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La logique politique des technologies de l’information et de la communication

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Pascal Robert

Troisième partie. Troisième révélateur : la modélisation

Chapitre 8. Les macro-systèmes techniques (2) : la déstabilisation du modèle de régulation par les TIC ?

Texte intégral

1La montée en pression progressive de la révolution industrielle au xixe siècle est traditionnellement rapportée à l’avènement de la machine à vapeur. Dans une image désormais classique celle-ci trône au centre d’un système technique dont les composantes travaillent en interdépendance et se nourrissent de leurs développements mutuels. Cet effet de système va en quelque sorte se concrétiser par le dépassement de fait de la seule machine isolée et l’intégration/articulation au sein d’un même et nouvel espace-temps d’un ensemble considérable d’éléments, de sous-systèmes techniques, par le truchement d’un réseau physique. Le chemin de fer, les réseaux d’électricité, les réseaux de télécommunications inaugurent cette logique – celle de l’avènement de véritables macro-systèmes techniques (MST).

2Il ne faudrait cependant pas réduire le MST à sa seule dimension technicienne. Car il émerge dans – et participe à cristalliser – un monde qui est travaillé non pas par une seule révolution, mais bien par trois. Et le macro-objet technique MST n’entretient pas d’étroites relations qu’avec la première – la révolution industrielle –, mais également avec la deuxième, la révolution politique, et la troisième, celle que J. Beniger a qualifiée de « control révolution » (globalement, l’explosion des outils d’information et de communication – au sens large) de régulation des différentes révolutions industrielles (Beniger, 1986).

3Le MST constitue historiquement – c’est notre hypothèse – un outil de stabilisation de la relation entre ces trois révolutions fondatrices de notre contemporanéité. Car notre monde ne peut « tenir » que si ces trois révolutions parviennent, au-delà des frictions qu’elles ne manquent pas d’entretenir entre elles, d’une manière ou d’une autre à s’articuler, à se compenser, à s’équilibrer – au moins dans le cadre d’une dynamique instable dont les tensions internes provoquent néanmoins au total un certain équilibre global (I. MST : convergences et stabilisation).

4Or, cet équilibre maintenu – entre autre – par le MST, ou si l’on préfère, cette capacité du MST à contribuer à cet exercice d’équilibre, est désormais compromis par une triple déstabilisation : celle de la déréglementation, celle de la mondialisation et celle de l’accroissement considérable de la complexité des systèmes techniques.

5Dans le nouvel équilibre qui se cherche, la position de clé de voûte ne serait plus dévolue au MST classique, mais à l’un de ses avatars, les technologies de l’information et de la communication (TIC) (II. TIC : divergences et déstabilisation).

6Nous ouvrons, en conclusion, sur la question proprement politique qu’emporterait l’actualisation effective d’une telle hypothèse.

Les macro-systèmes techniques : convergences et stabilisation

7Le MST ne reste étranger ni à la révolution industrielle ni à la révolution politique, ni à la « control révolution ». Or, il ne constitue pas pour autant un cadre général qui s’imposerait a priori à ces révolutions afin d’en assurer la gestion. Nous allons voir qu’il émerge en fait a posteriori comme produit d’une maîtrise globale réussie de la dynamique des réseaux issus de la révolution industrielle, conforme/compatible avec les valeurs de la révolution politique et régulé par les (mais également régulateur des) TIC. De la nécessité de gérer et maîtriser la complexité de chaque révolution, comme celle de leurs liens réciproques, émerge un « outil » que Ton modélise sous cette forme spécifique du MST – susceptible de maintenir un équilibre dynamique et de réguler sans entraver l’évolution.

