1Des beaux projets des « autoroutes de l’information » que reste-t-il aujourd’hui, qui s’en souvient ? L’expression résonne-t-elle encore de l’immense campagne publicitaire orchestrée au début des années 90 par le vice-président des États-Unis, Albert Gore, puis du formidable battage médiatique qu’il a enclenché dans la presse internationale... jusqu’aux exercices plus ou moins technocratiques européens et français ? Au-delà des stratégies politico-économiques des uns et des autres, qui donnent leur véritable forme concrète moins aux « Inforoutes » qu’à un internet désormais triomphant, ne convient-il pas de réfléchir, au-delà du maelstrôm discursif toujours changeant dont nous abreuve jusqu’à plus soif l’idéologie de la communication, à la dimension infrastructurelle de ces réseaux ? Car trop souvent en effet les technologies de l’information et de la communication semblent léviter en quelque sorte au-dessus du monde. Ainsi, N. Negroponte – pourtant fin connaisseur de ces technologies – les présente-t-il dans une opposition bits/atomes qui maximise le poids des seconds, alourdit au possible la logistique dont dépend leur transport, et qui, inversement, tend à laisser croire que les bits existent pour ainsi dire par eux-mêmes, en suspension, sans le besoin d’un support matériel (Negroponte, 1995). Oubliés les vastes réseaux de télé-communications, leur complexité, leur réalité concrète et bien matérielle de récepteurs, de câbles, de relais hertziens, de satellites, de commutateurs, de routeurs, etc., oubliés également le hardware informatique, les machines, les microprocesseurs, les claviers, les réseaux locaux, etc. Le bit, en un beau paradoxe fondateur de sa spécificité et vecteur de son mystère, se soutiendrait de lui-même, sans la prothèse d’une quelconque « quincaillerie ».

2La réalité est (où plutôt devrait être perçue comme) bien évidemment tout autre : leur production comme leur circulation dépendent d’infrastructures lourdes engloutissant des investissements chiffrés en milliards de dollars. D’ailleurs, n’est-ce pas le coût colossal qu’il leur aurait fallu assumer pour que les « autoroutes de l’information » atteignent une taille critique qui semble avoir freiné les ambitions1 des plus puissants groupes de télécommunications, de l’informatique ou de l’audiovisuel – malgré (et ce que signifient bien) les effets d’annonce (d’un Time-Warner à Orlando par exemple).

3Or, il est une problématique qui, en sciences sociales, permet de lutter contre l’« oubli » de la dimension infrastructurelle des systèmes techniques : c’est celle que développe la sociologie des Macro-Systèmes Techniques (MST). Inaugurée par les recherches de T. Hughes notamment dans une optique franchement historique, synthétisée dans l’ouvrage dirigé par Hughes et Mayntz (Hughes et Mayntz, 1989), elle se développe en France sous l’impulsion des travaux d’Alain Gras et de son équipe – nous reviendrons plus en détail sur leurs différentes définitions au chapitre 9.

4A. Gras a présenté sa problématique dans son livre Grandeur et dépendance, sociologie des macro-systèmes techniques (Gras, 1993). L’ouvrage articule trois perspectives, historique, sociologique et théorique, et soulève à peu près l’ensemble des questions et problèmes – tant internes qu’externes – qu’engendre la dynamique de ces MST. Cette problématique nous offre donc un « modèle »2, si l’on veut, à l’aune duquel nous allons rapporter le réseau de réseaux internet, le réintégrer dans l’évolution globale des TIC (Technologies de l’information et de la communication) et engager peut-être quelques réflexions « prospectives » sur ce que pourrait être son futur proche. Ce travail produit un effet retour par lequel les TIC interrogent la notion de Macro-système technique.

5Nous allons donc confronter internet à chaque grande « proposition » du modèle d’A. Gras. Nous allons principalement nous appuyer sur les quatre chapitres les plus théoriques de son livre : le 5 – « Ouverture théorique sur la notion de macro-système » ; le 6 – « L’espace-temps des MST » ; le 9 « Les technologies de la vie quotidienne : points d’émergence des macro-systèmes » et le 10 – « La faiblesse du grand : les nouveaux risques ». Nous en suivons globalement la logique, à quelques réaménagements près : d’où un plan composé de quatre grandes parties : 1 – « Modèle » et métaphore ; 2 – L’espace-temps ; 3 – La vie quotidienne et 4 – Les risques. Au sein de ce cadre, chaque section traite d’une facette spécifique de la problématique des MST. Elle est introduite par une ou plusieurs citations extraites de l’ouvrage d’A. Gras, qui servent d’appui et de guide à notre propre questionnement sur internet. Ce quasi-dialogue se nourrit également des analyses de nombreux spécialistes des réseaux, ainsi que du travail de J. Beniger sur la dynamique des TIC aux xix^e-xx^e siècles ou de nos propres travaux antérieurs (présentés tout au long des chapitres précédents – ainsi qu’au chapitre 10). L’exercice, dans la systématicité quelque peu académique qu’il emporte s’offre néanmoins comme un irremplaçable moyen de mise en forme et de synthèse.

6Il n’est peut-être pas inutile d’ouvrir cette réflexion sur une première approche synthétique du macro-système technique. Comme les développements qui suivent – ici, ainsi qu’aux chapitres 8 et 9 – valent présentation et discussion de la notion, nous ne l’analyserons pas en détail ici.

7« Selon Bernward Joerges [...] le MST se décrit grossièrement comme un système technique hétérogène composé de machines complexes et de structures physiques qui :

1. sont matériellement intégrées ou couplées sur un large espace et une longue durée de manière relativement indépendante des habillages socio-culturels spécifiques (politiques, économiques, organisationnels etc.). Ils ont pour vocation de dépasser, ou briser les frontières de toutes sortes ;

2. supportent et soutiennent le fonctionnement d’un très grand nombre d’autres systèmes techniques (ils sont intermédiaires, ils transportent, transfèrent, ils font communiquer, échanger, etc.).

8Si les premiers Macro-Systèmes s’appellent chemin de fer et électricité, l’aéronautique est une des dernières venues. Ces systèmes, comme on le verra, offrent la particularité de coupler depuis toujours leurs propres objets techniques avec une technologie de l’information qui les rend constamment présent à eux-mêmes, ce qui veut dire que l’état en chaque point de la surface qu’ils recouvrent est connu d’un centre de régulation » (p. 17-18).

9Remarquons d’emblée la présence des TIC au cœur même des MST « classiques ». D’ailleurs A. Gras souligne plus globalement encore que « les MST sont tous [...] des systèmes de communication » (p. 133). Dès lors la question que nous nous posons vient en quelque sorte en miroir à ces deux constats : le système de communication que constitue internet forme-il pour autant un Macro-système technique ?

Modèle et métaphore

10Alain Gras adosse son « ouverture théorique » sur le travail du sociologue/ théoricien des systèmes allemand Niklas Luhmann. Il envisage l’approche systémique de ce dernier moins comme un modèle qu’une « sorte de réservoir d’idées qui alimente la connaissance du réel comme métaphore » (p. 113).

L’objectif, souligne-t-il, en tout état de cause, consiste simplement à rendre intelligible le comportement dans le temps du MST grâce à une grille d’analyse fondée sur les catégories suivantes :
1- T auto-régulation et la création par référence interne : autoréférence et autopoïèse [...] ;
2- l’environnement ;
3 – la différenciation ;
4 – l’évolution ;
5 – la communication (p. 114).

Autopoïèse

Si T autorégulation résout les crises que traverse le système au cours de son histoire, l’autopoïèse permet quant à elle de faire face à l’inattendu : le système crée lui-même ses règles de fonctionnement. Il se décrit lui-même, s’auto-observe et construit seul ses mécanismes autant que ses éléments (p. 115).

11L’autorégulation se manifeste au niveau même du principe technique de base du réseau Internet, à savoir une capacité de reconfiguration fondée sur une technologie de transmission de paquets, singulièrement souple. Elle s’exprime également au niveau social dans la pratique des « fiâmes », police collective visant au respect d’une norme (la « netiquette » d’un newsgroup).

12Internet a su faire preuve d’une aptitude que l’on peut qualifier, si l’on veut, « d’autopoïétique ». Soulignons à nouveau qu’A. Gras précise qu’il emploie cette notion sur un mode métaphorique. Nous militons volontiers pour l’usage d’une version « faible » de la notion, qui n’exige pas d’emporter avec elle toute la lourde construction Luhmanienne. En ce sens cette « autopoièse » renvoie à la capacité d’un réseau de réseaux tels qu’internet à se produire pour partie lui-même dès lors qu’il a atteint un certain niveau de complexité. Ce qui permet de mettre en évidence une certaine propension à l’autonomie sans sombrer pour autant dans l’hypothèse radicale du système absolument clos. Dans un ordre d’idée similaire – quoiqu’à partir d’un cadre conceptuel fort différent – J.-L. Weissberg préfère parler d’« auto-médiation » (Weissberg, 1999), un processus qui allie les deux dimensions de l’autonomisation et l’automatisation.

13Face à la progression soudaine et quasiment exponentielle du nombre de machines connectées à partir de la mi-1994 des instances telles que l’ISOC (Internet Society) et l’IAB (Internet architecture board) chargées de gérer l’évolution des protocoles TCP/IP ou l’ICANN (Internet corporation for assigned names and numbers), compétente dans l’attribution des noms de domaine et des adresses, participent de cette observation du réseau, qui, parce qu’elle fonctionne grâce aux ressources humaines et communicationnelles du réseau, peut légitimement apparaître comme une auto-observation de ce dernier. Le développement du commerce sur Internet incite les services marketing à développer considérablement leur connaissance du réseau : il s’agit là aussi d’une sorte d’auto-observation puisque celle-ci n’est possible qu’en utilisant les ressources du réseau lui-même. Sur un plan plus technique remarquons qu’internet, comme tout réseau informationnel, constitue un lieu privilégié du déploiement de dispositifs d’auto-observation : tout serveur n’engendre-t-il pas son lot d’informations statistiques ? Enfin, le Web, en tant que système d’information documentaire mondial ne peut que s’effondrer sous sa propre complexité s’il se réduit à un entassement aléatoire de documents : c’est pourquoi l’inlassable travail d’indexation des moteurs de recherche devient absolument incontournable et ne peut-être le fruit que d’une automatisation de l’auto-observation comme le souligne J.-L. Weissberg.

