La vie privée serait aujourd’hui menacée. Pour étudier cette menace et mettre en perspective un sujet ainsi défini, il semble logique de partir de la sphère politique. Mais il nous faudra ensuite faire toute leur place à l’évolution des médias eux-mêmes, pour replacer enfin et l’évolution de la politique et celle des médias dans un mouvement plus ample de la société tout entière qui seul permet de les comprendre.

Vie privée et politique

La vie privée des hommes politiques et les médias

La première question qui se pose est de savoir s’il y a eu dérive dans l’usage médiatique de la vie privée des hommes politiques.

Nous en avons tous l’impression, mais l’historien doit bien signaler que l’utilisation à des fins politiques par les médias de la vie privée des hommes politiques n’est pas chose nouvelle. La campagne menée contre le Président Jules Grévy à travers son gendre qui vendait des décorations, remonte aux années 1887-1888 du siècle dernier, et l’on se souvient que, sous le Second Empire, la vénalité de Morny faisait l’objet de jeux de mots dont il nous reste cette devinette : « Quelle différence y a-t-il entre l’Empereur, une panthère et Monsieur de Morny ? ». Réponse : « Aucune : La panthère est tachetée, Monsieur de Morny est acheté et l’empereur est à jeter par la fenêtre ».

La vie privée des hommes politiques a toujours été plus ou moins exposée sur la place publique. Si l’on remonte au XVIII^e siècle, les maîtresses de Louis XIV ou de Louis XV ont passablement défrayé la chronique et l’affaire du collier de la Reine, qui est une affaire éminemment privée où interfèrent le financier et le moral, fait partie des causes secondaires de la Révolution. La question qui nous occupe n’est donc pas vraiment nouvelle.

Plus près de nous, la carrière politique d’Aristide Briand a failli s’arrêter très tôt, à dire vrai dans un pré : il fut en effet surpris par un commissaire de police dans un champ en flagrant délit d’adultère, traîné en correctionnelle et condamné pour attentat à la pudeur. Comme les hommes politiques ne se laissent jamais abattre, il a fait appel et il a gagné, ce qui lui a permis de rester éligible. L’opinion est souvent plus amusée qu’indignée par de telles histoires. Quand le Président de la République, Félix Faure, mourut d’un arrêt cardiaque en compagnie galante dans sa chambre à l’Élysée, on en fit un bon mot : « Le Président a-t-il toujours sa connaissance ? – Non, elle est sortie par l’escalier de service... ».

Il faut enfin évoquer l’affaire Caillaux, une affaire incontestablement plus importante que les épisodes que nous vivons actuellement. Caillaux, ministre des Finances, s’était opposé à l’allongement à trois ans du service militaire et il voulait instituer l’impôt sur le revenu. Il fut l’objet d’une campagne de presse qu’il pensait orchestrée par le Président de la République, Poincaré. Cette campagne, menée notamment par Le Figaro, a duré trois mois et elle s’est terminée de façon sordide avec la publication par Le Figaro du fac-similé d’une lettre adressée par Joseph Caillaux, qui n’avait pas encore divorcé, à sa maîtresse, la future Henriette Caillaux. Cette lettre était une lettre d’amant, une lettre enflammée... un peu scabreuse et en tout cas très intime, et elle était signée « Ton Jo ». Le scandale fut énorme... La légitime Mme Caillaux alla voir le directeur du Figaro, Calmette, et le tua d’un coup de revolver. C’était en mai 1914, Caillaux démissionna, Mme Caillaux fut acquittée par les assises en juillet, mais Caillaux avait été écarté du pouvoir pendant des mois décisifs.

Qu’est-ce que la publication de la lettre « Ton Jo » par le Figaro, sinon une utilisation politique de la vie privée par des médias ? Les scandales financiers sont probablement plus importants en France que les affaires de mœurs. Ils parcourent tout le XIX^e siècle : les décorations, Panama, puis, entre les deux guerres, Madame Haneau, Oustric, l’affaire Stavisky, sous la IV^e République l’affaire des piastres, etc.

La situation actuelle n’apparaît donc pas vraiment nouvelle, et il n’est pas certain que les malversations soient plus fréquentes aujourd’hui qu’hier. Si elles semblent plus nombreuses, d’Urba-GRACCO à la mairie de Paris, c’est en partie parce que la justice a entrepris de les dépister systématiquement : quand on les cherche, il est normal qu’on en trouve plus que quand on ne les cherchait pas. Des scandales éclatent donc les uns après les autres, mais, au total, il y en avait probablement autant, si ce n’est davantage, sous la III^e ou la IV^e République. Les médias les mettent en vedette avec la complicité active des juges – comment expliquer autrement qu’une caméra se trouve précisément là où un juge va perquisitionner ? – parce qu’ils estiment en fait qu’ils relèvent de la vie publique, mais ils respectent plutôt la vie privée. Ainsi l’existence de la fille du Président Mitterrand, Mazarine, a-t-elle été un secret relativement bien gardé tant que le Président lui-même a souhaité qu’il le soit.

