Introduction
p. 13-20
Texte intégral
1Comprendre la « société de l’information » dans laquelle nous serions jetés sans sombrer dans l’idéologie de la communication exige d’abord de comprendre ses technologies de l’information et de la communication (TIC) et plus singulièrement leurs enjeux politiques. Par politique il convient d’entendre non pas la scène politicienne, mais le jeu des schèmes fondamentaux sur lesquels s’organise notre société démocratique : c’est-à-dire le processus d’émergence et d’imposition des catégories légitimées/légitimantes (et corrélativement délégitimées-délégitimantes) à travers lesquelles elle se pense et se produit1. La nation mobilise ainsi les énergies depuis le xixe siècle dans la tension de sa construction : rapportée au sol ou au sang, enveloppée dans un drapeau au nom duquel on est prêt à mourir, chantée le 14 juillet au défilé des troupes, prêchée avec amour par ces hussards noirs de la république, structurée par ce réseau de chemin de fer, voilà un outil au creuset duquel un collectif forge son identité, opère ce montage fictionnel d’une unité nationale qui dépasse les différences régionales, économiques, sociales ou politiques. La démocratie elle-même travaille à imposer une logique dont D. Reynié a bien montré quelle est celle d’une maîtrise du nombre2 : car en ce même xixe siècle sourd le bruit d’une multitude d’hommes et de femmes, tout juste arrachés à la vie paysanne et saisis par un travail industriel qui exige autant de discipline à l’usine qu’il produit d’incertitude dans cette ville en pleine croissance et déjà en rupture avec les solidarités villageoises – toutes pesantes qu’elles puissent être par ailleurs. Ces hommes, nombreux, fermants de « dégénérescence sociale et morale » autant que de déstabilisation politique, classes laborieuses et donc dangereuses (pour paraphraser un titre désormais célèbre), devraient rester subordonnés à une structure sociale hiérarchisée qui les maintient au plus loin de toute capacité décisionnelle. À moins, justement, que le régime politique – nouveau – ne les assume en tant que nombre, substituant à la figure du pauvre dépravé celle du citoyen, opposant au tourbillon de la foule révolutionnaire l’équivalence statistique de catégories définies par des critères supposément scientifiques. La société devient moins le reflet d’une structure idéologique censément immanente au monde – à l’image de la tripartition fonctionnelle du Moyen Âge, que le produit d’un jeu de classements, d’inscription au sein de catégories à vocation impersonnelle – et donc supposées « justes » au double sens scientifique et moral du terme – susceptible de positionner tout un chacun dans le vaste jeu social. C’est ainsi que l’on devient « cadre » ou « ouvrier » et que l’on s’identifie à cette étiquette. Travail éminemment politique qui dit à chacun qui il est, le situe par rapport aux autres, voire trace sa trajectoire (mobilité sociale infra ou intergénérationnelle ascendante ou descendante), travail singulièrement politique que cette stabilisation – toujours relative – des identités. Or, ce travail politique exige des outils : pas seulement une sorte de pseudo – « mythologie »3 – un récit qui dirait qui est qui et qui fait quoi grâce à qui ou quoi sans tel ou tel but – mais bien des instruments, des techniques, des machines. Où l’on voit, par exemple, que l’informatique – comme automatisation de la mémorisation, du traitement et de la circulation de l’information – entretient une relation complexe à notre démocratie. Car, en effet, cette démocratie du nombre obéit plus à une logique détranscendantalisée qu’à une parole censée s’enraciner dans un ailleurs à partir duquel elle pourrait, en toute quiétude et sûreté, dire ce que cette société doit être et comment elle doit être structurée (qui est qui, qui fait quoi, à quelle place, avec quel degré de liberté, etc.). Notre démocratie du grand nombre doit inventer ses propres histoires, sa propre fiction idéologique qui, notamment, investit le prolétariat et les machines d’une œuvre de rédemption ici même sur cette terre, mais dans un avenir qui reste encore à construire. À moins que, parallèlement et sans bruit, elle ne développe des techniques de gestion du grand nombre : nous pensons bien évidemment à cet outil de la statistique4, fruit d’un lourd travail d’organisation administrative et de l’utilisation de plus en plus massive dès la fin du xixe siècle des machines mécanographiques. On déploie ainsi tout un outillage d’investissement de formes5 – bureaucratiques, machiniques, etc. qui permet d’absorber le grand nombre, de le maîtriser – en tout cas, d’essayer.
