1Notre compréhension du travail qu’effectuent les technologies de l’information et de la communication sur notre société est grevée par la question de l’élucidation de leurs fonctions. Sans s’inféoder à un fonctionnalisme étroit ou par trop déterministe, il n’en reste pas moins difficile d’acquérir une quelconque intelligence de ces technologies alors même que l’on prétend faire l’économie d’une réflexion sur les possibles fonctionnels sur lesquels elles ouvrent.

2Le projet d’une telle exploration exige un « terrain » suffisamment riche pour opérer comme un révélateur efficace. Il serait même singulièrement stimulant qu’il possède une certaine capacité d’anticipation sur le reste de la société. Or, il est deux domaines où celle-ci investit et se dévoile de manière prospective : l’art et la guerre. Le premier ne semble manifestement pas adapté à notre question : en effet, pour la première fois en ce vingtième siècle l’art, sans négliger les TIC pour autant, paraît s’être laissé distancer technologiquement par l’économico-gestionnaire. En revanche, la guerre – jusqu’à aujourd’hui, et alors même que les choses évoluent rapidement – a toujours su investir massivement dans les TIC. Il est vrai qu’aucune guerre n’a jamais été menée sans information/communication.

3Les doctrines militaires offrent ainsi un site d’observation de choix – et singulièrement celles de la première et plus technophile puissance au monde, les États-Unis. Ces doctrines américaines montrent une représentation des possibles fonctionnels pensés dans des conditions limites – celles de la guerre justement. En tant que représentation il s’agit bien évidemment de ne pas les considérer comme des vérités, mais seulement comme des hypothèses – mais on a toujours besoin d’hypothèses, même imprégnées d’idéologie (de la communication en l’occurrence). A ceci près que ces hypothèses travaillent dans des conditions exceptionnelles, de laboratoires en quelque sorte, puisque la guerre exige une impitoyable visibilité de la fonctionnalité, puisque la guerre – sans s’y réduire – est avant toute chose une mise en scène fonctionnelle de moyens (quand bien même on l’agrémente de buts politiques à vocation légitimante).

4Notre parcours va se structurer autour de deux moments : d’abord une présentation des grandes étapes de l’élaboration des doctrines américaines intégrant et bientôt s’articulant autour des TIC et plus généralement de l’information – présentation ponctuée par la recension des mots-clés susceptibles de cerner la définition des fonctions des TIC et close par leur synthèse ; puis, une présentation des diagnostics portés par les spécialistes – et poursuivie dans une réflexion sur les conséquences politiques emportées par la définition des possibles fonctionnels1.

Étapes et fonctions

Airland Battle

5La doctrine de « l’Airland battle » a acquis, selon A. et H. Toffler (Toffler, 1994), une certaine notoriété au début des années 80 (entre 1981 et 1982) : « Elle mettait l’accent sur une étroite coordination des opérations aériennes et terrestres, des attaques en profondeur pour empêcher les premier, deuxième et autres échelons d’atteindre le théâtre des combats et – surtout – le recours à de nouvelles technologies pour frapper des cibles précédemment assignées à des armes nucléaires » (p. 78-79).

6Quelques années plus tard, en 1987, cette doctrine subit une première inflexion en « Airland operations » : où l’on passe ainsi d’une action qui vise à perturber les lignes arrières de l’ennemi à une intervention qui travaille à entraver leur formation même. Elle privilégie donc « la capacité à projeter des forces à de longues distances et à grande vitesse [...] plaçant le temps au centre de ses préoccupations, elle préconise des attaques simultanées et un « contrôle d’exécution en temps réel » (p. 79). Enfin, tirant quelques leçons de l’application des doctrines Airland lors de la guerre du Golfe, le « Field Manual 100-5 » de juin 1993 souligne que « de récentes expériences nous ont donné un aperçu des nouvelles méthodes de guerre [...] Elles ont marqué la fin de la guerre de l’âge industriel et le début de la guerre de l’âge informatique » (p. 80)... un dernier passage qui fleure bon les thèses défendues par A. et H. Toffler eux-mêmes.

7De cet exposé Tofflerien de l’Airland Battle nous pouvons légitimement retenir quelques mots-clés : coordination, ciblage, contrôle, temps réel, profondeur/projection, initiative et qualités humaines.

La « Discriminate detterence »