Veut-on un exemple plus significatif ? La nomination de Mme Cresson comme Premier Ministre a été accompagnée d’une rumeur selon laquelle elle aurait été la maîtresse de François Mitterrand dont elle aurait même eu un enfant... L’intéressant, dans cet exemple, n’est pas la rumeur, dont on ignore si elle est ou non fondée, c’est l’attitude de la presse qui n’a pas cherché à savoir si elle l’était. En Grande-Bretagne ou aux États-Unis, les journalistes n’auraient pas cessé de harceler les intéressés et leurs entourages et la rumeur aurait débouché sur une crise politique, car la crédibilité politique est directement liée à la vie privée. J’étais en Grande-Bretagne quand Monsieur Rocard a annoncé son troisième mariage. Mes collègues anglais étaient un peu surpris car une telle annonce leur semblait discréditer politiquement celui qui la faisait. Dans le contexte français, au contraire, une telle annonce évitait les indiscrétions et banalisait le fait : ce fut un non-événement.

Dans ces conditions, parler de dérive dans l’exploitation par les médias de la vie privée des hommes politiques en France paraît excessif. Dans la mesure où il existe une évolution, elle est plutôt le fait des hommes politiques, ou de certains d’entre eux, qui utilisent leur vie privée comme argument politique. C’est M. Giscard d’Estaing, associant sa femme et ses filles à ses affiches électorales et se montrant ensuite volontairement comme un homme privé à l’intérieur de ses fonctions publiques. Son duo d’accordéon avec Yvette Horner est restée célèbre, comme ses apparitions en pull-over à l’écran. Le choix vestimentaire est significatif : dans sa génération, la vie publique impose la cravate, le pull-over est pour le dimanche, le privé, la campagne. M. Giscard d’Estaing voulait décrisper la vie politique et montrer que les hommes politiques étaient comme tout le monde. Ce qu’il a confirmé en allant dîner le soir, soi-disant sans façon et sans protocole, chez des gens ordinaires choisis, faisait-on dire, au hasard parmi ceux qui l’avaient invité. Étrange irruption de l’homme public dans l’univers privé du citoyen... Mais aucun de ses successeurs à l’Élysée n’a suivi son exemple, et les Présidents de la République comme les Premiers Ministres ont protégé leur vie privée des exploitations médiatiques. L’émission de télévision qui, il y a une dizaine d’années, interviewait les hommes politiques chez eux, dans leur cadre privé, n’a pas eu finalement de suite. Ce qui se répand aujourd’hui est plutôt la participation d’hommes politiques à des émissions de divertissement grand public, mais c’est autre chose.

Parler de dérive médiatique semble donc excessif : le mur de la vie privée familiale des hommes politiques est toujours solide, et il le doit en partie précisément à ce que les hommes politiques s’efforcent de passer pour des citoyens comme les autres. Depuis un certain nombre d’années, on voit en effet se développer la protection de la vie privée des simples citoyens contre les entreprises médiatiques.

La vie privée des simples citoyens

Le contrôle par les pouvoirs publics de la vie privée des citoyens, ou du moins de certains d’entre eux, est une nécessité : il faut bien réprimer le banditisme, lutter contre l’espionnage etc. ce qui suppose des surveillances, des filatures, des écoutes téléphoniques. Toute la question est de savoir jusqu’où peut aller ce contrôle.

La réponse dépend, pour une part, des circonstances. On peut aller très loin en période de guerre par exemple. Le contrôle postal se pratique alors à très large échelle : des dizaines de milliers de lettres par mois, parfois des centaines de milliers ont été ouvertes et ont donné lieu à des rapports aussi bien pendant la guerre de 1914 qu’en 1939-40 et pendant l’occupation. Ces rapports sont une mine pour les historiens et ils permettent par exemple à Pierre Laborie de montrer qu’en juin 1944, alors que le débarquement vient d’avoir lieu, le premier souci des Français reste le ravitaillement... On peut se demander si, dans une situation analogue, les citoyens accepteraient aujourd’hui sans protester que le contrôle postal ouvre leurs lettres ?

Les circonstances ne constituent plus, en effet, une justification absolue, et le contrôle de la vie privée a été progressivement soumis à des procédures qui le limitent strictement et que la justice fait respecter. Les écoutes téléphoniques, par exemple, sont aussi anciennes que le téléphone. J’ai dépouillé, dans les archives du chef de cabinet de Clémenceau, en 1918, les notes prises par les personnes chargées des écoutes : il y en a des cartons entiers. Maintenant, ce sont des bandes magnétiques, mais le changement important n’est pas technique ; il tient à la loi de 1970 qui, peut-être parce que les progrès techniques rendaient les écoutes possibles sur une plus grande échelle, les a strictement réglementées : on a imaginé une procédure qui permet à la justice ou au contre-espionnage de faire leur travail tout en garantissant les citoyens ordinaires contre les abus auxquels pourraient s’abandonner les détenteurs des pouvoirs.

La même loi de 1970 sur le respect de la vie privée a édicté des règles précises sur la protection de l’image privée. Un magazine qui publie les photos d’une personne sans son accord peut se voir condamné à des dommages et intérêts considérables. Il devient parfois difficile d’illustrer même un livre d’histoire, car les éditeurs refusent de publier sans son autorisation expresse une photo sur laquelle un personnage pourrait se reconnaître. Pour illustrer le nouveau rapport du père et de l’enfant, il faut montrer de dos un homme portant un enfant sur ses épaules, ou le rendre non reconnaissable si on le montre de face... Un père barbu qui se reconnaît, alors qu’il ne porte plus la barbe... et ce sont de lourds dommages et intérêts pour l’éditeur.

