L’anthropologie appliquée aujourd’hui
|1. La fabrication de l’objet
L’environnement, objet introuvable : savoirs et connaissances dans l’écosystème homme-nature
Texte intégral
L’environnement, objet introuvable
1La dernière livraison de la revue Ecologie & politique (2003) offre un texte sous-titré « L’environnement introuvable ? ». Les auteurs, Lionel Charles et Bernard Kalaora nous rappellent que « l’environnement apparaît aujourd’hui comme l’objet non identifié de la sociologie française » (p. 31), à la fois négligé par les actions politiques et très présent dans « l’opinion, la presse et les médias » (id).
2Pour une grande partie des sciences humaines, les comportements sociaux sont de plus en plus confondus avec leurs représentations, opinion, intention, presse, médias. Il en résulte, pour le grand public, une définition particulièrement floue de l’environnement, qui oscille entre présentation négative voire apocalyptique du futur proche et certitude, sans preuve, que les avancées de la science mettront fin aux dangers surgis de l’extérieur, c’est-à-dire du non-social. Les méthodes sociologiques trébuchent sur un objet doublement incomplet, l’être humain dissocié de son environnement et de ses actions. Pour l’ethnologue que je suis, le terme d’environnement semble encore trop réducteur pour désigner un objet d’observation qui englobe l’être humain dans un écosystème et dans une histoire commune.
3Même si elle fut longtemps confinée dans les manifestations estimées dépassées de l’activité humaine, que ce soit le folklore occidental ou l’étude des sociétés appelées primitives, l’ethnologie n’a pas cessé de s’intéresser aux multiples modalités qui gouvernent les relations entre les groupes humains et les ressources qu’ils exploitent. Cependant, sa faiblesse constitutive réside dans une conception étroite de l’histoire car, créée par des sociétés lettrées, elle considère ses objets d’étude de façon négative (sociétés froides de Lévi-Strauss, sans écriture, sans technique, sans histoire, etc.) ou comme des formes antérieures de son évolution culturelle. L’ethnologue, porté par la civilisation occidentale, s’inscrit dans la vision prométhéenne de ses collègues chercheurs.
4L’ethnologie observe donc des sociétés sachant tirer parti des ressources de leur environnement, sans vivre dans la peur continuelle d’une nature qui les dépasserait infiniment. L’engouement récent pour le chamanisme, qu’il soit exercé dans les bois de Fontainebleau ou qu’il vienne expliquer les chefs-d’œuvre des grottes préhistoriques, nous rappelle que l’être humain ne s’est pas toujours estimé distinct de son environnement et/ou supérieur à lui. Toutefois, les ethnologues continuent d’interpréter cette situation en termes de conscience primitive, archaïque ; les psychologues, dans la foulée, y voient la non individualisation de la personne, caractéristique d’un stade antérieur de développement psychique ; cependant que les historiens des religions croient y discerner une aspiration universelle vers le monothéisme.
I. Dédain pour l’homo faber
Homo faber, sans conscience de ses actes ?
5Deux livres paraissent au début des années 1970. Celui de l’économiste Marshall Sahlins, en 1972, traduit en 1976 sous le titre « Age de pierre, âge d’abondance », et celui des hellénistes Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, en 1974, « Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs ». Ces deux livres portent sur l’insertion de l’être humain dans son environnement en le regardant agir de façon consciente et réfléchie. Ils décrivent le travail fructueux de l’homme dans l’écosystème homme-nature. Le premier fit scandale ; la pertinence du second fut renvoyée aux siècles antérieurs. Ni l’un ni l’autre n’ont réussi à faire admettre que les êtres humains non-chercheurs (nos prédécesseurs antiques, comme les « primitifs ») possèdent la capacité de réfléchir avant d’agir. Cela aurait obligé à les redéfinir comme des partenaires et des égaux et à cesser de les considérer comme des objets passifs de connaissance. D’autres amorces de changement datent de la même décennie. Citons par exemple : l’institutionnalisation de l’approche écologique (Charvolin) qui modifie les attitudes envers la nature afin de la protéger ou de la sauvegarder ; la prolifération des études de genre qui accordent (enfin) une âme aux femmes. Autrement dit, on assiste à la prise en compte d’une certaine égalité dans le rapport de force entre « connaissants et connu » (M-C. Dupré 1990).
