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La logique politique des technologies de l’information et de la communication

 | 
Pascal Robert

Deuxième partie. Deuxième révélateur : les situations extrêmes

Chapitre 4. Risques : vers un risque techno-informationnel majeur ?

Texte intégral

1Sans se laisser entraîner par un déterminisme technologique exagéré, ou bien le maelstrôm médiatique, on ne peut aujourd’hui minimiser le poids des TIC dans la gestion des sociétés occidentales : on ne saurait donc – pas plus que l’atome – les supposer dotées a priori d’un brevet de neutralité. Ce qui nous incite à ne plus faire l’économie d’une question-clé, celle des risques que ces technologies – comme toute technologie – peuvent emporter, et ce directement au détriment de notre société.

2La réflexion que nous voulons mener dans ce quatrième chapitre vise moins à répondre à cette question qu’à la formuler le plus clairement possible. C’est pourquoi nous commencerons par nous interroger sur la manière dont elle a déjà été posée, c’est-à-dire construite, afin d’en montrer les limites et les confusions. Puis, nous tenterons de dresser une typologie des risques informationnels-réseautiques, fondée sur une approche relativiste de la notion. En effet, la « boîte noire » du système de traitement et de transmission de l’information n’est pas perçue uniformément par l’ensemble des acteurs. Des points de vue se dégagent qui possèdent chacun leur propre définition du risque. Nous verrons également que l’inégalité de ressources sociales des uns et des autres travaille à l’imposition d’une définition socialement dominante. Enfin, nous confronterons le risque informationnel au risque majeur (tel qu’appréhendé par les travaux désormais classiques de P. Lagadec) : à quelles conditions les TIC peuvent-elles constituer un risque majeur, quelles en seraient les spécificités ? Notre parcours se conclut sur la question de la volonté de nos démocraties industrielles à véritablement maîtriser ce problème des risques informationnels dans sa complexité – ie en assumant pleinement sa multidimensionnalité.

Petite généalogie du risque informationnel

« Les pieds d’argile »

3Qu’entend-on par risque ? Voilà la question essentielle. Le dictionnaire Le Petit Robert oscille entre danger et événement (en droit, événement contre lequel on s’assure). Or, le danger est relatif et l’événement signe l’écart qui sépare la situation attendue de l’irruption de l’imprévu. Nous reviendrons plus loin sur cette seconde caractéristique. Ne retenons ici que la première : elle signifie que le risque – majeur ou non-n’est pas donné, mais construit. Autant d’interlocuteurs, autant de représentations de ce que peut recouvrir la notion de risque informationnel/réseautique. Pourtant cette attitude relativiste est rarement respectée. Nous allons en faire l’expérience avec deux réflexions (françaises et plus précisément centrées sur l’informatique), qui nous intéressent moins pour leur dimension historique que pour leur valeur exemplaire des limites et confusions qu’elles révèlent.

4Le 25.09.79, P. Drouin signe dans le journal Le Monde un article au titre quelque peu mystérieux : « Les pieds d’argile ». De quoi s’agit-il ? D’une réflexion sur « la vulnérabilité d’une société de plus en plus informatisée ». En effet, nous dit-il, « plus le savoir, plus le pouvoir ont une forte « densité », plus les risques engendrés par une détérioration d’une maille du réseau sont grands ». Citant le rapport Nora-Minc, Drouin souligne que « nos auteurs estiment, eux aussi, que le risque est beaucoup plus dans la fragilité de la société tout entière, le management moderne (tendant) à multiplier les centres névralgiques dont la mise hors circuit paralyse des organisations immenses ». Drouin poursuit en précisant que « plus on cherche à perfectionner les systèmes d’information de toute nature, plus l’emploi de l’ordinateur devient indispensable, mais comme l’écrivent les auteurs [du rapport La nature et l’importance des pertes économiques dans l’utilisation de l’informatique en Europe en 1988, paru en 1976 à Genève] : « Le système informatique n’est en fait qu’un ensemble d’équipements divers (de saisie, de traitement, de restitution et de transmission des informations) commandés par des programmes conçus par l’homme et utilisant, dans la plupart des cas, des informations fournies par l’homme. Des incidents peuvent donc survenir : au niveau des équipements (pannes, mauvaises utilisations, etc.) ; au niveau des programmes (erreurs de conception) ; au niveau des utilisateurs [...]. » D’où la conclusion de l’article, qui en explique le titre : « Le colosse informatique aura des pieds d’argile si l’on ne trouve pas la parade. »

5Ce qui pose problème dans le constat d’existence d’un colosse aux pieds d’argile, ce n’est pas la présence du colosse, mais celle des pieds d’argile. Il ne s’agit donc pas d’adapter le colosse aux pieds, mais bien l’inverse, et si risque il y a, il provient de la faiblesse des pieds non du gigantisme du colosse. Ce dernier obtient son crédit d’un bilan supposé, en dernière instance, toujours positif – l’auteur ne parle-t-il pas « des dommages introduits par l’ordinateur dans notre société face à la "valeur ajoutée" heureusement plus élevée obtenue grâce à lui » ? Or, il est une méthode qui paraît exiger l’effort d’adaptation du colosse alors que ce sont les pieds qui le fournissent : c’est la décentralisation, la parade appelée de ses vœux par P. Drouin. La décentralisation ne représente pas une réduction globale du poids du colosse (au contraire), mais une modification de sa répartition, sur un nombre plus élevé de pieds. Elle ne fonde pas une régression globale du risque, mais sa redistribution.

6En fait lorsque l’on regarde de près les exemples de risques auxquels l’auteur fait référence, ils contredisent sa propre définition comme « dommages introduits par l’ordinateur dans notre société ». En effet, que ce soit « les actes terroristes, les catastrophes naturelles », ou « la menace de diffusion de documentations confidentielles », « la trop grande dépendance à l’égard de spécialistes, le manque de connaissance des usagers, ou les erreurs involontaires de manipulation », il s’agit toujours d’une suspension et/ou d’un détournement d’une utilisation supposée normale et non risquée. Le risque n’est pas lié à l’informatique, mais bien à sa perversion... par le geste humain (hormis la catastrophe naturelle).

7Cet article de P. Drouin – qui opère, il est vrai, sous le coup du Rapport suédois Sark « the vulnerability of the computerized society » – constitue à notre connaissance une des premières dénonciations françaises de l’informatique comme technologie susceptible d’engendrer un risque qui pourrait être qualifié de majeur. Pour autant, nous venons de le voir, l’informatique est néanmoins sauvée, d’une part parce que le risque ne lui est pas intrinsèque – il provient toujours d’une corruption, et d’autre part parce que l’informatique possède son propre remède, la décentralisation.

8Cette approche du risque informationnel reste encore floue et confond volontiers l’acte terroriste avec la puissance de l’expert... or, la première s’exerce contre l’informatique, alors que la seconde joue en sa faveur. Néanmoins, le texte de P. Drouin a l’immense mérite de montrer qu’il y a là une véritable question qui mérite que l’on y réfléchisse.

« Menaces sur l’ordinateur »

9En 1986 J.-P. Chamoux publie un ouvrage – sur un sujet encore nouveau à l’époque – intitulé Menaces sur l’ordinateur. Son raisonnement global repose sur la reconnaissance – dès l’introduction du livre – du poids considérable de l’informatique dans la gestion de nos sociétés complexes : cette omniprésence induit par elle-même la possibilité du risque. Cependant la position de J.-P. Chamoux révèle un peu plus encore l’ambiguïté qui affectait déjà l’article de Drouin. En effet, le risque oscille entre deux approches aux conséquences pourtant opposées : le risque renvoie d’une part aux informations que l’on introduit dans l’ordinateur, ce qui appelle en réponse un ordinateur transparent ; mais le risque est également lié à l’ordinateur lui-même, c’est-à-dire à sa fiabilité, ce qui engendre une réponse sécuritaire (blinder l’ordinateur à l’image des militaires p. 222)... elle-même risquée (au premier sens).

  • 1 La confusion entre agression de l’outil informatique et agression par ce même outil reste toujours (...)