14Les MST classiques n’intègrent d’ailleurs ce potentiel que parce qu’ils sont eux-mêmes équipés, A. Gras le précisait dans la définition introductive, de systèmes d’informations qui les rendent présents à eux-mêmes. Or, les TIC, selon nous, parviennent à remplir une telle mission parce qu’elles constituent, rappelons-le, des technologies de flux (électroniques et informationnels) contrôlés et coordonnés qui ouvrent la possibilité de contrôler et de coordonner des flux « externes »3. Comme internet reposent sur ces technologies elles ne peuvent que reconduire et développer cette capacité d’auto-observation.

Frontières

La création de frontières [...] et la distinction d’avec l’environnement sont nécessaires à l’émergence du système (p. 116).

15Si le MST ne peut exister sans faire frontière avec son environnement, alors internet ne peut constituer un tel MST sans produire lui aussi ses frontières. Or, un discours dominant tend à accréditer l’idée que les réseaux seraient par définition destructeurs de frontières. Si tel était le cas, exclusivement, alors internet ne pourrait être appréhendé comme MST. À moins que l’on puisse montrer que les TIC produisent elles aussi des frontières, ou tout au moins n’entretiennent aucune incompatibilité avec la fonction-frontière.

16Or, nous avons souligné au chapitre 1 qu’il n’était pas possible de penser la fonction-frontière en l’absence de traitements de l’information. Car, sans ce dernier la fonction frontière ne peut remplir sa mission de base, à savoir contrôler et coordonner. Comme nous avons également vu au chapitre 3 que les TIC étaient des technologies de flux contrôlés et coordonnés de contrôle et de coordination de flux externes, elles peuvent donc toujours supporter la fonction-frontière ou la simuler (contre une partie de la définition de Joerges présentée en introduction).

17Qui plus est, par son existence même, le réseau « fait-frontière » : en effet, aussi foisonnant soit-il, il crée toujours une différence entre un espace interne et un espace externe (quitte à disqualifier ou à nier ce dernier). Au total, si les réseaux permettent d’effacer les frontières étiquetées comme politiques, ils ne sont en rien incompatibles avec la fonction-frontière : parce qu’ils font eux-mêmes frontière et parce que la fonction frontière peut toujours être reconstituée, réhabilitée en leurs sein (quand bien même elle n’est pas reconnue comme telle, et encore moins comme politique).

Différenciation

Les mécanismes de différenciation [sont] de trois ordres :
– segmentaire : multiplication des zones [...] ;
– fonctionnelle : multiplication des fonctions [...] ;
– interne : ce mécanisme est très important car c’est lui qui accroît la complexité en intégrant ce que la thermodynamique moderne appelle le bruit. Ceci permet au système de construire, redéfinir les limites et redessiner les contours (p. 117).

18Ce processus de différenciation affecte indubitablement internet depuis quelques années selon les trois modalités présentées par A. Gras :

• segmentaire : Internet permet de communiquer (e-mail, newsgroups, Internet relay chat [IRC]), de chercher, traiter ou offrir de l’information (gratuite ou rémunérée, à vocation commerciale ou pédagogique-recherche), de développer des activités transactionnelles ou de loisirs ;

• fonctionnelle : Internet offre des services de messagerie, de discussion (les newsgroups de Usenet), d’émulation de terminal (depuis le telnet des années 70), d’échanges textuels en temps réel (IRC), de transfert de fichiers, de recherche dans des bases de données, voire de vidéoconférence et de communication en réalité virtuelle ;

• Interne : réseau de réseaux, toute l’évolution d’Internet se traduit par une multiplication des connexions et des services, c’est-à-dire par une modification de ses contours infrastructurels et logiciels. Ainsi, les grands services en ligne américains, tels que Compuserve, Prodigy (qui ont disparu) ou America online, d’abord dans une logique qui n’était pas celle d’un réseau de réseaux ouvert, se sont vus dans l’obligation d’offrir à leurs abonnés des accès à Internet et singulièrement au WEB.

Évolution

19Celle-ci suit une double logique :

• celle de « la variation ou catalogue des essais/erreurs et des problèmes irrésolus auxquels le système est confronté [...] » ;

• celle de « la sélection, ou élaboration de codes d’interprétation et de programme de communication, qui instaure ou maintient l’identité à l’intérieur des frontières [...] » (nous y reviendrons au point suivant).

20L’histoire d’Internet montre que son évolution s’appuie effectivement sur un travail de recherche de réponses pertinentes à quelques problèmes-clés (Abbate, 1999) :

• d’abord la fiabilisation d’un système de communications militaires :
  P. Baran de la Rand corporation s’attaque à la question en 1962 à la demande de l’US Air force, il en conclut que ce système devrait préférentiellement reposer sur un réseau décentralisé maillé dont la redondance garantirait le fonctionnement global alors même qu’il serait localement endommagé. Remarquons que ces idées vont inspirer les créateurs d’Arpanet, alors même que ce réseau relève d’un tout autre objectif ;

• car Arpanet vise d’abord à l’interconnexion des centres de recherche universitaires américains sous contrat avec l’Arpa (l’Agence pour les projets de recherche avancés) dans le domaine de l’informatique. Il s’agit alors de construire un réseau et non de connecter des réseaux ;

• mais dès lors que l’Arpa va tester de nouveaux réseaux (Satnet et radionet notamment), que vont se multiplier les technologies propriétaires des grands constructeurs (à l’instar d’IBM et de DEC) ou les réseaux locaux de type ethernet, voire les réseaux européens (tels que EIN – european informatics network – ou le français Cyclade), va se poser avec de plus en plus d’insistance la question de leur interconnexion. La formulation de la réponse va se traduire par une concurrence acharnée entre trois modèles d’interconnexion : la norme X25 soutenue par les opérateurs de télécommunication, TCP-IP qui repose sur une logique informaticienne et OSI de l’ISO qui, en définitive, deviendra une sorte de méta-modèle (de modèle de modèles si l’on veut, banalisant une approche dite en « couches »).

• les informaticiens qui travaillaient sur les projets financés par l’Arpa – et au delà – éprouvaient moins le besoin de partager leurs ressources informatiques que de communiquer entre eux : c’est pourquoi ils ont considérablement développé le courrier électronique, première application réellement porteuse de la logique de l’interconnexion ;

• certains militants américains des années 70 rêvaient d’un espace d’une expression véritablement libre, hors de l’emprise des médias : les newsgroups de Usenet, les BBS et le WELL constituent des réponses apparemment pertinentes à ce désir comme aux défaillances des médias traditionnels, trop peu interactifs et trop surveillés (Rheingold, 1995) ;

• enfin, certains – dont T. Berners-Lee – n’ont pas su se contenter d’un internet dont la principale mission – hors le mail – consistait à transférer des fichiers : ils avaient besoin d’un véritable système d’information documentaire qui sorte des sentiers battus, qui croise les dimensions graphiques du micro et communiquante du réseau. C’est pourquoi ils ont, à la fois, courbé internet vers une logique documentaire, et la documentation vers une logique hypertextuelle.

Communication

La communication systémique se fonde selon Luhmann sur un code binaire de traduction interne [...] : pour le droit : légal-illégal ; pour l’économie : rentable-non rentable [...], etc. (p. 118).

21Les autoroutes de l’information projetées voilà quelques années déjà ou Internet ne reposeront-elles pas sur le code communication/non-communication ? Un code qui peut faire l’objet de traductions locales, telles que branché/non-branché ou flux/non-flux, etc. Un tel « code » relève selon nous de l’idéologie : il pose moins une norme – comme dans le cas du droit – qu’un impératif – à l’instar de l’économie : il faut communiquer. Mais ce code renvoie peut-être moins à cet impératif qu’à la numérisation qui la sous-tend (et donc à un autre code : numérisé-numérisable/non-numérisé-non-numérisable). Car, c’est bien cette dernière qui, par son partage entre les trois secteurs de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel, rend possible leur communication – et donc l’émergence d’un méta-code idéologique en quelque sorte, communication/non-communication. Un méta-code susceptible de subvertir la logique des codes « verticaux », parce qu’hermétiques les uns aux autres, du juridique (droit/non-droit), de l’économie (présence ou absence de monnaie), etc. décrits par N. Luhmann (Luhmann, 1999), et qui, par là même ouvre la porte au glissement de la prérogative politique.

Identité fonctionnelle

Au fondement du MST il y a [...] une fonction première et un ou plusieurs objets premiers (p. 120-121).

22Il n’est pas exagéré de considérer que la fonction première d’Arpanet n’est autre que sa propre fiabilité et consistance fonctionnelle en tant que réseau – bref, que « ça marche », alors même que la technologie est radicalement innovante et incertaine (Hafner et Lyon, 1999). Puis, avec l’avènement de l’internet première manière – c’est-à-dire avant le Web-ce qui est en jeu c’est l’inter-connexion des machines et des hommes. Enfin, avec le Web – une logique hypertextuelle appliquée au multimédia – cette fonction première devient apparemment l’élaboration d’un système documentaire mondial comme vecteur de communication.

23Cependant, ce serait faire trop facilement abstraction de l’objet premier, qui lui ne change pas, à savoir « l’ordinateur ». À condition toutefois de comprendre – et les guillemets prennent ici toute leur importance – ce dernier, nous l’avons vu, moins comme un instrument de pure communication – ce à quoi voudrait le réduire une analyse superficielle – que comme un dispositif de flux internes contrôlés et coordonnés (électroniques – en l’état actuel des choses – et informationnels), dont les propriétés ouvrent sur un potentiel de fonctions sociétales et singulièrement celles du contrôle et de la coordination de flux externes. Un dispositif qui, donc, se résorbe moins dans la figure du seul objet-ordinateur tel qu’on le connaît aujourd’hui, que dans celle du couple support matériel/propriétés et fonctions sociétales, quelle qu’en soit la forme concrète à un instant « t » (Robert, 2000).

Ordre et complexité

Trop d’ordre paralyse, trop de complexité se transforme en pur chaos (p. 123).