6Ces enrichissements de l’approche ethnologique sont apparus à la fin d’une période où les effets de l’activité humaine sur la nature deviennent notables. L’homme est considéré depuis les années 1960 comme un agent géologique important, d’abord par son activité industrielle et, depuis peu, par les répercussions des pratiques agronomiques et médicales. Les capacités de la science paraissent toujours sans limites, mais il devient de plus en plus évident que les inventions les plus audacieuses ne se soucient guère des répercussions qu’elles peuvent avoir sur l’environnement, comme on le voit aujourd’hui pour les pesticides ou les OGM.
7L’impact grandissant des inventions scientifiques s’accompagne, curieusement, d’un écart, également grandissant, décrété par l’anthropologie, entre connaissance « naïve » et science. Cela va jusqu’à définir la science comme « contre intuitive » et le savoir, détaché du geste ou de l’action qui l’accompagne, comme simple manifestation d’opinion. C’est en 1974 que le relativisme culturel largement étudié par l’anthropologie se voit disqualifié par l’hypothèse naturaliste de structures innées, universelles, proposées comme seul objet de recherche (Sperber). Par la suite, le « savoir des ethnologues » est présenté par l’anthropologie cognitive comme aveuglé et mystifié, ne faisant que reproduire par écrit les croyances des sociétés « sans », primitives. Il s’agit bien de priver le savoir de sa capacité cognitive en escamotant son exercice concret : il ne s’appuierait « sur aucun argument empirique, aussi faible fût-il » (Sperber 1982 : 67).
8L’ethnologie, cette approche de l’Autre, s’intéresse aussi à la société dont est issu le chercheur. Et, comme pour la sociologie, l’objet « environnement », et les savoirs qui lui sont liés, reste introuvable. Car, comment l’approcher avec les seuls outils de l’ethnologue ? comment rendre compte des savoirs manifestés dans les groupes les plus solidaires de la nature ? Comment, surtout, aborder aujourd’hui les agriculteurs saisis par les progrès de l’agro-chimie qui nie les savoirs séculaires avec autant de force que l’anthropologie cognitive rejette les constructions intuitives des sociétés « sans » ? Est-il seulement possible de supposer, ou de voir, que notre agriculture moderne s’est construite sur la négation de toute réflexivité chez l’agriculteur, concrètement réduit à l’état d’exécutant par les créateurs de semences et de produits phytosanitaires, alliés au syndicat majoritaire, la FNSEA ? (Luneau).
9Dans l’histoire occidentale, un écart semblable entre savoirs et connaissances a déjà existé car, selon Détienne et Vernant, la mètis, cette « forme d’intelligence »« engagée dans le devenir et l’action, a été, à partir du Ve siècle, refoulée dans l’ombre par les philosophes ». Cette négation marque le point de départ de la philosophie et de la rationalité développées ensuite et qui continuent de fonder notre recherche. De même, on peut dire que la pensée scientifique triomphante du dernier quart du XXe siècle, 2 500 ans plus tard, a délibérément occulté la persistance obstinée des savoirs de l’homme concret face aux contraintes des lois de l’environnement. En matière de relation avec la nature, les ethno-sciences (ethno-botanique, ethno-zoologie, ethno-médecine), appelées naïves par les tenants des sciences de la cognition, sont aujourd’hui la matière de base pour l’ethnologue devenu, en outre, sujet de sa recherche. Car, dès que l’homme se définit comme agent géologique, l’écosystème homme-nature offre à l’ethnologue un objet de recherche capable de réflexivité. Mieux vaudrait ici parler de réponse puisqu’il s’agit d’environnement : réponse négative lorsqu’une espèce disparaît, réponse positive en cas de mutation ou de « résistance » aux antibiotiques, aux pesticides. Peut-être sommes-nous parvenus dans une autre phase de la révolution copernicienne, dans un retour de l’être humain sur lui-même, conscient d’être intimement lié à son environnement. En 1926, le géochimiste russe Wladimir Vernadsky publia « La biosphère », ouvrage dans lequel il affirmait l’impact des moindres actions de l’être humain, notre respiration par exemple, sur la (notre) biosphère et où il s’inquiétait des modifications qu’elle subissait sans contrôle.
