Chapitre II – De la surproduction au chaos
p. 149-159
Texte intégral
1. TIC et désordre. Au bord de la rupture
S’il semble pertinent de prendre en compte l’influence des techniques d’information et de communication comme facteurs de transformation de la société, il convient de ne pas négliger les obstacles à cette transformation. Il est de fait que les techniques nouvelles représentent un facteur de désordre dans une économie encore largement fondée sur les bases du taylorisme. Certains analystes1 pensent que la gestion de ce désordre suppose une remise en cause trop profonde pour pouvoir être opérée rapidement. Dans cette optique, l’information conçue comme source de pouvoir paraît peu compatible avec le besoin de circulation du savoir qui ne fait que s’étendre.
Pour s’en tenir à l’aspect purement quantitatif de la production, les chiffres indiquant le nombre de serveurs2 indiquent nettement une situation de surproduction qui à elle seule peut générer une situation de désordre. Les USA restent prépondérants en matière de nombre de sites, mais on voit apparaître une augmentation significative des pays européens ainsi que du Japon qui arrive en seconde position. L’expansion moins forte constatée ces dernières années est essentiellement due à un ralentissement de la production américaine, mais ne semble pas être le signe avant-coureur d’une désaffection pour le réseau. Bien au contraire, on peut voir dans la nette progression des chiffres européens l’annonce d’un développement important de la production dans des pays qui n’ont pas encore un taux d’équipement suffisant et où les usages du réseau sont loin d’avoir atteint leur apogée. L’explosion d’Internet s’affirme aujourd’hui comme un mouvement irrépressible. Étant donnée la puissance de cette nouvelle chaîne éditoriale que nous venons d’évoquer, il semble possible de prévoir des procédures visant à réduire l’entropie qui guette la civilisation de l’information.
2. Les théories du chaos
La production d’information se trouve confrontée aux difficultés conjuguées de la surabondance et de l’absence de structure apparente générées par la conception même du réseau. Les notions d’ouverture, d’accès, de liberté d’expression et d’utilisation peuvent comme nous l’avons souligné, constituer de réelles plus values pour l’approche du savoir ou même de la connaissance. Il est donc nécessaire d’essayer d’entrevoir un ordre au-delà du désordre, d’imaginer comment l’homme peut tirer parti de cette complexité plutôt que de la subir. Au rythme de progression de la quantité d’information actuelle, la saturation est une réelle menace. Pouvons-nous nous rendre maîtres de ce processus, tenter de l’endiguer ou de le maîtriser, ou bien le mouvement est-il inéluctable à l’image des grands phénomènes de la nature ?
Les théoriciens du chaos, dans une discipline qui voit sans cesse apparaître de nouvelles applications, montrent que l’ordre peut émerger d’un fonctionnement en apparence anarchique. Une nouvelle organisation peut dès lors se mettre en place dans le sens d’une gestion de la complexité.
Cette situation peut être schématisée de la façon suivante :

Selon les définitions lexicales, le terme de chaos désigne classiquement le magma originel d’où est sorti l’univers :
CHAOS (1377 ; lat. chaos, grec Khaos, abîme) Vide ou confusion existant avant la création. (Voir Tohu-bohu)
TOHU-BOHU traduction de la locution hébraïque tohou-oubohou « le chaos ». État de la terre dans le chaos primitif. « Le cosmos est sorti du chaos. L’ère du tohu-bohu est close » Roger Caillois3.
Ces acceptions à tonalité biblique ne manquent au demeurant pas d’à propos dans le contexte où nous situons notre étude. Moderne Babel où les langues et les cultures se côtoient, le réseau n’est-il pas aussi, la surproduction informationnelle aidant, un ensemble protéiforme où l’ordre est de plus en plus difficilement décelable ? Les spécialistes du chaos révèlent toutefois d’autres dimensions lorsqu’ils utilisent ce terme de chaos. Dans son célèbre ouvrage « Dieu joue-t-il aux dés ? », Ian Stewart4 cite quelques définitions formelles du chaos :
« Une forme d’ordre sans périodicité » (Hao Bai-Lin) ;
« Le comportement imprévisible, irrégulier de systèmes dynamiques déterministes, non linéaires » (Roderick V. Jensen de Yale University).
