1Les problématiques de sciences sociales qui s’intéressent à la technique restent encore rares. La perspective tracée par B. Latour et M. Callon (et bien d’autres dans le monde anglo-saxon) vise à surprendre la « technique en action » (pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Latour)1, avant donc que la boite noire de l’objet ne se referme : quelle trajectoire suit-il du projet, en plan, à sa forme concrète d’objet en dur... qui, néanmoins, à l’exemple d’Aramis – projet de métro avorté étudié par Latour – peut également « régresser » à nouveau vers le discursif et le graphique. Cette sociologie de l’innovation – quoique nous soyons attentifs à sa démarche et qu’elle inspire parfois certains de nos modes de raisonnement (notamment au chapitre 10) – n’est en rien dominante dans le présent travail.

2Il existe cependant une autre approche de la question technique en sciences sociales, une perspective qui met beaucoup plus l’accent sur ce qui nous intéresse ici au premier chef : à savoir l’infrastructure technique – non seulement en phase de démarrage, mais également de maturation et de croisière. Cette problématique, c’est celle des macro-systèmes techniques (MST). Elle a été inaugurée par les travaux pionniers de l’historien T. Hughes sur le développement des réseaux d’électricité dans le monde occidental, puis formalisée de manière un peu plus poussée par des sociologues tels que R. Mayntz et B. Joerges en Allemagne2. En France, nous devons à A. Gras et son équipe l’élaboration d’un cadre théorique global et cohérent3. Or, ce cadre intègre un certain nombre des question-clés que nous avons croisées jusqu’à maintenant : celle de la frontière, de la surveillance, de la logistique, de l’espace-temps, et du risque notamment. Il accueille même une première réflexion sur la place et le rôle des technologies de l’information. C’est pourquoi il nous a semblé pertinent d’utiliser ce cadre comme un moyen de problématisation global des technologies de l’information et de la communication – et plus singulièrement d’Internet. Nous avons donc confronté systématiquement les TIC au « modèle » élaboré par A. Gras. Autrement dit, il s’agit de savoir si ces TIC constituent ou non un MST, tout en restant ouvert aux questions qu’elles sont également susceptibles de poser à leur tour au modèle. Il ne s’agit bien évidemment pas de faire rentrer les TIC de force dans un modèle, mais bien inversement d’avoir recours à un instrument heuristique qui permette de cadrer, de faire émerger les différences et de poser des questions (chapitre 7).

3Ce n’est que dans un deuxième temps (chapitre 8) seulement que Ton en revient directement à la problématique du glissement de la prérogative politique – qui n’est abordée qu’incidemment lors de la confrontation MST/TIC. Il convient dès lors d’opérer un décalage, de passer du niveau des modèles au niveau des objets. Car par MST on peut entendre seulement le discours que Ton porte sur les objets – tel qu’on le pratique au chapitre 7 –, ou bien renvoyer aux objets concrets du monde lui-même. Certes, les deux se révèlent difficiles à découpler, mais peut-être peut-on raisonner en terme de polarités : à l’un des deux bouts du spectre on touche d’abord au discours (à propos des objets), à l’autre plutôt aux objets (saisis néanmoins encore à travers le discours). À ce second pôle la question pertinente n’est plus celle de l’aptitude du modèle théorique MST à problématiser les TIC, mais bien inversement, celle de la capacité des TIC à concrètement déstabiliser le modèle de gestion des MST. Une déstabilisation aux (fondements et aux) conséquences politiques tout à fait considérables.

4Dans un troisième mouvement il nous a semblé pertinent de revenir au modèle MST afin de proposer une typologie qui, d’une part, sache mieux intégrer les TIC et leurs conséquences politiques et qui, d’autre part, permette d’embrayer sur une dynamique des MST en différentes phases susceptible de placer le glissement de la prérogative politique dans une perspective de changement d’états de ces macro-systèmes techniques.

5Enfin, tout au long de ces neuf chapitres nous aurons eu assez souvent l’occasion de croiser ce que j’ai appelé le « paradoxe de la simultanéité ». Il sera temps dès lors de le présenter de manière un peu plus fouillée (chapitre 10) : parce qu’il jette une perspective nouvelle sur l’interprétation de l’histoire des TIC depuis maintenant quelque deux siècles ; et parce que sa manipulation ne manque pas d’offrir à ceux qui le maîtrisent des ressources de pouvoir tout à fait considérables.

6C’est d’ailleurs sur le fond de cette brèche, ouverte et exploitée par les TIC et leurs promoteurs – plus ou moins consciemment – que le processus du glissement de la prérogative politique trouve son meilleur terreau ; c’est bien grâce à ces nouvelles ressources de pouvoir que les TIC peuvent – après une phase assez longue de maturation – déstabiliser les modèles politiques de gestion traditionnels – non sur le mode du rouleau-compresseur, mais en alliance notamment avec les processus de déréglementation et de mondialisation.