Le MST et la révolution industrielle

8Lorsque Ton pense à la révolution industrielle la première image technique qui vienne à l’esprit reste celle de la machine à vapeur, voire du métier à tisser automatisé ou de la mine. Objets ou sites, cette vision demeure des plus statiques : elle manque à vrai dire l’essentiel peut-être, le fondement même du développement économique que connaît l’« occident » depuis maintenant deux siècles, la dynamique du système. Une dynamique qui se traduit par le schéma désormais classique de B. Gilles (Gilles, 1978), qui met en relief les interdépendances, les relations bien souvent réciproques et plus généralement les liens que nouent les différentes techniques : où l’on retrouve la machine à vapeur dans les mines comme pompe à eau ou comme propulseur de la locomotive, alors que le train transporte le charbon (et s’en nourrit) ou le textile, etc. Une dynamique qui se traduit également par la mise en place d’une logistique de transport et de distribution qui, en quelque sorte, offre son mouvement à l’effet de système. La révolution industrielle est dynamique non seulement par ses machines, mais aussi et peut-être surtout par ses réseaux et leurs circulations.

9Ces réseaux, par l’organisation des distributions (d’hommes, de signes et de choses) travaillent à réguler le développement de cette révolution industrielle : ils assurent si l’on veut le déploiement de la prolifération des hommes, des choses et des signes embrayés par le système et évitent ainsi leur entassement, un engorgement, une surcharge fatale. Le MST organise à son tour ces réseaux comme système socio-technique : c’est-à-dire comme forme qui articule leurs dimensions technique et organisationnelle, qui leur offre les moyens (humain, juridique et gestionnaire) de leur intégration, de leur non-éclatement. Où plutôt, pour dire les choses autrement, un réseau ne parvient à « tenir » qu’à se constituer en ce que Ton appelle désormais un MST, qu’en créant les règles de sa spécificité, qu’en s’assurant une sorte de « clôture opérationnelle ».

10Car aucun système technique – et plus encore aucun objet technique – n’avait, par exemple, atteint une telle complexité que celle du réseau ferré du xixe siècle. Celui-ci est donc menacé par un possible effondrement sous la contrainte et l’emprise d’une telle complexité s’il ne parvient pas à la desserrer. Ce n’est qu’en s’instituant comme espace-temps singulier, doté de ses règles propres et en se gérant au plus près qu’il réussira à lutter contre l’entropie, le délitement. Ainsi A. Chandler (Chandler, 1988) a-t-il montré la montée en puissance des nécessités gestionnaires au sein des entreprises de chemin de fer : par la structuration du temps, l’emploi d’un personnel qualifié, le développement des statistiques et, nous y reviendrons, le recours aux TIC. Aussi A. Gras, souligne-t-il, rappelons-le, que le MST apprend « aux "modernes" un nouveau genre d’espace, un espace de pouvoir mais un espace clos, où les règles de fonctionnement président à la circulation des objets et des humains, un espace protégé et protecteur où les règles enserrent l’individu, pour son bien, dans un tissu de contraintes » (Gras, 1993, p. 94). La forme MST ainsi produite stabilise, encadre (sans la freiner) la dynamique des réseaux et participe à la régulation globale de la révolution industrielle.

Le MST et la révolution politique

11La fin du xviiie siècle n’est – bien évidemment – pas le théâtre que de la seule révolution industrielle : celle qu’engage Tordre politique se révèle d’une portée au moins aussi considérable. Cette révolution – notamment à travers ses deux avatars américain et français – repose sur l’intégration et la légalisation du nombre comme acteur de la vie politique du pays (Reynié, 1989). On se souvient du mot de Siéyès : de rien le tiers état devient le tout. La révolution politique entérine et légitime l’irruption du nombre sur la scène politique : désormais la politique ne se fera pas sans lui (avec ou contre). Mais la révolution politique secrète également l’outil qui, à la fois, permet cette reconnaissance et l’encadre : l’État-nation. Le nombre est révélé à lui-même par l’institution d’un espace-temps spécifique, celui que dessine le territoire national uniformisé et régulé par l’autorité étatique (à travers l’unification des poids et mesures, du calendrier, le découpage administratif du territoire, la langue, l’école, etc.).

12Les réseaux socio-techniques – notamment de transport –, la logistique du nombre des choses donc, vont évoluer dans le cadre politique fixé par l’État-nation ; au point d’ailleurs d’en susciter l’image : car les schémas que les réseaux tracent sur les cartes épousent parfaitement – et donc révèlent – la forme de l’État-nation. Les réseaux assurent la stabilité de leur développement politique en se moulant aux normes idéelles de l’État-nation : c’est également ainsi que se forge la spécificité du MST. Comme l’observe A. Gras, « la question de l’État [...] et celle des grands systèmes sont intimement liées parce que tous deux fonctionnent bien sur des networks of power, des réseaux de pouvoir. Les grands systèmes s’autonomisent, deviennent parfois État dans l’État mais en réalité ils sont partie de l’État moderne [...] » (Gras, 1993, p. 140).