8En 1988 A. Wohlstetter et F. Iklé publient un rapport intitulé « Discriminate detterence » qui, selon A. Joxe (1990) « se donne à penser, sur un horizon de vingt ans, la manière d’agencer en un ensemble cohérent les programmes et les forces, en vue de faire face à un éventail de conflits s’étalant depuis le niveau d’intensité le plus bas (et le niveau de probabilité le plus élevé) jusqu’au niveau le plus apocalyptique (et le moins vraisemblable) » (p. 216). A. Joxe n’hésite pas à citer longuement « un passage caractéristique qui est une sorte d’hymne à la précision [et dont nous ne conservons que l’essentiel au regard de nos préoccupations] : "des armes conventionnelles intelligentes, précises et à longue portée, peuvent contribuer de façon essentielle au blocage des attaques soviétiques n’importe où sur le périmètre de l’URSS. [...] Cette précision et les qualités nouvelles des munitions modernes augmentent considérablement la probabilité qu’on puisse détruire par un seul tir (ou très peu de tirs) un grand nombre d’objectifs sans avoir recours aux armes nucléaires" » (p. 218). Wohlstetter et Iklé privilégient également l’aptitude des technologies de l’information et de la communication à offrir des fonctions de « commandement, contrôle et communication », fiables et sécurisées : « La révolution en micro-électronique et photonique en même temps que les avancées dans le domaine des technologies de l’espace ont multiplié les moyens disponibles de télécommunication dont peuvent être dotés des centres de commandement, et, en général, ils ont considérablement amélioré la capacité de survie des moyens de commandement, contrôle et communication. On peut grâce à cela créer des systèmes de commandement fondés sur des centres multiples, protégés par leur redondance de toute décapitation » (p. 219). Conclusion de Joxe : « le passage au non-nucléaire, la "dissuasion conventionnelle", c’est désormais, tout uniment, le seul discours rendu possible et donc exigé par les techniques de pointe » (p. 219).

9Cette discriminate detterence repose sur les mots-clés suivants : précision/cibles, longue portée, « commandement, contrôle, communication, intelligence » (C31), résistivité des C31, dissuasion conventionnelle, deuxième frappe (nucléaire), « low intensity conflict ».

La révolution dans les affaires militaires

10L’expression apparaît, selon A. Joxe, dès 1991, comme titre d’une étude du CSIS sur la guerre du Golfe : « L’idée d’une supériorité par l’information découle des enseignements tirés sur les conséquences de l’utilisation de systèmes spatiaux dans les trois domaines de l’information météo, de la navigation aérienne et de la communication des informations en temps utile, et qui ont transformé les performances de toutes les fonctions militaires critiques : capacités d’information complète sur le champ de bataille en temps réel ; capacité de frappe précise par connaissance de la localisation exacte de l’objectif, du lanceur lui-même, de la météo ; amélioration de la logistique par réduction du tonnage exigible dû à l’efficacité accrue et à la capacité de livraison du matériel en temps et lieu précis » (Joxe, 1995a, p. 88). Ce thème de la RMA a fait l’objet d’un rapport spécifique du même CSIS en 1993, ainsi que d’un colloque du Stratégie studies institute de l’US army war college en 1994.

11Cette RMA culmine dans la notion de « information dominance » : « Il s’agit, toujours selon A. Joxe, de veiller au maintien de la supériorité absolue des États-Unis en matière d’information (acquisition, exploitation, transmission, diffusion), considérée comme le noyau essentiel de la dominance stratégique dans la nouvelle période » ; une dominance qui s’appuie de manière privilégiée sur « l’infrastructure de guerre, c’est-à-dire l’ensemble {réseau logistique, réseau de communication} qui lie une force militaire en un système cohérent » ; une dominance qui, couplée à la « maîtrise de la précision à longue portée » permet, en définitive, la recherche d’un « combat sans engagement » (Disengagement) (p. 91), alors même que « la guerre de l’information plus que toute autre forme de guerre ne doit connaître aucune limitation dans la montée aux extrêmes » (p. 93).

12La RMA s’articule autour d’une grappe de mots-clés tels que : information en temps réel, précision/ciblage, logistique, « information dominance », planification et renseignements, organisation (selon Cohen, 1996, p. 46) et spécialisation des hommes (Cohen, 1996, p. 49), fin de la hiérarchie, « civilianization », montée aux extrêmes (de la guerre de l’information).

L’information umbrella

13En 1996, J. Nye et W. Owens ont publié dans la revue Foreign affairs un article intitulé « America’s information edge », dans lequel ils présentent la notion qui vient en quelque sorte couronner – sans toutefois apporter beaucoup d’originalité – cette montée en puissance de l’information et des technologies de l’information au sein des doctrines stratégiques américaines : l’« information umbrella ».

14La position des deux auteurs est d’abord politique : elle prend comme horizon le thème du « soft power », c’est-à-dire de cette « ability to achieve desired outcomes in international affairs through attraction rather than coercion ». Les USA en effet entérinent l’écroulement du rêve communiste, et donc la disparition de l’alter ego soviétique avec lequel ils avaient construit un système international bipolaire stable et donc relativement prévisible ; un système où, qui plus est, l’on pouvait toujours se dédouaner de ses erreurs en les imputant d’une manière ou d’une autre à l’autre ou à sa pression. Or, aujourd’hui les USA demeurent la seule puissance dominante, et ce au sein d’un monde pour le moins flou, instable, fluctuant. Ils sont donc à la recherche d’outils susceptibles de lever quelque peu l’incertitude et d’éclairer qui est qui, qui fait quoi, comment, et de limiter les effets latéraux de leurs interventions.