De son nom exact « chaos déterministe » le chaos se distingue du désordre ou dans ce que l’on appelle couramment le hasard, qui se manifeste dans des systèmes possédant de nombreuses variables. Cartésianisme et déterminisme ont longtemps gouverné notre quête de la vérité scientifique. Mais notre façon d’envisager le monde évolue alors même que sa complexité s’accroît. Poincaré5, Prigogine6, Lorenz7, Mandelbrot8, Ruelle9 ont révélé que l’ordre est un équilibre précaire puisque des modifications imperceptibles peuvent le faire basculer dans le désordre, conséquence de la sensibilité aux conditions initiales. C’est Edward Lorenz qui a formalisé la théorie mathématique du chaos et qui en outre lui a donné un impact décisif dans sa diffusion en inventant cette formule de l’effet papillon. Travaillant au MIT, il entreprit des expériences en introduisant des équations sur son ordinateur, objet fort peu répandu à l’époque, fût-ce dans les communautés universitaires. Il s’aperçut que ces équations avaient un comportement différent de celui auquel un mathématicien rompu aux méthodes classiques aurait pu s’attendre. Les courbes obtenues représentent des conditions initiales ne différant que de 0,0001. Au départ les tracés coïncident, puis progressivement, la dynamique chaotique entraîne des trajectoires divergentes, totalement indépendantes. Ce phénomène a été appelé « effet papillon »10 par Lorenz : le battement d’ailes d’un seul d’entre eux provoque un imperceptible changement dans l’état de l’atmosphère. Ce microscopique changement va entraîner à terme des modifications dans le comportement « normal » de l’atmosphère. Le temps s’écoulant, des phénomènes qui auraient dû se produire (tornades, typhons...) n’arrivent pas, d’autres, imprévus, arrivent où l’on ne les attendait pas.
« Dieu joue aux dés avec l’Univers », telle est la réponse de Ford à la célèbre question d’Einstein et Ian Stewart ajoute : « Mais ce sont des dés pipés. Et le principal objectif de la physique aujourd’hui est de découvrir selon quelles règles ils furent pipés et comment nous pouvons les utiliser à nos propres fins. »11
Particulièrement approprié lorsqu’on tente de décrire le réel dans ce qu’il a de plus vivant, le chaos semble caractériser aussi la succession de nos états mentaux. Ainsi que le souligne Gérard Clergue12, un certain nombre de recherches récentes en neurosciences le démontrent. « La théorie du chaos éclaire d’un jour nouveau le fonctionnement neurobiologique et les phénomènes mentaux qui l’accompagnent. Les états mentaux seraient comme ces tas de sable dont l’équilibre peut basculer brutalement et faire naître de nouvelles images. » Les connexions et les interactions entre les neurones peuvent se comparer à un système critique auto-organisé d’où jaillit la pensée13. Le modèle mathématique du chaos peut être à l’origine d’un nouveau paradigme au sens que Thomas Khun donnait à ce terme. Ainsi, le chaos déterministe contribuerait à construire un nouveau cadre de référence « qui conviendrait aussi bien pour décrire les réalités physiques que les réalités mentales »14.