13La révolution politique offre un cadre de gestion politique aux réseaux et ce cadre participe à les créer comme MST. Un cadre de gestion qui satisfait aux conditions de cette révolution politique : le MST est ainsi national, il gère le nombre (d’hommes, de signes et de choses) et assume sa dimension démocratique par légalité d’un système uniformisé et standardisé – qui ne dépend donc plus des circonstances locales ni des caprices de la volonté des uns ou des autres, mais suit la logique formelle de la bureaucratie légale-rationnelle weberienne. Le réseau se reconnaît comme MST lorsqu’il prouve sa compatibilité au modèle politique de L’État-nation démocratique. Bien évidemment, selon la tradition politique locale, le poids idéologico-pratique de l’État est plus ou moins fort : très présent en Europe, plus lointain aux USA. Mais dans les deux cas néanmoins le MST « retourne », « renvoie » au modèle politique son aptitude à développer une régulation, un système de règles plus ou moins explicites qui lui permettent de satisfaire à la condition démocratique fondamentale de l’égalité de tous devant le service.

Le MST et les TIC

14Le xixe siècle connaît une troisième révolution, celle que J. Beniger a appelée la « control révolution » (Beniger, 1986 et chapitre 10). Elle n’est pas classiquement répertoriée par les manuels d’histoire. En quoi consiste-t-elle ? Elle est emportée par le développement d’un vaste ensemble de technologies de traitement de l’information et de la communication, du marketing à la mécanographie en passant par la presse de masse et la publicité ou le télégraphe, le téléphone ou la radio, voire mêmes les servo-mécanismes sans oublier les premiers calculateurs électroniques. Toutes ces technologies fonctionnent/ produisent à/de l’information et/ou de la communication ; toutes participent à la régulation, grâce au feed-back informationnel, du nombre, d’hommes, de signes ou de choses – les premiers par la statistique, la mécanographie, le téléphone ou la radio notamment, les seconds par la publicité et le marketing, les derniers par le télégraphe, les convoyeurs automatisés ou les servo-mécanismes, etc. Cette « control révolution », J. Beniger montre qu’elle assure une véritable fonction de régulation globale de la dynamique de la révolution industrielle – ce à quoi nous pouvons ajouter qu’elle participe tout autant à la régulation de la révolution politique (singulièrement avec l’emploi de la mécanographie dans la production statistique étatique ou le développement d’une presse de masse) (Robert, 1994).

15Les réseaux sont bien évidemment les premiers affectés par le développement de telles technologies : ainsi A. Chandler (Chandler, 1988) observe-t-il que le télégraphe permet non seulement de mieux gérer la complexité des circulations physiques sur les réseaux ferrés, mais également la multiplication de la circulation d’informations statistiques sur ces mouvements et donc de mieux administrer l’entreprise de chemin de fer elle-même. Les réseaux abritent ainsi les premiers balbutiements des premières TIC : et la remarque est valable aussi bien pour le télégraphe que le téléphone ou la mécanographie. Quel outil de la révolution industrielle nécessite en effet plus que le réseau l’efficacité du feed-back informationnel ? Par sa vitesse et sa précision celui-ci assure une gestion fine du réseau et participe ainsi à sa structuration, à sa stabilisation en tant que MST, comme sa compatibilité aux valeurs du modèle politique. N’en va-t-il pas d’une égalité du nombre qu’à la condition d’une efficacité anonyme du système, donc de son fonctionnement sur la base d’une information sinon objective du moins objectivée et traitée statistiquement ? Inversement, l’intervention des TIC favorise une meilleure intégration du MST, notamment en lui assurant une meilleure présence à lui-même : A. Gras remarque ainsi que « l’entité MS existe grâce à la communication sinon instantanée du moins extrêmement rapide entre les parties qui le compose. Les mécanismes d’autorégulation du système dépendent de ce feed-back de contrôle d’une grande célérité qui rend l’ensemble du MST présent à lui-même » (Gras, 1993, p. 138). Le feed-back informationnel rapproche le MST de lui-même, lui permet de maîtriser son étendue, sa dispersion et donc d’être en quelque sorte un peu « ici » et « là-bas » en même temps, de relâcher la contrainte fondamentale imposée par ce que nous appelons le « paradoxe de la simultanéité » – car il est pour le moins difficile à un être humain dépourvu de prothèses techniques de participer de (au moins) deux espaces, deux temps, deux échelles, deux vitesses et plus encore de faire plus de deux choses à la fois (cf. le chapitre 10).