15Les technologies de l’information constituent à leurs yeux l’instrument le plus efficace de réduction de la complexité de la géopolitique contemporaine. Or, les USA, à en croire Nye et Owens, ne possèdent-ils pas une maîtrise incomparablement supérieure à celle de l’ensemble des autres nations réunies des systèmes complexes (Owens parle de « System of Systems ») de C41 (command, control, communication, computer and intelligence) ? Les TIC bénéficient d’une aura d’autant plus importante qu’ils les supposent susceptibles de créer du lien, de fonctionner comme un principe unificateur, de rassembler sous leur « parapluie » les nations intéressées par la stabilité : « Like extended nuclear deterrence, [america’s emerging military capabilities [...] that provide much more real-time understanding of what is taking place in a large geographical area [...]] could form the foundation for a mutually bénéficiai relationship. The United States would provide situational awarness, particularly regarding military matters of interest to other nations. Other nations, because they could share this information about an event or crisis, would be more inclined to work with the United States » (p. 23). Depuis l’énonciation d’un tel principe, la révélation de l’existence du réseau Échelon – qui surveille aussi bien les alliés que les anciens ennemis des États-Unis, laisse à penser que, de facto, l’information diffusée reste pour le moins sélective, orientée et le bénéfice largement dissymétrique.

16Cette étape structure son discours autour des notions de : soft power, information umbrella, information dominance, System of Systems.

National missile defense et globalisation

17La fin des années 90 est marquée par trois mouvements :

• d’une part la critique, par Steven Metz (« l’un des promoteurs du concept », Bédar, p. 15), de la vision quelque peu étriquée de la RMA prônée par le Pentagone. Revenant aux sources « Toflériennes » (cf. plus loin « la troisième vague »), Metz différencie les révolutions opérationnelles des révolutions stratégiques qui « n’entraînent pas uniquement une modification de la façon de combattre des militaires mais aussi des acteurs du combat et des raisons du combat » (Bédar, d’après Metz, p. 15) ;

• d’autre part l’émergence ou plutôt la réémergence de la guerre des étoiles sous la forme de la NMD (National missile defense), censée traduire une « domestication des affaires stratégiques » (Bédar, p. 16), le retour à une logique de sanctuarisation du territoire ;

• enfin le Joint Vision 2020 « qui succède à la JV 2010 demeure une vision stratégique capacitaire visant à "être plus rapide, plus létal et plus précis" en intégrant les potentiels de la révolution de l’information. [...] La révolution de l’information a généralisé l’accès à la sophistication technologique. Le plus grand danger demeure l’asymétrie, et la réponse est : 1 – la "supériorité décisionnelle" par l’accès à et l’exploitation de l’information, et le temps réel ; 2 – l’innovation dans les concepts et l’exploitation technique des moyens » (Bédar, p. 18).

18Ces évolutions doctrinales, loin de constituer une sortie du paradigme informationnel, se contentent de le relativiser dans ses formes les plus déterministes :

• parce que le changement technique exige aussi d’être accompagné par des changements organisationnels ; ce qui ne signifie pas que son impact soit moins fort, mais seulement moins direct et moins rapide qu’on pouvait le croire a priori ;

• parce que l’idéologie potentiellement altruiste chantée par Nye et Owen est sensiblement recadrée par une NMD singulièrement égoïste.

19Au total, la révolution de l’information reste le moteur essentiel des transformations du monde car, « elle entraîne la globalisation économique qui engendre le déclin de l’État et de nouveaux risques sécuritaires » (Bédar, p. 16).

Synthèse

20Au fondement du recours aux TIC ces doctrines situent d’abord le temps réel, parce qu’il offre une extraordinaire vitesse de circulation et de traitement de l’information ; il nourrit notamment le développement de l’efficacité des C31 ou C41, c’est-à-dire du commandement, du contrôle, de la communication et ce, grâce à l’usage omniprésent de l’informatique (computer) et de ses impressionnantes capacités de mémorisation – c’est l’organisation du « chantier » militaire qui s’en trouve dopé ; ces C31 ou C41 promeuvent une amélioration sensible de la coordination, du ciblage, de la projection et plus globalement de la logistique (et donc du changement d’échelle) grâce à l’articulation entre informatique et télécommunications.

21Ainsi les technologies de l’information et de la communication – dont les performances reposent sur leurs deux propriétés fondamentales, le temps réel (dans le traitement et la circulation de l’information) et le changement d’échelle (dans l’acquisition des représentations du réel) – exercent-elles quatre grands types de fonctions au sein de cette micro-société que constitue une armée : contrôle, coordination, ciblage et logistique. Or, ces fonctions suivent une logique systémique selon laquelle chacune puise ses conditions de possibilité dans la présence active des trois autres : pas de contrôle efficace sans coordination (le contrôle s’appuie en effet sur des feed-backs qui utilisent les voies de la coordination), sans ciblage (le contrôle porte sur un événement – ou un ensemble réduit d’événements – précis) et sans logistique (le contrôle requiert une projection – même logicielle, afin de faire remonter des signes, ou des signaux – au niveau de la situation locale contrôlée) ; pas de coordination sans contrôle (parce qu’elle exige de multiples comparaisons), sans ciblage (parce qu’elle doit articuler des éléments précis) et sans logistique (sans quoi elle reste purement locale, et perd le sens du global) ; pas de ciblage sans contrôle (le ciblage repose sur l’itération, sur le recoupement, la comparaison d’informations), sans une coordination (indispensable à son optimisation – éviter les redondances) et une logistique performante (pour l’acquisition et la destruction de la cible) ; enfin, pas de logistique sans contrôle (son dispositif de gestion interne), sans coordination (parce qu’elle est flux de gestion de flux) et ciblage pertinent (parce qu’elle distribue précisément les informations et/ou les objets).

