29 – Les mots du peuple
p. 189-193
Texte intégral
1Qui a aimé La Vie fragile ou Le Goût de l’archive1 aimera Dire et mal dire2. Dans ce livre comme dans les précédents, Arlette Farge recueille ce qui longtemps a paru sans importance : les pauvres ou terribles mots par lesquels les humbles disent leur souffrance, leur haine ou leur espérance ; les éclats épars d’une pensée « populaire » qui a sa raison propre ; les « faits de rien, oubliés (ou méconnus) par l’historiographie et pourtant acteurs d’un réel jamais dessiné dans les livres d’histoire ». Collecter ces dits ordinaires, sans qualités, et décider s’ils forment une « opinion publique populaire », au XVIIIe siècle, n’est pas chose facile. Il y faut non seulement le goût mais l’intelligence de l’archive. Ou plutôt des différentes archives qui consignent, à des fins très diverses, les mauvais discours de la rue.
2Les gazetins de la police secrète, rédigés par les « mouches » du lieutenant général de police, exhibent avec obsession une parole que les autorités tiennent pour insignifiante et que, pourtant, elles ressentent comme lourde de menaces. Les nouvelles à la main, issues de la plume de dizaines de copistes rassemblés dans des scriptoria d’un nouveau genre et adressées à une clientèle d’abonnés aisés, sont utilisées ou manipulées par la police, qui s’en sert comme d’une source d’information et comme d’un instrument utile pour répandre de fausses nouvelles. Dans les gazetins policiers comme dans les nouvelles à la main, les propos des hommes et des femmes du commun sont rapportés par des témoins (ou prétendus tels) ; en revanche, les interrogatoires des embastillés, accusés d’avoir maudit le roi ou médit du gouvernement, permettent une écoute plus directe de leurs voix. Le livre d’Arlette Farge prend appui sur ces trois ensembles documentaires, complétés par la lecture des chroniqueurs (Buvat, le copiste de la bibliothèque du roi, Marais et Barbier, les avocats, Hardy, le libraire) et par l’examen des dossiers constitués par le procureur général du Parlement de Paris, Joly de Fleury, après l’attentat de Damiens en 1757.
3Quand un travail patient a su retrouver ces paroles excédées, farouches, brisées, la tentation est forte de s’effacer, de laisser dire ceux qui – pour leur malheur le plus souvent – ont exprimé ce qu’ils pensaient de leur monarque, de ses ministres et de ses maîtresses. Pudique, respectueuse, l’écriture d’Arlette Farge sait faire entendre les peines et les révoltes de ceux qui ne comptaient pas. Mais ce faisant, elle apporte une contribution majeure et neuve à la connaissance de la culture politique du XVIIIe siècle. Archives en main, elle refuse et réfute trois constats trop hâtivement dressés. Tout d’abord, concernant le « public qui a une opinion », elle montre qu’il n’est pas seulement constitué par les lettrés qui fréquentent les sociétés de pensée, qui lisent les journaux et qui débattent de théorie politique. Dans les lieux qu’il affectionne (les jardins, les promenades, les cabarets) en parlant haut ou en affichant des placards, le peuple parisien entre, à sa façon, en politique et prétend faire reconnaître qu’il sait s’informer et qu’il peut juger. Arlette Farge restitue les deux supports de cette revendication. D’une part, les expériences du quotidien et une sociabilité ordinaire faite de promiscuité font que tous savent – ou croient savoir – comment percer les secrets d’autrui, comment déchiffrer les comportements. Ceux du roi n’échappent pas à cet œil scrutateur. D’autre part, la crise janséniste et la manière dont les Nouvelles ecclésiastiques, imprimées et distribuées clandestinement, en appellent contre le pape et le roi à l’opinion des laïcs, persuadent ceux-ci de leur droit et de leur compétence à critiquer et désobéir. Les matières d’État deviennent ainsi l’affaire de tous et « l’usage public de leur raison par des personnes privées », reconnu par Kant comme constitutif des Lumières, doit être aussi entendu comme une pratique populaire.