10Or, si la première conception tend à limiter et/ou à réglementer l’utilisation de l’informatique, la seconde tend plutôt non seulement à ne pas la remettre en question, mais qui plus est à la rendre plus opaque encore... et à s’oublier ainsi comme risque (en effet, la réussite dans la répression du risque de type deux – la sécurité technique – tend à récuser cette réponse comme risque de type un). À l’horizon de cette réflexion semble effectivement se dessiner le recouvrement, voire l’effacement, du premier type de risque par le second... si lui-même tend en plus à s’oblitérer, toute idée de risque ne s’évanouira-t-elle pas ? Et ce d’autant plus facilement que le risque de premier type paraît trouver une réponse supposée appropriée dans le Droit, le juridique, la Loi : il peut donc continuer à prospérer – sous l’alibi d’un désamorçage par le Droit – tout en étant de plus en plus masqué par le risque de second type, qui, ne l’oublions pas, sollicite une réponse diamétralement opposée visant à accroître l’opacité informatique sous couvert sécuritaire. Ce qu’il faut craindre avec une telle logique, ce n’est pas seulement le ou les risques eux-mêmes, mais également l’impossibilité dans laquelle nous serions d’en reconnaître la pertinence comme problème. Car l’on voit clairement à travers ces deux exemples qu’il est facile de tomber dans la confusion1. Notre critique ne la lève que parce qu’elle accepte de reconnaître que la notion de risque ne possède pas une définition simple et univoque. Le risque est un construit dépendant de la perception que chaque type d’acteur produit de la « boîte noire » du système de traitement et de transmission de l’information. Comprendre la relation des TIC au[x] risque[s] revient donc à décomposer une socio-logique : celle du jeu des rapports de force qui opposent des définitions concurrentes et l’imposition sociale d’une définition dominante.

  • 2 Nous ne prenons pas en compte les points de vue des pays dits en voie de développement ni ceux des (...)

11Cette double généalogie nous met ainsi sur la voie que nous devons suivre, dessine en quelque sorte en creux notre travail : il s’agit d’éclaircir les rapports dont nous venons de mesurer la complexité et d’en dresser une typologie afin d’éviter les pièges de la confusion. Elle nous indique également à partir de quels éléments mener notre réflexion : la « boîte noire », le système de traitement et de diffusion de l’information doit constituer la composante centrale, celle à partir de quoi se définissent les regards, les différentes positions2.

Typologie des risques informationnels (1)

12Considérons la boîte noire comme le centre du dispositif, le problème de fond réside dans la relation (entrée-sortie) de l’information à cette boîte. Dès lors, huit positions logiques se dégagent dont quatre correspondent à la représentation-construction d’un type de risque – celles qui signifient un déséquilibre entre l’état de la relation information/boîte noire (actualisé ou potentiel) que cherchent à imposer certaines forces, et le vœu porté par chaque point de vue sur ce que devrait être ce rapport information/boîte noire.

13Nous obtenons ainsi le tableau suivant :

État de la relation

(alors que)

Vœu sur la relation

entrée

(alors que)

non-entrée

non-entrée

(alors que)

entrée

sortie

(alors que)

non-sortie

non-sortie

(alors que)

sortie

entrée

(alors que)

entrée

non-entrée

(alors que)

non-entrée

sortie

(alors que)

sortie

non-sortie

(alors que)

non-sortie

14Les quatre premières positions sont marquées par un différentiel qui ouvre l’espace des conditions de construction d’un « risque ». Les quatre autres, au contraire, montrent un consensus entre le Vœu et l’état qui élimine par là même la tension productrice de l’idée de risque.

  • dans le premier cas, l’information ne devait pas entrer dans la boîte noire, mais s’y trouve néanmoins. Proposition qui/que soutient le mouvement « informatique et liberté » ;

  • dans le second, l’information aurait dû entrer dans la boîte noire, mais ne s’y trouve pas. Déficit que cherchent à combler les divers militants de l’« agora informationnelle ».
    Ces deux positions définissent un axe horizontal « libertés-agora ».

  • dans le troisième cas, l’information ne devait pas sortir de la boîte noire mais en sort néanmoins de manière intempestive. Ce qui inquiète les spécialistes chargés de la sécurité technique de la boîte noire ;

  • enfin, dans le quatrième cas, l’information devait sortir de la boîte noire, mais elle n’en sort pas. Ce qui pose un sérieux problème aux tenants du « free-flow » de la communication marchande.

15Ces deux dernières positions définissent un axe vertical « sécurité-free-flow ». Les deux axes (« liberté-agora » (vs) « sécurité-free-flow ») sont articulés par une relation d’incompatibilité – et de contradiction directe entre les pôles « libertés »– « sécurité » et « agora »– « free-flow ».

16Cependant ces huit positions ne sont pas les seules à prendre en compte. En effet, le jeu des représentations ne se limite pas à celui que délimite la boîte noire, il ne se réduit pas aux combinaisons qu’il est possible d’établir en son sein, il s’étend également à la remise en question de cette boîte noire, par changement de niveau.

17Nous obtenons dès lors le tableau suivant :

État de la relation

(alors que)

Vœu sur la relation

boite noire

(alors que)

non boite noire

non-boite noire

(alors que)

boite noire

18La première position révèle une volonté de changement dont le risque est qu’elle soit contrariée. Suppression de la boîte noire ou changement de sa « forme » : horizon théorique d’inscription de tous les espoirs « terroristes » ou « décentralisateurs ». La seconde emporte le risque d’un changement d’état non voulu. Soit que l’on souhaite conserver la boîte noire en l’état sans y parvenir : risque de la « panne » toujours possible. Soit que l’on répugne à adopter la boîte noire informatisée lorsque l’on utilise déjà d’autres outils : risque d’une substitution non désirée d’un support informatisée-réseautique à un support ancien, ce que redoute les défenseurs d’une certaine « culture » (du livre notamment). Soit donc au total huit figures du risque.

19Il convient enfin de les croiser avec les trois dimensions constitutives des TIC d’aujourd’hui, à savoir, le réseau, la vitesse et la mémoire. Les risques emportés par chacune des positions sont renforcés par le jeu des différentes combinaisons de ces trois dimensions : autrement dit, le risque que présente chaque position dépend de manière privilégiée de l’une d’entre elles (au moins – ce qui n’entraîne qu’une minoration relative des deux autres, car ce n’est pas que leur influence soit nulle, mais moindre).

Typologie des risques informationnels (2) : l’axe « libertés-agora »

Libertés : « l’information ne devait pas entrer dans la boîte, mais s’y trouve néanmoins »

20La mémoire informatique permet de collecter des volumes vertigineux d’informations sur des individus ou des groupes sociaux. La vitesse de traitement permet d’en multiplier le nombre et les types. Le réseau accroît considérablement les sources d’information et leurs croisements ; il permet également un accès contrôlé aux destinataires, soit sélectif (fonction d’une position institutionnelle ou d’une solvabilité), soit une diffusion massive.

  • 3 Cf. André Vitalis, Informatique, pouvoir et libertés, Paris, Economica, 1988.
  • 4 Cf. Vitalis, op. cit., et Florence Touret, « Les outils du fichage social », Le Monde diplomatique, (...)
  • 5 Sur le marketing direct, cf. André Vitalis, « Citoyenneté et usage des médias », Terminal, n° 65, P (...)

21Le risque réside dans l’introduction dans la boîte noire d’une information utilisée ultérieurement pour définir un profil social (d’un individu ou bien d’un groupe) administratif ou commercial, abusivement diffusé. Le risque c’est le développement de systèmes de gestion, soit de la population entière (pensons au projet SAFARI des années 703), soit de populations circonscrites qui deviennent ainsi marquées comme « sensibles » socialement (tels les fichiers Gamin ou des étrangers, toujours dans les années 70, ou les systèmes Anaïs et Anis des années 19904) ou comme cibles marketing « sensibles » commercialement (c’est-à-dire intéressantes ou non)5. Ou bien encore le risque s’est traduit il y a quelques années aux USA par les velléités d’installation sur les terminaux du réseau de « clipper », de puces chargées de crypter les échanges... mais dont le double de la clé restait néanmoins accessible aux autorités. Aujourd’hui on soupçonne volontiers certains grands groupes de l’informatique de réseau de multiplier les moyens susceptibles d’assurer une traçabilité de leurs clients, parce que cette information acquise sur le consommateur possède une valeur de plus en plus considérable, voire tend à devenir l’une des clés potentielles du « modèle économique » de viabilité d’internet.

  • 6 Avec, comme exemple-limite, le pharaonesque travail entrepris par les Mormons de reconstitution de (...)
  • 7 Capacité dont les journaux de 20 heures de la télévision française ont rendu compte étonnés, voilà (...)

22Ce risque se creuse donc d’abord aux fantasmes de l’exhaustivité6 et de l’inquisition généralisée des promoteurs de réseaux. Il repose sur l’accumulation d’informations importées dans une boîte noire ou sur les traces que laisse toute évolution sur un réseau7.

  • 8 Notons la fascination qu’exerce l’informatique sur le droit : ainsi, les ouvrages consacrés au thèm (...)