22Ce dispositif emporte un certain nombre de conséquences politiques : l’émergence d’une armée d’experts aux différences hiérarchiques moins marquées, la « civilianization » de certaines fonctions-clés de la défense, le basculement d’une dissuasion nucléaire vers une dissuasion informationnelle (et le possible développement des « low intensity conflicts »), l’émergence de conflits « sans » engagement direct. Le « Soft power » qui semble se dégager l’est-il tant que cela, et que nous apporte-t-il sur la compréhension plus globale des TIC, de leurs fonctions sociétales et de leurs enjeux socio-politiques ?

Diagnostic et conséquences politiques

Technostratégie

23Par technostratégie A. Joxe entend ce débordement du politique par la technique qui, sous le cycle de la dissuasion (1945-1990), produit une stratégie de facto et non pensée. Car, observe-t-il, « malgré le choc de la révolution scientifique » (p. 262), ni les principes tactiques, ni les doctrines stratégiques ni la représentation dominante de la guerre n’ont véritablement changé en profondeur ; seule différence marquante : les innovations spectaculaires des technologies militaires.

24On peut réduire ce fulgurant accroissement des moyens à la fois quantitatif et qualitatif à trois grands « vecteurs » : la bombe nucléaire, la fusée et l’électronique. A. Joxe observe et distingue 10 axes de perfectionnements des armes, au travail depuis au moins l’antique Sumer : 1 – la capacité de destruction ; 2 – l’allonge ou la portée ; 3 – la mobilité ; 4 – la précision ; 5 – la cadence de tir ; 6 – le blindage ; 7 – l’observation ; 8 – le camouflage ; 9 – la communication ; 10 – le brouillage (Joxe, 1990, p. 263). Les bombes nucléaires affectent essentiellement le premier axe : elles emportent en effet un changement d’échelle radical dans la capacité de destruction globale (accompagné d’un renforcement de la capacité locale de destruction grâce aux armes à neutrons). Les fusées jouent essentiellement sur le deuxième axe, en déployant la portée potentiellement aux dimensions de la planète elle-même (avec une maîtrise de l’ensemble des distances intermédiaires). Enfin, l’électronique (nourrissant et nourrie par l’informatique et les télécommunications) transforme non seulement les variables informationnelles (de 7 à 10), mais également les variables énergétiques (de 1 à 6) – ce sur quoi A. Joxe ne met peut-être pas suffisamment l’accent. Car la destruction n’atteint pas le niveau de « perfection » (p. 265) qu’il lui prête sans le recours amont à l’informatique-électronique lors de sa conception et de sa fabrication ; la portée se développe, certes grâce aux progrès des carburants, mais également grâce à la miniaturisation qui allège d’autant le vecteur et permet d’accroitre l’efficacité du guidage et la précision du ciblage ; comme le souligne lui-même A. Joxe la mobilité est devenue telle aujourd’hui que les avions notamment ne peuvent plus être pilotés sans le relais de « l’intelligence artificielle », qui supplée aux défaillances biologiques du cerveau plongé en conditions extrêmes ; même les cadences de tir ne reposent pas seulement sur les capacités industrielles de production de munitions, mais aussi sur l’aptitude d’un char à tirer sans s’arrêter, ce qui requiert un appareillage électronique sophistiqué (Toffler, 1994, p. 105) ; le blindage lui-même évolue vers deux nouvelles formes, celle de la mobilité et celle de type « IDS » (l’initiative de défense stratégique promue par R. Reagan) ou du projet de bouclier anti-missiles actuel2 – qui allient vecteurs et information (p. 268) ; bien évidemment les quatre fonctions informationnelles voient leurs performances bien plus considérablement dynamisées encore – il n’est que de se rappeler la citation de Joxe (1995 a) sur la RMA.

25Conclusion : « La loi du progrès des armements, selon ces dix lignes d’évolution, a toujours été de permettre à moins d’hommes de combattre aussi bien de plus loin ou mieux de plus près. Grâce aux fusées et à leur guidage électronique de précision, on touche aujourd’hui à des limites absolues dans ces trois directions [...] » (p. 263-264). Ainsi la technostratégie a-t-elle « conduit les systèmes d’armes à "représenter" des conflits impraticables pour l’espèce humaine ou la politique en général » (p. 270). C’est bien pourquoi l’armée – américaine notamment, mais pas seulement – s’est tournée vers de nouvelles formes opérationnelles : les opérations de paix.