La protection de la vie privée a été renforcée dans un autre domaine par la création en 1978 de la Commission Informatique et Libertés. Toute constitution de fichier informatique nominatif est soumise à autorisation ; toute personne peut demander communication des données collectées à son nom, sauf cas très exceptionnels. L’arbitraire de l’administration a été encadré par une autre loi de 1978 sur l’accès aux documents administratifs : les cas où le secret-défense, le secret professionnel ou le secret médical peuvent être invoqués sont limités.

Dans l’ensemble, les médias poussent plutôt à renforcer qu’à affaiblir ces protections. Quand on découvre des écoutes téléphoniques, la presse ne manque pas de dénoncer l’exécutif qui met son nez dans des affaires qui ne le regardent pas, y compris dans des cas où la discussion est possible. Placer sur écoutes un journaliste qui, ses articles le prouvent, dispose manifestement d’informations protégées, dans l’affaire de Rainbow Warrior par exemple, n’est pas en soi illégitime, si les procédures juridiques sont respectées. Assurément, cela remet en question le droit pour les journalistes de préserver l’identité de leurs informateurs. Mais les responsables d’un service secret ont-ils le droit de chercher qui laisse fuir les secrets ? On voit bien, dans ce débat, de quel côté penche l’opinion aujourd’hui. La définition même de la vie privée a tendance à se faire plus extensive et sa protection plus rigoureuse.

Parler de « dérive » est donc pour le moins paradoxal. Pourtant, nous parlons en termes de dérive. Où donc situer le changement que pointe cette expression ? S’il ne tient pas au rapport des médias à la vie privée, peut-être s’explique-t-il par l’évolution même des médias et de leur place dans notre société.

Médias et sphère privée

L’histoire des médias est particulièrement complexe parce quelle se situe à la croisée de plusieurs histoires : une histoire technique, celle des postes à galène, des postes à lampes, des postes à transistors, de la caméra super 8 à la caméra numérique etc., une histoire organisationnelle et politique, celle des chaînes, des modes de diffusion, etc., et une histoire des styles, plus culturelle, qui montre comment un animateur de radio ou de télévision n’a pas historiquement toujours le même comportement. Jouer simultanément sur cette pluralité de registres est difficile ; les analyser séparément est arbitraire ; aussi ai-je choisi d’aborder cette histoire en distinguant les différents médias.

La presse

En ce qui concerne la presse, il n’y a pas de changement technique majeur, mais malgré tout des progrès importants. Ainsi le passage à l’offset permet d’imprimer des photographies en noir et blanc dans de bonnes conditions, ce qui crée une différence entre les journaux des années 1960 et ceux de l’entre-deux-guerres, qui n’ont pratiquement pas de photographies, ou des photographies de mauvaise qualité. De même, la banalisation de la quadrichromie va permettre aux magazines d’avoir des images en couleur de belle qualité qui vont transformer la presse hebdomadaire.

Les phénomènes économiques de concentration de la presse ont-ils une grande importance pour notre sujet ? Je n’en suis pas certain. En revanche, l’apparition de styles journalistiques nouveaux est, pour notre sujet, d’une grande importance. De ce point de vue, l’apparition en 1937 d’un magazine à l’américaine comme Marie-Claire, mérite de faire date. D’autant qu’il n’y a pas que le style du journal qui change : le courrier des lecteurs – des lectrices – prend dans le magazine une place nouvelle, et il s’agit d’un courrier beaucoup plus personnel, pas encore intime, mais qui le deviendra après la guerre. Il caractérise des hebdomadaires comme Marie-Claire, Confidences créé un an plus tard, et après la Seconde Guerre mondiale, Elle, avec Hélène Lazaref. L’imitation des magazines américains est flagrante, dans une publication comme Confidences, qui ne prend même pas la peine de franciser les prénoms des Bill ou des Eilen des récits qu’elle publie.

Le rôle de la publicité, dans ces magazines notamment, celui de l’image, en particulier de l’image publicitaire, sont bien connus. On se limitera ici à quelques remarques banales. La publicité vise à faire naître le besoin ou l’envie et pour y parvenir elle discrédite toutes les censures. La maxime qui résume les messages publicitaires est du type : « faites-vous un petit plaisir ». Une illustration de cette formule est fournie par une affiche que j’ai vue dans le métro : « C’est un peu de paresse... Et alors ? » Toute la publicité enseigne que ce qui réfrène les désirs ou les envies de consommation est mauvais et qu’il faut s’en libérer. Les normes restrictives deviennent des tabous à abattre. La transgression est valorisée comme une libération. Cette légitimation brouille la frontière du public et du privé.

Avec les premiers magazines de la génération Marie-Claire, la presse féminine traitait bien des sujets domestiques, mais ils restaient à demi publics, s’attachant essentiellement à la famille : comment en améliorer le confort, comment y cultiver le bonheur ? La cible était implicitement la mère de famille que l’on traitait en quelque sorte comme un petit entrepreneur et à qui l’on expliquait comment améliorer sa gestion par des conseils sur la tenue du linge, l’ameublement, les menus, la cuisine. On entrait assez peu dans le domaine vraiment privé ; les suggestions de maquillage ou de gymnastique, destinés à entretenir la séduction de l’épouse, s’arrêtaient à la frontière de l’intime et les conseils éducatifs ou conjugaux s’inspiraient du bon sens le plus traditionnel.