24Ces deux bornes délimitent l’espace d’un enjeu véritablement politique pour Internet : en l’état actuel des choses ce réseau de réseaux tend moins vers la première que la seconde (malgré l’intervention des instances de régulation telles que ISOC et l’IAB ou la plus controversée ICANN). Le développement d’internet emporte la question de la persistance ou du renversement d’une telle tendance. En effet, Internet, même s’il utilise aussi les infrastructures des opérateurs de télécommunication, repose avant tout sur une logique informaticienne qui privilégie un report de l’intelligence à la périphérie, sur les serveurs et les terminaux, plutôt que sur le réseau lui-même. Or, cette logique favorise une certaine « anarchie », puisqu’elle récuse la planification a priori du développement du réseau au profit d’une croissance foisonnante et d’une régulation a posteriori. Inversement les grands opérateurs de télécommunications possèdent une vision beaucoup plus organisée, hiérarchisée et réglementée du réseau. Aussi, selon que l’une où l’autre logique dominera – car la logique internet n’a toujours pas éliminé la logique télécoms- l’un ou l’autre pôle deviendra l’attracteur le plus puissant.

25Remarquons néanmoins que même Internet a de plus en plus besoin d’une instance de régulation. Or :

[...] le fait technique en expansion laisse apparaître [...] dans les MST des sous-ensembles relativement autonomes : maintenance, gestion, transformation, contrôle, etc. (p. 123).

26La croissance vertigineuse d’Internet depuis 1993-1994 n’engendre-t-elle pas une augmentation non moins considérable des activités de régulation ? Deux conséquences peuvent s’en suivre : d’une part une « bureaucratisation » des procédures, de plus en plus complexes et longues, et d’autre part le risque d’une inversion de la logique de régulation, glissant progressivement vers une planification larvée a priori. L’ouverture commerciale d’Internet, qui engendre déjà un accroissement de l’auto-observation du réseau, ne va-t-elle pas également stimuler ce travail de formalisation et d’alourdissement des procédures de définition des règles de fonctionnement du réseau ? Peut-on ne pas aller vers un renforcement de la gestion de ce réseau ? Une gestion implique et produit toujours contrôle et coordination. Or, n’avons-nous pas vu que les TIC sont étroitement liées à ces deux fonctions ? Le cordonnier est peut-être le plus mal chaussé, jusqu’au jour où...

Insertion et justification

[...] l’efficacité technique est insuffisante à elle seule, pour réussir à modifier le contexte [dans lequel s’insère le MST], un discours justificateur doit l’accompagner et le situer dans un contexte humain dans lequel il va prendre place (p. 125).

27Le discours sur les autoroutes de l’information a participé à sa manière à l’inscription des TIC parmi les priorités de l’agenda gouvernemental – sans pour autant promouvoir et encore moins déployer, ni aux USA ni en France, de véritables politiques publiques. Plus globalement le discours sur les autoroutes de l’information est symptomatique de ces discours d’accompagnement de l’émergence des technologies de l’information et de la communication et qui, soulignons-le, ne sont en rien socialement marginaux. Ce techno-discours, que D. Janicaud définit comme un « [...] discours ni strictement technique, ni "autonome", langage parasitaire branché sur la technique, contribuant à la diffuser ou, faute de mieux, à rendre quasiment impossible [...] tout recul radical, toute remise en question du phénomène technique [...] »4 (Janicaud, 1985, p. 100), repose sur deux piliers (que sa construction conforte) :

• l’idéologie de la communication qui loue le flux (technique) et l’échange (interpersonnel) et récuse tout ce qui est susceptible de les entraver ; ici la technologie remplit au niveau sociétal une fonction similaire à celle dont est chargé l’« objet transitionnel » de Winnicott chez l’enfant : interface positive avec le monde, ce à quoi l’on s’accroche sans le questionner et qui, par là même facilite grandement sa propre acceptation – on aime son « nounours », on peut le rejeter ponctuellement violemment, mais on ne le critique pas ;

• et ce que nous avons appelé ailleurs l’impensé informatique (Robert, 1994 et 2004), discours d’évitement de la justification : à l’instar de cette logique de l’évidence de la présence de la technologie dont le régime même, celui de l’autojustification (car une évidence n’a d’autre point d’ancrage qu’elle-même, ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même), lui permet de ne pas avoir à confronter l’informatique ou internet à des épreuves de justification éthiques ou politiques.

Insertion et concurrence

28A. Gras consacre un développement au facteur de charge dès ce moment, nous y reviendrons avec lui en deuxième section.

Les MST « [...] ne peuvent qu’entrer en conflit avec d’autres objets techniques fonctionnels » (p. 126).

29Cette concurrence, nous en avons déjà présenté les protagonistes et les logiques comme les enjeux : il s’agit de l’opposition entre les deux mondes de l’informatique et des télécommunications, voire même de l’audiovisuel. Il était question en 1995-1996 qu’internet concurrence les télécommunications « classiques », puisque, non seulement il était possible de transmettre messages et données, mais également la voix : la pratique en 2004 reste somme toute encore marginale. En revanche, on voit se dessiner une nouvelle articulation entre internet et les télécommunications, dès lors que les services proposés sur internet sont censés devenir accessibles sur téléphone portable. L’image animée reste toujours en moyenne encore petite et lente, mais les technologies de compression et les réseaux larges bandes progressent à une telle vitesse que sa généralisation semble proche.

30Sommes-nous enfin face à cette convergence dont on nous rebat les oreilles depuis près de 20 ans maintenant ? Il convient de prendre en considération un triple mouvement :

• d’une part une numérisation/informatisation généralisée des télécommunications et de plus en plus de l’audiovisuel ;

• d’autre part que ces mondes restent encore séparés par des cultures techniques (malgré la numérisation), organisationnelles ou bien de produits sensiblement différentes ;

• alors même qu’émerge un entre-trois multimédia qui n’est en rien la concrétisation de la supposée convergence, mais correspond bien à l’apparition d’un quatrième larron possédant lui aussi une culture technique, organisationnelle et de produit singulière.

31Question annexe, et qui rejoint celle de « l’objet premier » : quel sera le terminal dominant demain ? Poste TV, téléphone dopé ou Microordinateur ? Posée en ces termes somme toute traditionnels, la question masque l’essentiel, à savoir que la numérisation généralisée emporte une informatisation généralisée (et réciproquement), aussi tous ces dispositifs – au delà du micro lui-même évidemment – seront-ils informatisés. Au fond, que le microprocesseur s’insère dans un micro, un récepteur TV, une console ou un téléphone, peu importe.

Le « problème humain » et sa solution

Le technique loge au cœur d’un problème humain, celui qui consiste à imposer une nouvelle solution à un environnement social qui ne connaît pas la technique et se méfie, à juste titre, des risques inhérents à toute application de la puissance de la techno-science (p. 127).

32En quoi peut bien consister le « problème humain » auquel internet apporterait une « nouvelle solution » ? Ce problème, social (sociétal) plus qu’« humain », c’est celui de la transmission, du stockage et du traitement non seulement de la voix mais des sons, des images et des données sur un même canal. La solution réside dans la numérisation généralisée de l’information. Quelle que soit sa forme originelle, elle peut toujours être rapportée au bit, traduite et exprimée sous celle d’un ensemble de bits. Des bits qui peuvent voyager facilement à très grande vitesse sur des infrastructures sophistiquées, ou assurer le rapprochement entre types d’information (données, images et sons) autrefois séparées par l’incompatibilité des supports. Des bits, qui, remarquons-le, créent cependant au moins autant de problèmes qu’ils en résolvent : plus on va vite et plus il faut aller vite, plus on traite d’information, plus il faut en traiter, et plus faut disposer d’outils, toujours plus puissants de stockage et de traitement.

Synthèses

33Alain Gras illustre et synthétise ses développements théoriques d’une modélisation sur trois exemples, l’électricité, le train et le téléphone. Seul ce dernier retient notre attention ici :

Le téléphone :
– fonction de référence : transport réversible de signes ;
– code : transformable en signes ou non ;
– classe d’objets technique de référence à l’origine : combiné écouteur/ microphone ;
– exemple récent de différenciation : téléphone portable ;
– exemple récent d’autoréférence créatrice : Minitel/Vidéotexte/Fax (p. 128).

34À cette aune, quel tableau internet peut-il offrir ?

• fonction de référence : transport bidirectionnel de bits (ce qui neutralise la dimension sociétale de notre première proposition, à savoir contrôle et coordination)5 ;

• code : numérisable ou non (ce qui décale notre première réponse, communication ou non vers sa possibilité technique) ;

• objets de référence : ordinateurs/microprocesseurs et réseaux de télécommunication ;

• différenciation : Internet par rapport aux réseaux préexistants (et/ou qui ne fonctionnent pas sur un procotole TCP/IP) ;

• Autoréférence créatrice : Le WEB par rapport à Internet.

Le MST modifie constamment l’environnement sur une grande échelle : il casse les frontières spatiales, dissout les références anciennes venues du fond des âges, impose son temps d’une manière d’abord imperceptible et redonne un sens nouveau aux objets familiers (p. 127).

35Nous avons vu qu’internet, s’il dissout effectivement partiellement les frontières nationales en reconstitue de nouvelles, face à l’environnement et au sein du cyberespace qu’il instaure. Il nous apprend donc à relativiser cette première proposition : les MST « classiques » eux-mêmes n’abolissent les frontières spatiales qu’à une échelle infra-nationale au XIX^e siècle ; l’articulation entre les différentes configurations nationales des MST train ou télégraphe, centrées sur la capitale sera tardive et difficile. Et si l’avion pulvérise apparemment les frontières, alors que les douanes veillent néanmoins toujours, ce n’est bien souvent que pour mieux en instituer de nouvelles, « sociales » celles-là, moins visibles, mais bien réelles pourtant.

36Le MST constitue selon A. Gras une rupture singulière dans le développement technique de l’humanité : jamais l’on n’avait pu faire si complexe et si bien intégré. Internet, précédé en cela par cette fabuleuse machine que représente le réseau téléphonique mondial, poursuit dans cette voie du toujours plus vaste, toujours mieux articulé, délocalisé, déterritorialisé, abstrait, virtuel... aux lenteurs, pannes ou trous géopolitiques (l’Afrique notamment), voire concentration (aux USA, des backbones, des logiciels, des serveurs, des sites, des moteurs de recherche, des portails etc.) près, ne l’oublions pas.