10L’objet « savoirs et connaissances dans l’écosystème homme-nature » ne saurait donc être fabriqué à priori. Il surgit de notre histoire, ancienne et récente. Il se dégage du quotidien de chacun de nous, et il est rendu plus obscur par son caractère immédiat. La distance chère à l’acuité scientifique est, ici, doublement raccourcie : il s’agit de scruter l’aujourd’hui et d’y voir l’être humain plus dépendant que jamais de son environnement, après des siècles d’efforts pour s’en libérer et pour le dominer.
Les entrelacs sans fin des savoirs et des connaissances
11La mètis, chez les Grecs, n’est qu’une autre façon de triompher d’un adversaire. « Par certains aspects, elle s’oriente du côté de la ruse déloyale, du mensonge perfide, de la traîtrise, armes méprisées des femmes et des lâches. Mais par d’autres, elle apparaît plus précieuse que la force. » (Détienne et Vernant : 20) Plus précieuse que la force, la mètis s’inscrit dans une temporalité qui lui est propre : « l’homme à la mètis se montre, par rapport à son concurrent, tout à la fois plus concentré dans un présent dont rien ne lui échappe, plus tendu vers un avenir dont il a par avance machiné divers aspects, plus riche de l’expérience accumulée dans le passé. » (id : 21) La mètis est un savoir et non une connaissance abstraite. Celui qui parvient à dominer son adversaire, voire à l’écraser, utilise un savoir-faire de chasseur qui guette, qui piège, qui reste à l’affût pour mieux connaître les allures du gibier. Si la mètis est rapide, c’est parce que son porteur est riche d’une expérience patiemment accumulée et que la décision embrasse à la fois les circonstances particulières du présent et l’ensemble des expériences passées. Ce sont des ruses de marin, de conducteur de char, de pêcheur, d’artisan, appliquées aux confrontations entre humains. A l’aube des temps modernes, en 1620, Francis Bacon a posé un modèle d’action scientifique qui ressemble fort à la mètis : « on ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant ». Mais, à présent, il ne s’agit plus de triompher ni de vaincre, mais de s’allier pour survivre.
12L’ethnologie serait, par son histoire, plus près du savoir que de la connaissance, plus familière des formes « naïves » de la science que des raffinements scientifiques occidentaux. La « pensée sauvage », science du concret, célébrée en 1962 par Claude Lévi-Strauss était restée au bas de la grande échelle de l’évolutionnisme, comme un moment -toujours existant mais dépassé- de l’histoire intellectuelle. Homo faber doit s’effacer devant Homo sapiens, c’est la nouvelle condition de la scientificité qui, avec l’essor des sciences cognitives, entend aujourd’hui réduire le sapiens à ses gènes, et sa réflexivité aux réponses réflexes des cellules de son cerveau.
13Partenaire de l’histoire des sciences, l’ethnologue intéressé par les savoirs concrets est sommé d’avouer qu’il se situe en-deçà de la Science, à la fois par son approche et par ses objets d’étude. Il est difficile de faire valoir la pertinence des techniques dans les sociétés qu’il observe, c’est-à-dire leur accord avec l’état des savoirs, des ressources et des buts recherchés (G. Dupré). La pertinence est d’ailleurs redéfinie par l’anthropologie cognitive pour décrire les mécanismes de propagation des idées selon la loi du moindre effort, du moindre doute et de l’absence de réflexion, dans une théorie naturaliste de l’activité culturelle. L’ethnologue est prié de rester confiné dans le niveau de l’idéologie et des croyances, domaine où n’existe, en fait, qu’une agitation brownienne des idées, appelées mènes, où la plus « pertinente » devient agissante (Sperber 1996).
