Chapitre II – Approche critique des TIC et tendances éditoriales
p. 73-92
Texte intégral
1. Les théoriciens critiques
Comme tout ce qui est novateur, l’évolution des TIC entraîne naturellement l’enthousiasme, voire l’élaboration de nouveaux modèles de diffusion et de transmission de l’information et de la connaissance. Certains chercheurs, tel Pierre Lévy ont été taxés de « techno-utopistes » tant leur point de vue paraissait s’écarter des cadres conceptuels en vigueur. Le « cyberspace » ce nouveau territoire du savoir, fort de ses avantages, a également ses inconvénients et ses risques que l’on commence à mesurer. Certaines réticences, s’appuyant sur les expériences d’un passé encore récent, appellent à une réserve prudente. Les discours autour du multimédia et ses avantages ne sont en effet pas sans rappeler les propos triomphants du déterminisme technologique que l’on entendit dans les années 1970 concernant l’informatique1 : croissance exponentielle de la production, coûts des équipements en baisse, concentration industrielle, mondialisation. L’histoire a tendance à la redite et on est loin de toujours retenir les leçons du passé.
Il n’est guère plausible en effet qu’il n’y ait que des éléments positifs dans l’extension de l’usage de ces technologies de l’information et de la communication. La vision mondialiste en particulier, peut conduire à émettre un certain nombre de remarques sur les dysfonctionnements qui sont susceptibles de se révéler. Parmi les théoriciens de notre discipline, Armand Mattelart2 a particulièrement étudié les concepts de mondialisation et de globalisation3. Dans le chapitre intitulé « La société globale de l’information : un enjeu géopolitique » de son livre Histoire de la Société de l’information4, il met en valeur cette idée de stratégie politique mondiale basée sur l’information. Ce qui représente réellement un fait nouveau c’est que le marché mondial est désormais indissociable de l’information. Internet devient un lieu hautement symbolique du fait des contenus qui transitent par ses réseaux.
Dans son ouvrage Internet et après Une théorie critique des nouveaux médias. Dominique Wolton5 se joint à ceux qui se situent explicitement en position de désapprobation face aux TIC. Comme la plupart des auteurs qui restent globalement sceptiques face à Internet, il reconnaît toutefois que les TIC représentent incontestablement un lieu d’ouverture, encouragent la capacité de création et relance l’imaginaire. L’attrait pour les TIC est fondé sur l’idée de modernité, d’exaltation liée au changement, c’est l’aventure d’une nouvelle génération, le nouveau Far West Cependant pour lui, l’idéal d’Internet comme moyen de communication démocratique n’est qu’une chimère, une référence à l’utopie. Wolton considère qu’Internet n’est pas un média : en effet, pour lui une offre médiatique suppose une représentation préalable du public, de la cible et du message qu’on lui destine. Internet est selon lui incapable de remplir le rôle social assuré par les médias de masse qui s’adressent de manière homogène au plus grand nombre.
Philippe Breton6 pense pour sa part, selon le titre de son livre, qu’Internet” entraîne des pratiques cultuelles assimilables à celles que l’on adopte envers les religions. Comme Wolton, il estime que les discours apologétiques envers les TIC découlent d’une volonté des politiques : ces derniers étaient selon eux en pénurie d’un discours fédérateur ; il fallait un idéal, un retour démocratique, un discours donnant des certitudes. Le culte d’Internet permet de pousser la société vers une nouvelle idéologie, car il représente la mondialisation sociale et culturelle.
2. Les freins
Les contraintes techniques
Sur le plan technique, un certain nombre d’obstacles techniques se révèlent7 : les technologies bien que de pointe, sont imparfaites. Le langage SGML est puissant mais ne peut être utilisé dans toutes les configurations. Le langage de programmation Java offre la possibilité de rendre un site web convivial, mais il présente l’inconvénient de nécessiter un temps de déchargement beaucoup plus long. Les performances offertes par les serveurs ne sont pas toujours en accord avec les possibilités de la configuration de l’usager. Maintes fois, ayant cliqué sur un lien, on se trouve dans la situation de devoir décharger le logiciel nécessaire avant de pouvoir accéder à ce dont on a besoin. Enfin, la largeur de bande passante, fort inégale d’une configuration à l’autre, reste un problème crucial pour la vitesse d’accès des usagers aux documents électroniques. En effet, parmi ces derniers, tous n’ont pas encore accès au réseau à haut débit. La totalité des universités et la plupart des entreprises et des organisations sont désormais équipées en ce sens. En revanche, malgré un certain nombre d’avancées techniques (notamment de l’ADSL8) et la multiplication des offres commerciales des fournisseurs d’accès, le taux d’équipement des particuliers en haut débit reste encore peu développé.
D’autre part, la question du coût est à prendre en compte car les Français hésitent encore à équiper leurs foyers de lecteurs de CD-Rom et à se connecter à Internet pour des raisons financières. Cependant les prix des équipements va en diminuant, comme en leur temps avaient diminué les coûts des téléviseurs et des magnétoscopes. Il faut ajouter que la connexion à Internet n’est pas extrêmement coûteuse. Selon la configuration qui reste aujourd’hui la plus classique dans l’attente d’un développement significatif de l’usage de l’ADSL, le coût moyen d’accès à Internet via le réseau téléphonique est de 15 à 20 euros par mois.
Les nouveaux objets éditoriaux ne sont pas seulement technologiquement nouveaux, ils appartiennent à d’autres modèles économiques que ceux de l’imprimé. Déjà en vigueur dans le cas des serveurs Minitel, on peut observer que le modèle socio-économique qui prévaut est celui de « l’économie des compteurs ». Le temps passé lors de la consultation a une influence directe sur le coût supporté par l’usager. Il est probable que ce nouveau point de vue influe sur sa perception de l’accès à l’information par les réseaux. À la notion de qualité d’information se substitue celle de quantité liée à la durée et donc à l’idée de profit. Cette logique commerciale qui voit des services de tous ordres promener interminablement l’usager de page-écran en page-écran sans délivrer d’information notable mais en faisant tourner le compteur ne peut que modifier le statut de l’information qui se trouve ainsi sous influence des aspects matériels de sa diffusion. Il est vrai que la plupart des fournisseurs d’accès proposent désormais des forfaits à durée illimitée, communications comprises pour des prix avoisinant les 25 euros ce qui a sans aucun doute pour effet direct d’augmenter sensiblement le nombre des utilisateurs.