Peu à peu, l’on a franchi cette frontière. On passe de la famille au couple. Le glissement se produit dans les années cinquante. Dans la presse féminine d’avant 1940 on ne trouve jamais ou pratiquement jamais « couple » employé seul, sans adjectif ou complément ; on trouve des « couples d’amoureux », des « jeunes coupies ». Dans la presse d’après-guerre « couple » est utilisé absolument, comme déterminant : « la vie de couple », « les problèmes de couple ». Et le courrier des lecteurs commence à couvrir le domaine de l’intime, celui du désir et du plaisir, celui des frustrations et des angoisses. Le discours médical passe le relais au discours psychologique, et la vulgarisation du freudisme dénonce les refoulements que construisait avec patience l’ancienne éducation. Puis la référence à l’autre elle-même s’estompe, et la publicité balaye toute norme implicite pour légitimer le bon plaisir des individus comme tels, pourvu qu’il soit politiquement correct. L’individualisme contemporain le plus privé s’expose ainsi publiquement, au risque d’un voyeurisme satisfait.

La radio

Sensibles dans la presse, ces changements sont plus importants dans les médias qui n’existaient pas au début du siècle : la radio et la télévision. À elle seule, l’apparition de ces nouveaux médias constitue une évolution majeure et une date dans l’histoire des rapports entre médias et vie privée.

L’histoire de la radio est bien connue, du poste à galène au lendemain de la guerre de 1914, au poste à lampe, puis au super-hétérodyne des années trente, avec son trèfle vert qui s’élargit quand le réglage de la station s’affine. La vraie révolution intervient avec le transistor, entre 1959 et 1962 : le putsch des généraux d’Alger échoue en 1961 parce que les soldats du contingent ont des transistors dans les bleds les plus reculés, et les informations de métropole qu’ils captent leur font comprendre que si les généraux putschistes venaient à réussir, ils resteraient durablement de l’autre côté de la Méditerranée, ce qui leur convient d’autant moins qu’ils sont plus républicains que putschistes. Alors que Mai 58 et la prise du gouvernement général se passaient encore à l’époque des postes à lampe qui ne permettaient pas la même diffusion.

Pourquoi pointer ces changements techniques ? Parce qu’ils impliquent des changements dans les modes d’audition. Le poste à galène c’était pour les mordus de la radio ; pour ma part, je ne suis jamais arrivé à en faire marcher un ; j’ai gratté vainement avec la petite aiguille sur le cristal de galène sans jamais parvenir à entendre dans l’écouteur autre chose que des grésillements. Le poste à lampe, lui, fonctionne bien, et on l’entend sans écouteur. Au moment de l’appel du 18 Juin du Général de Gaulle, il y a environ 5 200 000 postes en France, et quand le transistor arrive, pratiquement tous les ménages sont équipés. Mais ces postes étaient souvent lourds ; leur poids s’est allégé, évolution technique aidant, mais avant 1940 ils pesaient 5 kg à 6 kg, donc il fallait une étagère solide, un meuble, pour les poser. En outre, ils étaient rivés à leur prise de courant. On les posait, on les branchait et ils ne bougeaient plus. C’étaient donc des équipements familiaux : on écoutait la radio en famille, les nouvelles le soir, en faisant taire les enfants pour mieux entendre. Parfois, le cercle dépassait la famille : pendant la guerre, on faisait parfois cercle autour du poste en tendant l’oreille pour entendre la BBC, parce que l’écoute était mauvaise et que tous les postes ne la captaient pas aussi bien. Dans d’autres circonstances, on constate des écoutes collectives. Au village, quand il se passe des choses importantes, on va au café pour écouter la radio que l’on n’a pas toujours chez soi.

Ce type d’écoute familiale ou collective induit évidemment un certain type d’émission : les variétés, les concerts, et d’ailleurs les radios s’équipent d’orchestres. On utilise aussi beaucoup les divertissements, la pièce policière du lundi soir sur Sottens, Durtal et son adjoint Picoche : une série-culte que la radio suisse romande voudrait bien rediffuser, mais elle a signé des contrats tels que le coût de la rediffusion est prohibitif. Pendant dix ans, peut-être même plus, tous les lundis soirs, dans l’aire de diffusion de cette radio, les familles se regroupaient pour écouter ces pièces policières.

Comme il y avait peu d’écoute individuelle, il était difficile de cibler les publics ; la plupart des émissions de radio étaient nécessairement des émissions tous publics, ce qui excluait certains types de sujet. La révolution du transistor est d’induire l’écoute individuelle. Le transistor c’est le soldat dans le bled ou sous sa guitoune en Algérie, mais c’est aussi le peintre qui peint un plafond avec son poste accroché d’un côté de l’échelle et son pot de peinture de l’autre. Ce sont les teenagers dans leur chambre qui écoutent leurs émissions favorites comme « Salut les Copains » au début des années soixante.