4La seconde idée contredite par le livre est celle qui décrit les trois dernières décennies du XVIIIe siècle comme marquées par une progressive et inexorable désacralisation du monarque et de la monarchie. Certains historiens ont daté de l’attentat de Damiens le point de départ de cette montée cumulative des « mauvais discours », donc du détachement à l’égard de la personne du roi. Pour Arlette Farge, c’est là une erreur de perspective due à la « feinte malicieuse de l’archive ». L’affaire Damiens ne transforme pas la violence et la fréquence des propos régicides recueillis par les correspondants de Joly de Fleury, mais persuade les autorités que l’opinion populaire est manipulée par les partis, janséniste ou jésuite, et que réseaux et complots n’ont de cesse de mettre en danger la vie du souverain. D’où, pour la première fois, la mobilisation de tout un appareil policier et administratif qui, plusieurs années durant, interroge pour traquer les propos dangereux et, en les traquant, contribue à les produire. La conclusion est donc ferme : « Le meurtre manqué de Louis XV arrive dans un « déjà-là » de l’opinion publique ; il révèle un dispositif monarchique plus qu’une inflexion novatrice et originale des avis populaires. »
5Hantés par l’imaginaire du meurtre du roi ou, moins radicalement, habités par le désir de savoir et de juger, ces avis « populaires » obéissent à une rationalité spécifique. Ils n’en sont pas moins une pensée du politique, que l’on ne peut restreindre aux seuls moments de crise – les émeutes qui jalonnent le siècle, par exemple – ni cumuler dans un processus univoque et accéléré dont 1789 serait le nécessaire aboutissement. Pour Arlette Farge – et c’est un troisième ébranlement de nos certitudes – la multiplication des écrits séditieux dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, que ce soit les nouvelles à la main ou les « livres philosophiques » exhumés par les travaux de Robert Darnton, ne prouve ni la toute-puissance de l’écrit ni, forcément, un « accroissement de la haine ou de la distance à l’égard du roi. » L’opinion populaire ne semble pas résulter d’un processus cumulatif de lectures de pamphlets ou de placards ; elle n’est point linéaire et progressive et ne tire pas ses arguments de la somme ajoutée de tout ce qui lui est donné à lire.
6Ce constat donne force à l’hypothèse selon laquelle le désinvestissement symbolique de la monarchie, privée de toute transcendance et soumise à la critique commune, n’est pas le résultat, mais plutôt la condition du succès de tous les textes (libelles politiques, chroniques scandaleuses, pamphlets pornographiques) qui outragent la personne du roi et profanent la symbolique monarchique. C’est donc dans des représentations et des pratiques immédiates, éloignées des discours « philosophiques » quels qu’ils soient, que se formule, dès la fin du règne de Louis XIV, et peut-être auparavant, le désenchantement de la monarchie.
7Explicitement écrit comme un dialogue critique avec le livre, devenu un classique obligé, de Jürgen Habermas, L’Espace public3, l’ouvrage d’Arlette Farge me paraît entretenir une convergence plus secrète avec un autre auteur allemand, Reinhart Koselleck4. Le mouvement qu’elle repère est, en effet, celui qu’il a mis en lumière – dans un tout autre horizon social. Comme les membres de la République des lettres ou de la franc-maçonnerie, mais avec leurs ressources propres d’émotions, de douleurs et de mots, hommes et femmes du peuple ont construit, à distance de la puissance du roi, un for intime des pensées et des sentiments que nulle intrusion ne doit violer. A vouloir soumettre par la force ce champ intérieur des consciences, le monarque s’expose à voir retourné contre lui, contre ses décrets et ses actions, le jugement moral que la raison d’État a fait refluer dans l’ordre du privé, du « particulier » comme l’on disait alors. La politique religieuse hostile aux jansénistes et, plus tôt, aux protestants, enclenche ce « règne de la critique » où chacun, même le plus humble, affirme son droit à dire, et mal dire, lorsque le pouvoir touche indûment à l’essentiel : la croyance, la foi, le sacré. À partir de là, l’espace est large où peuvent s’exercer la volonté de savoir et le droit de juger, associés dans les figures multiples et mobiles que déchiffre ce livre important.
Notes de bas de page
1 Arlette Farge, La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Hachette, 1986, reéd. Seuil, coll. « Points Histoire », 1982, et Le Goût de l’archive, Seuil, 1989.
2 Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1992, 314 pages.
3 Jiirgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Payot, 1978.
4 Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique (1959), Les Éditions de Minuit, 1979.
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