L’encombrement du réseau
Tous les usagers d’Internet s’accordent à dire qu’il est extrêmement difficile de s’y retrouver en raison de la multiplicité des éléments qu’il contient. Plus que l’image du réseau, du maillage, ce serait plutôt celle du labyrinthe qu’il faudrait retenir. Les logiciels d’exploration ne sont pas toujours suffisants pour surmonter cet obstacle et une connexion sur Internet relève alors plus de l’exploration que de la recherche.
Aujourd’hui, chercheurs et internautes amateurs cohabitent sur le même réseau et l’on passe sans transition d’un site scientifique à un site commercialisant des produits de la vie courante. Une telle mixité pose de sérieuses difficultés, en particulier celle du débit d’information disponible. Il faut ajouter que les sites commerciaux, afin d’augmenter leur attractivité et donc leur rentabilité économique, s’ingénient à créer des graphismes et des animations très coûteux en octets, ce qui entraîne un encombrement des réseaux et compromet ainsi par effet de ricochet le travail des scientifiques.
Parasitages et piratages
L’accès aux réseaux se démocratisant (la croissance mondiale est estimée à 15 % supplémentaires d’utilisateurs par mois), ceux-ci ont très vite été encombrés par des propos dénués d’intérêt, par des propositions commerciales de natures diverses, par des piratages et manipulations de toutes sortes. Touriste des réseaux informatiques9, le netsurfer se promène de site en site, dérive de serveur en banque de données au gré de sa fantaisie, par jeu, par curiosité ou par désœuvrement. Ce surfing passif devient préoccupant, car il provoque un encombrement croissant des réseaux. Le netsurfer, même assidu, reste un amateur qu’il ne faut pas confondre avec le pirate dont les connaissances informatiques sont beaucoup plus poussées et qui rôde uniquement dans les zones interdites, pénétrant dans les banques de données et les réseaux protégés.
Le pirate qui a souvent des connaissances informatiques très poussées, entre par effraction dans les banques de données et les réseaux soit par jeu soit par malveillance. Les hackers sont des pirates du réseau qui s’introduisent illégalement dans les systèmes informatiques et les serveurs pour voler, détruire ou changer les données. C’est ainsi que l’on ne compte plus les nombreux virus qui sèment régulièrement la panique dans l’univers des internautes. De plus en plus sophistiqués, ils se propagent de façon insidieuse, le plus souvent par les fichiers joints des mails et contribuent largement à développer un sentiment d’insécurité. Cela contribue en tout état de cause à entretenir un climat de méfiance quant à la fiabilité que l’usager peut concéder au transport d’informations sur Internet du point de vue de la sécurité. Les systèmes de paiement en ligne protégé se développent, cependant beaucoup d’usagers demeurent encore réticents et se refusent à communiquer le numéro de leur carte bancaire.
Le frein psycho-sociologique
Malgré une notable évolution, tous nos contemporains ne semblent pas encore prêts à utiliser des produits qui bouleversent leurs habitudes en matière d’accès à l’information. Plus que la question économique, se pose en fait le problème de l’écart important qui existe entre les évolutions technologiques et celles des mentalités. Le fait d’être relié en réseau apparaît comme une atteinte à la liberté, malgré les dispositions juridiques existantes comme la Loi Informatique et Liberté. Le système des cookies qui permettent de garder trace des différents sites consultés par les internautes apparaît aussi comme une entrave à la liberté de chacun. D’autre part, certaines personnes manifestent une sorte de recul face à l’aspect technique des TIC que l’on assimile à la notion d’informatique. L’informatique fait souvent peur, ce qui explique les réactions de rejet que l’on rencontre encore. Pourtant, l’information « en ligne » est déjà bien connue du grand public, par l’intermédiaire du Minitel qui encore fort répandu dans les foyers français aurait pu jouer un rôle de pionnier en matière d’accès à la télématique. Cependant l’énorme écart technologique qui existe entre ces deux outils explique que ce lien ne se soit pas véritablement mis en place.
D’autre part, les possibilités d’interrogation hypertextuelle des documents, en rupture avec les habitudes de consultation séquentielle traditionnellement utilisées pour l’imprimé demandent à l’usager de se familiariser avec d’autres procédures plus orientées vers une démarche de type heuristique. Il faut en effet apprendre à utiliser cette modalité de consultation qui n’est pas innée et qui ne peut fonctionner que si le récepteur a des structures culturelles hiérarchiques très fortes, faute de quoi l’hypertexte peut au contraire renforcer l’égarement, la non-construction de la pensée. Véritable ouverture vers de nouvelles approches cognitives, l’utilisation performante du réseau nécessite une évolution des mentalités qui ne pourra s’installer qu’en prenant en compte le facteur temps.
Nivellement culturel ?
Un autre risque couramment évoqué est celui du nivellement culturel que peut entraîner cette nouvelle conception du savoir à l’échelle mondiale. Ignacio Ramonet10 dans Géopolitique du chaos et notamment dans le chapitre « L’Agonie de la culture » souligne les possibilités des technologies numériques en matière de promotion de la création artistique. Il s’inquiète cependant de la domination quasi absolue des États-Unis sur ces technologies qui pourrait à terme nous conduire vers « de nouvelles formes de dépendance et vers une situation de vassalisation culturelle ». Tout en gardant ce risque de domination culturelle à l’esprit, il faut faire la part du libre arbitre de chacun. De plus, si tous les contenus qui transitent sur le réseau Internet sont potentiellement accessibles à l’univers entier, les voies pour y parvenir sont multiples. Chaque utilisateur a son propre cheminement, il navigue à sa façon au sein d’éléments divers avec la plus grande liberté, il dégage des sens nouveaux en créant des liens inédits entre des éléments disparates, ce qui est le propre d’une démarche individuelle.
Toutefois, l’argument de la distanciation par l’outil qui déshumanise l’accès au savoir paraît des plus crédibles. Les intermédiaires tendant à disparaître, les usagers se retrouvent seuls face à leur écran. Certains peu enclins à la communication interpersonnelle y trouvent refuge, un succédané du réel qui les fait vivre dans l’illusion et peut les enfermer dans une sorte d’autisme préjudiciable à leur équilibre psychique. Il n’est pas impossible que cet état qui se rapproche d’une forme de dépendance puisse être exploité de façon malintentionnée à des fins politiques et idéologiques.