2Cet atelier de la fabrique politique est bien souvent oublié au profit d’autres dispositifs de représentation6. Car cette question de la représentation est bien évidement centrale dans la logique du grand nombre : représentation parlementaire qui vise à faire rentrer en quelque sorte le grand nombre dans le petit, qui veut que le petit nombre vaille pour le grand ; représentation médiatique avec cette presse bon marché qui explose au xixe et qui s’offre à la fois comme un reflet déformant et néanmoins pleinement partie prenante dans les processus d’identification sociale (qui suis-je – un ouvrier, un citoyen, les deux à la fois ?, que puis-je faire – m’instruire, manifester, me coaliser, me révolter ?, etc.). Enfin, représentation statistique, gestionnaire, qui fait appel à la raison supposée rationnelle, aux mathématiques, au lourd appareillage bureaucratique, aux experts, etc. Celle-ci apporte son éclairage aux processus décisionnels... sans jamais parvenir à véritablement les stabiliser, les arrimer à sa seule logique, à sa seule rationalité. Pourtant, ces outils de connaissance de la société par elle-même possèdent leur ombre portée : ils éclairent, mais leur développement devient rapidement à ce point pléthorique que l’on doit bientôt compter avec leur propre opacité. Car le danger ne vient pas seulement d’une surexposition de la société, connue dans ses moindres détails – et ses individus avec – mais également d’une sous-exposition de ses instruments : ceux-ci, comment fonctionnent-ils ?, qui les maîtrise véritablement, que produisent-ils au juste, peut-on s’opposer à leur diagnostic si rapidement converti en verdict ? Ne peut-on pas, sous leur couvert, monter des opérations qui, loin d’apporter un peu plus de connaissance, renforceraient au contraire les logiques de domination, ou leur permettraient de migrer d’un acteur l’autre, en toute méconnaissance/inconscience sociale ?
3Or, et c’est l’hypothèse autour de laquelle s’organise et prend sens ce travail, les TIC constituent, selon nous, l’un des vecteurs essentiels (mais non le seul) d’un processus complexe qui emporte un glissement de la prérogative politique vers des instances qui, jusqu’à présent, ne remplissaient pas de fonctions explicitement étiquetées comme politiques, et qui, dès lors, peuvent jouir de leur exercice sans en payer le coût (en l’occurrence, en démocratie, accepter la logique de la pluralité, du débat et de l’élection, comme celle de l’état légal-rationnel, de sa volonté d’égalité impersonnelle et/ou de ses lourdeurs bureaucratiques). Ainsi en va-t-il de la guerre qui tend à se privatiser – c’est-à-dire à se distancier du monopole légitime, et donc politiquement légitimé, de la violence –, alors même que ses catégories envahissent le monde civil (cf. les chapitres 5 et 2).
4Cette logique transversale, verticale si l’on veut, nous cherchons à en débusquer les signes et les modes de fonctionnement au croisement et dans l’analyse de deux révélateurs horizontaux, celui des points critiques, et celui de la modélisation. Car, comprendre les technologies de l’information et de la communication requiert également de s’interroger d’une part sur la mise en évidence de leurs propriétés et fonctions sociétales, et d’autre part sur les outils de « modélisation » macro-sociologiques dont nous disposons. Nous avons choisi d’explorer
Deux points qui nous semblent singulièrement décisifs (mais d’autres entrées auraient pu s’avérer également pertinentes) : la relation des TIC à l’espace ainsi qu’aux phénomènes extrêmes ; et
Deux perspectives de modélisation, l’une qui s’inspire de la problématique des macro-systèmes techniques développée en France par
A. Gras7, et l’autre qui nous est propre, celle du « paradoxe de la simultanéité ». Dans chaque cas de figure le questionnement est toujours ramené à la manière dont ces logiques favorisent le glissement de la prérogative politique.