Les spécialistes du chaos ont aussi appris à chercher l’ordre derrière la désorganisation apparente. Ainsi que Stewart le précise, « Le chaos donne naissance à l’ordre, qui à son tour laisse la place à de nouvelles formes de chaos »15. Il affirme en outre que du chaos naît la régularité. Les deux sont indissociablement liés : « Les mathématiciens commencent à considérer l’ordre et le chaos comme deux manifestations distinctes d’un déterminisme sous-jacent. Et aucun des deux n’existe séparément. Un système typique peut exister dans des états variés, certains ordonnés, d’autres chaotiques. Au lieu de deux polarités opposées, on trouve un spectre continu. De même que l’harmonie et la discorde se combinent en une beauté musicale, l’ordre et le chaos se combinent en une beauté mathématique. »16
Cette question de l’ordre émergent s’est bien entendu posée aux spécialistes des Sciences de l’Information et de la Communication, observateurs privilégiés du mouvement inflationniste en matière de production qui s’est manifesté dès le début de notre siècle et qui croît aujourd’hui de façon exponentielle. Une amorce en ce sens a été réalisée par Abraham Moles qui se situait lui-même au carrefour de plusieurs disciplines. Un des premiers, il a pris conscience de l’importance de l’enjeu dans la maîtrise de ce processus extensif de grande amplitude et la place que doit y prendre le facteur humain : « Il y a donc dans le monde des formes émergeant par les projections mentales que fait l’esprit à partir d’un fond apparent de chaos, et il y a des critères d’acceptation et de rejet. Une source possible de l’émergence de ces formes est tout l’ensemble des mécanismes de bifurcation par lesquels l’acceptable se dégage de la fantaisie sur la base d’une réaction entre la reconnaissance ou la sélection de formes et l’aptitude accrue à cette reconnaissance ou à cette sélection. Notre rōle est de transformer des fragments de hasard en nécessités de l’évidence »17. Cette dernière phrase fait explicitement référence au livre de Jacques Monod qui fit sensation lors de sa parution en 1970. Intitulé Le Hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, cet ouvrage affirme que les éléments qui régissent l’évolution des organismes vivants, bien qu’obéissant à des règles rigoureuses sont purement fortuits et en quelque sorte sont issus d’un accident de parcours. Près d’un quart de siècle plus tard, Hubert Reeves lui répond en écho : « Par nécessité ou par hasard, l’intelligence semble incluse dans le destin de l’univers. »18
Que l’on adhère ou non à cette idée de déterminisme de l’univers, on retrouve finalement ici l’idée selon laquelle un ordre nouveau jaillit d’un accident, irrégularité ou bruit. « Beaucoup d’esprits distingués, paraissent ne pas pouvoir accepter ni même comprendre que d’une source de bruit la sélection ait pu, à elle seule, tirer toutes les musiques de la biosphère. La sélection opère en effet sur les produits du hasard, et ne peut s’alimenter ailleurs ; mais elle opère dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni »19. D’autre part, l’observation de la logique du vivant révèle que l’évolution vers la complexité est un mouvement naturel pour tout corps animé, individu ou ensemble d’individus. Le développement des structures d’information présente effectivement de fortes analogies avec le fonctionnement d’un ensemble biologique, sans oublier toutefois qu’il s’agit d’une production humaine et que par conséquent notre responsabilité est engagée. Les théories évolutionnistes en biologie sont éclairantes sur ce point, nous citerons ici un passage extrait du sourire du Flamant Rose « L’évolution va dans le sens de la complexité et de la conscience. si ce n’est plus nous, une autre branche épargnée entrera dans l’histoire et offrira une seconde chance à l’intelligence. Et si ce n’est pas ici, ce sera ailleurs, dans un autre univers habité puisque les lois de la nature sont identiques partout [...] sans que nous en soyons responsables, ni que cela ne nous ait été imposé par un plan cosmique ou tout autre objectif délibéré, du simple fait d’un glorieux accident évolutionniste appelé intelligence, nous sommes devenus les régisseurs de la continuité de la vie sur terre. Nous n’avons pas demandé ce rôle, mais nous ne pouvons pas refuser de l’assumer. »20
Intelligence et conscience vont en effet de pair et si ce qui précède concerne la responsabilité de l’homme envers la destinée de la vie sur terre, on ne peut s’empêcher de penser que cette même intelligence a également un devoir de responsabilité envers ses propres productions. Cette dimension éthique se pose avec d’autant plus d’acuité que les réseaux prolifèrent, ce qui rend de plus en plus improbable une maîtrise des contenus. Les éditeurs possèdent ce savoir faire, ils peuvent donc contribuer à l’intelligibilité d’une production numérique à tendance anarchique en déployant ce capital symbolique qu’ils exploitent depuis toujours sur des terrains qui leur sont plus familiers.