De plus, l’écrit électronique court le risque d’être anéanti dans l’oubli en raison des risques de déperdition que l’on ne peut encore mesurer. Les contenus véhiculés par les réseaux sont soumis à de constantes modifications, ce qui constitue un indéniable avantage du point de vue de la « fraîcheur » des informations mais devient un inconvénient majeur si on considère cette question sous l’angle de la conservation. Des tentatives tendant à enregistrer systématiquement les pages web produites sont faites, mais ne peuvent en tout état de cause prétendre à l’exhaustivité. Le risque réside alors dans la perte de la mémoire s’accompagnant dans le même temps d’un anéantissement des traces qui témoignent des diversités culturelles.
3. Le point de vue des éditeurs français
Malgré les avancées très novatrices ouvertes par les éditeurs de revues en ligne, les éditeurs de livres ne semblent pas prêts pour le moment à emprunter massivement la voie de la publication numérique. La situation internationale peut expliquer leur réticence à se lancer dans des activités nouvelles qu’ils jugent souvent improbables. Cependant c’est cette conjoncture même et cette sorte de fuite en avant, cette prolifération aussi des produits de toute sorte publiés sur réseau, qui les met au pied du mur. Les éditeurs se trouvent maintenant devant la quasi obligation de se resituer. Les plus actifs l’ont heureusement compris. Soucieux de conserver leur position auprès de leurs publics, quelle stratégie adopteront-ils afin de s’ouvrir aux possibilités offertes par les nouveaux moyens d’information et par là même donner à leur production un nouvel essor ?
Les réticences et leurs causes
Les réticences que les éditeurs manifestent sont dues à un certain nombre d’obstacles qui sont réels et qui entravent l’évolution de leurs entreprises. Les difficultés qu’ils rencontrent sont essentiellement d’ordre technique, juridique et économique. La mutation à opérer est d’importance, car il ne s’agit pas seulement de changer de support mais bien de concevoir un produit différent. La coordination entre textes, sons et iconographie tient effectivement davantage de la mise en scène que de la mise en pages et ils doivent s’adapter pour acquérir ces compétences ou bien s’adjoindre celles de partenaires bien choisis.
Le développement des « autoroutes de l’information » dont les potentiels techniques en matière de débit dépasseront largement ceux dont nous disposons actuellement, faciliteront à terme la diffusion des documents. Cela ne résoudra pas toutes les difficultés et en particulier celles de la numérisation des fonds qui est coûteuse et demande un temps important en raison de la manipulation qu’impose le passage au scanner. Il s’agit donc de faire des choix et d’envisager les modalités pratiques de ces opérations. La BNF pour sa part externalise le travail de numérisation en le confiant en sous-traitance.
Les freins juridiques
Les freins juridiques concernent notamment le droit d’auteur et restent une préoccupation dont il faut tenir compte. L’édition désormais électronique se trouve face à une exploitation de ses œuvres par représentation, terminologie qui garde la trace de l’ancienne acception de « présentation devant un public ». Cela implique une gestion des droits différente de celle de l’imprimé. L’accès individuel, même dans un domicile privé à partir d’une source distante, comme c’est le cas pour Internet, ne constitue pas un usage privé, mais une représentation soumise à droit d’auteur. De ce fait, l’auteur et l’éditeur doivent pouvoir en contrôler les conditions et en fixer les limites, en particulier s’opposer au déchargement intégral ou partiel d’une œuvre. En outre, cette représentation doit entraîner une rémunération, mais l’estimation de cette dernière reste délicate, car l’utilisation du réseau rend les contrôles peu aisés.
Ceci pose évidemment la question du mode de paiement qui, plus largement que l’édition électronique en tant que telle, concerne l’ensemble du commerce électronique. De quelle manière cette question du droit d’auteur se pose-t-elle dans le contexte numérique ? Des difficultés apparaissent en raison du nombre de créateurs qui contribuent à la réalisation des œuvres multimédias. Cette multiplicité d’auteurs fait que l’attribution respective des droits ainsi que l’application de la loi sur la propriété littéraire et artistique devient délicate.
Il est nécessaire d’une part que le marquage des œuvres soit suffisamment précis pour en identifier les divers auteurs ayant contribué à leur création. D’autre part, un codage des accès doit être effectué afin de réserver l’accès aux utilisateurs ayant acquitté leur paiement. Ces derniers sont aussi confrontés au problème de sécurité, mais les progrès en matière de confidentialité des paiements à distance ne devraient pas tarder à faire lever ces barrages.
La difficulté majeure réside dans les divergences des dispositions légales des différents états, concernant la propriété intellectuelle. Alors que les pays anglo-saxons sont à cet égard sous le régime du copyright, les pays d’Europe méridionale et notamment la France continuent à adopter celui du Droit d’auteur. Si l’on schématise à l’extrême, on peut dire que si les USA et les pays « à copyright » favorisent la publication et défendent le lecteur, l’Europe et les pays « à droit d’auteur » favorisent la création et défendent l’auteur et le droit moral qu’il garde sur son œuvre. Il s’agit de deux modèles qui traduisent des points de vue bien différents. Il n’est point ici question de prétendre trouver une issue à ce débat qui perdure depuis de fort longues années. Il nous faut simplement souligner que la circulation transfrontière de documents le repose avec encore plus d’acuité.
Yann Brebant avocat au cabinet Alain Bensoussan analyse l’application du droit d’auteur aux réseaux informatiques. La loi sur la propriété littéraire et artistique s’applique aux réseaux mondiaux tels Internet et concerne les textes, sons et images des produits multimédia, mais également les logiciels et les bases de données. « On assiste donc à une extension des droits de l’auteur. Or le droit d’auteur proprement dit ne protège que la forme et non les idées qui sont traditionnellement considérées comme étant “libres de parcours” »11.
Dans son ouvrage L’Homme numérique publié en 199512, Nicholas Negroponte directeur du Médialab du MIT13, s’interrogeait en termes vifs sur l’opportunité d’appliquer la loi sur la propriété littéraire aux bits qui ne sont après tout qu’une succession de 0 et de 1... Au-delà de la mauvaise foi apparente de l’argument, on peut retenir la nécessité impérieuse de rénover une institution qui n’est guère adaptée aux nouveaux médias. L’article L.121-1 du Code de la Propriété Intellectuelle prévoit que l’auteur « jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre ». L’auteur peut donc considérer que la numérisation de sa création porte atteinte à l’intégrité de celle-ci et donc à son droit moral.