Le MST et les trois révolutions

16La forme MST travaille à la stabilisation, à l’encadrement des trois révolutions fondatrices de notre contemporanéité. Autrement dit, les trois révolutions utilisent le MST comme une forme convergente et commune de gestion de leurs dynamiques propres et croisées. Parce que le MST, transversal, provoque en quelque sorte une résonance gestionnaire, une articulation entre les trois révolutions qui contribue également à l’équilibre de leurs relations.

17Le MST fonctionne si Ton veut comme un référentiel commun, un cadre, une langue partagée. Comme l’outil de conversion réciproque des trois révolutions : la révolution industrielle peut ainsi « parler » à la révolution politique et/ou à la « control révolution » grâce au MST, la révolution politique parvient progressivement à encadrer juridiquement la révolution industrielle ou la « control révolution » toujours grâce au MST, enfin, la « control révolution » régule les deux autres en inscrivant le feed-back informationnel encore une fois dans le cadre du MST. Bien évidemment chaque révolution obéit à d’autres contraintes et d’autres instances de régulation ou dérégulation, mais seul le MST offre un véritable outil d’interférence, voire d’interréférence. La construction, on le voit, reste fragile, et peut vaciller sous la pression de changements internes ou externes au système : lorsqu’une seule composante est affectée le MST peut néanmoins contenir encore les tensions, mais lorsque toutes entrent en mutations, alors la probabilité d’un éclatement du système et de son régulateur croit fortement et rapidement – ce que nous sommes peut-être en train de vivre.

Technologies de l’information et de la communication : divergences et déstabilisation

18Le modèle MST serait aujourd’hui en crise, c’est-à-dire qu’il ne serait plus véritablement apte à absorber les tensions qui traversent chacune des trois révolutions comme celles qui travaillent leurs relations. Ce modèle subirait une triple déstabilisation : sous l’effet du processus de déréglementation, de la mondialisation et de la croissance de la complexité technologique.

La déréglementation

19Les doctrines libérales ont le vent en poupe depuis près de vingt ans maintenant, et ce, essentiellement pour des raisons d’ordre politique : le mouvement de déréglementation (Cohen, 2001, Musso, 1998, Simon, 1991 et Chamoux, 1993), embrayé dès la fin des années 70 par le gouvernement démocrate de J. Carter (Stourdzé, 1978), puis poursuivi et amplifié autant que déformé (au service des entreprises plus que des consommateurs cette fois), sous l’horizon d’un large battage médiatique, par les républicains – et singulièrement R. Reagan –, s’est progressivement étendu à l’ensemble des pays dits « occidentaux » (y compris donc le Japon). Il rencontre néanmoins en Europe continentale une certaine résistance – la Grande-Bretagne jouant, à l’inverse, le rôle du bon élève qui n’hésite pas à bientôt précéder le maître voire à le dépasser ! La dynamique du marché devient le moteur de la sortie de crise, le seul outil performant susceptible de relancer l’emploi. Ce discours est relayé et stimulé dès la fin des années 80 par la chute du communisme. Celle-ci en effet décrédibilise la seule alternative supposée efficace au capitalisme et surlégitime le « gagnant » en le sacrant seule voie royale du développement économique. Même la Chine goûte volontiers aux délices d’un capitalisme plutôt sauvage en ses franges maritimes – et récupère sans trop de problèmes métaphysiques Hong Kong.