23À ce risque l’on oppose d’abord la loi. Mais la loi et la procédure judiciaire ne restent-elles pas trop lentes face à la vitesse d’innovation et de déploiement des TIC8 ?

Agora : « l’information aurait dû entrer dans la boîte noire, mais ne s’y trouve pas »

24Le réseau est supposé porter un potentiel démocratique, d’échange et de communication. Les citoyens sont censés travailler ensemble à produire des solutions à leurs problèmes communs, en relation ou non avec les autorités élues. Par sa vitesse le réseau soutient une interactivité en temps réel. Par sa mémoire il permet de reconstruire les modes de raisonnements collectifs, de les analyser et de les retravailler.

25Le risque provient du blocage de l’accès au réseau, soit pour des motifs politiques, soit pour des raisons marchandes. Le risque c’est également la réintroduction de hiérarchies (par la fonction ou la solvabilité), de discriminations sociales au sein d’un univers supposé égalitaire. À ce risque l’on oppose la nécessité de limiter les monopoles (privés comme publics) dans une logique américaine, ou bien l’on excipe de la neutralité théorique de l’administration (le service public égalitaire) en France et/ou un certain activisme militant.

  • 9 Jospeh Weizenbaum, Computer power and human reason, London, Pelican-Pinguin, 1984, p. 31.

26Mais le risque n’est-ce pas également celui d’une certaine rigidification sociale liée au développement d’une moindre réversibilité de systèmes d’information de plus en plus lourds, complexes et pour lesquels tout changement d’envergure se traduit par un coût (organisationnel et financier) prohibitif ? J. Weizenbaum a déjà noté cette tendance fortement conservatrice de l’informatique9.

Typologie des risques informationnels (3) : l’axe « sécurité-free-flow »

Sécurité : « l’information qui ne devrait pas sortir de la boîte noire en sort néanmoins de manière intempestive »

  • 10 Sur la contagion et le virus (informatique), cf. Isabelle Rieusset-Lemarié, Une fin de siècle épidé (...)

27La mémoire et le réseau peuvent faire l’objet d’effraction par des « délinquants » informatiques (quelles que soient leurs raisons). Leur fiabilité est en jeu. La vitesse joue en partie contre elle puisqu’elle assure une diffusion extrêmement rapide de tout problème. Pannes, vols et sabotages fonctionnent sur le mode de la contagion (pensons aux « virus informatiques »10).

28Le risque, au-delà des effets perturbateurs de l’intrusion sur la gestion de l’information confiée à la boîte noire, c’est la perte de confiance en l’outil informatique-réseautique. Si le client est prêt à payer ses services forts chers, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont dotés de bonnes performances, c’est également parce qu’ils sont sûrs. Cette information est souvent stratégique : sa modification, sa disparition (quelle qu’en soit la cause) ou la suspension de sa circulation représente un préjudice considérable pour les entreprises comme pour les administrations. Or, le coût n’est pas seulement financier, il est de plus en plus souvent organisationnel : c’est le fonctionnement même de l’organisation qui est en jeu, tant interne, qu’externe (dans sa relation à ses clients, à ses fournisseurs, comme à son banquier ou à l’administration).

  • 11 Car selon A. Gras, « la plupart des auteurs qui parlent de catastrophes n’ont pas compris que la co (...)

29Aujourd’hui les réseaux – et singulièrement Internet – se caractérisent par leur complexité. Leur effondrement devient pour le moins improbable11, ils se reconfigurent et s’adaptent. Ainsi le réseau possèderait-il la capacité d’absorber le risque de sa propre destruction. Il est donc globalement fiable. Ce dont l’homme de sécurité ne peut que se réjouir. Cependant, que la complexité du réseau lui permette d’amortir le risque de sa déstructuration se paie, inversement, par une impressionnante capacité à s’offrir comme un milieu d’exploration singulièrement riche et stimulant pour un délinquant réseautique... qui peut dès lors tout aussi bien jouer sur cette complexité pour se camoufler, se dissimuler. La richesse interne, qui protège contre l’agression extérieure, ouvre elle-même un espace susceptible d’engendrer ses propres risques.

30La lutte contre ces risques-sécuritaires passe par le blindage des boîtes noires, blindage logiciel il va sans dire, qui travaille à l’installation de filtres (« fire-wall » notamment), sur le cryptage des données comme de leur accès... lutte dont le risque-criminalité informatique montre indubitablement les limites.

Free-flow : « l’information qui devrait sortir de la boîte noire, n’en sort pas »

31Le réseau, sa vitesse et la mémoire travaillent à produire et distribuer toujours plus d’informations-marchandises (à vendre et à acheter). Le risque, dans une telle logique provient de la possibilité d’interrompre le flux, de rendre sa production et sa diffusion impossible ou difficile. Il est question de panne mais peut-être plus encore d’interventions extérieures susceptibles d’enrayer la bonne marche du réseau.

32C’est pourquoi la tentation est grande – et sa propension à s’actualiser directement liée à la croissance du réseau – de replier le réseau sur lui-même : une telle solution n’est qu’apparemment en contradiction avec la logique du free-flow. En effet, il suffit que le réseau devienne à lui-même son propre monde, suffisamment vaste pour s’ouvrir sur sa propre densité et son propre potentiel. Autonomisation. L’information « sort » d’une boîte noire non pour rencontrer le réel (mais la logique du free-flow l’a-t-elle jamais véritablement voulu ?) mais afin de rejoindre une autre boîte noire, de circuler d’un nœud à l’autre de la méga-boîte-noire que constitue le réseau.

33Cependant cette solution peut elle-même dégénérer en un emballement/ engorgement du réseau qui devient également un risque pour le free-flow. La solution, technique, consiste dès lors à renforcer les capacités d’administration du réseau. Le free-flow trouve ainsi sa régulation dans cette oscillation entre deux risques-limites, l’interruption du flux et sa saturation.

Typologie des risques informationnels (4) : « Le changement de niveau »

34Ici l’on ne se situe plus dans la boîte noire, mais au niveau du travail sur la boîte elle-même. Celle-ci peut être supprimée, son architecture modifiée, son état conservé, il est enfin possible de la déplacer, de l’importer en substitution à un autre support.

Terrorisme : « supprimer la boîte noire »

  • 12 Cf. Le Monde du 11.04.80 et du 12.04.80 sur les attentats commis contre Philips et CII-HB.

35Il y a deux manières de changer de jeux : soit dynamiter le jeu existant, soit en inverser la logique (cf. le point suivant). L’objectif du terrorisme vise en effet à l’éradication de ce qui, selon lui, pose problème. Les années 7012 par exemple, ont ainsi connu en France une série d’attentats anti-informatiques dans la région toulousaine, bien oubliés depuis.

36Dans ce type de vision du monde, le risque ce sont les TIC elles-mêmes et les entreprises qui les produisent (singulièrement IBM à l’époque), nouveaux instruments politiques de l’aliénation capitaliste. Réaction limite, qui s’engage dans la violence.

37À l’explosion de la boîte noire – par des bombes – des années 70 succéderaient en ces années 90-2000 l’implosion de la boîte noire par désorganisation – sous le coup de « bombes » logiques, virus et autres piratages ?

Décentralisation : « changer de boîte noire »

  • 13 Cf. ma thèse, Pascal Robert, L’impensé informatique, au miroir du quotidien Le Monde (1972-1980), P (...)

38« Changer de boîte » grâce au développement d’une nouvelle logique technique, c’est l’espoir des tenants de la décentralisation (depuis au moins les années 7013). L’informatique était jusqu’il y a peu, centralisée, le réseau l’ouvre ; la mémoire était accaparée, dispersons-là ; la vitesse était au service de quelques-uns l’une de leurs armes les plus efficaces, diffusons-là. L’informatique contrôlait, contrôlons-là.

39Le risque tient d’une part à la centralisation et d’autre part, dès lors que s’installe la décentralisation, à la dialectique en jeu : que l’inversion se renverse, avec un retour de la centralisation et peut-être pire encore, des contrôles. Affronter ce risque passe par la récusation de l’ensemble des dispositifs et/ou des logiques qui soutiennent les opérations de contrôle et de centralisation.

  • 14 Knowbots contracte knowledge et robot, cf. Howard Rheingold, Les communautés virtuelles, Paris, Add (...)