5Cet ouvrage s’articule donc autour de trois grandes parties :
d’une part l’exploration du révélateur spatial qui permet
• de mieux cerner le travail des TIC sur la définition, ou plutôt la redéfinition des limites et de remettre en question la supposée évidence d’une société de l’information et/ou d’un cyberespace dépourvus de toutes frontières (chapitre 1) ;
• de comprendre que l’extraordinaire capacité au changement d’échelle (la plasticité scalaire) des TIC emporte l’avènement d’une nouvelle forme de dissuasion (chapitre 2) ;
• de réintroduire la logique du flux (que nous ne nions pas, bien évidemment), dans la perspective d’un mécanisme fort ancien, qui en relativise la supposée nouveauté radicale (chapitre 3).d’autre part l’exploration du deuxième révélateur, les situations extrêmes, permet
• de souligner que les TIC sont elles-mêmes vecteurs de risques – dont la définition varie selon le point de vue des acteurs, sans se réduire à la logique dominante de la sécurité technique (chapitre 4) ;
• d’interroger la construction par les doctrines stratégiques américaines des années 80-90 des TIC comme armes de guerre (chapitre 5) ;
• de questionner l’aptitude des TIC à absorber et/ou produire de l’urgence (chapitre 6).enfin, l’exploration de deux propositions de modélisation nous amène à recadrer la supposée nouveauté radicale des TIC
• par rapport au développement des macro-systèmes techniques réseautiques que notre société a créés depuis deux siècles (chemin de fer, électricité, aéronautique etc.) (chapitres 7, 8 et 9) ;
• par rapport à leur cadre « écologique » historique (celui que
J. Beniger8 qualifie de « control révolution », la révolution des outils de la régulation informationnelle et communicationnelle de la révolution industrielle, et même, pensons-nous, politique, depuis deux siècles), lui-même réencastré dans le cadre théorique du « paradoxe de la simultanéité » (chapitre 10).
6Un tel travail revendique pleinement sa dimension essentiellement théorique. Or, une démarche théorique se juge d’abord sur sa cohérence conceptuelle, et ce à deux niveaux : celui de la consistance de chaque notion présentée et celui de la densité, solidité et pertinence des liens noués entre ces concepts. C’est pourquoi il nous semble indispensable de nous attarder quelque peu sur un point de méthode d’exposition. Cet ouvrage, nous l’avons vu, défend globalement une position théorique précise, celle du glissement de la prérogative politique, qu’il a en charge de montrer par le détour de raisonnements parfois assez longs et complexes mais que nous espérons toujours cohérents. Les différents chapitres possèdent leur propre logique, mais celle-ci est toujours orientée par la thèse globale et ne manque pas de s’inscrire dans un réseau de concepts plus vaste.
7C’est pourquoi ce travail articule au moins cinq modes d’exposition/ construction :
au sein de chacun des chapitres domine une logique de démonstration – tendanciellement relativement linéaire donc ;
cependant chaque chapitre fonctionne, pris globalement, comme un nœud dans un réseau, soit de proximité – sa propre partie, soit plus large – il renvoie à d’autres chapitres insérés dans les deux autres parties, c’est-à-dire à d’autres concepts-clés ;
chaque partie fonctionne sur le mode d’une convergence de ses chapitres autour d’un révélateur (espace/situation extrême/ modélisation) ;
les trois parties relèvent d’une logique linéaire, cependant partiellement réversible : [P1 + P2] ➞ [P3], voire [P3] ➞ [P1 + P2] ;
enfin l’ouvrage lui-même mobilise et emboîte les quatre modes d’exposition/construction précédents pour montrer l’existence du glissement de la prérogative politique.
8Chaque question abordée ne peut être pensée seule : lorsque l’on réfléchit à la notion de frontière, il s’agit moins de seulement se focaliser sur un objet indépendant que de le saisir dans un système de relations conceptuelles. C’est pourquoi penser la frontière c’est également mettre sous tension les notions de dissuasion, de logistique, de macro-système technique ou de « paradoxe de la simultanéité ». Et, bien souvent, réciproquement. Ce qui explique que non seulement nous n’hésitons pas à marquer les renvois, mais nous en revendiquons la valeur heuristique. La redondance n’est pas répétition, mais indice de la valeur de cohérence du dispositif conceptuel. La notion de « paradoxe de la simultanéité » est ainsi appréhendée à plusieurs reprises dans différents chapitres – qui, ponctuellement, ont besoin de la convoquer au service de leur propre démonstration – avant d’être présentée de manière plus approfondie lors du dernier chapitre – qui fait l’objet d’un fléchage systématique. Le « tout » tient aussi de cette multiplicité des liens qui ne va jamais à l’encontre de la logique du plan, mais au contraire la renforce.