3. L’édition scientifique et les théories du chaos
Nous avons organisé en septembre 2001 à Bordeaux une journée d’études intitulée Réseaux d’information et non linéarité21. Il est en effet souhaitable de développer les recherches dans cette direction afin d’évaluer avec plus de précision l’apport que peut représenter l’application des sciences du chaos à notre discipline. Il paraît de plus en plus évident que les théoriciens du chaos22 peuvent nous éclairer dans notre réflexion si nous essayons de rapprocher ce nouvel espace éditorial que constitue le réseau Internet des principes fondamentaux qu’ils ont mis en lumière.
Nous examinerons 4 points caractéristiques du chaos afin de tenter d’appréhender la nature du phénomène informationnel généré par l’extension des réseaux.
Un système dynamique non linéaire et imprédictible
On peut considérer tout d’abord qu’Internet est un système dynamique imprédictible puisque les contenus qu’il abrite connaissent une progression quasi-exponentielle. En particulier les sites Web pourvus de liens hypertextes tissent un maillage d’informations dont l’incommensurable richesse n’a d’égal que son inextricabilité, ce qui écarte résolument Internet d’un modèle de type linéaire.
Nous nous trouvons dans une situation de production humaine où les échanges électroniques s’inscrivent dans une logique de flux continu en perpétuelle extension. De plus, en raison de la multitude d’éléments qui le constituent et des sources de perturbation qui le menacent en permanence, la croissance du réseau Internet n’est pas prédictible. Les pronostics sur le nombre de sites Web ne cessent d’être mis en défaut, ce qui prouve bien que le réseau est non seulement un objet non déterminable mais également qu’on ne peut en discerner les limites.
L’activité de l’édition électronique scientifique se déroule donc dans un espace où l’incertitude règne, mais loin d’être selon un avis répandu l’élément fatal qui lui portera un coup décisif, ce pourrait être au contraire l’occasion pour cette dernière de surmonter la crise. Le changement des conditions initiales ne peut que favoriser les figures de l’innovation et du changement dans un secteur où la créativité est une donnée sensible. Ainsi que le précise Trinh Xuan Thuan dans son ouvrage Le Chaos et l’harmonie : « L’Équilibre est synonyme de non-structure et de stérilité, alors que le non équilibre implique organisation et créativité. »23 La multiplicité des paramètres qui s’appliquent au réseau, son extrême sensibilité aux variations des conditions initiales qu’elles soient d’ordre technologique, social, économique ou cognitif sont autant d’éléments qui confortent l’hypothèse d’un système pouvant obéir aux lois du chaos.
Les transitions de phase
Un second rapprochement entre le chaos et l’édition en ligne nous est offert par la notion de transition de phase. Cette notion repose en effet sur le principe d’adaptation : devant une situation nouvelle, le système change de configuration. Il doit alors se réorganiser dans un processus autoréférentiel et faire face aux perturbations venues du monde extérieur. Ian stewart décrit la transition de phase comme « Un changement d’état macroscopique dû à une réorganisation au niveau moléculaire »24. Cette définition imagée s’applique particulièrement bien à l’extension du réseau Internet considéré comme un espace de publication. On passe en effet de la logique de communication unidirectionnelle de type descendant qui caractérise l’édition imprimée à une logique réticulaire, multidirectionnelle et transversale. À l’échelle du « document », chaque élément qui se trouve relié par des hyperliens à des documents distants interagit avec eux sur le plan des contenus, entraînant forcément des modifications structurelles importantes qui vont jusqu’à l’explosion même du concept d’œuvre.