Une harmonisation des dispositions internationales est indispensable avec le développement des réseaux. La convention sur le droit d’auteur de l’Organisation de la Propriété Intellectuelle (OMPI)14 du 20 Décembre 1996, a permis de franchir un pas important en ce sens. Elle prévoit notamment en son article 8 : « Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d’autoriser toute communication au public de leurs œuvres par fil ou sans fil, y compris la mise à disposition du public de leur œuvres de manière que chacun y puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit de manière individualisée. » Cette disposition vient préciser l’application de la Convention de Berne à la communication au public par les moyens de télécommunication.
D’autre part, la mise en ligne d’une œuvre sur un réseau constitue une contrefaçon lorsqu’il y a atteinte au droit de reproduction ou de représentation de l’auteur. Or la mise en ligne d’un document sur Internet ne procède pas d’une démarche de diffusion au sens strict puisqu’il faut que chaque utilisateur adopte un comportement actif en se connectant volontairement à un site. Le développement de plus en plus répandu des techniques push posent bien sûr différemment ce problème.
Le cas de copies privées selon l’article 122-5-2 du code de la propriété intellectuelle, constitue une exception aux droits d’auteur. Les copies des œuvres que renferme un ordinateur constituent des copies privées puisqu’elles sont détenues dans une sorte de « domicile virtuel »15. Ainsi par exemple, le courrier électronique est assimilé à de la correspondance privée et à ce titre est protégé contre les interceptions. Un fichier attaché transportant une œuvre sans l’autorisation de son auteur ne pourra pas être qualifié de contrefaçon. En revanche, la numérisation d’une œuvre pour commercialisation et diffusion sur Internet sans autorisation de son auteur en est bien une.
L’extension du droit d’auteur s’applique aux bases de données et aux logiciels. Selon une directive européenne du 11 Mars 1996, les bases de données seront protégées par un droit spécifique. Les logiciels sont soumis au droit d’auteur par les articles L122-6 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. Leur régime juridique est cependant différent du droit commun puisqu’ils ne connaissent pas l’exception de copie privée. Seule une copie de sauvegarde est autorisée sous certaines conditions. Depuis plus de dix ans, la jurisprudence française reconnaît une protection par le droit d’auteur à la structure des bases de données si celle-ci est originale. De plus, les réseaux permettent l’émergence de droits originaux tels que le shareware (licence d’utilisation accordée à titre gratuit pour un temps limité), le crippleware (seule l’utilisation de certaines fonctionnalités de logiciel est autorisée), le freeware (logiciels téléchargeables totalement libres de droits). Le développement des réseaux et donc de l’édition électronique ne pourra se faire de façon satisfaisante que si la protection du droit d’auteur est effective.
Les aspects économiques
Si les stratégies éditoriales restent encore embryonnaires en France, c’est aussi pour des raisons économiques. Il faudrait que les éditeurs acceptent de ne plus se considérer comme les uniques détenteurs du patrimoine culturel. En incluant les produits électroniques dans leur politique éditoriale, ils pourraient aider leurs entreprises à évoluer. Ils hésitent à investir dans des produits coûteux en raison de la concurrence des grandes entreprises internationales d’édition il est vrai très puissantes, mais ils se trouvent aussi confrontés à de grandes sociétés comme Sony ou Philips. Les constructeurs de matériels s’intéressent désormais à la production de contenus. Rompus à d’autres habitudes de travail, disposant d’un potentiel économique important et international, ils ont d’étroites relations avec les milieux artistiques et disposent d’atouts qui devront être pris en compte par les éditeurs, qui eux, sont dépositaires d’un grand nombre de fonds textuels et iconographiques. En ce qui concerne la distribution, les éditeurs sont en concurrence avec les grandes structures de vente de matériel informatique et audiovisuel comme la FNAC ou Virgin.
On observe aussi depuis quelques années une activité dynamique de la part de PME spécialisées en édition multimédia. De nombreux titres ont été produits par de petites sociétés traitant avec des entreprises plus importantes (Arborescence et Havas, Jériko et Flammarion...). Un pas de plus a été franchi dans ce glissement de fonctions lorsque de jeunes entreprises comme Index+, Syrinx, Coktel Vision ou Microfolie’s16, sont passées du stade de développeurs-partenaires à celui d’éditeurs à part entière. Il faut également noter la présence forte des acteurs du monde culturel comme la Réunion des Musées Nationaux (RMN), à l’origine des CD-Rom Le Louvre et Orsay. Cette concurrence accroît la difficulté des éditeurs à maintenir l’exercice de leur métier dans un environnement où les compétences requises sont de plus en plus diversifiées.
En 1994, 64 % des CD-Rom vendus sur le marché européen venaient des États-Unis. Les quelques éditeurs européens qui ont un réel savoir-faire sur ce créneau sont très peu nombreux. À part le fabricant d’électronique grand public Philips qui fait de l’édition de programmes interactifs de loisirs l’une de ses priorités, les champions européens sont rares et inexpérimentés. Si bien que sous les coups de boutoir des Microsoft, Broderbund, Electronic arts et autres Time Warner Interactive, le fort mouvement de concentration s’accentue. Par contagion du modèle américain, l’Europe subit la double inflation des coûts de production et de promotion des titres. Or la plupart des marchés nationaux sont encore trop étroits pour amortir des dépenses de cet ordre. Face à ce contexte, seul un véritable travail en partenariat professionnel permettra d’ouvrir de nouvelles voies en matière de production d’œuvres multimédias européennes.
Les perspectives
L’exploitation de services en ligne est pour tous les éditeurs une perspective intéressante en raison de coûts de production bien inférieurs à ceux du CD-Rom et de leur plus grande souplesse de publication, puisque celle-ci peut être fractionnée. Il va de soi qu’une encyclopédie par exemple, ne sera consultée – donc payée – que partiellement si elle est diffusée sur réseau, ce qui modifie radicalement les données économiques de sa publication. D’autre part, la remise à jour rapide des données ne pose plus les problèmes cruciaux qui étaient ceux des éditions papier de grande ampleur.
Ainsi, la plupart des éditeurs qui se consacrent à l’encyclopédisme, à l’éducatif, aux loisirs, au juridique, à la pratique sont particulièrement sollicités. Les gestionnaires de réseaux soucieux d’assurer le succès de leurs nouveaux bouquets de services sont très attirés par les possibilités que représentent ces fonds éditoriaux en matière de contenus. On constate d’autre part qu’un phénomène de complémentarité entre supports fixes et réseaux s’amorce largement. La plupart des encyclopédies sur CD-Rom proposent au lecteur un accès à des sites et forums d’Internet qui lui l’amènent vers d’autres données sur le même sujet afin d’approfondir et de compléter son information.