  • 1 Faut-il rappeler que même aux États-Unis un Théodore Vail, patron d’ATT au tournant du siècle, avai (...)

20Or, le grand jeu de la déréglementation américaine affecte d’abord les secteurs censés être les plus réglementés : ceux, justement, qui reposent sur une dynamique de réseaux et qui ont soutenu l’émergence et le déploiement de la forme MST. Il en allait d’un effet MST précisément parce que le réseau ne restait pas seulement un « fait technique », mais évoluait comme un système inextricablement et explicitement socio-technique (car tout dispositif technique est toujours inextricablement socio-technique, mais le plus souvent implicitement). En ce sens le MST compose une réalité hybride inévitablement technique, économique et politique. Un réseau devient un MST par cette régulation explicite, par une réglementation qui fixe clairement les plus grandes lignes de son jeu. Ces textes, sorte de lois constitutionnelles du MST, opèrent une sorte de « clôture opérationnelle » si l’on veut qui justifie le MST et fonde son identité. Le MST renvoie à cette loi autant qu’il la concrétise, c’est-à-dire en concrétise les principes : notamment la loi démocratique et ses valeurs d’égalité1. Égalité en l’occurrence de tous devant le MST ; égalité de l’accès au MST, quel que soit le statut social ou le lieu d’habitation, voire les ressources (en pratiquant une politique de prix bas). Parce que le MST relie le nombre par les réseaux de transports physique, d’énergie et/ou de signes, parce qu’il inscrit sur le territoire le moyen et pas seulement l’idée de solidarité, de l’être ensemble, il exprime les valeurs politiques de la démocratie.

21Or, à cette égalité politique, correspond, comme le moyen aux fins, une position économique de monopole. Parce que l’égalité n’exige comme préalable ni la concurrence, ni la rentabilité : car la pluralité réduit d’autant le degré de probabilité d’occurrence et de maintien de l’égalité et le calcul de rentabilité constitue par construction/définition un outil d’exclusion de tout ce qui le contredit et notamment le nombre dispersé – d’hommes, de signes ou de choses (mêmes les TIC actuelles accompagnent mais ne compensent pas le mouvement de concentration métropolitain, Veltz, 1996).

22En Europe la loi est largement assumée par l’État (central, déconcentré ou décentralisé), qui entreprend bientôt de s’assurer la maîtrise directe de la gestion des réseaux. Aux USA elle est véhiculée par la procédure judiciaire qui, entre le gouvernement, le législatif et les instances de régulation autonomes, voire les lobbies, produit l’encadrement des activités qui affectent le plus la structuration de la collectivité (Cohen-Tanugi, 1985).

23La déréglementation opère moins un découplage des réseaux de leur encadrement normatif qu’elle n’inverse leur logique : il ne s’agit plus de délimiter un espace de définition des positions et/ou d’empêchement, mais un nouvel espace d’ouverture susceptible de solliciter, voire de susciter de nouveaux marchés, de nouveaux services ou de nouvelles entreprises, un espace au sein duquel la concurrence pourra jouer avec efficacité au plus grand bénéfice – espère-t-on ou justifie-t-on ! – du consommateur. Pour ce faire il convient d’abord de démanteler (aux USA, cf. l’exemple d’ATT ou du transport aérien) ou de privatiser (en Europe) les monopoles ou les oligopoles qui gèrent les MST. Dès lors les régulations relèvent moins de la logique des politiques publiques que du jeu du marché, encadré par les garde-fous judiciaires et de la normalisation (de fait, comme souvent en informatique ou négociée à l’exemple des télécommunications [UIT et ETSI] [Igalens et Penan 1994]).

La mondialisation

24Dans le cadre d’une mondialisation croissante la régulation politique des MST atteindrait en quelque sorte son point d’inefficacité. Seul le marché serait susceptible d’absorber la complexité des conditions technologiques et économiques de la globalisation. Trop lié à la logique stato-nationale croit-on, le MST sous cette forme « classique », n’aurait plus d’avenir : non seulement il ne jouerait plus correctement son rôle de stabilisateur des trois révolutions et de leurs relations, mais il emporterait même de sérieux dysfonctionnements – gaspillage de l’argent public, inefficacité gestionnaire et incapacité à relancer l’emploi.