Les attracteurs étranges
Alors que les systèmes naturels ont une capacité d’autorégulation on ne peut dire si la production numérique possède cette même qualité. Néanmoins, les attracteurs étranges, espaces de régularité dans le chaos, sont susceptibles de mieux faire comprendre l’aspect fluctuant du réseau. Bien qu’imprédictibles, les systèmes de type chaotiques repassent inlassablement par ces zones de stabilité. Les moteurs, métamoteurs et index représentent une réponse aux questions d’opérationnalité et d’efficacité de la recherche qui se sont posées très rapidement après le développement du Web. On peut considérer que nous nous trouvons là devant un dispositif qui est de l’ordre de l’attracteur étrange puisque dans cette fonction essentielle de facilitation des démarches d’investigation, une intelligibilité, donc une forme de régularité se dégage.
À un niveau plus global, les sites carrefours et sites miroirs regroupent des données émanant de plusieurs sources selon une logique d’appartenance à un secteur. Dans les communautés scientifiques, on voit se multiplier des sites de référence favorisant l’information et les échanges sur un champ d’activités. Les thèses et mémoires d’étudiants, les programmes de cours et de séminaires, des sélections de sites, des références bibliographiques, des textes intégraux ou encore des forums de discussion spécialisés constituent des ensembles de cohérence qui nous ramènent à cette notion d’attracteur.
Qu’il s’agisse des outils de recherche d’information ou des sites carrefour, on peut considérer que ces voies nouvelles dans le traitement de l’information constituent d’authentiques actes d’édition pour lesquels la compétence des éditeurs constitue indéniablement un élément favorisant. Ainsi, leur expertise longuement éprouvée dans le contexte de l’édition imprimée ne peut que trouver un développement innovant dans ce contexte en mutation. Les nouvelles fonctionnalités de diffusion et de création offertes par la presse électronique modifient la chaîne traditionnelle de l’édition scientifique (périodiques et ouvrages). Cependant, dans un contexte de foisonnement intense, leurs qualités de catalyseur et de vecteur d’information, également proches du concept d’attracteur, ne sont que plus précieuses.
Les représentations fractales
La structure d’Internet, notamment en ce qui concerne le Web permet de passer d’une configuration à une autre grâce à l’hypermédiation. Ces parcours que chacun trace à sa guise sont en nombre quasiment infini si l’on considère que le réseau est en perpétuelle extension. L’absence de linéarité et de séquentialité de sa structure génère des explorations en cascade, un lien en appelant un autre puis un suivant. Dans ce vertige d’emboîtements successifs d’éléments multiples, l’espace Web s’apparente à un ensemble de nature fractale...
Le phénomène de multiplication de la micro-édition générée par les laboratoires et centres de recherche voire par les auteurs eux-mêmes conduisent à une fragmentation de la production éditoriale. Non seulement l’article scientifique est désormais publié fort souvent individuellement et non plus dans le contexte d’une revue, mais en outre chaque texte, du fait des hyperliens est susceptible d’être pris en compte par segments parcellaires. Cette fragmentation successive des contenus sémantiques d’Internet nous fait rejoindre cette notion de fractale caractéristique du chaos.
4. Chaos ou complexité ? l’imagination créatrice
Nous nous trouvons à la croisée de deux idées. Si nous considérons effectivement que notre patrimoine informationnel est de nature chaotique, il est probable qu’un ordre, donc un sens puisse émerger du chaos puisque ainsi que nous l’avons vu, c’est un mouvement naturel pour ce genre d’ensemble. Mais puisqu’il s’agit d’une production de l’homme, il est également probable qu’une intervention humaine soit nécessaire et favorise la gestion de ce patrimoine dont il doit se sentir responsable.