40Certains outils logiciels récents recèlent, à cet égard, une réelle ambiguïté. En effet, un réseau comme Internet, de plus en plus complexe, se révèle de moins en moins facilement manipulable. Se repérer, naviguer sur le réseau deviennent des activités elles-mêmes de plus en plus complexes. C’est pourquoi les informaticiens en sont venus à l’idée de crée des « agents logiciels » censés effectuer le travail de recherche en votre lieu et place. Ces « knowbots »14 fonctionnent comme un VRP logiciel, un représentant chargé de se débrouiller avec l’inextricable complexité du réseau. Des anges gardiens en quelque sorte... Cependant, outre que les intercesseurs, les suppléants s’avèrent rarement absolument dociles ou parfaitement intelligents, ne convient-il pas de prendre au sérieux l’idée que certains avatars de tels agents puissent devenir non seulement des « agents logiciels de police », mais également des « agents logiciels secrets » (au service de la légalité ou non). Ne peuvent-ils constituer de merveilleux rassembleurs de ces traces dont nous parlions plus haut ? La complexité du réseau ne leur offre-t-elle pas, là aussi, un bon camouflage ?

  • 15 Dominique Desbois, « De l’Internet aux inforoutes : saturation, facturation, réglementation », Term (...)

41Le réseau, décentralisé, souhaitait la démocratie... nous voici en pleine guerre. Le réseau, dont nous avons vu que sa complexité le protégeait en partie contre une agression externe, saura-t-il résister à cette tension interne ? Sa logique de décentralisation et d’accéssibilité potentiellement ouverte à tous, ne souffre-t-elle pas du retrait de son principal soutient désintéressé, la NSF américaine au milieu des années 90 ? Le coût de son fonctionnement n’induit-il pas dès lors une ligne de pente favorable à l’emprise de la logique commerciale ? Voilà le risque : le cens contre le sens15.

42Cette position se rapproche de celles que défend l’axe « libertés-agora ».

Panne : « ne pas changer de niveau »

43Le changement de niveau n’est pas ici un souhait, c’est une contrainte subie. Il arrive par accident ou sabotage, lorsque tout ou partie du réseau tombe en panne. Le risque se découpe sur fond d’un état supposé normal du réseau, celui de son fonctionnement optimal, qui lâche brutalement.

  • 16 Cf. 01 Informatique n° 1180 d’octobre 1991 ; nous aurions pu tout aussi bien citer « la grande pann (...)
  • 17 Par là même le réseau modifie la valeur sociale de la grève. En effet, sa légitimité ou son illégit (...)

44Ainsi, en 1991, « la paralysie qui a saisi les centraux téléphoniques d’ATT dans la région de New York pendant plus de six heures le mois dernier a eu un impact considérable sur certaines activités économiques vitales : le contrôle aérien et les compensations bancaires ont été totalement interrompus ». Quelques dix années plus tard, et cette fois à l’échelle mondiale, nous avons vu se profiler la grande peur d’une disjonction globale de tous les systèmes informatiques : le grand frisson du passage du millénaire, orchestré par les médias et les cabinets de conseils, a été – et donc dans notre société « devait » être – informatique et déstabiliser toute notre logistique informationnelle16. Pour éviter un tel risque, le réseau doit être muni de capteurs, tapissé d’une multitude de dispositifs de perception, d’appareils de surveillance chargés de prévenir toute velléité de basculement vers un « état de panne » (qu’il soit dû à un incident dit « technique », à une grève – fonctionnellement équivalente17 – ou un attentat). La course à la qualité qui a agité les années 80 peut être appréhendée comme le signe de la présence de plus en plus envahissante de la panne. En effet, la recherche effrénée du zéro défaut – du 100 % de qualité donc – renvoie bien à la quête de la fiabilité totale. Elle se révèle avant tout un appel contre la panne... dont elle trahit par là même l’existence. Conjuration appliquée à des sociétés de plus en plus technicisées et qui ainsi pénètrent progressivement dans une zone de plus haute probabilité de panne, dans cette civilisation de la panne que Y. Lasfargues oppose à la civilisation de la peine.

45Ces positions se rapprochent de celles que soutient l’axe « sécurité-free-flow ».

Culture : « adopter la boîte noire informatisée »

46Soit une information inscrite sur un support, traitée ou transmise par des dispositifs non informatisés. Son informatisation correspond à l’adoption d’une nouvelle boîte noire. Certains pensent que l’opération ne va pas sans risques – risque « culturel » en quelque sorte. L’ancien support d’information est doté de qualités, de propriétés spécifiques que les qualités et propriétés de la nouvelle boîte noire ne peuvent selon eux compenser. La perte est irréparable. Car avec l’outil disparaît un certain état d’esprit, une attitude cognitive singulière dont on peut conserver la nostalgie – et ainsi du livre menacé, pronostiquer la fin de la littérature par exemple.

  • 18 Ne s’agit-il pas d’une exagération puisque l’expérience historique montre qu’il y a toujours conser (...)

47Le risque réside dans ce changement de « matière », dans l’adoption de la nouvelle boîte elle-même. Risque qui suppose une substitution pure et simple d’un dispositif l’autre18.

  • 19 Sur la différence entre information et savoir, voir Denis de Rougemont, « Information n’est pas sav (...)
  • 20 Cf. Pierre Lévy, Les technologies de l’intelligence, Paris, La Découverte, 1990, p. 130.

48Risque également de confondre information et savoir19 (et auquel nous succombons incidemment lorsqu’au début de ce quatrième point nous raisonnons d’emblée sur l’information). Les développements de la boîte noire banques de données qui, selon P. Lévy « [...] sont moins des mémoires que des miroirs, aussi fidèles que possible, de l’état présent d’une spécialité ou d’un marché »20, œuvre singulièrement en ce sens d’un rabattement du savoir, qui exige une lente rumination herméneutique, sur la seule information, éphémère.

  • 21 Cf. par exemple, Pascal Robert, « Qu’est-ce qu’une technologie intellectuelle ? », Communication et (...)
  • 22 Nous pensons notamment à la collection « Découverte » chez Gallimard.

49L’affrontement de ce risque culturel passe notamment par une résistance à la langue qui porte (et que porte) ce changement – car avec les TIC domine l’anglais : les jeux vidéo, les CD ROM et Internet par exemple ne parlent-ils pas de manière massivement privilégiée la langue de Shakespeare (ou plutôt un sabir dérivé) ? ; par des campagnes d’opinion qui visent à mobiliser les élites supposées particulièrement affectées par les nouvelles technologies censées remettre en question leur expertise et leur pouvoir (notamment les enseignants) ; par des réflexions21 et des essais comparatifs qui soulignent les propriétés irréductibles de chaque support et militent en faveur d’une saine concurrence/complémentarité contre la seule substitution ; enfin, par la promotion de livres d’une conception nouvelle qui réhabilitent l’image et la marient au texte – au lieu de l’isoler22.

Les conditions sociales de production des risques informationnels

50Bien évidemment les alliés de chaque position ne sont pas dotés des mêmes ressources sociales. L’axe « sécurité-free-flow » (comme le changement de niveau « panne » ou « culture » – si, dans ce dernier cas Ton prend en compte les grands groupes qui attaquent le marché du multimédia, et non tous ceux qui redoutent un tel mouvement) dispose d’un capital social indubitablement supérieur à celui de l’axe « libertés-agora » (ou à celui du « changement de boîte noire » par la « décentralisation »). Ce qui veut dire que le poids des risques identifiés n’est en rien égal, ni les moyens de les contrer.

  • 23 Sur la criminalité informatique, cf. Philippe Rosé, La criminalité informatique à l’horizon 2005, a (...)

51Les constructeurs d’ordinateurs, les fabricants de microprocesseurs, les producteurs de logiciels, les entreprises et administrations usagers donnent une réalité particulièrement forte, une visibilité singulièrement vive à leur conception du risque. Laquelle tend à devenir dominante au point de recouvrir les autres. C’est pourquoi le diagnostic le plus couramment établi tend à définir une équation entre risque et violation de l’intégrité d’un système informationnel. Conversion du risque au crime23.

  • 24 À l’échelle mondiale du réseau boursier notamment, mais F. Rowe ne montre-t-il pas également, à l’é (...)
  • 25 Dont on comprend la consistance lorsque se produit un krach boursier tel que celui de 1987 par exem (...)

52L’univers financier dont il n’est peut-être pas exagéré de dire qu’il s’est transféré en quelque sorte sur le réseau24, au point qu’il y trouve une manière d’existence – et assez paradoxalement une première « matérialisation logicielle »– construit un monde de plus en plus autonome25 dont la légitimité repose sur sa puissance financière elle-même. Or, banques, assurances, bourses et les diverses officines d’ingénierie financière disposent d’une capacité considérable d’influence économique et politique.