Dès le printemps 1996, on pouvait trouver l’encyclopédie Bordas sur le réseau privé America Online (AOL). Larousse utilise pour sa part le réseau Compuserve et Flammarion a ouvert un site sur le réseau français Infonie à l’automne de la même année. On peut enfin noter17 l’ouverture chez Hachette d’un Club Internet, ayant notamment pour perspective la mise en ligne des données encyclopédiques. Malgré les multiples écueils que nos éditeurs ont à affronter face à la puissante concurrence internationale, des projets à moyen et à long terme s’élaborent et ils envisagent de programmer la publication prochaine de produits originaux.
L’édition électronique dispose d’un certain nombre d’atouts dont font partie les appuis ministériels. Le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la recherche a mis en place un observatoire de la communication entre chercheurs par le biais d’une veille sur les revues papier et électroniques. Dans le cadre du soutien à l’édition, ce même ministère pilote avec Gauthier-Villars l’expérience Forum Maths sur Internet18. Il s’agit d’un service éditorial multimédia destiné à la publication électronique de revues de haut niveau dans le domaine des mathématiques. Ce projet est fondé sur la mise en place d’une base de données multicritères de résumés, complétée par un ensemble de services (news, conférences, forum), visant à entretenir la cohésion et la vitalité de cette discipline.
Pour sa part, le Ministère de la Culture manifeste depuis plusieurs années déjà, son intérêt pour le multimédia en commanditant des études et rapports. Par ailleurs, ce ministère propose des dispositifs de trois natures :
- aide à la création, conception de prototypes auteurs ;
- aide à la production industrielle ;
- aide à la diffusion par la formation des libraires.
Ces éléments témoignent de la réflexion de toute une profession qui ne peut que tirer parti d’une confrontation avec les partenaires nationaux et internationaux. Le Marché international de l’édition et des nouveaux médias (MILIA) organisé à l’initiative de la France est à cet égard un lieu de rencontre privilégié. Cette manifestation atteste que le marché mondial du multimédia se développe de façon notable. Elle est devenue le rendez-vous des éditeurs et des producteurs, des spécialistes de la vidéo, de la musique, de l’informatique, des musées, de la photo, du graphisme qui y trouvent un lieu privilégié de dialogue. Des échanges de droits et des accords de partenariat y sont signés. La réussite de cette manifestation témoigne de l’explosion économique de ce secteur éditorial qui n’est pas, loin s’en faut, l’apanage des seuls éditeurs de livres qui se trouvent désormais en concurrence avec d’autres types de producteurs. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle les grands groupes français d’édition prennent position sur ce terrain par leurs filiales multimédias. Mais globalement, cette analyse révèle une attitude de classicisme et de prudence de la part des éditeurs, voire même d’attentisme, l’attitude choisie étant délibérément celle de suiveur par rapport aux initiatives américaines qui font figure d’avant coureur. Beaucoup considèrent de surcroît que l’amorce d’un développement significatif de l’édition électronique scientifique sera initiée par de petits éditeurs comme Vuibert, Ellipse, Bréal.
Ceci confirme bien le diagnostic que nous avons énoncé plus haut selon lequel les initiatives les plus novatrices émanent soit des très grands groupes, soit à l’autre bout de la chaîne, des structures les moins bien établies sur le plan financier. Paradoxalement ce sont de petites entreprises, plus souples et surtout plus dynamiques que des entreprises de plus grande envergure qui tentent cette prise de risque.
Nombre d’éditeurs ne voient dans Internet qu’un instrument de promotion. Plusieurs d’entre eux ont leur catalogue en ligne ou prévoient de le publier tout prochainement. Les éditeurs présentent généralement cette initiative comme une opération visant à améliorer leur image de marque à relativement bon compte et sans risque. Ils réduisent en fait le réseau à une vitrine de prestige alors qu’ils n’arrivent pas à se décider à l’exploiter pour ses qualités éditoriales propres. La raison majeure qu’ils invoquent reste cette appréhension récurrente de se voir lésés dans leurs droits. Ainsi que l’exemple des précurseurs étrangers le démontre amplement, ces craintes sont particulièrement infondées puisqu’il existe sur le réseau plusieurs moyens de paiement.
Ceci nous porte à conclure que si les éditeurs scientifiques et techniques sont confrontés à une réelle menace, elle ne vient pas en fait du côté où ils l’attendent. Ils arguent d’obstacles juridiques et financiers alors que le danger véritable est de se voir confisquer leurs prérogatives sur leur propre territoire. Des acteurs plus dynamiques comme les entreprises de production ou de conception informatique et plus puissants tels les constructeurs de matériels se lancent en effet dans l’entreprise éditoriale. L’avenir de l’édition électronique est en question.
4. La réitération du modèle
Elsevier : Portrait d’un géant
L’histoire nous permet de constater que les événements se reproduisent de façon cyclique. Mais en y regardant de près, on s’aperçoit que cette réitération ne se produit pas au même niveau, mais selon un mouvement spiraliforme ascendant. Ainsi, dans l’édition électronique, on retrouve des éléments propres à l’édition imprimée : hyperconcentration d’un côté, prolifération des petites structures de l’autre. Mais l’échelle est autre et les implications ne sont pas les mêmes : le jeu continue, mais avec une nouvelle donne et de nouveaux joueurs.
Si nous avons retenu le cas d’Elsevier, ce n’est pas pour son exemplarité, car il est loin de notre intention de l’ériger en modèle de fonctionnement pour l’édition française. Ce choix est plus particulièrement motivé par sa situation dominante sur le marché et par le fait qu’elle représente un des cas les plus significatifs d’hyperconcentration. L’actuelle société Reed Elsevier est issue de la fusion entre la maison britannique Reed et l’entreprise néerlandaise Elsevier qui a été fondée au XVIe siècle. Ses activités d’édition à l’échelle de la planète lui confèrent un chiffre d’affaires en forte augmentation. Elsevier Science est le leader mondial des éditeurs de publications scientifiques, techniques et médicales et a des bureaux à Amsterdam, Lausanne, Londres, New York, Oxford, Rio de Janeiro, Shannon, Singapour et Tokyo. Sa stratégie d’expansion l’amène à exploiter certains créneaux spécialisés et lucratifs, comme l’information scientifique ou juridique, que ce soit sur support papier ou électronique. Sa réalisation la plus marquante en la matière a été le projet TULIP (The University Licensing Program) concernant le développement des stratégies de diffusion de l’édition électronique dans les milieux universitaires. Ce projet pionnier peut dans une certaine mesure aider à anticiper sur une évolution future de l’édition électronique dans les pays d’Europe occidentale et particulièrement en France.