25L’outil technique privilégié du marché – car même le marché ne fonctionne pas tout seul comme l’a montré A. Chandler (Chandler, 1988) – prendrait désormais la forme des TIC : elles seules posséderaient la souplesse nécessaire à la gestion multiscalaire (du local au global, en passant par toutes les échelles intermédiaires imaginables) de l’économie contemporaine. Seule leur vitesse et puissance (exprimée par celle de leur mémoire – volume et accessibilité – et/ou leur largeur de bande passante) permettrait de maîtriser la croissance considérable du commerce international et celle véritablement exponentielle des transactions financières (Réseaux, 2003, Castells, 1998, Tchang, 1997, Bressand et Distler, 1995).

26Le MST ne pourrait échapper à la disqualification parce qu’il resterait trop dépendant de la logique stato-nationale, piégé par une définition trop politique de son territoire de souveraineté et de ses règles d’organisation comme de fonctionnement. Tout macro qu’il soit, le MST classique deviendrait ainsi un nain économique et donc également politique à l’échelle du monde. La dynamique même des révolutions industrielles et économiques successives le déborderait de partout : coquille trop étroite, il maintiendrait moins un équilibre qu’il ne verserait dans la sclérose.

La complexité technique

27Même au plan plus strictement technique – si Ton peut dire – le MST ne pourrait plus véritablement assumer l’extraordinaire amplification de la complexité. Car tout MST travaille à l’organisation d’une certaine planification, d’une certaine centralisation du réseau qui en compose le cœur. Ainsi les télécommunications nationales, où qu’elles se situent dans le monde, privilégient-elles une logique télécommuniquante qui vise à la définition d’un réseau le plus intégré, le plus cohérent possible. Un réseau dont l’évolution n’est pas anarchique, ne provient pas de la spontanéité des usagers, mais qui est organisé, rationalisé par les ingénieurs du corps dédiés à sa gestion technique. En ce sens la technique est voulue non seulement compatible, mais également homologue au modèle politique : le respect de l’égalité passe par la maîtrise technique du réseau et la possibilité de lui assurer une accessibilité qui ne dépende ni de la position sociale ou géographique, ni des ressources ou de la solvabilité.

28Aujourd’hui l’évolution technique « propre » aux TIC stimulée par le mouvement de déréglementation, de libéralisation et de mondialisation tend à déborder cette logique technico-politique du MST. Elle autorise ainsi le développement de réseaux informationnels qui relèvent plutôt d’une logique informaticienne – et que des spécialistes comme Ch. Huitéma opposent explicitement à la celle des télécommunications (Huitéma, 1995) – qui croît essentiellement par la base et échappe ainsi – du moins jusqu’à présent – à une forte planification et/ou une gestion précise. Ses thuriféraires vont même jusqu’à indexer le modèle MST comme potentiellement totalitaire, contraire à la liberté et à la démocratie ! Même les télécommunications acceptent de plus en plus facilement de se dépouiller de la forme MST au profit d’une logique de plus en plus ouverte et libérale. Elle seule serait susceptible de concilier un processus de segmentation toujours plus poussé des services – pensons notamment au développement d’une multitude de services à valeur ajoutée dans les télécoms (Feneyrol, 1996) – avec la logique du service universel. Un service universel qui prétend cependant occuper le site et la fonction politique du service public, alors même qu’il n’assure qu’un service minimal/minimum accessible au plus grand nombre et non la mise à disposition de ce même nombre d’un maximum de services de haute qualité.

29À une techno-science des réseaux toujours plus gigantesque (au sens de Heidegger, orientée donc aussi bien vers l’infiniment petit que l’infiniment grand), ne pourrait plus correspondre une gestion par les MST « classiques », trop lourde, trop lente, trop centralisée, trop rigide. Le travail essentiel sur les réseaux ne serait plus de planification, mais d’intégration et de coordination de systèmes hétérogènes et multiscalaires à la vitesse d’évolution de plus en plus rapide. Dans un tel exercice les TIC prennent assez facilement le pouvoir : elles semblent être au service du MST, de sa régulation, alors même qu’elles le subsument et se le subordonnent.