53A contrario, les défenseurs des libertés, les promoteurs de l’agora informationnelle ou de la décentralisation restent souvent atomisés socialement, ne disposent au mieux que d’un capital intellectuel et restent éloignés des logiques politiciennes ou économiques susceptibles de leur offrir un pouvoir conséquent. Tout au plus peuvent-elles compter, mais de manière quasiment exclusivement défensive – sur quelques institutions (comme la CNIL) et le droit, relayés par des campagnes de presse qui, par définition restent bien éphémères à l’aune de l’enjeu et des moyens d’un adversaire qui peut également les mobiliser en sa faveur. La médiatisation d’un J. Bové et le succès mondial de l’association ATTAC ou du Monde diplomatique montrent néanmoins que la cristallisation d’un tel courant d’opinion reste possible.

  • 26 Une propension qui a fait sentir ses effets dès les années 70, cf. notre thèse, chap. 11.

54Cette cartographie des représentations du risque emporté par les TIC fait donc apparaître un net déséquilibre du système au bénéfice d’une définition dominante. Conséquence : Taxe « sécurité-free-flow » travaille à imposer ses propres solutions comme également valables pour le risque défini par Taxe « libertés-agora »26. Il prescrit la conception d’un temps replié sur l’instant de la rupture, de la bifurcation catastrophique et rejette l’idée que le temps long de l’accumulation et de la surveillance puisse s’avérer tout aussi dangereux – voire plus. Dès lors que le risque est réduit à l’irruption du seul événement de l’effraction et/ou du sabotage, le cryptage, le blindage deviennent ainsi les moyens d’assurer la protection des libertés. C’est accepter l’équation de l’égalité entre viol du système et viol des libertés. La défense de ces dernières se traduit donc par le seul empêchement d’une diffusion incontrôlée de l’information, et non également – voire surtout – par une opposition à leur collecte. L’idéologie économique vient légitimer l’opération : n’est en effet considéré comme risqué dans une telle logique que ce qui a un coût évaluable financièrement. Or, la criminalité en col blanc a un prix pour l’entreprise, quel est celui

55– exprimé en euros – de la définition abusive de profils sociaux ? En miroir : disqualification du droit – censé pourtant protéger les libertés – pour délit d’impuissance. Car l’efficacité juridique reste en l’affaire strictement contre-dépendante de la définition du jeu par l’informatique gestionnaire (c’est-à-dire tant par la technique et ses métamorphoses, que l’idéologie économique que nous venons de rencontrer). Si nous avons repéré des types de risques, nous n’avons cependant pas précisé, jusqu’à présent, en quoi pourrait consister un risque informationnel majeur. Les risques identifiés à partir de chaque point de vue ne semblent pas pouvoir être construits seuls comme vecteurs d’un risque véritablement majeur. C’est en effet notre hypothèse que ce dernier ne peut émerger que du jeu de l’ensemble de ces perspectives. Mais avant que de travailler en ce sens nous voudrions souligner l’absence de toute référence aux TIC dans les travaux – français – les plus classiques portant sur le risque majeur.

La problématique du risque majeur et les TIC

  • 27 Cf. Lagadec (1981) et (1988), op. cit.

56Les deux ouvrages fondateurs de P. Lagadec, La civilisation du risque et États d’urgence27 renvoient à des types de risques bien circonscrits : ceux susceptibles d’affecter physiquement notre environnement dit naturel et notre intégrité biologique. La mise en évidence du risque s’effectue lorsqu’interviennent des accidents dans des manipulations de produits étiquetés comme dangereux (d’un gaz toxique, comme la dioxyne, aux plus médiatiquement récentes farines animales), susceptibles de frapper des populations. Le questionnement, de type politologique porte sur l’aptitude des autorités notamment, et des « responsables » plus globalement, non tant à l’éradiquer, mais à lui faire face et à le prévenir. L’analyse souligne les difficultés rencontrées par la technique sociale de la maîtrise des situations d’urgence. Car, apparemment, mais P. Lagadec ne le dit pas, un lâchage technique (de la « technique technicienne ») en un point de la texture sociale ne peut être récupéré que par l’émergence d’une technique sociale de reprise en main (l’organisation de l’organisation des capacités à réagir et, en amont, à prévenir, donc à détecter), que nous ne maîtrisons pas plus. Fiabilité partielle de la technique qui induit une vulnérabilité proportionnelle, voire plus que proportionnelle, de la société.

57On chercherait en vain dans ces deux ouvrages une quelconque référence aux TIC. Nous systématiserons un peu plus loin les différences qui séparent le risque technologique majeur d’un éventuel risque informationnel majeur, mais notons dès maintenant que le risque technologique « classique » est d’abord physico-chimique, et s’il est majeur c’est qu’il s’attaque à l’intégrité biologique de l’individu comme de populations entières – voire à celle de leur éco-système.

58La problématique du risque majeur a fait son chemin depuis les travaux pionniers – en France – de P. Lagadec, et il est notamment apparu que la communication constituait l’un des facteurs clés de réponse à la crise engendrée par une catastrophe majeure. De sa bonne gestion dépendent en effet la bonne organisation des secours et la bonne administration des populations. En amont elle soutient activement la politique de prévention. La communication se révèle donc être un outil au service de la logistique humanitaire et policière, mais elle ne se pose pas (et les instruments de sa concrétisation moins encore) comme question : elle réduit le risque ou bien organise la résistance censée lui faire face, mais elle n’est pas appréhendée comme elle-même porteuse de risques – sauf à considérer ses dysfonctionnements, moins d’ailleurs pour les stigmatiser en tant que tels, que parce qu’ils portent préjudice à la lutte contre le « vrai » risque majeur physico-chimique.

59L’absence des TIC dans la problématique de P. Lagadec, alors même que nous avons répertorié pas moins de huit perspectives inquiètes de leurs manifestations (quand bien même leurs formes se révèlent contradictoires), incite à se poser la question des conditions, tant « logiques » que sociales, susceptibles d’engendrer un risque informationnel majeur.

Logique d’émergence d’un risque informationnel majeur

60Pour tenter de donner une réponse un tant soit peu rigoureuse à une telle interrogation, il convient selon nous de revenir à notre typologie. On pourrait supposer ainsi que le risque majeur informationnel naisse du seul passage à la limite de chacun des huit risques décrits. Ce serait néanmoins oublier qu’ils ne se définissent que les uns par rapport aux autres : en effet, les risques identifiés par l’axe « libertés-agora » constituent en fait les meilleurs vecteurs de la logique de l’axe « sécurité-free-flow » ; l’inverse est bien évidemment tout aussi vrai.

61On ne peut donc les penser séparément. D’ailleurs notre société – pour autant qu’elle veuille conserver l’usage de ses TIC sans pour autant tomber sous leur dépendance – ne devrait-elle pas savoir jouer de leurs contradictions afin d’obtenir une configuration équilibrée ? Nous avons vu cependant que les ressources sociales des promoteurs de chacune des huit positions s’avèrent profondément inégales et leurs pouvoirs tout autant. Le dispositif penche donc en faveur de l’axe « sécurité-free-flow ».

62Nous allons quand même chercher à comprendre quelle logique peut soutenir l’avènement d’un risque informationnel majeur, donc décrire les cas possibles, avant que de moduler l’analyse par l’introduction du facteur socio-politico-économique.

63Si le risque majeur ne peut pas émerger des seules positions de base, il ne peut être que lié à l’incompatibilité des deux axes « sécurité-free-flow » (vs) « libertés-agora ». Il est risque parce qu’engendré par le déséquilibre qui travaille leur relation. Il ne peut être – au minimum minimorum – majeur que parce qu’il est un risque de deuxième degré. Première condition donc au déploiement d’un risque informationnel majeur : que l’un des deux axes domine massivement l’autre.

64Mais cette condition semble néanmoins insuffisante pour véritablement qualifier le risque de majeur. Car le risque ne peut être considéré comme tel que s’il entraîne une modification irréversible (ou bien en tout cas à la réversibilité extrêmement coûteuse) de l’équilibre social de notre société. Dans ce travail la domination d’un des deux axes est certes essentielle, mais elle est notablement renforcée par un effet de renversement – deuxième condition à l’émergence d’un risque informationnel majeur.

  • 28 Nous reprenons ce mot au philosophe D. Janicaud, qui lui fait référence au renversement du rationne (...)