26Les opérations de paix (Joxe, 1995b) n’ont bien évidemment pas un but d’abord philanthropique, mais politique. Politique intérieure et extérieure des États-Unis notamment : les enjeux de la première incitent à promouvoir dans l’espace de la seconde des interventions « propres » susceptibles de tendre vers le zéro mort – au moins américains. La technostratégie suscite la forme « utopique » d’un engagement sans combat, néanmoins compatible avec les aspirations nouvelles des États-Unis au leadership (p. 63). Une idée qui n’a quelque chance de se concrétiser qu’à l’expresse condition que les USA atteignent une pleine domination sur l’information : « La seule hiérarchie qui compte [...] c’est la hiérarchie du savoir, l’information, racine de la dominance stratégique et de l’efficacité des chaînes de commandement maîtrisées par le leader » (p. 65).

27Quelles leçons tirer, sur les TIC elles-mêmes, de ce diagnostic ? D’abord que les fonctions isolées au I, et qui conditionnent directement les performances des systèmes d’armes, ouvrent les conditions de possibilité d’un renversement : la stratégie gouvernait des dispositifs techniques d’armement relativement stables jusqu’au deuxième vingtième siècle ; aujourd’hui, ce sont les systèmes d’armes qui font, par leurs performances mêmes la stratégie (Joxe, 1990, p. 261) – sa forme discursive se contente d’entériner les possibles ainsi ouverts. Ce renversement repose lui-même sur l’aptitude des fonctions de guidage et de ciblage, de C31 comme de coordination et d’organisation à saturer en quelque sorte les modes d’expression de cette vieille activité de la guerre. L’homme-guerrier s’en trouve disqualifié et expulsé, et laisse la place à un technicien-expert qui n’engage pas ou si peu son corps. Dans le même temps, les mêmes technologies légitiment l’investissement par les forces armées d’un nouveau terrain opérationnel, plus vivable, que les hommes peuvent réintégrer à condition de ne toujours pas exposer leurs corps : ce qui n’est possible que sous la protection d’un bouclier informationnel qui autorise l’anticipation et la prévention.

28Par le renversement et la saturation les TIC remplissent ainsi une fonction éminemment politique : en effet, si la guerre c’est la continuation de la politique par d’autres moyens, la disqualification de la guerre high tech par ses outils mêmes nous ramène directement au politique « seul »– ce qu’illustrent les opérations de paix3. Cette transmutation de la guerre en opérations de paix – dont l’efficace s’appuie d’abord sur celle des TIC – révèle l’aptitude de ces dernières à relativiser une notion, voire à la faire fondre, à la dissoudre. Mais le politique lui-même ne reste bien évidemment pas intact, puisqu’il tend à s’effacer derrière une manière de logistique humanitaire officielle qui, observe A. Joxe, abolit le critère du politique tel que défini par Cari Schmitt : la différence entre ami et ennemi4.

Troisième vague

29Toute la thèse d’A. et H. Toffler (1994) tient dans cette phrase : « Notre manière de faire la guerre est à l’image de notre manière de créer des richesses [...] » (p. 12). Les deux futurologues américains ont depuis longtemps mis au point le schéma d’interprétation de l’évolution historique à partir duquel ils cherchent à penser la guerre d’aujourd’hui et de demain : celui, relativement simple, d’une dynamique articulée en trois phases (qui n’est pas sans rappeler celui de L. Mumford lorsqu’il distingue les phases éo, paléo et néotechnique) qui, à la fois, se succèdent et cohabitent à mesure de leur émergence. La première se caractériserait par la « houe » (p. 34) – et sa guerre d’abord par le courage du guerrier ; la seconde reposerait sur « la chaîne de montage » (p. 34) – et sa guerre sur la mobilisation industrielle des ressources technico-scientifiques ; enfin la troisième aurait pour symbole « l’ordinateur »– et sa guerre verrait son efficacité croître à proportion de ses capacités informationnelles.

30Nos auteurs pensent la guerre de la troisième phase au miroir des propriétés globales des nouvelles formes de l’économie : mais la guerre dans la spécificité de ses conditions extrêmes éclaire en retour les fonctions sociétales locales des TIC.

1. Facteurs de destruction :

31« Dans la production comme dans la destruction le savoir5 réduit les besoins en facteurs autres de production. La guerre du Golfe, écrit Alan. D. Campen, "fut une guerre où une once de silicium dans un ordinateur a pu avoir plus d’effet qu’une tonne d’uranium" » (p. 100). Autrement dit, le savoir « est non linéaire : [...] de modestes entrées peuvent avoir des conséquences disproportionnées » (p. 210).

2. Valeurs intangibles :

32« Dans la guerre comme dans les affaires, nos façons de mesurer la "valeur" sont très en retard sur les réalités nouvelles » : les auteurs en veulent pour preuve le déficit de données en matière d’informatique et de télécommunications du rapport annuel de l’international institute for strategie studies.

3. Démassification :

33[Selon Don Morelli, en 1982], « nous nous acheminons dit-il [...] vers la démassification de la DE-struction parallèlement à la démassification de la PRO-duction. Si, dans l’industrie de l’habillement, la démassification se résume à l’emploi d’un laser guidé par ordinateur pour découper les vêtements sur mesure, sur le champ de bataille elle passe par l’usage du laser pour désigner un objectif individuel » (p. 104).