14Vingt-cinq siècles après le discrédit jeté sur la mètis par les philosophes grecs, les savoirs de l’Homo faber sont à nouveau mis au rebut par notre science contemporaine. Certes, l’ethnologue n’est pas familier des sciences dites dures ; il n’en est pas moins capable de noter l’effet que leur développement actuel produit sur l’écosystème homme-nature. Est-il possible de rendre compte du concret, de l’existant, en observant les interactions qui ont lieu dans l’écosystème homme-nature ?
II. Observer et construire l’objet environnement.
Le ruisseau des savoirs
15C’est un ruisseau de moyenne montagne, en pays granitique, un « chevelu » de la vallée de l’Ance du Nord. Il sort de terre vers 1 000 mètres d’altitude, court et serpente pendant plus de cinq kilomètres avant de se joindre à un ruisseau plus conséquent. Il n’est plus sauvage depuis longtemps ; utilisé par les Gaulois du premier siècle, son cours est anthropisé depuis plus de deux mille ans (Delage). Les hommes, riverains, n’ont cessé de modifier ses berges et son allure pour bénéficier au maximum de ses eaux. Dès la source, il est invité à se ralentir et à se répandre dans de petits canaux d’irrigation qui accélèrent la pousse de l’herbe au printemps (aujourd’hui, on ne les voit plus car les forêts ont remplacé les prés). Puis il arrive sur un petit plateau où les hommes ont construit un habitat ancien. Son eau alimente alors une succession de récipients, cuvette de terre creusée, auge de bois sculpté, bac en pierre ; elle sert aux bêtes, aux humains, à la boisson, à la lessive, à l’artisanat, bien que le ruisseau soit trop petit pour avoir actionné une roue de moulin. De ces usages, il ne reste que le « lavoir des sœurs », cuvette arrondie offrant six places, six dalles posées de biais sur sa circonférence de pierre. Sauvé de la destruction par un riverain en 1984.
16L’étape suivante le voit stagner dans une dépression où on le presse d’accélérer son allure ; ses multiples méandres sont sans cesse rectifiés, les sources adventices qui se font jour sous les bords de la cuvette sont forcées de le rejoindre en suivant la plus grande pente. Des drainages souterrains, en pavés assemblés, témoignent de l’ancienneté des transformations dans cette cuvette molle, plus naturellement propice aux marécages qu’à l’agriculture. Terres et prés ne se maintiennent que grâce aux efforts continus des riverains. L’endroit est (était) idéal pour les grenouilles. L’été, les truites s’aventuraient jusque dans les rigoles creusées à ciel ouvert, fournissant le hors d’œuvre des repas de fenaison.
17La pente s’accentue, les berges se resserrent, les vergnes (aulnes) s’installent en bordure. Puis d’autres méandres en terrain plat où persistent les vergnes succèdent aux gorges à peine ébauchées ; encore des prairies, des rives resserrées et finalement les derniers mètres avant le confluent. Chaque fois que le relief s’adoucit et que la micro vallée s’élargit, le travail des hommes a modifié le cours des eaux ; il est à la fois canalisé dans les chenaux étroits des affluents secondaires, parfois mis en souterrain, et borné par des terrassements qui rétrécissent, en surface, la divagation des débordements dans le lit majeur. Les « prés mouillés » qui bordent le lit mineur sont fauchés tardivement, fin juillet, et servent de pâturage en septembre quand l’herbe se fait rare partout ailleurs. La faune aquatique est abondante : vairons, chabots (cabots), fines (loches), lamproies de planer, truites, écrevisses, grenouilles et « rats d’eau » (campagnols aquatiques) semblent se reproduire en quantités inépuisables.