65Qu’entendons-nous par renversement28 ? La domination d’un des deux axes induit la domination sociale de la représentation/construction d’un type spécifique de risque – supposé constituer la seule expression pertinente de la notion. Elle entraîne directement la promotion d’un seul type de solution/réponse apportée à ce risque. Non seulement leur dialectique va entraîner leur inflation réciproque, mais dans ce mouvement la « solution » va elle-même se transformer en risque. C’est cela le renversement. Son accomplissement nous introduirait précisément dans une phase de risque d’autant plus majeur que l’on ne disposerait pas de contre-point légitime susceptible de contrer la logique infernale ainsi lancée.

66Il convient de comprendre ce scénario comme une analyse-limite, un idéal-type en quelque sorte, qui ne se réalisera peut-être jamais dans sa folie la plus destructrice. Mais il n’en constitue pas moins un outil susceptible d’orienter la réflexion. En suivant son économie il devient en effet possible de dresser les deux tableaux suivants :

  • soit l’axe « libertés-agora » domine au point d’imposer ses deux seules définitions du risque, et dans la foulée ses seules définitions de la bonne solution : l’on risque (risque majeur), par le passage à la limite de la logique « informatique et libertés », de bloquer le fonctionnement de notre démocratie du nombre massivement gérée grâce à l’intervention des TIC, ou bien par le passage à la limite de la logique « agora » de produire une transparence généralisée qui, sous ses prétentions conviviales, trahirait une surveillance, une inquisition généralisée ;

    • 29 Cf. Lucien Sfez, Critique de la communication, Paris, Le Seuil, 1988, p. 33.

    soit l’axe « sécurité-free-flow » domine absolument et impose ses deux seules définitions du risque, et dans le même pas ses deux seules définitions de la bonne solution : Ton risque (risque majeur), par le passage à la limite de la logique « sécuritaire » de tout blinder et de tout crypter, et d’embourber le système dans une complexité sécuritaire qui – paradoxalement – ne pourrait elle-même être gérée que par le recours à encore un peu plus d’informatique et donc relancer continûment la paranoia ambiante, ou bien, par le passage à la limite de la logique du « free-flow », rabattre de plus en plus le système sur lui-même, jusqu’à consommer la disjonction avec un réel désormais bien improbable, et tomber dans la spirale d’un réseau à la fois autiste et tautologique – processus baptisé par L. Sfez de « Tautisme »29.

67Comme les deux pôles du « changement de niveau » se rapprochent des positions de chacun des deux axes, il n’en va pas autrement avec le risque informationnel majeur. En effet, le « changement de niveau » travaille deux tendances opposées dont le passage à la limite se traduit par un terrorisme généralisé anti-TIC si la « suppression » domine ou bien par une substitution tout aussi généralisée des TIC à tout autre support si l’« expansionnisme » gagne.

68Où Ton voit assez clairement l’enjeu qu’emporte le risque informationnel majeur : celui de la déliquescence, de la disparition de notre démocratie. Risque politique donc.

69Bien évidemment la probabilité d’occurrence des deux scenarii, ici présentés en parallèle, varie considérablement en fonction des forces qui soutiennent l’un ou l’autre des deux axes. Nous l’avons déjà vu, les alliés de Taxe « sécurité-free-flow » sont incomparablement plus puissants que ceux de Taxe « libertés-agora », minoritaires et faibles. Notre société a donc beaucoup plus de « chance » de glisser vers le second que vers le premier scénario.

  • 30 Cf. ma thèse, op. cit.

70Nous avons diagnostiqué ailleurs30 l’état d’« impensé » dans lequel nous persistons face à l’informatique – c’est-à-dire l’état de confiance (accordée a priori, mais néanmoins construite socialement) qui évite/dispense de la soumettre à la question, à des épreuves de justification. Un tel constat ne fait que renforcer l’idée d’un privilège accordé à l’axe « sécurité-free-flow ». Qui plus est, toute guerre, toute crise économique fait naturellement pencher la balance de manière encore plus décisive en ce sens : par suspension de la critique comme de l’espace public susceptibles de porter la contagion subversive, au bénéfice de la logique paranoïaque de l’espionnage, du repli du réseau sur lui-même et de l’homogénéisation/épuration de son information. Tout au plus peut-on espérer que la structuration bipolaire des deux axes saura, dans un cas comme dans l’autre – et singulièrement dans le second – conserver une dynamique propre à stimuler la différenciation, l’opposition, l’esprit critique : ainsi, peut-être les pôles réseaux (« agora » et « free-flow ») n’accepteront-ils pas de jouer trop exclusivement l’inquisition et le repli et garderont-ils quelque nostalgie de l’ouverture ?

71Nous pouvons maintenant rapprocher le risque informationnel majeur du risque technologique majeur, afin d’en souligner les spécificités.

Risque informationnel majeur et risque technologique majeur

72Que signifie, en effet, l’émergence du risque informationnel face au risque, plus classique, énergétique-chimique ?

    • 31 Cf. Pascal Robert, « Le nombre, la démocratie et l’informatique », Terminal n° 65, Paris, 1994.

    la vulnérabilité fondée sur un retour de la « physis » sur le social, sur l’incapacité de la technique à véritablement contrôler cet Autre avec et sur lequel elle travaille, s’accompagne désormais d’une vulnérabilité de la société à l’appareillage qu’elle s’est donnée à elle-même. Car c’est bien cela qui est en jeu : l’involution du risque dans le social lui-même. L’information est plongée, diluée dans le tissu social, mais en représente en même temps un point critique distribué qui troue sa surface entière. Le risque informationnel majeur est un risque socio-politique. De la fiabilité de la technique à dompter des forces extérieures, à coup sûr, sans reste, sans épanchement ni saturation ou explosion, on glisse à la difficile gestion de la fiabilité des prothèses informationnelles en charge de la complexité sociale sans sombrer dans l’inquisition du contrôle social ni, à l’inverse, entraver le fonctionnement d’une démocratie du nombre qui ne peut être administrée sans recourir à de puissants instruments de traitement et diffusion de l’information31 ;

    • 32 Cf. Pascal Robert, « Critique de la dématérialisation », Communication et Langages, n° 140, Paris, (...)

    on est tenté de penser que le risque va se dématérialiser encore un peu plus – un peu à l’image de ces risques chimiques aux effets intangibles et qui donc échappent à la conscience des populations (pensons à Seveso). Or, le véritable risque réside moins, nous semble-t-il, dans un supposé processus de dématérialisation, bien improbable, que dans la mauvaise interprétation des changements en cours. Car ce qui est en jeu c’est avant tout l’émergence d’un nouveau régime de matérialisation. On passe d’une ou de matières (telles que papier, celluloïd, etc.), à une nouvelle matière, électronique-numérique. Ce qui signifie que le risque est moins lié à la soit-disant « immatérialité » qu’à de nouvelles conditions d’existence : risque, par exemple, d’une obsolescence rapide de nos supports d’enregistrement et de conservation de l’information et/ou des appareils de lecture ; risque également d’une réelle pollution chimique par les déchets que constituent les millions d’ordinateurs usagers. Il faut moins craindre peut-être la « dématérialisation » que son diagnostic lui-même, qui appelle des réponses inadaptées. Ainsi cette « nouvelle économie » que l’on croyait immatérielle et donc ouverte à tous les possibles, se révèle certes différente de celle que l’on connaissait jusqu’à présent – puisque le support matériel change, sans s’absenter – mais également toujours limitée par un ensemble de possibles32 ;

    • 33 Cf. Gras, op. cit. et les chapitres 7, 8, 9.

    qui plus est le risque est désamorcé par la familiarité que monsieur-tout-le-monde entretient avec le terminal du réseau (combiné téléphonique ou micro-ordinateur par exemple). Cette proximité occulte l’essentiel du processus, de sa profondeur, de son volume, de sa densité : bref, la complexité de l’architecture d’un macro-système-technique33... et réduit d’autant la part que l’on est prêt à reconnaître au risque. Une centrale Nucléaire, lointaine et hautaine, avec ses tours massives de refroidissement, ses dômes où se cachent les cœurs, inspire « crainte et respect ». Mais les télécommunications et la micro sont si proches... même l’automobile, qui tue encore presque 8 000 personnes par an, n’est pas vraiment perçue comme un risque (malgré l’assurance et son coût), alors pourquoi Internet le serait-il ? Tous au plus s’inquiète-t-on des effets nocifs des antennes de téléphonie portable, voire parfois du combiné lui-même, mais l’extraordinaire explosion du nombre de portables ne renvoie-t-elle pas une telle inquiétude à cette attitude par laquelle nous jouons à nous faire peur pour conjurer le sort ?

