjamin a appelé l’aura à propos de l’œuvre d’art. Il y a bien aussi un aller-retour du proche et du lointain avec le branchement télévisuel, cependant le spectateur subit ce « jeu » selon une révulsion des limites, un retournement du privé et du public, du subjectif et de l’objectif, dans la pulvérisation du temps de l’information. Or la sensation auratique induisait au contraire un mélange subtil des strates, une lenteur, une étrangeté, un éloignement proche, une échappée singulière de l’événement, un espacement.
Le trouble des images et la ville
Ce que nous venons d’évoquer avec la télévision généralisée et ses effets, me semble aussi à l’œuvre avec l’implantation des images publiques dans la ville mais d’une manière assez différente. De même, la confusion entre lieu privé et espace public est entretenue par les représentations publicitaires. Mais aussi la fiction des images rencontre la matérialité de la ville dans un télescopage cinétique.
Des images publiques sont implantées dans l’espace urbain constitué de bâtiments, de réseaux de circulation, de signes. Il faut considérer les effets réciproques entre les images et les lieux urbains dans leurs métamorphoses respectives. Une stratification complexe se produit entre les images, les figures iconiques, et la matière urbaine, le bâti. Les images fixées dans un lieu ont aussi une matérialité manifeste, même si elles renvoient à la dimension virtuelle, à une fascination métaphorique, à une absence, de la part du « citadin-récepteur ». Ainsi toute l’imagerie exposée participe pleinement de ce qu’on nomme aujourd’hui le « paysage urbain »8. Les images constituent des traces éparpillées de ce paysage qui a la particularité d’être illimité, contrairement à la représentation classique paysagère. Or l’image a une fonction impure si l’on peut dire, elle déterritorialise fondamentalement l’espace, elle décentre le regard de l’habitant vers un ailleurs. Nombre d’icônes publicitaires sont du registre privatif, montrant ostensiblement la vie privée, le corps intime, nu, le désir individuel, le rêve, le voyage... Toutes ces représentations sont projetées violemment sur les murs de nos villes comme autant de pièges à regard. Elles font un « trou » dans la ville comme dit Pierre Fresnault-Deruelle9, sans doute cette béance aspire en partie notre vision du lieu. L’affichage urbain est de plus en plus sophistiqué, il devient électronique et successif, il est surdimensionné. Au fond les images urbaines sont devenues des écrans qui font écho à la démesure de la ville contemporaine. Nul doute que la perception sociale des espaces est affectée par ce télescopage des images et des lieux traversés. Cependant les images elles-mêmes changent de nature, si l’on peut dire, avec la puissance d’absorption de la ville. Si le lieu semble être altéré dans un premier temps par une présence trop massive des images, ces dernières sont comme assimilées, englouties dans le mouvement de la ville. La prégnance de ce phénomène est visible dans le cinéma américain d’aujourd’hui, ou même asiatique : tous les signes, toutes les images, toutes les lumières artificielles sont comme digérés, dévorés dans une substance urbaine spongieuse et sporadique. Le temps éphémère des images publicitaires côtoie le temps étendu de la ville, cela produit des courts-circuits de part et d’autre. Et l’on peut bien vivre ces décrochages, ces embrayages visuels et temporels différents dans la même durée d’une journée. Cette pluralité des rythmes perceptifs constituerait même une condition de l’homme moderne vivant dans la grande ville, au dire de Georg Simmel10.
Les traces deviennent impures car les limites sont là aussi incertaines. Les images implantées dans le paysage urbain font basculer la perception des habitants plutôt du côté du domaine privatif, individuel, au moment même où ils sont dans l’espace public. Certes il ne s’agit que d’un instant de vision, cependant cela est suffisant pour déclencher un trouble des repères dans la représentation mentale. Sans doute ce processus de renversement de situation, subreptice, insidieux, incitateur, coïncide-t-il avec un désir ancestral d’évasion comme on dit, d’être ailleurs alors que nous sommes là ensemble ?