Espace-temps

Le facteur de charge

Le facteur de charge se trouve au confluent de l’espace et du temps, il est un facteur clé dans l’histoire des MST [...] (p. 135). La surcharge [...] constitue un problème situé dans l’espace et le temps réel dont la solution doit être trouvée coûte que coûte non seulement dans l’organisation et la technique, mais encore dans un réaménagement des rapports avec l’environnement (p. 134).

37Cette surcharge est relâchée par :

• la décharge fonctionnelle sur des systèmes proches ;

• la montée en puissance ;

• la restriction provoquée des besoins [...] (p. 136).

38J. Beniger a développé une problématique similaire à propos des TIC dans son ouvrage The control révolution (Beniger, 1986). Il montre, en effet, que leur dynamique obéit notamment au xix^e siècle à leur emploi comme outil de desserrement de ce qu’il appelle les « crisis of control ». Celles-ci frappent le développement de la Révolution Industrielle lorsque la croissance considérable des vitesses de production et de distribution, comme des volumes produits provoque une saturation, un engorgement du système, révélée par une multiplication des dysfonctionnements (accidents par exemple). Les Technologies de l’information et de la communication (au sens large, incluant non seulement les télécommunications et le traitement/mémorisation rationalisé et automatisé de l’information, mais également les médias et la publicité ou le marketing, voire les servo-mécanismes) sont utilisées afin d’introduire – grâce à la vitesse et à l’information – un feed-back gestionnaire assurant une régulation. Cette dernière produit une stabilisation des conditions de la dynamique. Elle ne la freine pas, mais la canalise, l’organise et permet ainsi au système de réenclencher son mouvement, mais à un niveau d’exigence supérieur en terme de volumes et de vitesses... jusqu’à la prochaine « crisis of control »... que Ton ne parviendra à relâcher qu’avec une nouvelle génération de TIC : voilà pourquoi la « control révolution » continue encore aujourd’hui. Ainsi, la surcharge matérielle provoquée par la Révolution Industrielle requiert l’intervention d’une régulation logicielle appuyée sur des réseaux de communication et des machines de traitement de l’information. La décharge ne fonctionne donc pas seulement entre systèmes matériels (route train avion par exemple). Or, l’ensemble de ces TIC ne constituait pas, jusqu’à récemment, un seul MST intégré, à moins d’accepter l’idée – sur laquelle nous reviendrons à propos de l’informatique – de l’existence d’un MST diffus, c’est-à-dire d’un ensemencement de technologies autonomes – non réticulées – dont les propriétés et le travail provoquent une convergence productrice d’un effet global de type MST (nous reviendrons sur ces questions au chapitre 9). Chaque TIC ne se substitue pas à la précédente, mais parvient à mieux desserrer la contrainte de vitesse et de volume que celle-ci a permis de développer. Où l’on rejoint le principe de causalité avancé par P. Roqueplo : « S’il y a causalité, c’est entre une technique donnée et les conditions d’émergence des techniques ultérieures. La causalité joue non pas sur l’émergence de cette technique ultérieure, mais sur les conditions de cette émergence. »6

39À suivre J. Beniger on découvre deux autres manières de relâcher la surcharge, la différenciation par l’innovation et surtout la rationalisation, c’est-à-dire l’économie d’informations (par exemple le développement des techniques de compression).

40Internet s’inscrit-il encore dans une telle perspective ? Ne nous situons-nous pas plutôt dans un monde de la « control révolution » généralisée et permanente qui anticipe constamment sur les supposées prochaines « crisis of control », au point de déconnecter l’évolution des TIC d’un quelconque problème de surcharge ? (Beniger, 1986). Elles atteindraient ainsi une certaine forme d’autonomie.

Tissu

La trame [physique des MST] est ainsi faite :
– ce sont des lignes continues [...] qui donnent forme à l’espace, un espace qui de ce fait est discontinu : entre les lignes il y a du vide ;
– ces lignes ont des intersections en certains points, d’où des nœuds, des mailles, des centres dans des tissus à la trame très complexe (réseaux) ;
– les lignes sont parcourues par des fluides [...] ;
– les espaces des divers MST se chevauchent [...] en certains points particuliers qui jouent le rôle d’échangeurs ou de transformateurs [...] (p. 136).
[...] les conditions de naissance de l’objet technique sont relativement neutres au regard de l’organisation [...] mais très rapidement un champ de forces sociales oriente cette technologie vers un ensemble gigantesque et (poli/) centré (p. 139).

41Internet pose une question essentielle à cette trame : où se trouve l’intelligence du système ? Car, malgré sa complexité, le MST « traditionnel » est régulé par un centre (ou un nombre réduit de centres principaux) – dont l’efficacité repose d’ailleurs sur l’usage de TIC. Ainsi, le MST télécommunication est-il planifié et fortement hiérarchisé. Internet relève, nous le savons, d’une tout autre logique en l’état actuel des choses : le système repose d’abord sur sa propre complexité, la multiplicité des possibles qu’il renferme ; l’intelligence est reportée à la périphérie, sur les serveurs et les terminaux. L’articulation de réseaux hétérogènes, qui n’équivaut pas à l’intégration en un seul réseau homogène, nous amène à conclure que nous somme sorti d’un état de MST diffus, sans atteindre pour autant celui de MST intégré : s’agit-il dès lors d’un MST souple (avec liens mais faible hiérarchisation) ? Si oui, va-t-il pouvoir conserver cette qualité longtemps, ou bien va-t-on vers une inévitable rigidification ? Le développement du commerce sur Internet ne peut se satisfaire d’une faible sécurité, or, son renforcement n’implique-t-il pas quasiment obligatoirement un travail à la fois marketing, politique et technique de rationalisation/intégration/contrôle du réseau ?

Comme le souligne Ehrhard ; Le réseau crée et met en forme un espace imaginaire, et cette mise en forme aboutit, du point de vue du système, à faire de la carte le territoire (p. 137).

42Où nous retrouvons la question de la capacité des TIC, à travers la constitution de réseaux mondiaux à la navigation hypertextuelle ou hypermédia, à ouvrir ce qu’il est convenu désormais d’appeler un « cyberespace », un espace propre, et autonome. Ce qui était déjà vrai pour un MST comme celui du chemin de fer, qui, selon A. Gras apprend « aux "modernes" un nouveau genre d’espace, un espace de pouvoir mais un espace clos, où les règles de fonctionnement président à la circulation des objets et des humains, un espace protégé et protecteur où les règles enserrent l’individu, pour son bien, dans un tissu de contraintes » (p. 94), l’est au moins autant pour ce cyberespace, à condition toutefois de ne plus se laisser enfermer dans l’idéologie du pur flux, et de comprendre que les TIC portent aussi – avant même celle de la coordination, et à son fondement – une logique du contrôle. C’est pourquoi nous ne pensons pas qu’il faille qualifier cet espace d’imaginaire. Car il est, en effet, bien réel, même si son mode de matérialisation ne nous est pas encore véritablement familier7.

Communication, espace et temps

Les distances entre les points de l’espace sont calculées selon les dimensions « instituées » par le MS. Ainsi le chemin de fer implique-t-il, dans son système de référence, que le plus court chemin entre Lyon et Tours passe par Paris (p. 138).
L’entité MS existe grâce à la communication sinon instantanée du moins extrêmement rapide entre les parties qui le compose. Les mécanismes d’autorégulation du système dépendent de ce feed-back de contrôle d’une grande célérité qui rend l’ensemble du MST présent à lui-même (p. 138).
À la différence des MST matériels, les idéels utilisent un espace homogène et continu dans lequel on peut tracer des lignes, qui ne sont pas des voies sinueuses mais des canaux reliant des points marqués par des instruments, qui sont eux bien matériels. Quant au temps dans cet espace il est quasiment nul puisque la transmission est instantanée, on peut même dire qu’il n’existe pas si l’on prend la définition du temps dans sa version aristotélicienne : le nombre du mouvement, la mesure du changement. Ici rien ne change, ou du moins il n’y a pas de trace, pas de mémoire, pas de changement repérable dans l’espace propre [...] (p. 143).

43Avant d’entrer dans le vif du sujet – communication, espace et temps – nous voudrions remarquer qu’il nous parait pour le moins improbable que les TIC, reconnues explicitement par A. Gras comme outils de gestion des MST matériels, puissent composer un espace sans traces ni mémoire : car, comment gérer justement sans traces ni mémoires ? Au contraire, et nous l’avons déjà souligné dans ce chapitre, les TIC, instruments de contrôle et de coordination produisent et utilisent abondamment les unes comme les autres. Sinon jamais les TIC ne pourraient donner naissance à un nouvel « MST idéel » : en effet, qui le régulerait et comment pourrait-on le réguler, comment pourrait-il être présent à lui-même ? Or, seules les TIC régulent les TIC, et ce parce qu’elles laissent des traces dans leurs mémoires.

44A. Gras semble en quelque sorte encore « piégé » par les catégories d’espace et de temps. Or, sa première proposition – essentielle – montre que ces dernières ne permettent pas de poser correctement le problème que soulève le MST. De même, la seconde insiste sur cette vitesse exceptionnelle des TIC qui produit cette impression d’instantanéité sans laquelle toute gestion d’un MST deviendrait singulièrement difficile : encore une fois, la catégorie d’espace semble dépassée. Comme l’est celle de temps dans la troisième proposition.

45Nous entérinons ce constat et convoquons à nouveau cette hypothèse qui nous permet de faire l’économie de ces catégories : celle du Paradoxe de la simultanéité (cf. le chapitre 10). En effet, ce besoin de présence à soi-même du MST qu’A. Gras mentionne à plusieurs reprises traduit en fait l’affrontement quasiment ontologique à ce problème clé, non seulement pour tout système « artificiel » gigantesque (au sens de Heidegger, donc tourné aussi bien vers l’infiniment petit que l’infiniment grand) mais également biologique : comment être à la fois, ici et là-bas, à telle et telle échelle, hier et aujourd’hui ou demain, faire ou être ceci et cela en même temps ? Un être humain ne peut pas par lui-même relâcher la contrainte de ce paradoxe. Un réseau ferroviaire non plus, qui ne peut donc maîtriser la circulation de ses trains. À moins que l’un comme l’autre ne soient dotés de prothèses : les Technologies de l’information et de la communication. Vitesse et information s’allient en effet pour produire un efficace effet de simultanéité. D’où la réflexion d’A. Gras sur la nécessité de recourir à ces mêmes TIC pour gérer les MST – ce qui nous a amenés à notre remarque introductive sur la tout aussi indispensable et possible gestion des TIC par elles-mêmes. D’où également l’idée de « l’institution » des distances : celle-ci s’ordonne en fait à la capacité du MST à réduire plus ou moins efficacement ce paradoxe de la simultanéité. Remarquons qu’Internet relève le défi avec élégance et une grande efficacité grâce aux performances hypertextuelles et hypermédiatiques du WEB : les informations s’articulent comme en un seul document (transparent, au sens des ingénieurs) alors mêmes qu’elles peuvent provenir de serveurs physiquement éloignés de plusieurs milliers de Km.