    • 34 Cf. Lucien Sfez, Critique de la décision, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Pol (...)

    la responsabilité, déjà difficilement imputable dans l’enchevêtrement des jeux d’acteurs et des chaînes décisionnelles (jusqu’à dissolution du concept même de décision comme Ta montré L. Sfez voilà plus de trente ans34), tend à une totale évaporation. En effet, le réseau est intrinsèquement un dispositif de report de responsabilité. Cette dernière impliquait des relations causales simples, linéaires, des éléments bien circonscrits (dont on pouvait faire le tour), bien identifiables parce qu’isolables. Or, le réseau viole les anciennes bornes et travaille dans la plurivocité. Il brouille les pistes, et le juriste se perd.

73La vitesse défie également la vieille technologie sociale du droit – bien adaptée aux sociétés lentes du stock. Elle permet d’aller loin, au-delà des frontières (au bémol près apporté par notre premier chapitre) et démultiplie le nombre (comme les niveaux hiérarchiques) des intervenants au détriment de la profondeur de leur implication. Il n’est pas jusqu’à la mémoire – prérogative juridique du travail sur la trace – qui n’est pas tant réquisitionnée afin de circonscrire précisément d’improbables responsabilités que de tracer des profils d’identification (policier ou marketing).

74De la dilution de la responsabilité, faut-il pour autant conclure à l’impossibilité d’une maîtrise (de la complexité comme du/des risque[s]) ? Il semble bien que les promoteurs de l’axe « sécurité-free-flow » croient toujours en l’idée d’une responsabilité individuelle, alors même – et ce sera l’objet de notre conclusion – qu’ils travaillent à l’abandon de toute maîtrise autre que « purement » technique.

  • 35 Cf. Beniger, op. cit., 433-434.

75Si risque[s] informationnel [s] il y a, n’est-ce pas aussi parce que se pose – en deçà de la déclinaison des différents points de vue – un problème de maîtrise de la complexité engendrée par une « control révolution » dont les TIC fondent certes l’efficacité, mais également les limites. En effet, elles ne gèrent la complexité que par déplacement et non par une véritable résolution/dissolution du problème. J. Beniger le remarque lui-même, la « control révolution » est prise dans ce qu’il appelle un « ironie twist »35 : le desserrement d’une crise de régulation grâce à l’intervention d’une TIC permet donc de relancer la machine... jusqu’à la prochaine crise.

  • 36 En effet, dès 1979 Michel Serres dans un entretien au Monde du 15.04.79 intitulé « J’ai peur du mon (...)

76Retour de la question qu’avançait le philosophe M. Serres voilà près d’un quart de siècle36 : celle de la maîtrise de notre maîtrise sur le monde. Une maîtrise qui ne se réduise pas à sa seule dimension technique, mais qui doit, d’emblée, se comprendre comme un problème pleinement politique. Mais dire qu’il est politique ne signifie pas pour autant qu’il ne soit pas également technique. Cependant il serait préférable, nous semble-t-il, que le politique oriente le technique, ou bien qu’au minimum l’on puisse jouer d’un équilibre entre les deux – c’est-à-dire, traduit dans les termes de notre typologie, un équilibre entre l’axe « libertés-agora » et l’axe « sécurité-free-flow ».

77Or, de nombreux indices – nous n’en retenons ici que deux – tendent à montrer qu’aujourd’hui la balance penche nettement en faveur du second. Ce qui soulève la question de la volonté de nos démocraties industrielles de véritablement poser le problème de la maîtrise et de tenter d’y remédier. Les deux réflexions sur lesquelles se referme ce chapitre laissent plutôt penser à une démission... au bénéfice – encore une fois – des tenants de la « sécurité » et du « free-flow ». Manière de participer, par omission en quelque sorte, au glissement de la prérogative politique.

  • 37 Ces autorités qui ne parviennent que difficilement à promouvoir une politique de maîtrise des risqu (...)

78En effet, les gouvernements ou instances de régulation indépendantes37 n’en viennent-ils pas à totalement déserter devant l’ampleur de la gestion de la complexité sociétale qu’autorisent et relancent les TIC – désertion renforcée par l’échec des systèmes planifiés et la multiplicité des définitions des risques informationnels –, et à se défausser ainsi sur une régulation effectuée par le jeu des acteurs eux-mêmes ? D’où l’engouement pour une vague libérale censée consacrer la main invisible, seul succédané à l’échec d’une complexité qui ne parvient pas à actualiser le point-limite de son propre programme, se connaître et se maîtriser elle-même.

79L’axe « libertés-agora » ne peut que douter de la capacité de la logique de la concurrence à assurer effectivement par ses seules propriétés (appuyées par un éventuel code déontologique) une protection sérieuse des libertés ainsi que l’ouverture à tous du réseau (et non en vertu des seuls critères de solvabilité). Il semble que Ton cherche plutôt à lui imposer – là encore – une réponse qui n’est pas la sienne.

80Inversement, Taxe « sécurité-free-flow » ne peut que se réjouir – à moins que la concurrence ne devienne par trop meurtrière – d’une politique qui lui laisse les mains libres : sa définition du risque devient nettement dominante – affronter le bogue de Tan 2000 a d’abord signifié sauver les systèmes d’information et non dénoncer l’emprise de l’informatique – et donc sa réponse également.

  • 38 Cf. Philippe Breton et Serge Proulx, L’explosion de la communication, Paris, La Découverte, 1989, e (...)

81Revenons, enfin, aux années 70 : pourquoi la problématique qui se dessinait – malgré ses limites – n’a-t-elle pas été reprise, amplifiée, quel travail a produit l’oubli où nous sommes aujourd’hui d’une problématique plurielle du risque informationnel ? Le silence actuel tient pour beaucoup selon nous à la domination des représentations par une idéologie de la communication38 qui s’oppose au dévoilement de la fragilité de ses fondements technologiques, des risques que les TIC qui la porte (et qu’elle légitime à son tour) peuvent nous faire encourir.

  • 39 Cf. Philippe Breton, L’utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1992 ; voir également Erik (...)
  • 40 Ce chapitre constitue la version révisée et actualisée d’un article intitulé « Pour une socio-logiq (...)

82En effet, cette idéologie de la communication, qui, selon P. Breton vise à euphémiser, voire à éviter le conflit39, n’entend pas plus affronter le dysfonctionnement ou le risque : comme elle prétend au consensus, de même elle soutient le plus souvent la vision d’un monde lisse, doux, de l’amortissement généralisé, d’où le risque est exclu. Plus rarement, comme elle sublime le rapport de force elle esthétise le risque en le provocant – sous contrainte néanmoins de sécurité maximale (pensons au saut à l’élastique par exemple) – ou bien en le transformant en mode de vie – dans lequel il s’épuise comme tel – : il devient un jeu et non un enjeu. Les risques qu’elle emporte suivent le même traitement : soit la technologie informationnelle est présentée comme pur flux, souple et malléable, technologie douce, qui se glisse et s’adapte, présence chaude en quelque sorte qui entoure et réconforte, soit elle devient l’objet d’un dépassement constant, d’une concurrence toute bandée vers l’accroissement de la performance : le risque s’exile dès lors dans l’ailleurs ou le passé. Dissolution du risque lui-même comme question pertinente. Ne resterait-il dès lors que le « crime » contre les TIC40 ?

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Notes

1 La confusion entre agression de l’outil informatique et agression par ce même outil reste toujours d’actualité. Nous avons ainsi montré que le bogue de l’an 2000 était également redevable d’un même type d’analyse : la mise en cause des systèmes informatiques oblitère littéralement ce qu’ils peuvent véhiculer comme risques propres notamment pour les libertés individuelles ou collectives ; et si risque il y a il n’est en rien renvoyé à l’informatique elle-même – cf. Pascal Robert, « Le bogue de l’an 2000, un antidote à l’impensé informatique ?, confiance, risque et technique », Terminal, n° 82, Paris, L’Harmattan, 2000.

2 Nous ne prenons pas en compte les points de vue des pays dits en voie de développement ni ceux des régimes autoritaires : il s’agit des points de vue internes aux démocraties industrielles occidentales.

3 Cf. André Vitalis, Informatique, pouvoir et libertés, Paris, Economica, 1988.

4 Cf. Vitalis, op. cit., et Florence Touret, « Les outils du fichage social », Le Monde diplomatique, Manière de voir, n° 56, Paris, 2001,.

5 Sur le marketing direct, cf. André Vitalis, « Citoyenneté et usage des médias », Terminal, n° 65, Paris, 1994.

6 Avec, comme exemple-limite, le pharaonesque travail entrepris par les Mormons de reconstitution de l’arbre généalogique de l’humanité dès les années 70 – cf. l’article de Pierre Callery, « Microfilmage et informatique », Le Monde du 22.10.78.