4. Travail :

34Comme les systèmes d’armes informatisés sont de plus en plus sophistiqués, les soldats qui les servent doivent avoir eux-mêmes un niveau d’instruction de plus en plus élevé ; la logistique prime désormais sur le combat lui-même : « Les États-Unis, observe le général Pierre Gallois, envoyèrent 500 000 hommes dans le Golfe : et il y en avait entre 200 000 et 300 000 à des fins logistiques » (p. 109).

5. Innovation :

35L’informatique et les télécommunications, lors de la première guerre du Golfe, promurent un « groupe de novateurs qui découvrirent comment forcer les règlements, contourner la bureaucratie et exploiter le matériel et le logiciel sorti des réserves pour faire le boulot, et vite » (p. 110).

6. Échelle :

36« Les penseurs militaires découvrent que des unités plus petites – comme les "petites et moyennes" entreprises dans la guerre compétitive – ont plus de ressources pour emporter la décision » (p. 111).

7. Organisation :

37« A l’instar des entreprises de la Troisième vague, l’armée assouplit la rigidité de son organisation hiérarchique » (p. 112)

8. Intégration de systèmes :

38« La complexité croissante de l’armée prête plus de poids que jamais au mot "intégration" »– ce qui est valable pour les opérations elles-mêmes et la logistique.

9. Infrastructure :

39L’intégration passe d’abord par le déploiement d’un immense dispositif de communication (c’est-à-dire de télé-communications).

10. Accélération :

40La vitesse devient un atout fondamental : vitesse d’exécution des manœuvres, du processus logistique ou de mise en œuvre des systèmes de communication eux-mêmes – une vitesse d’acquisition de l’information telle, lors de la première guerre du Golfe, qu’elle frôlait souvent la saturation des capacités de traitement... d’où un effet paradoxal de ralentissement.

41Conclusion : à la différence de celles de l’Irak « les forces alliées n’étaient pas une machine [puissante, mais sotte], mais un système avec des capacités de rétroaction interne, de communication et d’ajustement par autorégulation infiniment plus considérables » (p. 116).

42Les fonctions mises en exergue au I servent exclusivement à renforcer de manière décisive l’efficacité et les performances de l’appareil militaire : une guerre plus rapide, plus précise, mais également plus complexe. Or, cette complexité est à la fois le produit de la multiplication industrielle de l’armement, de l’intervention massive des TIC et l’objet de leurs efforts d’organisation et de desserrement. Les TIC deviennent ainsi des intégrateurs de systèmes6 grâce à leur vitesse et à leur capacité à gérer un grand nombre d’événements en même temps (p. 101, p. 113) mais avec précision – que ce soit dans le combat ou dans la logistique.

43Les TIC sont également censées susciter de notables transformations organisationnelles : leur implémentation sollicite la création de groupes-vecteurs ad hoc et leur déploiement rompt les hiérarchies traditionnelles. La tendance pourrait se révéler bien réelle, mais est-ce une raison cependant pour oublier un peu trop facilement l’envers du décor ? Car, et ce malgré les remarquables qualités gestionnaires qu’on leur accorde, jamais elles ne semblent dotées d’une quelconque propension au contrôle, et singulièrement au contrôle social. L’intégration de système gère précisément (cf. p. 113) des outils de gestion des événements eux-mêmes extrêmement précis, avec pour seule conséquence une internalisation des effets de contrôle et même, à l’inverse, une libération des hommes et de leurs initiatives : où l’on retrouve le vieux thème de l’« homme » encore une fois sauvé par la technique.

44Ne faut-il pas, au fond, revenir sur le fondement même de la démarche de A et H. Toffler, à savoir cette manière de penser le militaire à partir de l’économie ? Car celle-ci ne s’offre-t-elle pas comme le cadre donné a priori de création supposée évidente d’une intelligence de cette prérogative politique de « faire la guerre » censée ne relever désormais que du seul modèle économico-gestionnaire ? Les fonctions des TIC nous inscriraient dans un modèle où règne la seule productivité – valeur économique exorbitante par définition de la sphère du politique.

« Civilianization »

45Technostratégie et guerre de la troisième vague emportent une logique qui semble inhérente aux fonctions développées par les technologies de l’Informations : celle du glissement de l’endossement de la prérogative politique par des instances privées. Les auteurs qui nous servent de guides exhibent tous divers signes de ce mouvement.

46Ainsi A. et H. Toffler parlent-ils d’un mouvement de « civilianisation » : « Nous entendons, précisent-ils non pas la conversion ou le martelage de sabres en socs de charrue mais plutôt le contraire : l’abandon à des industries civiles de tâches d’intérêt militaire, autrefois exécutées par des industries spécifiquement militaires » (p. 258). Autrement dit, il s’agit bien de « convertir les industries civiles en capacités de guerre » (p. 258). Comment cela est-il possible ? Justement par cette emprise de plus en plus considérable des TIC sur la guerre : les technologies de l’information et leurs composantes civiles possèdent en effet des performances telles qu’il devient pensable de faire reposer sur leurs épaules la conception et la fabrication de matériels destinés à la guerre. La deuxième vague – au sens de Toffler – produisait, notamment lors de ses grandes guerres mondiales, le matériel militaire sur le mode de la fabrication de masse, réquisitionnait parfois des moyens civils, mais sans avoir recours pour autant à l’usage de produits de consommation de masse civils (p. 259). Certes, les deux états n’étaient pas étanches, mais à l’activité spécifique de la guerre correspondait un outil de production lui-même spécifique. Or, aujourd’hui, cette relation tend à se relâcher ou plutôt à se renverser : les produits de la guerre devraient de plus en plus souvent dériver des produits civils – et non l’inverse. C’est peut-être reconnaître l’élévation de la fiabilité de ces matériels, mais n’est-ce pas également avouer que la guerre, comme avatar du politique, perd sa singularité – qui était aussi celle du politique. Les TIC et leurs fonctions spécifiques constituent les vecteurs privilégiés d’un tel renversement, d’une telle réversibilité (p. 263).