Informatique

L’électronique-informatique construit un MST idéel d’un nouveau genre : c’est un système de pensée qui recouvre les autres MST, se met à leur disposition et utilise les divers mondes électriques et électro-magnétiques pour renforcer sa puissance. Cette électronique-informatique traduit à un niveau jamais atteint cette aspiration communicative des MST (p. 144).

46Notons d’emblée que la distinction entre MST matériel et MST idéel n’est en rien radicale pour A. Gras, « car c’est précisément la combinaison d’une technologie matérielle et d’une autre idéelle qui donne la substance spatio-temporelle des MST [...] » (p. 133). Plutôt qu’idéel, nous préférerions le terme logiciel, qui délaisse la connotation « intelligence réflexive », pensée, au bénéfice d’une connotation « environnement virtuel »8.

47Il nous semble cependant que ce qu’il dit à propos de l’informatique vaut déjà pour les télécommunications. En ce sens, l’idée d’un recouvrement ne serait pas véritablement discriminante, ou du moins pas d’une spécificité informatique. C’est pourquoi nous préférons parler de TIC. Dès lors la notion de recouvrement rejoint notre proposition de qualification des effets globaux des TIC, mêmes non-connectées (comme le sont encore souvent les micro-ordinateurs), de MST diffus.

48La réticulation généralisée que nous promet internet ou d’autres réseaux spécialisés au niveau d’une profession ou d’un secteur d’activité (banque, recherche, etc.) – opérerait un glissement d’une position ancillaire (« au service de ») vers une nouvelle position peut-être dominante ? Celle-ci consacrerait la capacité d’autonomisation des TIC. Laquelle pourrait engendrer deux types de conséquences :

• nourrir un travail de recomposition de la logique des MST non logiciels au profit de ces derniers (diffus ou réticulés). La déréglementation du transport aérien américain n’a-t-elle pas favorisé l’émergence d’une nouvelle logique, dans laquelle le système (logiciel) de réservation de places devient tout à fait central ?

• alimenter un processus de renversement, par lequel les MST matériels, puisqu’ils intègrent et maîtrisent déjà par définition la logique des TIC, puissent concurrencer les opérateurs de télécommunication notamment : les électriciens (en Allemagne ou bien en France) ont travaillé sur de tels projets, la SNCF également (avant de céder son activité de télécommunication à un opérateur).

Politique

Les grands systèmes s’autonomisent, deviennent parfois État dans l’État mais en réalité ils sont partie [prenante] de l’État moderne (p. 140).
Si la nouveauté des MS en tant que fait technique est absolue, en revanche le champ du politique a déjà vu fleurir ces grands systèmes. Et ces grands systèmes sont en effet des systèmes politiques au sens large, avec une représentation du monde (celle des espaces-temps évoqués il y peu), un ensemble de mécanisme de contrôle et line légitimité fabriquée par les discours techno-progressistes qui entourent leur croissance (p. 145).

49Le système des télécommunications traditionnel s’inscrivait – notamment en Europe et singulièrement en France – sous l’horizon Étatique au sens large. Il illustre également très clairement cette capacité des MST à s’autonomiser, à créer leur propre dynamique (cf. l’émergence de la DGT – Direction générale de télécommunications – à partir des années 70 comme acteur incontourable dans le jeu politico-administratif français [Cohen, 1992]). Le développement récent d’internet ne remet-il pas ce schéma en question ?

50D’abord parce qu’il s’enlève sur un fond qui promeut une tout autre logique : celui de la déréglementation (Musso, 1997, Chamoux, 1993, Simon, 1991). Celle-ci en effet, emporte une logique libérale qui, en Europe, se traduit par une politique d’ouverture des services à la concurrence et donc à la transformation du statut des opérateurs, privatisé – comme BT – ou quasi-privatisé (comme France Télécom). L’État pèse et pèsera de moins en moins sur le développement des télécommunications.

51Ensuite parce qu’internet relève d’emblée d’une échelle transnationale, voire mondiale. Dès lors, plus que les frontières, c’est un mode de fabrication et d’imposition du droit qui s’en trouve affecté : le droit comme expression d’une volonté nationale. Le Droit, local et lent (procédurier), même lorsqu’il est Européen, s’affronte à la logique d’une technologie globale dotée d’une évolution extrêmement rapide. Enfin, parce que – nous l’avons déjà vu – avec une architecture de type Internet, elles suivront une logique « informaticienne » plus que de « télécommunication », une logique qui, malgré les multiples interventions de l’État en France dans la définition de la politique industrielle informatique nationale par exemple, diffère – techniquement et politiquement – considérablement de celle des télécommunications. Ces dernières ont fait légalement partie intégrante de l’État en Europe pendant un siècle. Les nationalisations d’entreprises informatiques ne sont restées qu’extrêmement minoritaires et fluctuantes (pensons à la saga agitée de Bull entre nationalisations et cessions [Barreau et Mouline, 1987]). L’informatique, d’abord américaine, s’est développée en suivant une logique d’entreprise (appuyée certes, par les commandes de l’État et notamment du Ministère de la défense [DOD] [Flamm, 1988]), aussi bien du côté de l’offre que de la demande, et non d’égalité devant le service public ou d’aménagement du territoire.

52Si l’Etat est en quelque sorte disqualifié, doit-on en conclure pour autant à la fin de la dimension politique d’un potentiel MST internet ? Celui-ci ne propose-il pas, par définition et plus encore que tout autre MST, une représentation du monde (le cyberespace) ? Ne disposent-ils pas d’un lourd travail de légitimation ou plutôt d’évitement des épreuves de justification (puisqu’internet est là il faut faire avec, et même l’utiliser comme un levier de la réussite économique du pays) porté par les médias ? De même que nous avons vu que l’effacement des frontières devait se lire comme une relativisation de la frontière nationale et non la suppression de la fonction-frontière, ne devons-nous pas nous méfier de conclure du dépassement de l’État à la disparition du politique ? N’en va-t-il pas plutôt là aussi d’un glissement de l’exercice de la prérogative politique vers des instances privées ? Opération camouflée par une certaine idéologie libérale et par l’idéologie de la communication qui veulent accréditer l’idée d’un cyberespace non politique.

Utopies

53Les MST reposent sur une croyance en quelques préceptes-clés :

• l’éthique du pouvoir : gouverner au centre et délocaliser la décision ;

• le rôle du savoir : construire la puissance du grand par la connaissance de l’infiniment petit ;

• l’utopie technicienne : faire fonctionner le système à partir de critères internes d’efficacité [...] et satisfaire les « besoins » ;

• la réduction machinique : assimiler les règles morales à celles qui assurent le bon fonctionnement de la machine géante (p. 146).

54Les Autoroutes de l’information hier, internet aujourd’hui, quelque forme qu’elles prennent ou logique qu’elles suivent, respecteront toujours le second précepte. Le premier n’épuise pas la question politique, puisqu’il peut être satisfait tout en suivant une logique purement commerciale. Il ne résout pas la question de Vaccessibilité généralisée au système. Or, celle-ci ne constitue-t-elle pas une composante essentielle de la légitimité des MST ? Les deux derniers préceptes résonnent comme l’annonce de risques potentiels : le repli du système sur lui-même et l’assimilation qui s’ensuit de la morale à l’efficacité. Nous avons déjà souligné la propension des TIC en général – et donc de leur projection sous la forme de l’internet – à l’autonomisation. Or, celle-ci ne peut que flirter avec ces deux risques : communiquer devient une valeur en soi pour les utilisateurs du réseau et donc l’assurance technique de la continuité du flux (fiabilité) devient également une valeur essentielle.

Vie quotidienne

Le terminal et le MST

L’univers du quotidien s’est ainsi peu à peu rempli d’objets techniques sophistiqués qui sont l’expression de la mise en place des MS (p. 208).

55Il est vrai que le téléphone perd son utilité à ne pas être relié au réseau : un téléphone seul ne sert strictement à rien, à deux l’utilité reste faible. Les économistes le savent bien, le réseau produit une « externalité de club, selon laquelle [il] est d’autant plus utile à chaque usager, pris individuellement, que ce réseau connecte un grand nombre d’individus »9. Inversement, en l’absence de terminaux téléphoniques à quoi sert un tel réseau ? Et l’on retrouve cette double dépendance pour chaque MST, électrique, ferroviaire, ou aérien. Mais que dire de l’informatique ?

56Car le micro – par exemple – relève d’abord d’une logique de l’autonomie. Certes, il ne fonctionne que branché sur le réseau électrique, mais on pourrait tout aussi bien l’alimenter par batteries, sans qu’il perde son utilité. Un micro n’a pas besoin d’être connecté à un réseau pour servir à quelque chose (ou à rien). Le micro distribue une puissance de traitement de l’information, il ensemence un tissu social, sans pour autant s’inscrire sous l’horizon d’une réticulation généralisée. Autrement dit, le micro et le réseau émergent quasiment parallèlement. Le deuxième n’est en rien la condition de possibilité d’existence ou d’efficacité fonctionnelle du premier. Ce serait là une des caractéristiques essentielles d’un MST Diffus, producteur d’un effet global par la simultanéité des emplois et non par le réseau.

57On peut défendre l’idée qu’à la substitution d’une multitude de centres de production de l’électricité hydraulique par de grands barrages correspondait une économie d’échelle ; que l’intégration des voies, puis des réseaux ferroviaires, renforce l’utilité par la multiplication des possibles (voire la sécurité par l’unification et la planification du système) ; ou que le téléphone ne possède quasiment aucun intérêt s’il ne s’articule pas en un réseau. Mais que vaut la réticulation informatique généralisée – puisque tel était bien l’objectif visé par le projet (notamment américain) des autoroutes de l’information ? Économie d’échelle pour les grandes banques de données ? Mais pourquoi concentrer l’information alors qu’elle peut être reproduite à l’infini pour un coût dérisoire ? Parce que cette concentration crée la rareté et donc un gisement économiquement rentable. Accroître l’utilité par le réseau ? Mais la désutilité engendrée soit par le contrôle toujours possible, soit par sa réponse, le cryptage, n’est-elle pas au moins aussi importante ? Pourquoi communiquer ou consommer toujours plus en désinvestissant toujours plus son corps ?