Cette évolution, qui permet le ciblage des publics et donc le traitement d’autres sujets et notamment de sujets intimes, de sujets personnels, va de pair avec la transformation des styles d’animation radiophonique. De ce point de vue, l’évolution a même précédé la technique. La date importante est 1956 avec le lancement d’Europe N° 1 et des animateurs qui commencent à dialoguer avec les auditeurs. Les autres stations suivront, avec du retard. Mais tout le monde connaît la grande émission de Ménie Grégoire, sur RTL, tous les jours à 14 heures : Ménie Grégoire répondait aux questions sur la vie privée, l’éducation des enfants, les rapports de couple. On est alors en 1969. Le lien avec les événements de 1968 est évident, mais c’est quelque chose qui était en route depuis déjà longtemps.

Que la radio puisse s’adresser à des individus dans leur intimité rend légitimes toute une gamme de sujets purement privés. Cette légitimation va prendre des proportions qui effrayeraient Ménie Grégoire. Anne-Marie Sohn est en train d’exploiter les archives de Ménie Grégoire qui constituent une source fascinante pour l’histoire de la vie privée. Mais Ménie Grégoire se situait encore dans un cadre moral qui ne lui permettait pas d’aller bien au-delà de légères entorses à la pudeur. On est allé dans le domaine de ce qui peut se dire bien au-delà : écoutez Fun Radio. Il n’y a plus d’interdit, tout peut désormais se dire, et sans précaution de langage.

La télévision

L’évolution de la télévision est chronologiquement décalée par rapport à celle de la radio. Ce décalage tient pour une part à la technique, car la télévision ne commence à être vraiment au point et elle ne devient un produit de grande diffusion que dans la seconde moitié des années cinquante. Le premier statut de l’ORTF date de 1959, la deuxième chaîne de 1964. La première élection où la télévision ait compté est la présidentielle de 1965 : rares encore étaient les postes, et la réception était souvent collective. On se réunissait au café ou chez des amis qui avaient la télévision pour voir De Gaulle, Lecanuet ou Mitterrand s’adresser aux Français.

Ce décalage technique a été doublé d’un décalage politique, qui tient à la longue persistance de la censure. La télévision était entre les mains de l’État et pour des raisons politiques évidentes, le gouvernement n’entendait pas la laisser libre de ses propos. Les événements de 1968 ont été pour la télévision publique un choc majeur, avec des conflits très vifs, et, après les événements, une épuration sévère. La libéralisation date officiellement de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing avec en 1974 l’éclatement du monopole en plusieurs chaînes. Mais la censure a continué, exercée par les directions des chaînes et elle allait beaucoup plus loin que le contrôle restrictif de l’apparition des leaders de l’opposition au journal de 20 heures. Vous me permettez un témoignage personnel : en 1977 ma thèse sur les anciens combattants venait d’être publiée et la troisième chaîne m’a demandé de faire une émission pour le 11 Novembre sur les monuments aux morts. J’ai donc fait une émission de 52 minutes sur les monuments au morts avec un réalisateur fort sympathique. Comme j’avais fait le montage avec lui, je savais minute par minute ce qu’il y avait dans cette émission. Le 11 novembre au soir je me suis installé dans mon fauteuil pour regarder mon émission : je l’ai trouvée beaucoup plus courte ! Deux interviews avaient été montées en parallèle et s’équilibraient : l’une de l’aumônier de l’ossuaire de Douaumont, dans le style patriotique qu’on imagine, l’autre de l’anarchiste Louis Lecoin. À la diffusion, les propos de Louis Lecoin avaient disparu ! J’appelle aussitôt le réalisateur : « Ah ! me dit-il, le directeur de l’émission a voulu la voir avant qu’elle ne passe et il a fait quelques coupures, puis le directeur de FR3 s’est fait montrer l’émission au dernier moment, il a jugé inadmissible l’interview de Louis Lecoin et il l’a fait retirer ». Une censure aussi attentive et minutieuse définissait évidemment les frontières du dicible et de l’indicible.

C’est avec la privatisation que la télévision s’est vraiment libéralisée, puis la multiplication des chaînes et le câble ont introduit, comme pour la radio, la possibilité de cibler les publics. L’audience n’étant pas encore aussi individuelle que celle de la radio, la télévision n’est pas allée aussi loin dans l’adaptation à des publics particuliers, mais elle a beaucoup déplacé la frontière du privé comme le montre l’émission Psy Show qui commence en 1983. Avec Loft Story on est allé beaucoup plus loin dans le brouillage du privé et du public.

Ainsi, dans la sphère des médias, la frontière qui délimitait un domaine privé, destiné par nature à ne pas être divulgué, n’a cessé de reculer. L’intime et le secret sont devenus des sujets non seulement légitimes, mais intéressants et attractifs. Des sujets importants en termes d’audience. Mais s’ils le sont devenus pour les médias, c’est qu’ils le sont devenus pour toute la société.