47Cohen (1996) ne dit pas autre chose lorsqu’il observe une « privatization of military functions ; private contractors, for instance, handled much of the logistics for the US operations in Haiti and Somalia » (p. 43). Il poursuit en soulignant que « in a world where commercial satellite can deliver images of a quality that only a few years ago was the prérogative of the superpowers, military organizations are more and more willing to use civilian Systems rather than spend to develop their own » (p. 43). La fin de la guerre froide a en effet réduit parfois drastiquement les budgets de recherche-développement militaires... d’où la solution du recours aux techniques civiles. Cohen remarque également que l’accroissement de la technicité exige des soldats de moins en moins combattants et de plus en plus experts : l’armée, comme toute organisation complexe et de haute technologie requiert des professionnels compétents et non la levée en masse révolutionnaire. N’est-ce pas, là encore, signer la fin de la conscription, et donc l’abandon d’une prérogative éminemment politique – celle de la définition du citoyen par son engagement à défendre par les armes son pays ?

48A. Joxe (1995a) remarque que la civilianisation porte aussi une autre conséquence, directement reliée à l’emploi massif des TIC : « La recherche d’armes non mortelles devient rationnelle, même dans le combat [...] [ainsi], dans un certain nombre de circonstances, la relation de force devient du type "manifestants-policiers" » (p. 94). Or, au contraire de ce que Ton pourrait supposer a priori, une telle tendance ne joue pas en faveur d’une claire attribution de la prérogative politique : celle-ci, notamment à travers la forme historiquement datée de l’État, renvoie à la détention du monopole de la violence légitime (Weber). Mais, dès lors que la guerre peut acquérir cette dimension « soft », son exercice n’a plus besoin de reposer sur une légitimité spécifique incarnant le collectif : sa pratique peut ainsi être concédée à ou réappropriée par des groupes privés (entreprises ou citoyens plus ou moins organisés en milices) et donc diffusée, distribuée et non plus concentrée, et ainsi devenir plus difficilement contrôlable, voire incontrôlable.

49Cohen (1996) n’en vient-il pas d’ailleurs à constater que « the most useful metaphor for the future military order may be a médiéval one. During the Middle Ages, as at présent, sovereignty did not résidé exclusively in States but was diffused among political, civic, and religious bodies -States, but also sub-and supra-states entities » (p. 52). Nous entrerions ainsi dans ce que J.-M. Noyer appelle le « techno-féodalisme avancé »7. Autrement dit, comme le souligne A. Joxe, « l’ennemi de demain dans la guerre informationnelle, peut très bien ne pas être un État-nation mais un groupe ethnique extrémiste et [...] l’allié de demain peut être une corporation (une entreprise) au lieu d’une force des Nations unies » (Joxe, 1995a, p. 93). Où Ton régresserait en quelque sorte en deçà du mouvement de « civilisation de l’occident » mis en évidence par N. Elias et qui consistait, à l’inverse à socialiser et politiser des fonctions autrefois privatisées : cette régression du politique, de la socialisation, liée entièrement à l’effritement de la capacité normative de l’Etat pourrait donc déboucher non pas sur une quelconque fin de l’histoire mais sur une sévère crise de « civilisation » – sans verser pour autant dans le « clash » des civilisations sur le mode Huntington8. Crise dont les TIC constituent un des vecteurs essentiels. Cette crise débouche sur deux perspectives :

• soit, à la suite de A. Joxe (1995b) on en vient, en se focalisant sur la « guerre humanitaire », à s’interroger sur la capacité de cette dernière à « scelle[r] finalement la disparition de ce Cari Schmitt définit comme le "critère du politique" : la distinction entre ami et ennemi » (p. 86) ; au point même que « le prétexte humanitaire sert ainsi à estomper la question du contact de la logique politique avec le crime » (p. 87) ;

• soit, avec Nye et Owens on reconnaît l’émergence d’une multiplicité de sources de crises, le « crime, le terrorisme, la prolifération et l’environnement » notamment, au sein d’un monde fondamentalement ambigue et chaotique.

50Or, dans les deux cas, les Etats-Unis sont censés récupérer en quelque sorte la maîtrise de la déstabilisation globale de la structure et du système stato-national grâce à leur domination informationnelle (p. 65 chez Joxe, p. 32-33 chez Nye et Owens), fondement d’une nouvelle puissance impériale distribuée et/ou potentielle arc-boutée à une véritable dissuasion informationnelle (cf. le chapitre 2).