Le groupe anglo-néerlandais poursuit inlassablement sa politique expansionniste en augmentant le nombre de sociétés qui lui sont affiliées. Il a ainsi acheté début 1998 deux éditeurs juridiques pour la « modique » somme de 10 Milliards de francs. Paul Vleck, vice-président du groupe, confirmait aussi qu’il poursuivrait son objectif de développement de façon à ce que la part des médias électroniques représente plus de la moitié de son activité dès l’année 2000. À l’automne 1997, la firme annonçait son intention de fusionner avec Wolters Kluwer, éditeur hollandais19 également, s’intéressant aux mêmes domaines et bien implanté dans 25 pays, particulièrement en Europe. Ces deux sociétés dominent dans le domaine de l’information professionnelle. Nigel Stapleton, co-président de la société Reed Elsevier, présentait le projet moins comme une fusion dont l’objectif principal serait la réduction des coûts que d’une stratégie d’alliance face à de gros opérateurs de l’électronique. Cette tactique d’association est en effet selon lui encore plus importante dans le monde de l’électronique que dans celui du papier. « Nous traitons maintenant avec de plus gros partenaires – des sociétés comme Microsoft et AT & T – que lorsque nous traitions seulement avec des imprimeurs. Votre taille doit être importante si vous voulez que Microsoft vous écoute. »20
Ceci ne laisse aucun doute quant aux intentions de ces gros opérateurs, il s’agit bien là d’un véritable combat de géants où prédominent volonté de puissance et attirance pour le lucre. Cependant le propos ne manque pas non plus de réalisme face aux nécessités qui gouvernent la scène économique internationale. La situation est telle qu’il faut « vaincre ou périr ». Reste à se demander ce que deviennent les préoccupations d’ordre plus « philosophique », telles le devenir de la diffusion des idées et des cultures. Ces valeurs sont-elles encore de mise si la centralisation qui ira de pair avec une situation monopolistique s’accroît encore, menaçant gravement la pluralité et par là même la liberté d’expression ?
C’est assurément ce type de réflexion qui a entraîné la Commission européenne à émettre des « doutes sérieux » sur cette fusion. Aucun autre éditeur au monde ne pourrait en effet se mesurer avec cette nouvelle société ni sur le plan financier, ni sur celui des produits, ni en ce qui concerne la répartition de l’aire géographique. Après une enquête approfondie, Bruxelles a finalement décidé de ne pas autoriser cette association.
L’hyperconcentration
L’hyper-concentration commerciale qui est déjà le fait de l’édition imprimée s’accroît encore avec le développement de l’édition électronique. Les grands trusts éditoriaux d’ampleur internationale s’évertuent à augmenter toujours plus leur poids financier et leur aire d’action. À terme, on pourrait aboutir à l’hégémonie absolue du point de vue économique sur le point de vue intellectuel si le plus puissant d’entre eux arrivait à happer tous les autres. Ce scénario est loin de relever de la science fiction puisque c’est la raison pour laquelle le processus de fusion entre Elsevier et Wolters Kluwer a été jugulé par les instances européennes. Si ce processus se reproduit et parvient cette fois à se mettre en place, on peut s’inquiéter à bon droit de l’avenir des publications de type scientifique qui se verraient alors menacées dans leur indépendance et dans leur originalité. Il serait alors vital que les communautés universitaires se mobilisent pour parer à ce danger.
Selon l’hypothèse de Jean-Claude Guédon21, une solution consisterait dans ce cas à se dégager de la logique de marché. L’édition électronique permet en effet de faire baisser les coûts de production. L’économie représentée par une publication électronique est estimée à 30 %, si on considère que l’on évite les frais de reproduction en de multiples exemplaires et que l’on minore de façon significative ceux qui sont occasionnés par le stockage. D’autre part, les revues scientifiques fonctionnent difficilement sans fonds publics et n’arrivent le plus souvent à survivre que grâce aux abonnements versés par les bibliothèques. Cela représente une charge énorme qui est versée par chaque bibliothèque sur des fonds d’État. « Si les fonds publics employés dans la production des revues savantes pouvaient s’ajouter aux fonds publics provenant des bibliothèques, on disposerait actuellement d’assez de ressources financières pour soutenir toutes les revues savantes sous forme électronique de surcroît, elles seraient à la disposition du monde entier. »22 Les presses universitaires pourraient jouer le rôle de médiateur dans la diffusion des travaux de recherche sur le réseau et continuer à représenter une garantie concernant la rigueur scientifique des publications. Ces considérations socio-politiques envisageant que les presses universitaires de chacun des pays développés se désinvestissent des processus commerciaux et diffusent universellement l’information scientifique y compris auprès des pays défavorisés, ne manquent ni d’intérêt ni de générosité. L’avenir nous dira s’il est possible dans ce domaine de se déprendre de la logique de profit véhiculée par le modèle dominant de l’économie de marché.
Prolifération de la micro-production
Un autre scénario allant dans le sens de la délocalisation des ressources et de la désintermédiation des usages peut être évoqué. Les données initiales restent les mêmes : un face à face acharné s’intensifie entre deux pôles dont les logiques sont aux antipodes l’une de l’autre. D’une part, les gros opérateurs du secteur de l’édition internationale dominent le marché en multipliant sans cesse le nombre de publications scientifiques électroniques avec des desseins dont on peut penser qu’ils essentiellement d’ordre financier (Elsevier, Springer, Chapman and Hall...). D’énormes intérêts sont en jeu, mais l’issue du combat reste du domaine de la conjecture. Ces préoccupations économiques sont très à l’écart de la philosophie originelle du réseau qui prône la gratuité des services. Avec l’expansion irrésistible des sites marchands partout dans le monde on peut s’interroger sur la pérennité de tels principes.