La légitimation de l’intime

Le privé n’était pas protégé seulement comme privé, il l’était comme intime. Le privé était ce dont on ne parlait pas. Il recouvrait deux domaines majeurs : l’argent et le sexe. Les deux choses dont on ne parlait pas en famille devant les enfants, c’étaient d’abord les questions d’argent, ce qui explique qu’aujourd’hui tant d’enfants de spoliés juifs de la Seconde Guerre mondiale demandent en toute bonne foi des indemnités pour des pillages dont on a la preuve que leurs parents ont été indemnisés par le gouvernement allemand dans les années 1960. Je suis persuadé que leurs parents ne leur en ont pas parlé et donc qu’ils l’ignorent. Le second sujet tabou, c’était tout ce qui touchait au sexe, avec des degrés divers suivant les milieux et les circonstances. Les adultes pouvaient gloser sur les déboires conjugaux ou les aventures de tel ou tel, et ils ne s’en privaient pas, mais ils passaient à d’autres sujets lorsque les enfants paraissaient.

Il y a ainsi comme deux niveaux dans le privé : le premier est celui de la famille par rapport à la société, mais le second, la quintessence du privé en quelque sorte, c’est ce qui à l’intérieur de la famille est couvert par un deuxième secret. Ou pour le dire autrement, la famille a deux faces, l’une qui peut être montrée ou dite et commentée, l’autre qui doit être tue. On peut dire que Mme Un Tel élève mal ses enfants, tient mal son ménage ou trompe son mari, que le fils Un Tel a fait un mauvais mariage, mais ça c’est la face visible, j’allais dire, c’est la face publique de la famille. Sa face privée, ce sont des sujets protégés par la pudeur. Il y aurait à faire une histoire de la pudeur. Je ne retiendrai ici que trois points qui me paraissent particulièrement importants.

Les nouveaux docteurs de la loi

La légitimation de l’intime suppose la légitimation préalable des sentiments. Elle a été l’œuvre de nouveaux docteurs de la loi. Les anciens docteurs de la loi, juristes, moralistes et prêtres, considéraient les sentiments comme potentiellement dangereux ; il fallait donc apprendre à les contrôler et à les réprimer. L’éducation était ascétique. On ne prend pas assez au sérieux la maxime qui, d’une certaine façon, la résumait : « qui aime bien châtie bien ». La vérité de l’affection des parents pour leurs enfants se révèle dans leur sévérité, elle ne se manifeste pas par des bisous, des cajoleries, mais par des châtiments. Embrasser est moins affectueux que punir. Voici par exemple le conseil que donne à son fils le viceamiral de Penfentenyo, père de quatorze enfants, dans un livre publié en 1941 avec une préface du maréchal Pétain « À peine sortis du sein de leur mère, les enfants aiment qu’on s’occupe d’eux ; ils ont horreur de la solitude qu’ils considèrent comme un abandon [...] Si vous vous laissez apitoyer et si vous vous précipitez à chaque vagissement, vous êtes perdus ! Vous deviendrez, fatalement très vite, les esclaves de ce petit être »1. Certes, il ajoute plus loin que « la fermeté n’exclut pas le soin et la tendresse », mais il est clair qu’on se trouve en présence de normes éducatives qui prescrivent le refoulement des sentiments, et chez les parents, et chez l’enfant. On pourrait multiplier les témoignages. Voici, par exemple, Émilie Caries, née en 1900, qui témoigne sur un milieu paysan très dur. « Les manifestations de tendresse à l’intérieur de la famille étaient rares. On embrassait mon père deux fois par an, le jour de son anniversaire et le jour de l’an. C’est tout. [...] La seule relation physique entre lui et nous se limitait aux corrections »2.

Le contrôle de l’affectivité, poussé jusqu’à sa prohibition, voire sa répression, marquait donc cette ancienne éducation. La norme régissait également les manifestations d’affectivité au sein du couple. Voici, par exemple, dans un magazine des années trente, une grand-mère scandalisée de voir, un matin, deux jeunes époux s’embrasser, et qui leur dit : « mais enfin vous faites votre toilette avant de descendre ! ». La presse féminine introduit dans ce schéma plus que des nuances ; pour le faire, elle s’appuie sur les enseignements d’une nouvelle science, la psychologie. Psychologie d’abord très expérimentale, très liée à la physiologie et à la médecine, mais aussi psychologie clinique qui met en garde contre les effets pervers de ce qu’on commence à appeler le refoulement. Puis l’introduction de la psychanalyse, par divers canaux, des exposés de médecins comme le Dr. André Berge, ou, dans les milieux catholiques, de l’abbé Oraison – lui-même médecin – aux courriers des lecteurs, va faire prévaloir une norme inverse qu’exprime, par exemple, cette légende d’une photo publiée par La Croix le 5 mai 1954 : « l’enfant n’a pas seulement besoin de l’amour qu’on lui porte, mais de l’amour qu’autour de lui son père et sa mère se portent ».