58Ces quelques questions visent à montrer que la mise en forme MST-réticulé, d’un MST diffus ne devrait en rien relever de l’évidence et ouvrir l’espace d’un débat, qui reste largement occulté en l’état actuel des choses.

Normalisation

La mécanisation industrielle a précédé et préparé [...] un processus de normalisation sociale des dernières trente années qui est très impressionnant :
– l’obligation de répondre quasi instantanément par téléphone à la sollicitation [...] ;
– l’imposition à partir de l’extérieur du foyer du rythme de la vie domestique [...] ;
– la nécessité de se brancher sur des réseaux [...] ;
– le suivi de procédures plus ou moins complexes [...] ;
– l’acceptation d’un certain dévoilement de l’être par tous les systèmes d’identification de stockage de données personnelles, de contrôles à sens unique [...] ;
– la mise en coupe réglée du temps [...] ;
– le dressage du corps ou de l’esprit [...] (p. 216-217).

59Les développements des TIC – selon notamment leur degré de réticulation – renforce ou relativise ces effets d’imposition :

• l’E-mail introduit la réponse différée et module d’une certaine manière les impératifs de la sollicitation et de la mise en forme du temps. Cependant, Internet, grâce à l’IRC (l’Internet relay chat) permet également le dialogue textuel en temps réel. Ce dernier impose dès lors sa marque et bouleverse les rythmes biologiques des « accros » de la communication trans-fuseaux horaires ;

• la pression sociale au branchement sur le réseau devient de plus en plus forte... alors même qu’elle reste théoriquement discutable. Ainsi Dufour n’hésite pas à écrire que « dans le monde de la recherche, le réseau est devenu un outil indispensable et tout chercheur qui en est privé est en quelque sorte exclu du monde scientifique international »10 (je souligne) : voilà un réalisme bien normatif ;

• l’intégration d’interfaces graphiques a considérablement simplifié l’accès aux TIC et notamment aux ordinateurs. Le WEB montre que Ton peut transférer ces qualités au réseau. Cependant, remarquons que cette facilité favorise la multiplication des appareils ou la croissance et la complexification des systèmes : à force d’ajouter et d’articuler des couches d’interfaces aisées on crée des dispositifs de plus en plus gigantesques et compliqués (cf. Internet et le WEB)... qui exigent des outils de gestion et même de méta-gestion (à l’exemple des moteurs de recherche et méta-moteurs) de plus en plus performants ;

• Internet oscille aujourd’hui entre deux possibles : soit un système qui ouvre toujours la possibilité du contrôle et de la surveillance, soit un système de cryptage qui rend toute communication opaque (alternative qui repose également sur les propriétés de la première). Quoi qu’il en soit la démocratie ne peut qu’en souffrir : car si celle-ci ne supporte pas la surveillance généralisée, une transparence pour le moins gênante, elle reste également incompatible avec une opacité et une défiance tout aussi généralisée.

Responsabilité

[...] l’objet technique voiture n’étant pas inséré dans une unité macro-systémique, la chaîne causale des responsabilités ne peut remonter jusqu’à l’ingénieur. Il n’y a pas de réseau de pouvoir visible à ce niveau donc pas de responsabilité clairement établie (p. 219).

60Est-ce à dire que seule la forme MST permet de définir avec précision les responsabilités des uns et des autres ? L’intégration technique en système et réseau rendrait leur graphe lisible et l’imputation possible. Donc, si internet ne relève pas du type MST, alors se posera directement la question de la dilution de la responsabilité en son sein, voire de la pertinence même de la notion. Cependant, qu’en est-il si internet constitue effectivement un MST, mais d’un genre tel qu’il redéfinit la notion même d’accident, seule susceptible d’enclencher une réflexion en terme de responsabilité, et qu’il permet l’expression quelle qu’elle soit sous couvert de l’anonymat ou du cryptage ?

61L’accident porte atteinte à l’intégrité « physique » de quelqu’un ou de quelque chose. En matière de TIC, il ne peut s’agir que d’une dégradation de l’information traitée ou transmise. Or, dans des systèmes qui possèdent de hauts niveaux de complexité et d’auto-contrôle ne peut-on également rapporter l’accident au système lui-même ? Où doit-on encore chercher l’homme, concepteur supposé tout puissant ? Mais cet homme ne s’insère-t-il pas dans un processus qui mobilise de lourdes organisations et déjà de nombreuses machines... organisations et machines qui elles-mêmes ont exigé nombre d’hommes, d’organisations et de machines pour voir le jour et s’imposer. Jusqu’où peut-on/doit-on mener la régression ou pas ?

62Qui peut certifier, dans l’instant, qui est qui sur un réseau ? N’y cherche-t-on pas souvent l’anonymat (Rheingold, 1995) ? Dès lors, en cas de diffamation ou de délation, comment remonter à la source, sinon par un lent et lourd travail de traque qui reste bien souvent moins impossible que coûteux ? Que devient le concept même de responsabilité – qui implique que Ton soit responsable devant un collectif au moins autant que devant sa propre conscience – lorsque tous les messages peuvent être cryptés, lorsqu’il est possible de dire tout et n’importe quoi sur tout et n’importe quoi en toute impunité ?

Formalisation

L’individu moderne doit donc adopter la logique abstraite des grands systèmes qui l’entourent, formaliser ses relations avec le monde des machines comme des hommes, et lui-même saura qu’il n’est qu’un numéro de code en tant que client [...]. Cette orientation prolonge et renforce la société bureaucratique [...] (p. 220).
Ce savoir-faire théorique inclus dans la machine implique réciproquement une manière rationnelle de penser de la part de l’usager qui correspond à une formalisation abstraite du savoir autant qu’à des opérations de mise en œuvre (p. 221).

63Les écrans de messagerie électronique sur Internet trahissent une formalisation relativement poussée, qui les rend quasiment illisibles a priori pour monsieur-tout-le-monde – cela dit, l’apprentissage est rapide. En l’état actuel des choses la communication sur ce réseau est essentiellement écrite : là aussi il s’agit d’une formalisation à laquelle un nombre considérable d’hommes et de femmes n’ont pas accès sur cette planète – même si elle semble constitutive de leur identité pour d’autres au point qu’ils l’oublient comme formalisation. D’ailleurs, les internautes n’ont-ils pas éprouvé le besoin d’inventer les « smileys » pour réintroduire une communication plus émotive, plus spontanée – paradoxe d’une formalisation déformalisante ?

64Mais on nous objectera que ces obstacles fondent comme neige au soleil sous les assauts victorieux d’une communication graphique singulièrement accessible et intuitive. Que le mode graphique facilite grandement la manipulation des interfaces semble difficilement récusable... mais s’agit-il pour autant d’une évacuation pure et simple de toute formalisation ? Ne faut-il pas au contraire le penser comme la pointe vive d’une formalisation molle, qui serait d’ailleurs d’autant plus efficace qu’elle aurait abandonné les signes traditionnels de la formalisation rigide ? Car la formalisation n’est en rien redevable d’une seule forme : il convient désormais de penser cette formalisation molle, dont la souplesse ne doit pas nous masquer la capacité à la mise en forme. Il en va de même de l’hypertexte (ou de l’hypermédia), qui lui aussi promeut plus une formalisation souple que la fin de tout formalisme (Robert, 2000). Le WEB, qui conjugue mode graphique et hypertexte, ne sonne donc pas le glas de la formalisation, mais institue cette formalisation molle comme mode tendanciellement dominant. La transparence des ingénieurs n’est que le recouvrement/retournement de la forme dure d’un formalisme en forme molle, qui peut faire croire à l’élimination de toute formalisation.

Déréalisation

On pourrait aussi bien parler de mises à distance [...] par les MS qui sont imperméables à notre connaissance quotidienne : d’où vient l’eau que consomment nos machines ? et l’électricité ? [...] (p. 223).
Une muséification de la vie, un arrêt image caractérise l’attitude de l’homme moderne dans l’usage de nombre de ces techniques (p. 223).
Citation de N. Wiener : (...) il n’existe pas de ligne fondamentale absolue de démarcation entre les genres de transmission utilisables pour envoyer un télégramme d’un pays à un autre et les genres de transmission possibles théoriquement pour un organisme vivant tel que l’être humain... le fait que

nous ne pouvons pas télégraphier d’un endroit à un autre le modèle de l’homme est dû probablement à des obstacles techniques... il ne résulte pas d’une impossibilité quelconque de l’idée elle-même (p. 224).

65Avec un réseau de réseaux comme Internet, comme avec tout système de télécommunications, l’utilisateur ne sait pas par où transitent les flux qu’il manipule. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible aux ingénieurs d’en connaître, si « besoin » était, la trajectoire, au moins dans ses grandes articulations. Seulement, le fonctionnement interne de la machine n’est accessible qu’aux administrateurs de réseaux, monsieur-tout-le-monde n’a pas à s’en soucier... ce qui, d’un coté lui apporte un réel et appréciable confort, mais qui, de l’autre l’oblige à évoluer dans un monde (censément créé par l’homme) qui lui reste totalement opaque. En ce sens internet n’entraîne certainement aucun changement part rapport aux MST classiques. Ce qui change, c’est seulement (mais ce n’est pas rien) le niveau de compétence des populations des sociétés occidentales en la matière – n’y voyons cependant nulle libération par rapport à la technique, mais à l’inverse une véritable inscription au sein du paradigme technicien, de plus en plus naturalisé et donc banalisé.

66De même une réticulation généralisée à haut débit risque fort de renforcer cette tendance à l’isolement déjà confortée par les MST traditionnels... à moins que l’on n’assiste à une révolte contre l’écran qui fait écran ou que, plus simplement, comme le rapporte H. Rheingold, les télécommuniquants aient envie de se rencontrer, physiquement, en chair et en os (Rheingold, 1995).