51Alors même qu’ils ne cessent de souligner que l’accroissement de la puissance informationnelle américaine est toujours bon pour le développement de la démocratie dans le monde, Nye et Owens (1996) concluent néanmoins sur cette idée forte : « The market and private individuals cannot fulfill ail the information needs of american foreign policy » (p. 34) ; n’est-ce pas avouer qu’il doit malgré tout revenir quelque chose au politique, ou plutôt que sa logique ne peut entièrement se résorber dans celle de l’économique, et n’en rester pas moins légitime ? Ainsi, « the Voice of America [...] broadcasts in 48 languages and has an audience tens of millions greater than CNN which broadcasts only in english » (p. 34). Mais si le politique se voit réduit par là même à n’assumer explicitement que la seule portion congrue de la gestion du non économiquement rentable, c’est aussi parce que, toujours selon Nye et Owens, l’on doit compter avec cette « beauty of information as a power resource, it ineluctably democratizes societies » (p. 35). Comme si les fonctions sociétales repérées ici même ne permettaient pas tout autant de déployer une logique de contrôle social, portées par des instances étiquetées comme étatiques ou privées.

52Car, si le processus de « civilianization » repose sur la propriété des TIC de pouvoir satisfaire aux conditions de deux champs jusqu’à il y a peu considérés comme hétérogènes, celui du militaire et celui du civil, cela ne signifie-t-il pas, à l’inverse, que les TIC remplissent déjà des fonctions qui, quoique « civiles », auraient pu, en d’autres temps être qualifiées de militaires ? N’est-ce pas révéler que les technologies de l’information proposent déjà dans le domaine civil des systèmes susceptibles de remplir ces fonctions de précision, de guidage, de ciblage, de traçage, de changement d’échelle, d’accompagnement logistique etc. qui peuvent apparaître au premier abord comme typiquement militaires ? N’est-ce pas dévoiler que ces TIC sont subordonnées, au moins autant qu’à une logique de la coordination, à une logique du contrôle suivi et pointilleux du « qui fait quoi, où, quand, comment, avec qui, etc. », fondement de l’acte de commandement et de toute gestion – dont l’efficacité est d’ailleurs multipliée par la coordination elle-même ainsi que par l’intégration de systèmes, qui optimisent la diffusion de l’information et les feed-backs.

53L’aptitude au glissement n’est pourtant perçue qu’à travers un seul sens : comme si seul le civil se substituait au militaire, au plan industriel comme sur le théâtre d’opération. D’où l’idée de proclamer une certaine fin du politique – à tout le moins lui dénier la détention d’outils spécifiques, comme la revendication du monopole légitime de la violence ; d’où également l’idée de pratiquer des guerres sans morts, des guerres qui ressembleraient de plus en plus à des opérations de police ; mais Ton oublie dans une telle lecture ce que la fin annoncée du politique masque comme glissement de la prérogative et des fonctions politiques entre des mains privées relevant d’une légitimité seulement économico-gestionnaire ; comme l’on oublie ce qu’une supposée fin de la guerre cache comme domination implicite ou indirecte mais pourtant bien réelle des États-Unis sur la définition d’un nouvel ordre ou désordre mondial. La puissance, elle aussi bien réelle, que les TIC expriment à travers l’exercice de leurs fonctions sert d’excellent alibi au montage d’opérations politiques, dont on ne nous offre que l’endroit et jamais l’envers (et c’est bien cela qui caractérise le travail de l’idéologie de la communication).

54Envers justement, que cette « militarisation » a priori et implicite des TIC en effet, qui leur permet de remplir si facilement des fonctions militaires alors mêmes qu’elles ne sont censées satisfaire que des besoins civils. Car les TIC peuvent – grâce aux mêmes fonctions et non à une quelconque ambivalence constitutive – tout aussi bien susciter la démocratie que le contrôle social, endroit et envers d’un même processus, pile et face d’une même pièce : la démocratie gagne effectivement à mieux se connaître (par des « images » statistiques et médiatiques) pour mieux se gouverner, mais cette connaissance peut toujours verser dans le procédé d’inquisition – lorsque l’observation se prend pour sa propre finalité (qu’elle soit portée par l’État ou des instances privée ne change rien à l’affaire).

55Les doctrines militaires, notamment américaines, avec une certaine « candeur » ou plutôt franchise (qui n’est en rien de la naïveté) nous révèlent ainsi non seulement quelles fonctions les technologies de l’information vont remplir, mais celles qu’elles remplissent déjà au sein de notre société. Un minimum d’esprit critique nous permet également de comprendre quel type d’opérations politiques (et qui restent telles même et surtout lorsqu’elles visent à nier le politique comme explicite) elles supportent – et ce, grâce aux propriétés effectives qu’emportent leurs fonctions sociétales ; opérations de récupération des prérogatives politiques en toute négation de l’étiquette (politique) par des instances privées exemptées ainsi d’avoir à acquitter le coût élevé du processus de légitimation politique – qui, en démocratie, transite par la publicité de l’action et le débat contradictoire9.