18Au milieu des années 1960, lors d’une sécheresse d’été, l’eau cessa de couler. Deux riverains vinrent remplir de pleins seaux de truites de belle taille prises au piège dans quelques flaques discontinues et, impuissants, abandonnèrent les autres. En juillet 2003, la canicule assèche ce cours d’eau de la même façon ; des adolescents entreprennent de transvaser les poissons dans le ruisseau voisin (les fédérations de pêche sont restées muettes pendant toute cette période). Ils sortent moins de cent truites dont une vingtaine seulement dépasse la maille, entre 20 et 30 centimètres. Ils capturent des lamproies et des chabots en plus grand nombre, des fines et quelques vairons fatigués. Grenouilles, écrevisses et rats d’eau sont introuvables, comme ils le sont déjà depuis des lustres.
La pipette des connaissances
19L’objet « savoirs et connaissances dans l’écosystème homme-nature » commence à être esquissé sous forme de questions posées dans le désordre : quelles sont les causes anthropiques d’une telle diminution ? S’agit-il de savoirs oubliés ? de nouvelles techniques qui se révèlent non pertinentes ? Quels changements ont eu lieu dans les relations entre riverains et ruisseau ? et pourquoi ? Quel rôle ont eu les pêcheurs ? quel a été celui des paysans dans une zone dite en déprise agricole ? Quelles activités nouvelles ont pu influencer aussi vite la vitalité du ruisseau et l’affaiblir de façon aussi notable ? Quelles activités anciennes ont disparu ? est-ce réversible ? est-ce une normalité émergente ? Qu’en disent les riverains ? Les causes seraient-elles aussi non anthropiques ?
20Dans cette énumération sommaire de questions, l’opinion des riverains est une donnée parmi d’autres. L’étude recherche, avec eux, des informations factuelles, des souvenirs précis, des descriptions datées, afin d’ébaucher une séquence des changements dans une situation dont on ne connaît que le départ (une vie aquatique importante) et l’arrivée (un ruisseau presque abiotique). J’avais abordé un sujet semblable en 1988 quand l’association de pêche locale me demanda si je pouvais dire pourquoi les perches étaient si nombreuses dans l’Ance du Nord depuis quelques années. Les changements identifiés, ici l’apparition de poissons « blancs » dans une rivière à truites, avaient des causes multiples où l’action de l’homme se manifestait de façon directe et indirecte. La diminution des neiges hivernales depuis cinquante ans rendait compte de la baisse du volume de l’eau et d’une élévation de sa température. Les perches venaient, en fait, d’un petit élevage privé, plutôt clandestin, qui avait été submergé lors d’un débordement de la rivière. J’appris bien plus tard ce qui était alors un secret de polichinelle ! De tels déversements accidentels avaient déjà eu lieu dans le passé, mais c’était la première fois que les perches se maintenaient et se reproduisaient plusieurs années de suite. L’élevage, situé en amont du domaine de l’association, dépendait d’une autre fédération de pêche. L’histoire locale entre aussi en jeu, avec ses découpages géographiques et ses anomalies administratives. « La truite du Haut-Forez », membre de la fédération de la Loire, gère des cours d’eau appartenant au département du Puy-de-Dôme. Les causes sont aussi sociales, le ruisseau étant situé dans une zone de confins éloignée des centres de décision et de surveillance...
21L’idéal, bien sûr, serait de pouvoir lier les problématiques sociales avec les problématiques naturalistes, comme nous y invite le programme du CNRS, Environnement, Vie et Sociétés (lettre PIREVS, 1998 : 81). Mais comment faire si l’on reste confiné dans sa discipline ? Faut-il faire intervenir toutes les disciplines concernées sur un ruisseau de cinq kilomètres, combien faudrait-il de chercheurs ? Qui paierait pour un si petit objet ? Faudrait-il parvenir à connaître assez de choses tirées de toutes ces approches pour donner du sens aux faits observés et aux paroles recueillies ? L’interdisciplinarité reste un vœu pieux. D’une part, l’ethnologue joue assez volontiers l’homme-orchestre, d’autre part, même si les deux approches pouvaient entrer en synergie, il manquerait encore une dimension, qui apparaît importante pour l’observation de l’écosystème homme-nature, l’inscription de la recherche dans une histoire ouverte, celle de la période présente. Car l’influence humaine sur la biosphère s’est considérablement accélérée ces dernières années. Il ne suffit pas de constater la diminution de vitalité d’un ruisseau, car pour cela les connaissances issues de la pipette suffisent (analyses hydro-biologiques). L’on sait, grâce à elles, depuis 2002 que près de 90 % des cours d’eau en France, charriant des résidus de nombreux pesticides, ne sont plus « de bonne qualité ». Ce premier bilan de l’IFEN, Institut français de l’environnement, qui a fait l’effet d’un coup de tonnerre sans un ciel bleu, a été confirmé par tous les autres. Le dernier, publié en 2004, collationne les résultats de 2002 : les pesticides sont présents dans 75 % des stations pour les eaux de surface.