7 Capacité dont les journaux de 20 heures de la télévision française ont rendu compte étonnés, voilà quelques années, à l’occasion de l’enquête menée par la justice – et qui s’appuyait sur les « traces informationnelles » laissées par l’usage des moyens de paiements électroniques et du réseau téléphonique – lors de « l’affaire » OM-Valenciennes ; sujet traité par TF1 le lundi 23.08.93 et par Antenne 2 quelques jours plus tard (le jeudi 26.08.93) ; cf. plus globalement André Vitalis, « La fausse transparence du réseau », Réseaux, n° 48, Paris, 1991 ; cf. plus récemment Guy Barrier, Cybercontrôles, Apogée, 2003.

8 Notons la fascination qu’exerce l’informatique sur le droit : ainsi, les ouvrages consacrés au thème « droit et informatique » s’articulent-ils souvent en deux parties, dont une porte sur le droit de l’informatique et l’autre sur la gestion de la complexité juridique par l’informatique – cf. L’ouvrage collectif Droit et informatique, Paris, Masson, 1992 et Xavier Linant de Bellefonds, L’informatique et le droit, Paris, PUF, 1992 ; On serait peut-être par la-même tenté de réquisitionner les techniques informationnelles elles-mêmes au bénéfice d’un contrôle démocratique de la technique : mais une maîtrise ne se perd-elle pas d’avoir recours à l’outil qu’elle est censée maîtriser ?

9 Jospeh Weizenbaum, Computer power and human reason, London, Pelican-Pinguin, 1984, p. 31.

10 Sur la contagion et le virus (informatique), cf. Isabelle Rieusset-Lemarié, Une fin de siècle épidémique, Arles, Actes Sud, 1992 ; plus spécifiquement, sur le virus « Michel-Ange », voir Le Monde du 6.03.92, du 9.03.92 et du 23.03.92, sur le virus « Iloveyou », voir Le Monde du 10 mai 2000.

11 Car selon A. Gras, « la plupart des auteurs qui parlent de catastrophes n’ont pas compris que la complexité du grand système est telle qu’elle interdit un effondrement global » ; en effet, « le macro-système grignote ses frontières, inclut de nouveaux éléments dans son sein, se réorganise à chaque instant en fonction des apports externes... », in Alain Gras, Grandeur et dépendance, sociologie des macro-systèmes techniques, Paris, PUF, 1993, p. 238 ; cf. aussi ici même le chapitre 7 consacré aux macro-systèmes techniques.

12 Cf. Le Monde du 11.04.80 et du 12.04.80 sur les attentats commis contre Philips et CII-HB.

13 Cf. ma thèse, Pascal Robert, L’impensé informatique, au miroir du quotidien Le Monde (1972-1980), Paris, Université Paris I, 1994, notamment le chapitre 9.

14 Knowbots contracte knowledge et robot, cf. Howard Rheingold, Les communautés virtuelles, Paris, Addison-Wesley, 1995.

15 Dominique Desbois, « De l’Internet aux inforoutes : saturation, facturation, réglementation », Terminal, n° 65, Paris, 1994.

16 Cf. 01 Informatique n° 1180 d’octobre 1991 ; nous aurions pu tout aussi bien citer « la grande panne du réseau des cartes bancaires »– titre d’un article de E. Lerer du Monde du 29.06.93 – des 26 et 27 juin 1993, quelques trente heures d’interruption du système Sligos d’autorisation d’utilisation (prélèvement et paiement) de 40 % des cartes en circulation en France ; sur le bogue de l’an 2000, cf. Pascal Robert, « Le bogue de l’an 2000, un antidote à l’impensé informatique ? », Terminal, n° 82, Paris, 2000.

17 Par là même le réseau modifie la valeur sociale de la grève. En effet, sa légitimité ou son illégitimité ne sont plus mesurées à l’aune d’un rapport intrinsèque à la relation de travail, mais bien à celle, extrinsèque, de la panne. Or, comme celle-ci n’est pas légitime dans une société fortement technicisée qui, comme telle, suppose la maîtrise, il s’ensuit que la grève est frappée – au minimum – de la même désapprobation (voire, plus encore, puisqu’elle est volontaire).

18 Ne s’agit-il pas d’une exagération puisque l’expérience historique montre qu’il y a toujours conservation des différents supports – donc accumulation plutôt que substitution – justement parce que chacun dispose de qualités propres irremplaçables ?

19 Sur la différence entre information et savoir, voir Denis de Rougemont, « Information n’est pas savoir », in L’imaginaire des techniques de pointe, sous la direction d’A. Gras, Paris, L’Harmattan, 1989 – article originellement paru dans Diogène, n° 116, 1981.

20 Cf. Pierre Lévy, Les technologies de l’intelligence, Paris, La Découverte, 1990, p. 130.

21 Cf. par exemple, Pascal Robert, « Qu’est-ce qu’une technologie intellectuelle ? », Communication et langages, n° 123, Paris, Armand Colin, 2000, p. 97-114. Pascal Robert, « Vers une typologie des technologies intellectuelles », Communication et langages, n° 125, Paris, Armand Colin, 2000, p. 98-115.

22 Nous pensons notamment à la collection « Découverte » chez Gallimard.

23 Sur la criminalité informatique, cf. Philippe Rosé, La criminalité informatique à l’horizon 2005, analyse prospective, Paris, L’harmattan, 1992 ; Philippe Breton et Isabelle Bertrand, Les informaticiens et la sécurité informatique : le choc des valeurs, Paris, Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure, 1992 ; Catherine Vincent, « Autodéfense informatique », Le Monde, 23.03.92 ; Jean Guisnel, Guerre dans le cyberespace, Paris, La Découverte, 1995 ; Daniel Martin, La criminalité informatique, Paris, PUF, 1997 ; IHESI, Risques et information, Cahiers de la sécurité intérieure n° 34, Paris, 1998 ; Frédéric Pansier et Emmanuel Jez, La criminalité informatique, Paris, PUF, 2000 ; Pascal Robert « Cybercrime et sécurité technique », Terminal n° 86, 2002.

24 À l’échelle mondiale du réseau boursier notamment, mais F. Rowe ne montre-t-il pas également, à l’échelle organisationnelle, que dans le cas de la banque la téléinformatique équivaut à une innovation organisationnelle ? ; cf. Frantz Rowe, Des banques et des réseaux, Paris, Economica, 1994 ; RESEAUX, Technologies de marché, n° 122, vol. 21, 2003.

25 Dont on comprend la consistance lorsque se produit un krach boursier tel que celui de 1987 par exemple – cf. Roger Brunet (dir.), Mondes nouveaux, Paris, Hachette/ Reclus, 1990, p. 422.

26 Une propension qui a fait sentir ses effets dès les années 70, cf. notre thèse, chap. 11.

27 Cf. Lagadec (1981) et (1988), op. cit.

28 Nous reprenons ce mot au philosophe D. Janicaud, qui lui fait référence au renversement du rationnel en irrationnel ; cf. Dominique Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p. 73.

29 Cf. Lucien Sfez, Critique de la communication, Paris, Le Seuil, 1988, p. 33.

30 Cf. ma thèse, op. cit.

31 Cf. Pascal Robert, « Le nombre, la démocratie et l’informatique », Terminal n° 65, Paris, 1994.

32 Cf. Pascal Robert, « Critique de la dématérialisation », Communication et Langages, n° 140, Paris, Armand Colin, 2004.

33 Cf. Gras, op. cit. et les chapitres 7, 8, 9.

34 Cf. Lucien Sfez, Critique de la décision, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1981 (première édition en 1973 chez Armand Colin).

35 Cf. Beniger, op. cit., 433-434.

36 En effet, dès 1979 Michel Serres dans un entretien au Monde du 15.04.79 intitulé « J’ai peur du monde qu’on entend venir », déclarait : « Maintenant, il faudrait peut-être non plus penser à être maître du monde, mais à maîtriser notre maîtrise [...]. »

37 Ces autorités qui ne parviennent que difficilement à promouvoir une politique de maîtrise des risques technologiques majeurs circonscrits à des moments et des zones géographiques la plupart du temps limitées.

38 Cf. Philippe Breton et Serge Proulx, L’explosion de la communication, Paris, La Découverte, 1989, et notre thèse, op. cit., chap. 12.

39 Cf. Philippe Breton, L’utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1992 ; voir également Erik Neveu, Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, 1994.

40 Ce chapitre constitue la version révisée et actualisée d’un article intitulé « Pour une socio-logique de la représentation des risques imputés aux technologies de l’information et de la communication », TIS, vol. 7, n° 4, Paris, Dunod, 1995.

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