10 – Le procès des mentalités
p. 83-88
Texte intégral
1Pour en finir avec les mentalités1 : le titre claque comme un manifeste. Dans ce livre, Geoffrey Lloyd, l’un des tout premiers historiens de la philosophie et de la science grecque2, professeur à Cambridge, met son savoir d’helléniste au service de l’impitoyable critique d’une notion qui, durablement, a été considérée comme l’un des concepts fondamentaux des historiens de la tradition des Annales. Le procès n’est pas sans précédents, et Lloyd n’est sûrement pas le premier à marquer sa forte insatisfaction devant les postulats les plus communs à l’histoire des mentalités.
2Il les rappelle clairement : d’une part, assigner à un groupe, à une classe, à une société entière un ensemble stable et homogène d’idées et de croyances ; d’autre part, considérer que toutes les pensées et toutes les conduites d’un individu sont gouvernées par une structure mentale unique. Les deux opérations sont la condition même pour qu’une mentalité puisse être distinguée d’une autre et pour que soit identifiable, dans chaque individu, l’outillage mental qu’il partage avec ses contemporains et qui gouverne le contenu impersonnel de sa pensée. Après avoir rappelé l’origine de la notion, forgée au début de ce siècle par Lévy-Bruhl3 afin de caractériser la « mentalité pré-logique », et après en avoir suivi à grands pas la trajectoire intellectuelle, des psychologues (Blondel, Wallon, Piaget) aux fondateurs des Annales, Lloyd en repère les faiblesses. D’une part, elle efface dans les récurrences du collectif ce qu’il y a d’irréductible et d’original dans chaque expression singulière ; d’autre part, et plus gravement, elle enferme dans une cohérence factice la pluralité des systèmes de croyances et des modes de raisonnement qui coexistent à l’intérieur d’une même culture, d’une même communauté, d’un même individu.
3Le procès est bien plaidé, et la cause certainement gagnée. Mais là n’est pas ce qui fait l’importance de ce livre. Elle réside, dans la façon dont Lloyd rapporte les différents « styles de rationalité » à leurs conditions de possibilité et à leurs registres d’emploi. Un premier ensemble de différences tient à la manière dont sont explicitement formulées, quand elles le sont, les catégories qui qualifient les genres, les formes et les statuts des discours et des énoncés. Ces « concepts de catégories linguistiques » – par exemple, les distinctions entre le discours vrai et le récit fabuleux, entre le sens littéral et le sens figuré, entre les diverses techniques de la preuve – constituent le socle sur lequel prennent appui, dans leurs différences et leurs concurrences, les modalités possibles du raisonnement et de la croyance.
4Mais ces manières de connaître dépendent aussi du contexte de discours, c’est-à-dire des formes de la communication et de l’échange, où elles sont déployées. Chaque contexte impose ses règles et ses conventions, désigne son destinataire, suppose des attentes particulières chez les auditeurs, les spectateurs ou les lecteurs. C’est pourquoi il est tout à fait impossible de ramener la pluralité des manières de penser, quelle qu’en soit l’échelle, à une mentalité stable, homogène et unique. Contrairement à ce que pensait Lévy-Bruhl (qui, d’ailleurs, a beaucoup nuancé sa position sur ce point dans les Carnets qu’il a rédigés à la veille de la seconde guerre mondiale), la suspension du principe de non-contradiction ou la tolérance des incompatibilités ne sont pas le propre de la « mentalité pré-logique ». Dans le monde contemporain, elles continuent à commander les pensées et les conduites de chacun, – et Lloyd de citer le fréquent recours aux procédures magiques par les plus rationalistes des savants, comme si des ordres de pratique différents, des contextes de discours hétérogènes, entraînaient, sans contradiction vécue, des comportements logiquement incompatibles.
5Pour montrer la pertinence des catégories d’analyse qu’il oppose à la notion de mentalité, Lloyd réfléchit sur ce qu’a été l’apport original de la science grecque entre le VIe et le IVe siècles avant J.-C. Pour lui, la novation ne tient pas fondamentalement aux découvertes faites. Avant, avec les Égyptiens et les Babyloniens, ailleurs, avec les Chinois, d’autres ont mené des recherches et obtenu des résultats, sinon semblables, du moins comparables à ceux des Grecs. L’essentiel est ailleurs. Et, d’abord, dans la formulation explicite, pour la première fois, de systèmes d’oppositions qui permettent de désigner, classer, hiérarchiser les formes du discours et les styles de l’argumentation. Une fois énoncées, de telles dichotomies fonctionnent comme de puissantes ressources polémiques, disqualifiant certains raisonnements ou certaines croyances, en justifiant d’autres. Il en va ainsi avec la dépréciation du langage métaphorique, reléguée dans des usages poétiques et rhétoriques, dès lors qu’est posée sa radicale différence d’avec la littéralité du sens des mots et des propositions, fondement nécessaire des opérations logiques et de la connaissance de la nature.