Comment l’homme peut-il désormais assurer une gestion efficiente de cette complexité si ce n’est précisément par son intelligence ? Encore lui faudra-t-il écarter les brumes maléfiques qui s’attachent encore trop souvent à la complexité. Ainsi s’interroge Michel Serres : « Or l’écharpe vaporeuse de l’atmosphère et la robe océanique des eaux, soit l’ensemble du manteau fluide et turbulent qui entoure, comme une circonstance très mince, le plancher mouvant et déformable d’une terre dont nous avons appris récemment la mobilité molle, roulant sur un feu catastrophique, y compris les déserts secs et les grandes banques de glace, forment un système assez stable, quoique flou, pour que la biosphère y ait trouvé son contentement et sa perpétuation, pour que nous y ayons bâti nos maisons, pour que nos spéculations y définissent des climats relativement réguliers, pour que nous nous y adonnions, depuis le néolithique, à des pratiques agraires, avant quelques plaisirs arcadiens. Pensons-nous encore que de l’irrégularité vient le mal, si nous lui devons, outre le premier repère spatio-temporel, le monde et notre existence ? »25
Mais l’Homo Sapiens est aussi Homo Demens puisque illusion, démesure, instabilité, incertitude, erreur font partie de son existence. C’est cette folie prônée par Erasme qui en fait, fonde son humanité. Edgar Morin va plus loin encore lorsqu’il affirme que le désordre est nécessaire à la capacité créatrice de l’homme et donc va de pair avec la notion de progrès. « Il faut penser que le déferlement de l’imaginaire, que les dérivations mythologiques et magiques, que les confusions de la subjectivité, que la multiplication des erreurs et la prolifération du désordre, loin d’avoir handicapé Homo Sapiens, sont au contraire liés à ses prodigieux développements. »26
L’auteur lie d’autre part le désordre à la capacité d’évolution et d’innovation de l’homme qui ne pourrait se lancer dans le changement que s’il évolue dans un système « hypercomplexe ». « Un système hypercomplexe est un système qui diminue ses contraintes tout en augmentant ses aptitudes organisationnelles, notamment son aptitude au changement... Le changement, l’innovation, dans l’ordre du vivant, ne peuvent être conçus que comme le produit d’un désordre enrichissant parce que devenant source de complexité »27
Si le désordre contribue à établir notre statut d’être humain, il nous faut aussi constater que la nature est moins sujette au désordre que l’humanité. L’homéostasie28, l’autorégulation interviennent dans l’organisme vivant au-delà d’un certain taux de désordre. Cette capacité d’auto-organisation ne se retrouve pas dans les machines, mécanismes et créations artificielles. Certains systèmes dynamiques cependant ont une tendance à se comporter de manière ordonnée. Il nous est pour l’heure difficile de prévoir l’évolution de l’hyperfoisonnement incontrôlé qui préside à la production de produits numériques diffusés sur les réseaux. Auront-ils cette capacité d’auto régulation ? Dans le doute, il nous paraît préférable de parier que l’intelligence humaine, qui se nourrit de complexité sera en mesure sinon de dominer, tout au moins de réduire et de gérer cette entropie ou ce bruit informationnel.
C’est là que nous devons ne pas perdre de vue notre idéal. Nécessitant aussi bien un sens de l’éthique sûr et une indubitable force créatrice, cette œuvre, cette mission de médiation qui nous incombe n’aurait-elle pas alors quelque similitude avec le travail de l’alchimiste ? Gaston Bachelard suggère cette réflexion : « Si un alchimiste non initié de cœur et d’âme, échoue dans ses expériences, c’est non seulement parce qu’il utilise des éléments grossiers, mais surtout parce qu’il pense avec les propriétés communes de ces éléments grossiers et non pas avec les vertus des éléments idéaux. Ainsi, une fois opéré le dédoublement complet et absolu, nous sommes en pleine expérience d’idéalité. »29
L’analogie peut aller un peu plus loin encore si on considère que l’œuvre au noir, le travail de l’alchimiste est une sorte de métaphore de l’hypertexte où l’idée réside au sein d’un ensemble ayant toutes les apparences d’un magma originel. Il est important que le rôle de l’esprit, garant de l’activité créative se maintienne, en présence d’une contre-logique dominante de volonté de puissance et de lucre. « L’esprit humain construit, sur un fond de hasard, des Structures de nécessité basées sur des concepts de régularité, périodicité, prédictibilité ; il établit les concepts d’ordre partiel et de spectre d’ordre, comme mesure de la “prégnance”, de l’imprégnation de l’esprit que lui apportent ces formes. Par là même, nous nous trouvons dans un cycle entre le hasard et la nécessité où la vertu fondamentale de l’esprit est l’activité : une créativité en action »30.