Le conflit entre les deux normes éducatives traverse des décennies, et il se résout par la légitimation pleine et entière des sentiments. Ce tournant peut être daté des années soixante si l’on examine les manuels de puériculture. L’ancienne puériculture était très contraignante : les nourrissons étaient langés, ils devaient manger à heures fixes, ne pas sucer leur pouce, et il fallait les laisser crier. La nouvelle puériculture s’illustrera en France par le best-seller de Laurence Pernoud, J’élève mon enfant (1965), mais elle vient des États-Unis, par le Canada et la Belgique. Le premier manuel qui la formule est celui du Dr. Spock. Pour la traduction française de 1960, l’éditeur demande une préface à un professeur de médecine. Celui-ci souligne que la nouveauté de ce manuel réside ans l’importance accordée à la psychologie : « Nous sommes là en pays neuf, où même le médecin découvre tout avec enchantement. Le seul regret des lecteurs qui, comme moi, ont de grands fils, est de se dire "quelle source de joie ai-je en partie perdue en ne connaissant pas ce livre plus tôt" ». Un peu plus haut, il évoque à la louange de Spock, « la recherche, nouvelle dans un livre de puériculture, du bonheur que les parents doivent tirer de leurs enfants » (souligné par moi)3.

Le bonheur que les parents doivent tirer de leurs enfants... On songe à Saint-Just : « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Le bonheur est bien, en effet, une idée neuve dans la relation parents-enfant. Et il est présenté comme une norme, le signe même d’une éducation réussie : la stigmatisation s’inverse et les parents qui ne tirent pas du bonheur de leurs enfants se signalent du fait même comme de mauvais parents. La même légitimation se produira au même moment dans le domaine qui commence à s’appeler celui de la sexualité, avant même la banalisation de la pilule dans les années soixante-dix, mais cela nous entraînerait trop loin de nous y attarder.

Le corps propre

Une autre évolution, solidaire des précédentes et tout aussi importante, affecte le rapport au corps. Elle est commandée par une évolution technique : les nouvelles conditions de logement. Quelles que soient les critiques qu’appellent les HLM, il ne faut jamais oublier qu’en 1954, il y a moins d’un demi-siècle, 9 % seulement des résidences principales dans ce pays avaient à la fois des WC intérieurs et une salle de bains ou une douche. Les Français de cette époque ne se lavaient pas parce qu’ils n’avaient pas d’endroit pour le faire ; ils se lavaient le dimanche, jour de la « grande toilette », puis ils se débarbouillaient un peu le museau les autres jours dans la salle commune, sur l’évier ou, pour les milieux favorisés, devant un lavabo.

Au XIX^e siècle, la baignoire était un objet incongru, un objet d’ailleurs étonnant, qu’on trouve comme accessoire dans les théâtres comiques. Prendre un bain relevait presque de la prescription thérapeutique et se heurtait à des interdits ancestraux. Michel Vovelle raconte à ce sujet une anecdote significative. Elle se passe dans une école primaire d’un faubourg de Chartres où sa mère était institutrice à l’époque du Front populaire. L’une de ses grandes élèves se signalait par des odeurs préoccupantes. Elle demande à sa mère de venir la voir et lui explique qu’une grande fille doit se laver à certaines périodes du mois. Et la mère, scandalisée, lui répond : « j’ai 40 ans, Madame, et je ne me suis jamais lavée... là ! »

Il faut prendre la mesure de ce qu’était le rapport au corps quand il n’y avait pas de salle de bains. Et pas de glace. Le narcissisme n’était certainement pas le défaut des générations d’avant 1940, elles ne pouvaient pas être narcissiques car il n’y avait pas de lieu où se dénuder et se voir nu(e). Anne Marie Sohn a trouvé un mari qui juge sa femme totalement anormale. Pourquoi ? Elle se met toute nue et se regarde dans une glace ! Devant un comportement tellement atypique il pense qu’elle est atteinte d’une malade mentale et il demande le divorce...

Que les gens aient la possibilité de se regarder nus dans une glace constitue un changement majeur pour l’histoire du rapport au corps. Le corps ne pourrait pas être montré à d’autres si, d’abord, on ne l’avait pas vu et si l’on ne s’était pas assuré qu’il soit montrable. L’histoire de l’exhibition du corps sur la scène publique est plus facile à faire pour le corps féminin que pour le corps masculin parce que la société est ainsi faite, mais elle porte aussi sur le corps masculin. La chronologie est assez simple. Les femmes commencent à montrer leurs jambes après la guerre de 1914. Le corps, habillé, paré par le bronzage, se met en scène sous le Front populaire, avec la publicité des crèmes solaires. La minijupe apparaît au début des années soixante, et le monokini dix ans plus tard. Le stade ultime de l’évolution est l’exhibition du corps dénudé, y compris le corps masculin, qui, d’abord limité aux lieux de baignade, s’étend progressivement à tous les territoires. On voit désormais l’été, à la terrasse des cafés, et pas seulement dans les villes balnéaires, des hommes en débardeur ou torse nu, et qui ne sont pas tous des corps d’éphèbes. Du coup, la parure du corps se déplace du vêtement vers le corps lui-même, qu’il ne suffit plus de bronzer, qu’il faut sculpter et décorer : c’est le développement de la gymnastique, des fitness clubs, et du body-building, c’est le développement du tatouage, bref tout un travail du corps destiné à le rendre montrable.