67À l’heure des premiers balbutiements de la télé-virtualité, la citation de Wiener prend un relief tout à fait singulier. L’idée resterait effectivement toujours d’actualité et seule la technique changerait, évoluerait et se rapprocherait d’une solution « réaliste ». Mais Wiener ne définit-il pas surtout le point-limite d’un véritable dépassement du cadre dans lequel évoluent nos TIC, à savoir le paradoxe de la simultanéité ? Car le paradigme de la télé-transportation correspond à un re-cadrage, puisqu’il ne s’agit pas d’essayer de remplir au mieux l’impossible mission de « participer à la fois d’ici et de là-bas », mais d’assurer le transport informationnel de l’homme à distance : il n’est plus question de simultanéité. En ce sens nous ne pensons pas que ce texte de Wiener illustre au mieux les propriétés des TIC telles que nous les connaissons depuis un siècle et demi. D’ailleurs, la télé-réalité virtuelle s’inscrit toujours sous l’horizon d’une maîtrise du paradoxe de la simultanéité et non de la télé-transportation (puisque l’on n’est là-bas – même « nulle part »– qu’en restant ici). Celle-ci, répétons-le, si elle est jamais atteinte, signifiera un véritable changement de paradigme et non un accomplissement11.

Homogénéisation

En faveur de l’homogénéisation de comportements à l’intérieur d’une culture nationale, les preuves semblent abondantes [...] (p. 226-227).
Toutes les études montrent très clairement qu’en 20 ans à peine la technique de la vie quotidienne a perdu le pouvoir de marquer la « distinction sociale » au sens de Pierre Bourdieu (p. 227).

68Voilà quelques années les autoroutes de l’information étaient effectivement présentées comme des outils susceptibles de promouvoir, sinon une réelle homogénéisation, du moins un certain nivellement des différences les plus évidentes, notamment dans l’accès aux soins ou à la culture. Mais il s’agissait là de projets, avancés par des gouvernements en mal de ressources politiquement efficaces – singulièrement aux USA –, alors que la réalisation, notamment aux États-Unis, devait être abandonnée aux mains d’entreprises privées qui n’ont aucune raison de faire de la philanthropie. Quoiqu’on en dise, en l’état actuel des choses, la référence à Internet (l’adresse électronique portée sur la carte de visite professionnelle notamment) sert plutôt à marquer son appartenance à une élite techno-culturelle, plutôt jeune, aisée et « branchée ».

69Au niveau international, ces autoroutes vont-elles, par exemple, renforcer la domination de la langue anglaise et plus globalement la puissance américaine ? À devenir mondiales, vont-elles imposer l’anglais aux autres langues nationales, ou bien transformer l’anglais en lingua franca ou en un sabir bariolé, bien éloigné de la langue de Shakespeare ? Les questions sont posées, mais on ne peut aller plus loin aujourd’hui. Par contre, il est beaucoup plus évident que les produits supposés « immatériels » américains ont tout à gagner à l’extension mondiale d’un marché à l’accès instantané : banques de données ou logiciels – mais également programmes audiovisuels et films –, les plus fréquentés ou les plus achetés (ou volés/plagiés) sont américains, et non pas européens ni même japonais.

70Quant à la question de savoir si ces autoroutes, à la vocation de « global » et non plus seulement « national »« information insfrastructure » ou internet, vont participer activement au développement des pays les plus pauvres, la réponse relève d’une prospective basée sur notre connaissance des conditions de possibilité de développement d’un MST, et de l’accessibilité technique et financière des technologies concurrentes.

71Les effets de système sont tels en effet qu’il n’est pas pertinent de chercher à implanter un seul segment d’un MST, puisque son sens et sa fonctionnalité sont donnés par l’ensemble du système. Un pays qui ne dispose d’aucune infrastructure informatique/télécommunication, ni du travail amont de collecte de l’information à traiter ou transmettre, ne peut espérer trouver une quelconque utilité autre que symbolique à se brancher sur ces autoroutes de l’information ou sur internet.

72Certes, certains pays ont pu rattraper leur retard en matière d’infrastructure téléphonique en investissant massivement et directement dans la téléphonie sans fil : mais ces pays possèdent déjà une couche de population au capital intellectuel et financier suffisant pour embrayer le mouvement à travers une technologie au terminal relativement simple (plus qu’un micro en tout cas), etc. Pour les pays les plus pauvres, qui acceptera de financer les efforts d’adaptation indispensables, adaptation de la technique et formation des hommes ? Comme le soulignait un défenseur d’Internet, « en supposant qu’elle s’impose réellement, la technologie ATM [Asynchronous transfer mode] n’atteindra pas le cœur de l’Afrique avant plusieurs décennies, alors que la capacité unificatrice de la technologie IP est comparable à celle du téléphone et ne laisse pas entièrement le tiers-monde sur le bord du chemin »12... manière euphémisée de dire que, même avec Internet, le tiers-monde restera néanmoins largement sur le bas-côté ?

Risques

Complexité

[...] la complexité du grand système est telle qu’elle interdit un effondrement global [...] (p. 238).

Par contre, dans le cas de techniques qui ont une finalité bien précise et localisée dans le temps et l’espace : des moyens lourds sont utilisés pour faire disparaître l’objet technique en tant que tel [...], les populations sont évacuées, le lieu interdit, bref il y a négation de la réalité et non réorganisation de celle-ci (p. 239).
Les risques sont [...] souvent acceptés comme des dangers au sens [de Luhmann – qu’A. Gras présente ainsi : « Le risque est un attribut de la prise de décision alors que le danger fait partie de la vie en général [...] »], c’est-à-dire comme des événements probables mais acceptables en raison de l’inévitabilité du progrès dont témoignent les grands systèmes (p. 240).
La catastrophe est [...] une sorte d’actualisation du potentiel périlleux du système à travers un individu fait de chaire et d’os (p. 254).
Mais ce sont les propriétés structurelles du système, la « complexité interactive » et « l’interconnexion rigide » qui portent la responsabilité de l’enchaînement malheureux [...] (p. 255).

73Lorsque Paul Baran travaille sur le projet d’un nouveau type de réseau maillé, il vise une architecture de réseau dotée d’une complexité suffisamment riche pour pouvoir éviter un effondrement généralisé sous le coup d’une rupture locale. Arpanet reste bien en deçà d’une telle ambition. Et ce n’est qu’avec l’avènement d’une logique d’inter-networks, d’interconnexion de réseaux à travers un protocole relativement rustique que l’on a retrouvé en quelque sorte cette capacité à absorber localement un dysfonctionnement sans déstabilisation/ effondrement global. Il n’empêche cependant que des pannes restent toujours possibles sur les réseaux de télécommunications comme sur les réseaux télé-informatiques (cf. le chapitre 4). Si elles n’ont jamais abouti jusqu’à présent à un blocage global du système, elles diffusent par contre la paralysie qui frappe le réseau aux activités dont ils constituent l’un des vecteurs essentiels (dans le secteur bancaire notamment). L’« effondrement » est plus à craindre du côté de ces activités dont la vitesse et l’échelle de fonctionnement (stimulées par l’usage des TIC) ne souffrent que de rares et très courtes interruptions13.

74Le discours que la « communication » propose sur elle-même à travers les médias la présente comme un outil de gestion des crises engendrées par les risques majeurs et non comme un support de risques. Ainsi tend-on à nier le potentiel de risque des TIC comme danger pour la société, et à ne le reconnaître que comme coût pour l’entreprise victime d’une défaillance (panne ou vol). Internet va-t-il faire évoluer la problématique en amplifiant considérablement les conséquences globales, sociétales et non plus seulement locales ? Où bien va-t-on exciper de l’argument du non-effondrement des MST pour relativiser, voire nier toute possibilité de risques ?

75Les MST, par leur gigantisme, leur capacité à s’imposer comme « milieu » de vie, comme incontournables, naturalisent en quelque sorte le risque en danger et accroissent d’autant son acceptabilité sociale. La transparence, le « sous la main » travaillent dans le même sens. La présence toujours plus dense des TIC, leur accessibilité constamment renforcée n’en viennent-elles pas à faire perdre conscience de la possibilité/probabilité même du risque ? Risque d’autant plus acceptable que ce « milieu de vie » que peut constituer internet n’engage pas le corps, ni donc la vie ou la mort biologique (cf. le chapitre 4).

76Car, à la différence des MST classiques, ces TIC investissent peu l’« individu fait de chair et d’os » : la catastrophe s’actualise moins au niveau individuel qu’au niveau social/sociétal. Ce qui est en jeu, ce n’est pas la mort d’un corps, mais celle de tout ou partie du « corps social », par dégradation de son organisation, par dégénérescence de sa complexité en complications dysfonctionnelles.

Socialisation

Le [...] MST [est] un des grands agents socialisateur aux nouvelles formes du danger, à la catastrophe comme produit possible de la technique (p. 241).
Avec le calcul des probabilités, « quantification de l’improbable » (p. 245), on échafaude [...] ce que l’on pourrait nommer une théorie de la relativité pour grands systèmes sociaux et techniques, et l’ordre de la pensée répond au désordre potentiel de l’histoire : si cela arrive, c’était prévu. Une nouvelle représentation collective du risque calculé à usage du grand système est ainsi créée (p. 247).
Autre conséquence socio-cognitive de la raison probabilitaire : (...) au gigantesque des effets possibles répond le gigantesque inverse de la rareté de l’événement (p. 246).
Le MST internationalise, ou mieux dénationalise le risque (p. 255).

77Les réseaux emportent une visibilisation du risque bien supérieure à celle que peuvent laisser supposer des micros individuels non connectés, dont on n’imagine rarement le potentiel, la puissance convergente globale. Il faudrait cependant s’interroger sur le travail discursif d’une certaine idéologie de la communication qui vise à disqualifier la perception d’une telle visibilité comme penchant technophobe.

78Une idéologie de la communication qui élimine d’autant plus facilement le risque qu’il lui est possible de s’appuyer sur l’argument supposé scientifique du calcul d’une probabilité que l’on peut toujours montrer extrêmement faible et qui laisse croire à une maîtrise prospective de ce résidu. Comme « les estimations en termes de chances d’accident concernent le plus souvent des éléments isolés de l’ensemble systémique » (p. 245), elles tendent à circonscrire le risque au niveau local. Faible et localisé, le risque en devient d’autant plus acceptable, parce que négligeable.