Les médiateurs – et les éditeurs en font partie – dont chacun s’attache à reconnaître aujourd’hui la vive nécessité dans de multiples domaines mais particulièrement en matière d’information, ne seraient-ils pas ces modernes alchimistes31 qui pourraient aider à faire jaillir le sens ?
Notes de bas de page
1 Norbert ALTER, La Gestion de désordre en entreprise. Paris : L’Harmattan, 1991.
2 Voir p. 62.
3 Dictionnaire Le Robert.
4 Ian STEWART, op. cit., p. 383.
5 Jules-Henri POINCARÉ. La Science et l’hypothèse. Paris : Flammarion, 1932. 292 p. ; La Valeur de la Science. Paris : Flammarion, 1942. 278 p. ; Science et méthode. Paris : Flammarion, 1909. 314 p.
6 Igor PRIGOGINE, Les Lois du chaos. Paris : Flammarion, (trad. française 1994), La Fin des certitudes. Paris : Odile Jacob. 1996.
7 Edward LORENZ, « Deterministic Non-periodic Flows ». Atmospheric Science, 1963, p. 130-141.
8 Benoît MANDELBROT est le fondateur de la discipline qui a étudié les objets fractals, « How long is the coast of Britain. » Science, n° 155, 1967 ; Les objets fractals, Survol du langage fractal. Paris : Flammarion, 1975.
9 David RUELLE, Déterminisme et prédictibilité. Paris : Pour la science, 1989 ; Hasard et chaos. Paris : Odile Jacob, 1991.
10 Edward LORENZ, Un battement d’aile de papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas ? Paris, Alliage, Printemps 1995.
11 Ian STEWART, op. cit., p. 393.
12 Gérard CLERGUE, op. cit., p. 136.
13 BAK P., KAN C., « Les systèmes critiques auto-organisés ». Paris : Pour la Science, mars 1991.
14 Gérard CLERGUE, op. cit., p. 17.
15 Ian STEWART, op. cit., p. 15.
16 Ian STEWART, ibid., p. 42.
17 Abraham MOLES, op. cit., p. 292.
18 Hubert REEVES, Dernières nouvelles du cosmos. Vers la première seconde. Paris : Seuil, 1994. p. 228.
19 Jacques MONOD, op. cit., p. 135.
20 Stephen Jay GOULD, Le Sourire du Flamant rose. Réflexions sur l’histoire naturelle. Paris : Éditions du seuil, p. 470.
21
Lise VIEIRA, (dir. avec Nathalie PINEDE), Réseaux d’information et non linéarité. Actes de la 2e journée d’études du groupe Réseaux de la SFSIC, 21 septembre 2001. Université de Bordeaux 3-Michel de Montaigne, 2002.
Voir aussi : Lise VIEIRA, avec Nathalie Pinède. Internet et les théories du chaos. Communication et Langages, n° 125, juin 2000.
22 Benoît MANDELBROT, James GLEICK, Ian STEWART, op. cit.
23 Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’harmonie. Paris : Gallimard, 2000. p. 433.
24 Ian STEWART, op. cit., p. 254.
25 Michel SERRES, op. cit., Atlas, p. 97.
26 Edgar MORIN, op. cit., p. 124.
27 Edgar MORIN, ibid., p. 129.
28 L’homéostasie est « l’ensemble des processus organiques qui agissent pour maintenir l’état stationnaire de l’organisme, dans sa morphologie et dans ses conditions intérieures, en dépit des perturbations extérieures ». Cette définition de CANNON figure dans l’ouvrage de Daniel DURAND, La systémique. Paris : PUF, 1994. p. 21.
29 Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel. Paris : PUF, 1963. p. 59.
30 Abraham MOLES, op. cit., p. 288.
31 Mircea ELIADE, Forgerons et alchimistes. Paris : Flammarion, 1977.188 p. (Coll. Champs).
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