Une nouvelle démocratie ?

  • 2 Sur le couple « molaire/moléculaire », cf. Lévy, 1994.

30La déréglementation, la mondialisation et la complexité technologique en viennent ainsi à disqualifier le MST comme expression « technique » de la légitimité du modèle stato-national. Avec cette déstabilisation de l’État-nation, il en va également, ne l’oublions pas, d’une remise en question d’un certain modèle de la démocratie. Une démocratie qui s’investissait plus dans la démonstration de l’égalité que dans l’expression de la seule liberté. L’égalité globale du nombre encadré par L’État-nation avait en quelque sorte besoin d’outils de gestion eux-mêmes globaux : notamment des MST. À tout le moins les deux se sont avérés compatibles et complémentaires : l’instrumentalisation est en fait réciproque. C’est ce modèle d’une démocratie à la fois alvéolaire – celle de la multiplication/juxtaposition des souverainetés stato-nationales – et « molaire »2/globale – comme outil de resserrement de la communauté nationale – qui est contesté à travers la déstabilisation du modèle MST. En ses lieux et place – et compatible avec la déréglementation, la mondialisation et la complexification technologique – serait promu un nouveau modèle structuré et alimenté par les TIC. Celles-ci ouvriraient l’horizon d’une nouvelle démocratie, plus « moléculaire », plus proche de chaque composante du nombre, plus directe ; une démocratie dont les valeurs ne s’incarneraient plus dans le lourd appareillage du MST, mais s’exprimeraient sur les réseaux d’information et de communication !

« Utopie » ?

31Un tel projet (même implicite) de dépassement, de disqualification du MST par les TIC, voire – lorsque c’est possible – sinon leur substitution à tout le moins l’inversion de subordination entre MST et TIC, est-il réaliste ? La réponse ne peut être que normande : oui et non.

32Oui, car les TIC constituent effectivement un outil très performant de gestion de ce que nous appelons le « paradoxe de la simultanéité ». En tant que tel, les TIC absorbent la contradiction et/ou comblent les écarts les plus vastes : ainsi les TIC peuvent-elles participer à la maîtrise de l’éclatement spatial entre le local et le global, emporté par le mouvement de mondialisation (cf. les exemples désormais célèbres d’entreprises telles que Benetton ou Wal mart). Ces mêmes TIC assurent une meilleure coordination des marchés et des échanges, acceptent un nombre de plus en plus considérable de variations dans la gestion de tout processus et assument de mieux en mieux le va-et-vient entre le petit nombre et le grand nombre – voire le très grand nombre etc. Bref, elles se retrouvent – sans exclusivité cependant – au centre de la régulation aussi bien du dernier avatar de la « révolution industrielle » que de la « révolution politique » ou, bien évidemment, de la « control révolution ». La dynamique de chacune d’entre elles doit très largement son équilibre à leur déploiement. On ne peut dire pour autant qu’elles poursuivent le travail d’articulation de ces trois révolutions sur un même plan : en effet, leur développement accéléré correspond en quelque sorte à une prise de pouvoir de la « control révolution » sur les deux autres. Une prise de pouvoir qui – actuellement – joue néanmoins beaucoup plus en faveur de l’économique que du politique ; ou pour dire les choses autrement : la « control révolution » s’est plus subordonné l’économique que le politique. Certains s’en réjouiront d’ailleurs peut-être trop vite. Car n’oublions pas que cette différence engendre en fait également un effet pervers qui, lui, joue contre le politique : le découplage de plus en plus flagrant de leurs vitesses respectives d’évolution. L’économique est de plus en plus véloce et le politique – en termes relatifs – de plus en plus lent. D’où son incapacité de plus en plus patente à encadrer l’économique, à le maîtriser par le truchement de politiques publiques de moins en moins crédibles.

33Cependant un tel projet « oublie » deux contraintes néanmoins incontournables : d’une part, il néglige les capacités de contrôle (et pas seulement de coordination) véhiculées par les TIC ; d’autre part il fait trop rapidement fi de la résistance que ne manque pas de déployer le modèle stato-national – comme son avatar MST.