9C’est d’ailleurs par leur concours que l’ensemble des notions parvient à prendre à son filet – celui que compose, justement, leurs liaisons – la question du glissement de la prérogative politique. Car celle-ci n’est que posée, dans un premier temps, comme hypothèse, avant que d’être cernée – mais in fine – par l’analyse des points critiques et les deux exercices de « modélisation » susceptibles à la fois de la porter et de nous la révéler sous l’effet d’une sorte de maïeutique qui récuse a priori le plus possible les « évidences ».
10Car ce travail, enfin, se veut critique : il se propose donc de repérer et de stigmatiser ces supposées « évidences ». Or, le discours – journalistique, mais aussi parfois universitaire – sur les TIC regorge de tels lieux communs que Ton n’interroge plus à confondre l’étendue de leur partage avec leur degré de vérité.
11Ainsi en vient-on volontiers à confondre liberté, protection juridique et sécurité technique (cf. le chapitre 4) : comme la loi de 1978 entérine la plupart des créations de fichiers, elle n’offre qu’une bien maigre protection a posteriori, alors que l’information se trouve déjà dans la « boîte noire » ; la sécurité technique intervient dès lors pour éviter que cette information ne sorte de manière intempestive de cette boîte noire. Où Ton oublie que la meilleure des protections serait que l’information ne soit jamais rentrée dans la boîte noire. Dès lors, si protéger c’est interdire la divulgation, alors effectivement, la sécurité technique représente une meilleure arme que le droit lui-même. Une telle confusion substitue l’impératif technique à la logique juridique du débat contradictoire et n’est donc en rien neutre dans la gestion politique de notre démocratie du grand nombre.
12Ainsi croit-on que l’avènement du cyber-espace signe la fin des frontières : ce qui suppose une incompatibilité a priori entre la logique des réseaux, celle du cyber-espace et la logique de la frontière ; or, nous montrons que non seulement il n’y a aucune incompatibilité a priori, mais même une réelle convergence, sauf à confondre réseaux et pur flux (alors que les TIC constituent des techniques de gestion des flux), frontières politiques héritées du xixe siècle et fonction-frontière (alors que celle-ci peut très bien persister sous une autre forme, etc.). Bref, l’idéologie de la communication fonctionne ici à plein. Pendant ce temps de nouveaux effets frontières se développent en tout impensé, de nouveaux gardes frontières s’installent en toute impunité.
13Les TIC ne font pas à elles seules le Glissement de la prérogative politique. Mais elles lui offrent un indispensable support infrastructurel qui facilite grandement son développement. C’est pourquoi comprendre la logique politique qu’elles déploient exige une véritable critique de sa logistique.
Notes de bas de page
1 Parce que toute catégorie relève à la fois d’une logique de l’espace et du nombre, l’émergence des catégories légitimées-légitimantes s’effectue sur le fond d’un double rapport, tout-partie (espace, géographique ou social) et un-multiple (nombre), ainsi que sur un processus concomitant de qualification (des uns)/disqualification (des autres). Ainsi, la catégorie légitimée-légitimante de « cadre », renvoie-t-elle au découpage d’un sous-ensemble de la société (dont la densité peut faire l’objet d’un repérage géographique), élaboré à travers un processus de légitimation et qui pèse en terme statistique et de pouvoir sur le multiple (dont les catégories d’identification, « ouvrier » et « paysan » sont en voie de disqualification) et dans la construction de l’Un (le « cadre » comme porteur d’un modèle de management pour l’état ?).
2 Dominique Reynié, « Le nombre dans la politique moderne », Hermès, n° 4, Paris, CNRS, 1989.
3 Pseudo-mythologie, parce que nous montrons ailleurs qu’il ne peut s’agir d’une véritable mythologie ; cf. Pascal Robert, Le modèle CRITIC, Paris, HDR, 2004, Université Paris IV-Sorbonne, sous la direction de Y. Jeanneret. Je consacre une partie de ce travail à la « critique de l’imaginaire des TIC ».
4 Alain Desrosières, La politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993.
5 Laurent Thévenot, « Les investissements de formes », in Les conventions économiques, Paris, PUF, 1986.
6 Pascal Robert, « La logistique du politique : de l’architecture aux machines à communiquer », Quaderni, n° 43, Paris, Sapientia, 2000.
7 Alain Gras, Grandeur et dépendance, sociologie des macro-systèmes techniques, Paris, PUF, 1993.
8 James Beniger, The control révolution, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1986.
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