6Il en va ainsi, également, avec l’opposition entre l’argumentation rhétorique, qui produit des preuves afin de persuader les juges ou les citoyens, et la démonstration logique construite selon le modèle du raisonnement déductif qui entend établir l’évidence et l’irréfutabilité du vrai. Dans un chapitre magnifique, Lloyd souligne comment, après avoir été formulée par Aristote et mise en œuvre par Euclide, la modalité axiomatico-déductive de la démonstration impose sa domination, apparaissant comme la seule recevable dans l’ordre du discours vrai. De là, les tentatives aventurées pour l’appliquer à des savoirs situés hors son domaine de pertinence (zoologie, médecine, etc.) ; de là, la dépréciation de toutes les autres méthodes de démonstration ; de là, les réticences de la science grecque devant la dimension proprement physique des phénomènes naturels, rebelle à la réduction géométrique.
7La radicale originalité de la pensée grecque résiderait donc dans sa forte conscience méthodologique et épistémologique. Cette explicitation des « questions du second ordre » porte, par exemple, les interrogations sur les critères qui permettent de valider (ou invalider) les types de preuve et de distinguer le discours vrai de celui qui ne l’est pas. Pour Lloyd, c’est là que se situe la différence fondamentale entre les sciences grecque et chinoise, qu’il confronte dans le dernier chapitre de son livre.
8Dans les deux civilisations, pour une époque qui est à peu près la même, les domaines d’enquête sont semblables et, à condition de ne pas chercher des démonstrations grecques dans les textes chinois, selon l’heureuse expression de Karine Chemla, les démarches intellectuelles comparables. Ce qui fait que les Chinois d’entre les VIe et IIIe siècles avant J.-C. ne sont pas des Grecs vient de leur impuissance à élaborer les règles formelles qui énoncent les conditions nécessaires pour qu’une démonstration puisse être reconnue comme valide. Cet écart est rapporté par Lloyd à la différence entre les modèles politiques disponibles pour penser les discours de connaissance4. Faisant retour sur la thèse classique de Jean-Pierre Vernant, qui rapprochait le style de rationalité propre à la pensée grecque et les formes de l’argumentation publique dans la cité démocratique5, Lloyd ajoute deux commentaires.
9Le premier est chronologique, constatant que la concordance entre la science et la démocratie existe bel et bien, mais à condition de faire remonter à Solon l’introduction de la démocratie à Athènes (en 594) et de reculer la véritable fondation de la science grecque à l’époque où elle commence à poser des « questions de second ordre » (soit au début du Ve siècle). Le second insiste sur l’importance, non de la pratique démocratique, mais de l’idéologie de la cité, commune aux oligarchies et aux démocraties. Partout, cette représentation idéale laisse ouverte la possibilité d’une remise en cause radicale de la constitution et du régime politiques. Partout, elle apprend à penser en dehors de l’autorité à la tradition. En Chine, la pluralité des États à l’époque des royaumes combattants ne signifie aucunement que soit concevable la pluralité des régimes. Ne s’y rencontrent donc ni l’exercice du débat public, puisque le prince est le destinataire des discours, ni la possible remise en cause de l’ordre politique. Cette double différence est, pour Lloyd, la clef du contraste entre les deux sciences.
10Une fois le livre de Geoffrey Lloyd refermé, en a-t-on vraiment fini avec les mentalités ? Peut-être pas si l’on se souvient que la tradition historique française n’a pas retenu la seule acception globalisante et psychologique de la notion. La manière dont Marc Bloch, dans la Société féodale, inscrit les façons de « sentir et de penser » dans des différenciations sociales d’échelles variables marque, elle aussi, une attention portée à la pluralité des systèmes de croyance mises en œuvre par un même groupe, voire par un même individu. En construisant un adversaire taillé à la mesure de sa critique, le professeur anglais se donne un peu trop beau jeu. Reste que, à travers les superbes analyses qu’il conduit, son livre est d’une importance centrale dans les débats intellectuels d’aujourd’hui, proposant une manière originale de lier, dans chaque société, les modes de raisonnement et de croyance, les modèles et les idéologies politiques, et la forme des compétitions intellectuelles.
Notes de bas de page
1 Geoffrey E.R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, traduit de l’anglais par Franz Regnot, La Découverte, 1993, 245 pages.
2 De Geoffrey Lloyd, on peut lire en français trois livres publiés en 1990 : Les débuts de la science grecque. De Thalès à Aristote et La Science grecque après Aristote, tous deux aux éditions La Découverte, et Magie, raison et expérience. Origines et développement de la science grecque, publiée chez Flammarion.
3 Lucien Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Paris, PUF, 1992.
4 Cet écart est peut-être mis en question par les travaux menés sur les mathématiques chinoises plus tardives qui y repèrent une interrogation explicite sur les raisons qui font qu’une procédure donnée comme efficace l’est vraiment. Voir l’article de Karine Chemla « Résonance entre démonstration et procédure » dans l’excellent numéro de la revue de l’université Paris VIII, Extrême-Orient/Extrême Occident. Cahiers de recherches comparatives, « Regards obliques sur l’argumentation en Chine », n° 14, pp. 91-130.
5 Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Maspéro, 1962, et Mythe et pensée chez les Grecs, nouvelle édition, La Découverte, 1996.
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