Le trouble se caractérise par une polysémie impulsionnelle qui dit le tumulte, le brouillage des référents, le déchirement interne des cultures, la perturbation des corps et des esprits, mais aussi le mélange, l’indéterminé et l’émotion. Ne sommes-nous pas dans ce chiasme lorsque au cœur de la ville nous sommes confrontés à des affiches publicitaires, souvent érotisées où le corps dénudé de la femme ou de l’homme apparaît banalement dans les lieux où nous transitons quotidiennement ? Ainsi l’intimité devient publique et les regards se croisent dans cette perturbation sémiotique des lieux. En même temps un glissement est opéré dans ce mélange imaginaire du privé et du public qui touche notre existence commune. Le mouvement subjectif de cette dernière est comme mis à nu par la présence de ces icônes-écrans dans la ville.
Il y a comme un retournement du corps privé avec ces nombreuses images qui prolifèrent dans une étendue urbaine sans limites ou presque. Assurément cette situation est étrange puisque la fiction des images s’incarne spatialement et accompagne tout naturellement nos déplacements et nos regards dans la ville. Nous sommes placés alors devant ce « réel aréal » que décrit Jean-Luc Nancy et qui suggère « un manque de réalité, ou bien une réalité ténue, légère, suspendue : celle de l’écart qui localise un corps »11. Le paradoxe est que cette aréalité est devenue progressivement notre réalité, tout comme les images de toutes natures finissent par constituer un paysage mouvementé que nous parcourons et qui nous traverse incessamment. Les effets de brouillage entre domaine privé et espace public recouvre cette oscillation et hésitation contemporaines entre la peur d’une perte de réalité correspondant à l’effondrement des limites spatiotemporelles et le désir de transversalité du réel afin de nous alléger du poids lourd de la réalité. Ces questions sont liées à la démesure urbaine, précisément à la « mondialisation » des circulations intensives et extensives, à un monde « sans limites » peut-être, mais où néanmoins le jeu kaléidoscopique des dimensions, des formes, des lieux, des corps, est possible.
Notes de bas de page
1 Siegried Krakauer, Le voyage et la danse, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, p. 28 : « L’expansion de la circulation sur terre, dans l’air et sur l’eau représente l’événement ultime » (texte de 1925).
2 Bien-sûr Walter Benjamin éclairera le mieux cette complexité et cette ambivalence des lieux urbains. Voir « Passages parisiens » dans Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Éd. du Cerf, 1993.
3 Louis Marin, « Une mise en signification de l’espace social : manifestation, cortège, défilé, procession » dans De la représentation, Paris, Gallimard, Seuil, 1994, p. 46-62.
4 Voir l’œuvre du photographe Robert Frank, Album The Americans, Paris, Delpire, 1958 (1re éd.)
5 Voir la recherche historique de Philippe Perrot, Le travail des apparences, Paris, Seuil, 1984.
6 Sur ces questions voir Alain Mons, « Au-delà de la réception » dans André Vitalis (dir.). Médias et nouvelles technologies. Pour une sociopolitique des usages, Rennes, Éd. Apogée, 1994.
7 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, (Tel) p. 281 : « L’espace n’est pas le milieu (réel ou logique) dans lequel se disposent les choses, mais le moyen par lequel la position des choses devient possible ».
8 En 1970 Abraham Moles écrivait déjà à propos de l’affiche « Plus encore que ses fonctions de sollicitation, c’est sa fonction de paysage urbain qui va nous intéresser » dans L’affiche dans la société urbaine, Paris, Dunod, 1970, p. 129.
9 Pierre Fresnault-Deruelle, L’image placardée, Paris, Nathan, 1997.
10 Voir Georg Simmel, « Les grandes villes et la vie de l’esprit », dans Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989.
11 Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2000. p. 39.
Auteur
-
Alain Mons
Professeur à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3
Centre d’Etudes des Médias
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