34Si les TIC parviennent mieux que toute autre technologie à relâcher le « paradoxe de la simultanéité », il convient cependant de ne pas s’abandonner aux sirènes de l’idéologie de la communication qui laissent trop facilement supposer que ces technologies – censées fonctionner sur le mode du « pur flux »– rendent un tel service gratuitement. Il faut penser l’endroit et l’envers des choses. Car ce travail de soulagement de la contrainte posée par le « paradoxe de la simultanéité » se paye toujours d’un accroissement considérable du ciblage et du contrôle (cf. ici même les chapitres 2, 5 et 6). Nous l’avons vu, S. Zuboff Ta souligné depuis maintenant plus de dix ans pour l’entreprise (Zuboff, 1988), D. Lyon et A. Vitalis pour la société en général (Lyon, 1994 ; Vitalis, 1996). Ceux qui, à l’image de certains libéraux ou même de certains libertaires américains, croient qu’en brisant le modèle MST ils gagnent inévitablement en « liberté », ne vont-ils pas ainsi trop vite en besogne ? La logique apparemment moins formelle des TIC ne masque-t-elle pas à vrai dire : d’une part, le gros travail de mise en forme qui sous-tend cette « souplesse » et surtout, d’autre part, le potentiel de surveillance que véhiculent les TIC ? Du MST aux TIC l’on ne passe pas d’un modèle de gestion à la suppression de toute gestion, mais bien d’un modèle à un autre. Or, toute gestion repose sur une connaissance, un suivi précis de l’« objet » (chose, signe ou homme) dont on veut gérer le volume et la dynamique ; toute gestion s’appuie sur un contrôle, c’est-à-dire un feed-back informationnel, qu’elle soit gestion par le MST et/ou par les TIC.

35Il ne faudrait peut-être pas non plus enterrer trop rapidement le modèle MST. Car ce dernier dépend lui-même de la persistance d’un modèle stato-national, qui n’a toujours pas dit son dernier mot. La valeur socio-politique d’égalité incarnée par l’un comme par l’autre va peut-être se révéler moins archaïque qu’aiment le prétendre certains.

36Le MST emporte une logique « molaire », massive, carrée, explicite et directement reliée au politique, notamment par l’Etat et la représentation – même s’il existe d’inévitables effets d’autonomisation. Les TIC, elles, suivent une logique « moléculaire », plus fine, plus dense encore, mieux distribuée, reliées désormais aux acteurs privés plus qu’à une légitimité politique. Le glissement d’un modèle MST – dont les TIC ne sont pas absentes mais qu’il encadre – à un modèle TIC – qui, comprenons le bien, même dans sa version la plus radicale n’élimine pas le MST, mais le subordonne à sa logique- n’est-il pas à la fois le révélateur et l’un des vecteurs privilégiés du mouvement plus général du glissement de prérogatives jusqu’ici exercées dans le cadre politique vers des instances privées ?

  • 3 Ce chapitre constitue la version révisée et actualisée d’un article intitulé « Vers une déstabilisa (...)

37Car les fonctions de régulation collectives que le modèle MST – notamment en Europe, mais implicitement également aux États-Unis – remplissait pourraient être désormais récupérées – singulièrement grâce aux TIC – par des acteurs n’ayant pas l’obligation de satisfaire aux contraintes de l’obtention d’une légitimité politique (élection pluraliste ouverte et publique, administration légale-rationnelle devant rendre des comptes etc.), mais seulement économique3.

Bibliographie

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Notes

1 Faut-il rappeler que même aux États-Unis un Théodore Vail, patron d’ATT au tournant du siècle, avait imposé son Slogan « one System, one policy, universal service », où le « universal » retentit, inséré au sein d’une logique d’unification du système et de sa politique, d’un tout autre sens qu’aujourd’hui ?

2 Sur le couple « molaire/moléculaire », cf. Lévy, 1994.

3 Ce chapitre constitue la version révisée et actualisée d’un article intitulé « Vers une déstabilisation des macro-systèmes techniques ?, le travail des technologies de l’information et de la communication », Flux, n° 36-37, Paris, ENPC, 1999.

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