D’autre part, une multitude de laboratoires et de centres de recherche sont en train de généraliser la mise en place de leurs sites Web dans une perspective essentiellement centrée sur la diffusion et la validation des connaissances. On observe aujourd’hui une multiplication « sauvage » des procédures d’édition exercées par les organismes et centres de recherche, voire hors structure par les chercheurs eux-mêmes. Ces nouveaux espaces d’autorégulation est en rupture avec les dispositifs bien implantés de diffusion scientifique institutionnelle23 qui pourraient voir leur activité marginalisée. Ces pratiques pouvant aller jusqu’à l’auto édition, on ne peut alors qu’émettre des doutes quant à la validité de ces travaux. Si la qualité est assurée dans le cas de publications avec comités de lecture, on peut tout de même penser qu’il serait préférable de déléguer les fonctions de publication et de diffusion à un éditeur dont c’est le métier et qui pourrait ainsi alléger la tâche des scientifiques déjà surchargés de travail et qui pourraient ainsi dégager plus de temps pour leurs recherches. Par l’extension sans cesse croissante de ces modes parallèles de diffusion pris en charge par les chercheurs eux-mêmes, les éditeurs se sentent menacés dans leurs prérogatives. Ils apprécient peu que les documents qu’ils fournissent moyennant un abonnement soient accessibles en toute gratuité dans les sites des laboratoires qui en outre donnent accès par liens hypertextes à de nombreux articles intégraux de leurs propres chercheurs mais aussi à d’autres contenus.
À terme, les conséquences auxquelles nous pouvons nous attendre si, comme c’est prévisible ce mouvement se poursuit et même s’intensifie, sont l’amenuisement progressif, voire la disparition des structures moyennes d’édition. Prises en tenaille entre la puissance des grands trusts internationaux qui pourraient eux-mêmes se trouver fragilisés et la vitalité des chercheurs, séduits par la novation et la rapidité de diffusion du réseau les éditeurs scientifiques et techniques voient se dessiner un sombre avenir. Leur traditionnel rôle d’intermédiaire aurait tendance à s’effacer et il serait particulièrement regrettable de se priver de leurs compétences qui, ainsi que nous l’avons vu sont capitales pour assurer un traitement satisfaisant à l’information spécialisée. Dans un contexte de foisonnement intense, ces qualités ne sont que plus précieuses encore. De plus, dans le cas de publications directement prises en charge par les centres de recherche, la validation scientifique n’est plus assurée par le comité de lecture de la revue, mais uniquement par les pairs.
Si cette autonomie qui prend toutes les allures d’une concurrence sauvage que livrent les scientifiques aux professionnels de l’édition et qui tend à parasiter les réseaux classiques de diffusion venait à entraîner la destruction de ces derniers, cela pourrait à terme poser plusieurs problèmes de fond. Il est vrai que les scientifiques manquent déjà de temps pour réaliser leurs propres travaux et peuvent difficilement s’investir dans des activités éditoriales d’envergure. Cependant le phénomène s’accroît et on ne peut en négliger l’importance. Une question est donc de savoir s’il y aura substitution d’un système à un autre, ou bien cohabitation comme on le voit actuellement, de deux logiques contradictoires ; une autre est de s’interroger sur les rôles respectifs que peuvent jouer les différents acteurs parties prenantes de la diffusion de l’Information Scientifique et Technique.
5. Évolutions structurelles
Découlant de cette situation, un autre constat doit être fait concernant cette fois les structures éditoriales : la tendance est à la segmentation des publications. Cette analyse s’applique logiquement à l’article scientifique qui accède désormais à un statut individuel. Sa légitimité est attestée par le centre de recherches et non plus par le label d’une revue : « L’article s’affranchit de la publication périodique tutélaire : l’article n’est plus publié sous un titre commun (le nom de l’institution ou le nom du journal). Il est seulement une unité de la base de données. »24 La même observation peut être faite au sujet des ouvrages pour lesquels un mode de consultation fragmenté est appelé à se développer : on lit fréquemment un ou plusieurs passages ou chapitres et non plus le volume dans son entier. C’est ce qui nous amène à avancer l’idée selon laquelle le modèle éditorial de la revue composée de plusieurs ensembles distincts qui peuvent être lus indépendamment est appelé à s’étendre à l’ensemble de l’édition électronique. L’éditeur scientifique qui a déjà tendance à devenir « publieur de revues » en ce qui concerne la production papier est d’autant plus enclin eu égard aux particularités du réseau, à envisager son mode de publication électronique sous forme d’unités modulaires assemblables, combinables à d’autres.
Il nous apparaît de plus en plus clairement que la numérisation de l’édition entraîne logiquement une parcellisation des contenus. Cette remarque peut paraître infondée dans le cas d’œuvres de type littéraire ou philosophique par exemple, qui demandent à être lues dans leur intégralité. Il ne faut cependant pas oublier d’une part que ce genre de lecture de type hédonique restera probablement l’apanage des formes papier car dans cet emploi, l’écran est loin d’avoir périmé la page25. D’autre part, les œuvres littéraires elles-mêmes se prêtent à une lecture de type fonctionnel lorsqu’on les étudie et dans ce cas, la souplesse et la puissance du support électronique sont absolument incomparables. La base Frantext élaborée par L’INALF (Institut National de la Langue française) au CNRS, ouvre par exemple aux chercheurs la possibilité d’une lecture assistée par ordinateur. Le CD-Rom Dis- cotext paru chez Hachette26 en est issu et regroupe 300 œuvres littéraires intégrales de 1827 à 1923.
Aujourd’hui, il nous semble évident que la forme de type livre perdurera en raison de ses qualités spécifiques, mais qu’elle n’est par contre guère appropriée au support électronique, que ce soit sur CD-Rom ou a fortiori sur réseau. Toutefois, l’émergence des systèmes de micro édition permettent à l’usager soit d’imprimer lui-même l’ouvrage de son choix, soit de le commander à l’éditeur qui effectuera le travail à la demande. Les réseaux possèdent des caractéristiques telles qu’il est impensable de ne pas les exploiter pleinement et de se priver des possibilités qu’ils offrent. Cela entraîne forcément des modifications structurelles importantes qui vont jusqu’à l’explosion même du concept d’œuvre autonome. Nous sommes bel et bien dans un contexte de prolifération, face à un système éminemment complexe qui fait voler en éclats la plupart de nos repères antérieurs.
Apparition d’un nouveau modèle économique
Le développement de l’édition électronique entraîne un certain nombre de changements qui s’inscrivent dans un nouvelle logique économique. L’industrialisation des médias a en particulier eu pour effet, ainsi que nous l’avons vu de faire baisser les coûts de publication. Le réseau Internet rend très peu coûteux l’acheminement d’un document, car nombre de producteurs n’ont pas d’intérêt économique direct dans cette diffusion de contenus27. En effet, soit ils reçoivent leur rémunération par d’autres voies (vente de matériels, de logiciels ou de services de réseaux), soit ils prônent la gratuité de l’information sur le réseau par conviction politique.