La sexualité

Que la sexualité existe depuis la nuit des temps, le fait que nous soyons là l’atteste avec évidence. Mais le mot est inconnu avant 1940 ; en tout cas, je ne l’ai jamais rencontré. Les magazines de 1938-39, parlent d’entente physique et ne lui accordent pas la première importance. Dans une enquête de Confidences sur les facteurs de réussite du mariage, en 1938, l’accord physique entre les époux est jugé important par 67 % des réponses, après le partage des soucis et des travaux, les qualités de l’esprit, la fidélité. Dater l’apparition de « sexualité » avec précision est difficile. À mon avis, le terme apparaît au milieu des années cinquante dans des journaux comme le Monde. C’est alors que la sexualité devient un sujet d’étude ou de débat légitime. Dans les milieux catholiques, qui ne sont pas les premiers à accepter qu’on puisse parler ouvertement de ces choses, l’abbé Oraison fait alors figure de pionnier et s’attire des ennuis avec la hiérarchie.

La grande révolution est ici la contraception. La loi Neuwirth date de 1967 et ses décrets d’application de 1971. La contraception se diffuse massivement au milieu des années 1970. Elle entraîne un bouleversement radical des normes. Les normes anciennes, notamment celle qui liait l’exercice légitime de la sexualité au mariage, étaient évidemment liées au fait que la sexualité et la procréation n’étaient pas dissociables. Cette norme s’affaiblissait peu à peu, et c’est en 1972 que le nombre de conceptions préconjugales culmine en France. Quand la contraception dissocie la sexualité de la procréation, le mariage cesse d’être le préalable requis, et l’on voit apparaître ce que les sociologues appellent en 1978 la « cohabitation juvénile ». 44 % des mariés de la cohorte 1976-1977 avaient cohabité avant leur mariage, contre 17 % pour la cohorte 1967-684. Au même moment, l’avortement est légalisé avec la loi Veil de 1975, tandis que, dans le sillage des événements de 1968, les homosexuels du Front d’action révolutionnaire homosexuel, militent pour la reconnaissance de leur normalité. Les développements ultimes de cette évolution se marquent aujourd’hui dans l’importance croissante des familles monoparentales, le PACS, le gay-pride etc.

Certes, on n’avait pas attendu cette évolution pour que tout puisse se faire : tout peut se faire, depuis que le monde est monde. Le nouveau est que tout ce qui se fait peut maintenant se dire. Et même, si l’on dit des choses qu’on ne fait pas, parce qu’il y a toujours dans ce domaine une part de vantardise, il y a là manifestement une frontière qui s’est déplacée.

Conclusion

Ainsi, ce qui a changé n’est pas le rapport des médias à la vie privée des vedettes ou des hommes politiques. C’est, d’une part, que les médias se sont assouplis et diversifiés et qu’ils ont changé leur organisation, notamment leur organisation politique : ils sont désormais à même de traiter publiquement des sujets qui n’intéressent qu’une partie éventuellement très restreinte de l’auditoire et de traiter, pour cette partie restreinte du grand public, des sujets extrêmement privés et intimes.

Mais si les médias ont connu cette évolution, c’est parce que dans notre société toute entière le rapport à l’individu comme valeur suprême, l’individu légitimé dans la diversité de ses envies, de ses goûts, de ses pratiques, légitimé et presque honoré dans sa personne physique, cet individu est désormais pleinement légitime et, à la limite, seul légitime. D’où cette évolution qui a déplacé la frontière entre l’impudique et le pudique, entre ce qui était narcissisme condamnable et exhibition de soi acceptable ou valorisante, le corps choyé, travaillé, donné à voir et lieu d’un certain bonheur et d’un certain épanouissement.

Dès lors que les échanges publics sur l’intime et le privé sont entrés dans notre vie quotidienne, les hommes politiques sont évidemment soumis à la règle commune ou du moins ils n’y échappent pas. Peut-être cependant y échappent-ils un peu mieux que les autres, si ce n’est qu’ils sont, plus que d’autres, victimes de rumeurs impossibles à dissiper. Si le bruit court dans la circonscription que le député a quitté sa femme pour vivre avec une « beurrette », même l’exhibition de la vie privée réelle du député qui se montre en public avec sa femme ne convaincra personne que les on-dit sont sans fondement. La vie privée imaginaire échappe à toute réfutation. Le même phénomène de rumeur entoure l’honnêteté des hommes politiques. Assurément, il est des cas de malversation avérée, dont l’opinion et la justice se sont saisis à grand bruit. Mais la plupart des hommes politiques n’ont rien à se reprocher. Pourtant, l’opinion veut qu’ils soient tous corrompus, tous pourris, et il leur est impossible d’échapper à ce soupçon.

Tout se passe comme si l’exercice du pouvoir entraînait, chez ceux qui ne l’exercent pas, un ensemble de fantasmes, de représentations imaginaires, aux motivations complexes, faites d’incompréhension, de fascination pour le pouvoir, et en même temps d’une forme de revanche. S’intéresser à la vie privée des hommes politiques est aussi une façon de dépouiller les politiques des prestiges du pouvoir, s’affirmer leurs égaux et s’autoriser à les mépriser pour ne pas avoir à leur reconnaître, c’est-à-dire à reconnaître aux intérêts collectifs qu’ils ont pour mission de servir, une autorité pleinement légitime. Le grignotage progressif de la sphère publique par la sphère privée vide progressivement l’intérêt général de tout contenu légitime autre que la somme des intérêts privés. Nous ne sommes plus ici dans l’histoire des médias, mais dans celle du rapport des citoyens au politique à l’ère de l’individualisme triomphant.