79Non pas négligeable dans ses effets – que l’on ne cherche pas vraiment à évaluer14 – mais dans la possibilité de son irruption. Celle-ci devrait subir un amortissement d’autant plus important qu’internet a vocation internationale : l’échelle du gigantesque serait censée diluer le risque. Mais n’est-ce pas, justement, évacuer les phénomènes de propagation que l’idéologie de la communication loue et promeut par ailleurs ?

Surveillances

La surveillance généralisée comme remède au danger humain (p. 248).
Dans le cas des MST, [...] les mesures sécuritaires sont à la hauteur de cette puissance, elles sont largement in-humaines, c’est-à-dire incompréhensibles si l’on ne suit pas la logique d’ensemble (p. 250).
Aujourd’hui [...] ce sont des moyens techniques qui vont protéger d’autres instruments techniques (p. 251).

80Les TIC illustrent avec force l’idée que les systèmes et les machines ont besoin d’un renforcement de leur sécurité comme de leur fiabilité – l’une et l’autre requérant un lourd travail de surveillance. On s’inquiète plus en effet de la sécurisation des systèmes informatiques, de leur inviolabilité, que des atteintes que ces systèmes peuvent faire subir aux libertés – atteintes d’autant plus sensibles que l’opacité du système est grande (cf. le chapitre 4). Le réseau Internet reste déchiré entre deux positions. Pour les libertaires américains, dont la pensée est traduite par les textes emblématiques d’un John Perry Barlow, il semblerait que la protection des libertés domine. Cependant cette protection emprunte volontiers une voie technicienne. C’est pourquoi ils en viennent à promouvoir cette étrange et paradoxale logique du cryptage qui n’hésite pas à sacrifier la confiance, indispensable au bon fonctionnement d’une démocratie, à cette liberté (Robert, 2004b). La tendance marquée au développement des activités commerciales emporte avec elle une logique de la sécurité – essentielle aux transactions – à laquelle la protection de la liberté d’expression ne pourra même pas répondre à l’aide d’un outil de type cryptage, puisque ce qui sera en jeu ne sera rien d’autre que la pérennité des espaces d’expression eux-mêmes.

81Nous avons déjà vu que les TIC peuvent être modélisées comme techniques de flux contrôlés/coordonnés de contrôle et de coordination de flux externes : c’est dire si elles s’intégrent d’évidence dans le cadre d’une reflexion sur le contrôle de la technique par elle-même... Or, un discours de pure laudation tend à nous faire croire qu’internet ne devrait satisfaire que la seule fonction-flux et non celle du contrôle que le cyberespace ne se nourrirait et ne nourrirait que libertés et démocratie (Lévy, 1994). N’est-ce pas oublier un peu trop vite l’aptitude à l’auto-contrôle comme au contrôle des TIC et de leur inévitable actualisation dans le cadre du cyberespace ?

Technologies de l’information et de la communication

Dans le cas des MST immatériels, les risques sont [...] tout différents. Le facteur humain est [...] politique et le risque appartient à cet univers de la domination (p. 257).
La thèse de B. Lussato sur l’informatique mérite d’être citée [...]. L’auteur qui dépeignait sous un jour optimiste, au seuil des années 80, la révolution informatique amorcée par les micro-ordinateurs expliquait en substance que dans le village électronique la multiplication des petits « chaudrons » (lire mini et micro-ordinateurs) allait permettre à chacun de faire sa soupe comme il voulait, de la manger à son aise et librement, par opposition au village du « grand chaudron » où les habitants devaient faire la queue, perdre du temps, et manger souvent la soupe froide. Cette révolution informatique [...] s’est bien accomplie mais au-delà des petits ordinateurs, qui servent essentiellement de machines à écrire perfectionnées, ce sont d’immenses réseaux qui se sont tressés et d’énormes fichiers qui ont été créés grâce à la miniaturisation [...] (p. 273).

82Nous l’avons vu, le risque lié aux MST supposés « immatériels » est effectivement politique, mais pas seulement parce que la société de communication pourrait s’inspirer du « modèle vertical des médias (centralisation des sources d’émission et des banques de données, standardisation des contenus ; unidirectionalité [...]) » (Breton et Proulx cités par A. Gras, p. 257). Car ce risque est double, et contradictoire : il convient en effet de distinguer le risque qu’entraîne une paralysie des réseaux de traitement et de transmission de l’information dans une société complexe pour laquelle cette information constitue une ressource essentielle, et le risque que les TIC font encourir à notre démocratie lorsqu’elles permettent d’accumuler et de traiter des masses considérables d’informations sur les individus. Dans le premier cas, c’est l’absence de TIC qui pose problème, dans le second, c’est bien leur présence.

83Lorsqu’un Méga-réseau informationnel à l’image du cyberespace est frappé par une panne, ce qui est en jeu c’est aussi la propagation latérale (par rapport et au delà au réseau lui-même) des dysfonctionnements. Comme un réseau d’information alimente d’autres activités, le risque ne se limite pas seulement au réseau lui-même, mais s’infiltre et affecte l’ensemble des secteurs dépendants. Plus le ou les réseaux concernent un nombre important, voire critique, de ces secteurs et plus le risque devient politique parce qu’il affecte potentiellement l’organisation globale de nos sociétés, et engendre leur paralysie, une sorte de mort sociale.

84Le risque d’un fichage généralisé n’est-il pas au moins aussi politique ? (Vitalis, 1988 et Lyon, 1994) Qu’il relève d’une initiative publique, étatique, ou privée (sociétés de renseignements financiers, de marketing, etc.), il s’agit effectivement du pouvoir proprement politique de la définition de catégories légitimes, du pouvoir de classer. Si la réponse au premier type de risque passe d’abord par un accroissement de la sécurité-fiabilité, celle qu’appelle le second type de risque est pour partie inverse : soit l’information n’est pas encore enregistrée et le risque que l’on encourt, c’est qu’elle le soit, soit elle l’est, et le risque consiste en une opacité des traitements ou en un dévoilement intempestif toujours possible (où l’on rejoint la première alternative) ; dès lors il vaut mieux traiter le moins d’informations individuelles possibles15. Mais l’on débouche alors sur le méta-risque d’un blocage de la gestion de nos sociétés complexes. (Cf. le chapitre 4).

85Remarquons enfin que les micros ont, pendant les années 80, en quelque sorte concrétisé pour partie les vœux d’un B. Lussato : ils offrent une puissance de traitement inégalée auparavant, accessible et disséminée, qui, dans les entreprises, ne sert pas uniquement de machine à écrire, loin de là. Ce sont les années 90 qui, en fait, développent une logique de la réticulation généralisée, locale puis globale. Or, celle-ci ne s’oppose pas aux micros, mais au contraire, les intègre et les articule à une perspective de plus grande échelle. Dès lors, la micro-informatique emporte deux types de risques, en cascade : dans un premier temps, elle multiplie la puissance locale de traitement, elle l’ensemence jusqu’aux mailles les plus fines du tissu social, puis la réticulation connecte cette puissance dispersée, ses applications et ses informations à elle-même et aux grands systèmes de concentration de l’information. Ainsi, les fichiers pullulent-ils, circulent, se croisent et s’enrichissent mutuellement...

86Au terme de ce rapprochement, il convient d’en dresser le bilan. Nous allons voir d’abord en quoi internet peut être qualifié de MST, mais également en quoi il institue un système de différences important avec le MST classique, en quoi consiste sa spécificité donc.

• Internet relève de la problématique MST parce qu’il repose sur :
  • un espace propre (le cyberespace) ;
  • un temps propre (le temps réel)16 ;
  • une infrastructure réseautique de type lignes/nœuds ;
  • un code commun, la numérisation ;
  • un lourd travail de normalisation et de formalisation ;
  • l’importance de la communication.

• par contre, il diffère du MST classique par un certain nombre de caractéristiques, suffisamment marquées pour infléchir la problématique MST, mais pas au point toutefois de la disqualifier :
  • le terminal (ordinateur) existe et reste pertinent hors de la logique réseautique ;
  • d’où la formation d’un effet MST-Diffus pré-réseautique ;
  • c’est pourquoi la dynamique est entrelacée : les premiers pas du réseau dans les années 60 précèdent ceux de la micro-informatique, mais s’articulent néanmoins fortement sur des innovations en matière de mini-ordinateurs ; dans les années 70 leurs développements deviennent plutôt parallèles et ne convergent qu’au niveau des réseaux locaux ; puis, après l’explosion de la micro-informatique des années 80, le réseau reprend la main dans les années 90 avec l’émergence du Web ;
  • comme le terminal est actif, l’usager ne peut pas rester entièrement passif ;
  • l’espace-temps du réseau s’enrichit d’une manipulation en mode graphique et hypertextuelle de l’information qui produit un meilleur relâchement du paradoxe de la simultanéité ;
  • outil de gestion des autres MST, il influence leur logique, voire travaille à la redéfinir, à la reconfigurer autour de ses fonctions sociétales (contrôles et coordinations, ciblage et gestion des flux et du nombre) ;
  • le rôle de l’État, ou à tout le moins des politiques publiques, tend à devenir sinon marginal du moins à s’estomper ;
  • Internet échappe à la centralisation, mais jusqu’à quand ? Va-t-on vers une centralisation, engagée moins par l’Etat que par les marchands ?
  • internet est censé abolir les frontières nationales, mais cela ne signifie pourtant pas une incompatibilité radicale avec la fonction-frontière, puisque nous avons vu qu’il peut parfaitement la simuler et la transformer.

87La problématique MST propose un instrument efficace de questionnement d’internet qui permet d’éviter l’écueil de la présentation exclusivement technique (voire technicienne) ou d’un économisme événementiel (les alliances et stratégies), comme les excès d’une certaine idéologie de la communication pour laquelle internet, réseau de réseaux, pur flux, constituerait un outil unique de développement de la démocratie et du savoir (pour quelques doux utopistes)... ou du commerce (pour les autres).

88Ce recours à la problématique des macro-systèmes techniques comme outil de modélisation des TIC nous a permis de souligner à plusieurs reprises, mais localement en quelque sorte, des effets de glissement de la prérogative politique ; ce sera l’objet du prochain chapitre que de montrer comment, inversement, ces mêmes TIC en viennent à déstabiliser les macro-systèmes techniques concrets, ouvrant par là même sur un potentiel global d’expression du glissement de la prérogative politique17.