En conséquence, il s’avère délicat de faire émerger un modèle économique pertinent pour le financement du contenu. De nombreux documents sont totalement libres d’accès puisqu’ils sont produits par des institutions publiques, des organismes de recherche, des bénévoles ou des personnes individuelles qui n’ont d’autre intérêt que celui de communiquer leurs idées au plus grand nombre possible de récepteurs. La logique dominante est celle du don, la même qui a présidé à la diffusion gratuite d’un nombre considérable de fichiers son par le biais du format MP3. Ce que l’on a coutume d’appeler plaisamment la « napstérisation » est susceptible de se répandre à d’autres domaines que la musique. De ce fait, les acteurs traditionnels de l’édition sont confrontés à une concurrence peu facile à cerner dont ils ne peuvent se protéger que par les lois sur le droit d’auteur et en particulier celle sur la propriété intellectuelle. Mais, selon Jean-Michel Salaün « le “piratage” est d’abord une question d’équilibre économique : un document sera piraté si son coût d’accès est plus élevé que son coût de piratage (en argent, en temps et en risque encouru). Les prix proposés pour accéder au document ne peuvent alors qu’être très bas »28. C’est ainsi qu’on a pu récemment observer quelques tentatives de rémunération des contenus dont les résultats sont plus ou moins convaincants. Citons par exemple la vente en ligne de l’œuvre de Stephen King, auteur de best-sellers mondiaux. Malgré la notoriété de cet auteur, cette expérience de publication sur le Web a obtenu un succès mitigé.
Ainsi que le rappelle Alain Cordier dans son rapport, il est essentiel de préserver la rémunération de la création. Cette propagation de la culture de la gratuité ou du troc a des cotés très positifs que l’on ne peut que souligner tout en étant conscient de son caractère utopique. On peut douter, ajoute Alain Cordier « de l’existence durable d’un système qui n’aurait pas trouvé son économie en dehors d’un système de troc. En réalité, l’univers numérique n’est pas gratuit. Ne pas prendre en compte cette observation, rendrait incompréhensible l’engagement de grands groupes industriels dans cet univers... L’enjeu est de mettre en place une juste rémunération du travail des créateurs, des auteurs et des éditeurs, de telle manière que le contenu ne soit pas exclusivement dépendant des grands opérateurs fournisseurs d’accès ».
La valeur ajoutée du travail éditorial est à considérer du point de vue culturel, mais également d’un point de vue économique et il doit y avoir une rémunération qui prenne en compte le travail propre de l’éditeur ainsi que la valeur ajoutée qui s’y rattache. La prolifération des contenus sur les réseaux « rend encore plus nécessaire que dans l’univers de l’écrit papier une exigence de qualité éditoriale, pour pouvoir exister économiquement, surtout lorsque l’éditeur ne dispose pas de moyens commerciaux importants ».29
Notes de bas de page
1 Richard DELMAS, Françoise MASSIT-FOLLÉA, « Vers la société de l’information. Savoirs, pratiques, médiations ». Actes du colloque CNE-CE/DGXIII. Rennes : Apogée, 1995. p. 6.
2
Armand MATTELART, La Communication-monde. Paris : La Découverte, 1992.
Armand MATTELART, La Mondialisation de la communication. Paris : PUF, 1996. (Coll. Que Sais-je ?).
3 Citons également Paul VIRILIO, Cybermonde. La politique du pire. Paris : Éditions Textuel, 1996, 108 p.
4 Armand MATTELART, Histoire de la Société de l’information. Paris : La Découverte, 2001.
5 Dominique Wolton, Internet et après Une théorie critique des nouveaux médias. Paris : Flammarion, 2000, p. 68.
6 Philippe BRETON, Le Culte de l’Internet. Une menace pour le lien social. Paris : La Découverte, 2000, 125 p.
7 Ann OKERSON, « Recent trends in scholarly Electronic publishing ». 12 Juin 1997. Déchargeable sur le site miroir de l’ENSSIB. http://www.enssib.fr/miroir/okerson
8 Asymetrie Digital Subscriber Line.
9 « Surfers et pirates », Le Monde, supplément T.V. radio multimédia 29 janvier 1996.
10 Ignacio RAMONET, Géopolitique du chaos. Paris : Gallimard, 1999 (Coll. Folio actuel).
11 Yann BREBANT, Réseaux et droit d’auteur, Congrès IDT, 3-5 Juin 1997. Paris, Palais des Congrès.
12 Nicholas NEGROPONTE, L’Homme numérique. Paris : Laffont, 1995. p. 80.
13 Massachusset Institute of Technology.
14 http://www.wipo.org
15 Alain BENSOUSSAN, « La violation du domicile virtuel ». NetSurf, Octobre 1996, p. 46.
16 Laurence SANTANTONIOS, « Les éditeurs de cédéroms s’essoufflent ». Livres Hebdo n° 274, 2 janvier 1998. p. 53.
17 http://www.club-internet.fr
18 http://www.gauthier-villars.fr/fm/gvfm.htm
19 http://www.wkap.nl
20 Information Today, vol. 14, Issue 10, nov. 1997.
21 Jean-Claude GUEDON, La publication des périodiques électroniques universitaires ou de recherche : enjeux et urgence. http://137.122.12.15/Docs/Guedon-PerioElect.html
22 Jean-Claude GUEDON, « L’Édition électronique et l’Internet ». L’internet professionnel (ouvrage collectif). Paris : CNRS, 1995, p. 299.
23 Pour la France, le Centre National de Recherche Scientifique (CNRS) et les différentes productions de l’INIST.
24 Françoise RENZETTI, « Schéma d’organisation de la presse périodique électronique disponible sur L’Internet : cas des mathématiques et de l’informatique ». La Communication de l’IST dans l’Enseignement Supérieur et la recherche. L’Effet Renater Internet. Op cit.
25 Lise VIEIRA, « Mutations de l’édition. La Révolution multimédia ». Le Français aujourd’hui. Paris, AFEF, 1994.
26 Coédition HACHETTE/Ministère de la Culture.
27 Jean-Michel SALAÜN, Aspects économiques du modèle éditorial sur Internet. http://enssib.fr
28 Jean Michel SALAÜN, ibid.
29 Rapport Cordier, op. cit.
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