22Il ne suffit pas non plus de se contenter des récits et des avis des acteurs riverains car ils apparaissent vite les témoins impuissants d’un changement peut-être irréversible. En quelques années, leurs savoirs sont devenus inutiles. Il faut explorer d’autres lieux de réflexion et de créativité sociale : en matière d’environnement, les associations écologistes ont réussi à introduire de nouvelles problématiques, de nouveaux modes d’actions (Lascoumes). Elles construisent des savoirs qui englobent de nombreuses connaissances afin d’obtenir que l’action de l’agent humain -inévitable- se fasse de manière réfléchie, en accord avec le Droit (quitte à le modifier) et, surtout, avec les limites de l’écosystème. En quelque sorte, elles agissent de l’intérieur, accordant, plus ou moins explicitement, une priorité aux « besoins » de l’écosystème, reconnaissant que la survie de l’humanité en dépend. Leur fréquentation offre à l’ethnologue des aperçus nouveaux sur les relations entre savoirs et connaissances. L’entrelacs commencé, dans l’histoire occidentale, avec le rejet de la mètis se poursuit ; chaque acteur identifié se positionne, sciemment ou innocemment, dans cet affrontement interminable. Deux actions sont particulièrement visibles dans la dynamique actuelle, l’amenuisement des savoirs et le refus de développer certaines connaissances.
III. Disparition des savoirs
L’amenuisement des savoirs, terrain de l’ethnologue
23Les relations de l’homme avec l’eau, dans le bassin versant de l’Ance du Nord, sont restées dépendantes de l’écoulement gravitaire des ruisseaux jusqu’aux années 1960 qui virent la généralisation des adductions. L’historique de ces adductions m’a fait conclure un peu abruptement, en 1996, à la fin du Néolithique, et au départ de la Déesse Eau. La déesse païenne, injuste et capricieuse, cesse de s’imposer aux habitants de la vallée et l’eau devient l’esclave des syndicats, des régies communales et des compagnies fermières. Les rapports de force s’inversent brutalement. En 1972, lorsque l’eau sous pression allait arriver en haut de la butte où s’est installé le chef-lieu, les vieux habitants, incrédules, répétèrent pour la dernière fois, le front soucieux et la parole lente : « l’eau descend et ne remonte pas ». Pourtant, la force nouvelle du liquide était seulement due à la construction d’un réservoir plus haut que l’ancien, sans innovation technique, mais tous les savoirs élaborés à partir de l’écoulement gravitaire devinrent inutiles, périmés. Déjà les moulins avaient cessé de fonctionner, l’irrigation des prés n’était plus nécessaire depuis que les premiers départs vers la ville, à la fin des années 1930, avaient multiplié les forêts monospécifiques de résineux sur les hauteurs. Avec les adductions, toute l’ingéniosité des anciens temps s’effaça, d’un coup : finies les rigoles souterraines pavées, les conduites en terre cuite assemblées à la chaux (dernières fabrications au début des années 1920). Caduques, les captages ingénieux, la vérification des raccords toujours percés ou obstrués, l’entretien des « quartes » de répartition entre différents ayant droits. Dérisoires, les patientes stratégies pour acheter des parcelles joignant la source aux bâtiments, puis assurant l’écoulement de la fumure dans les prés situés en contre-bas. Inutiles, les lavoirs qu’il fallait récurer régulièrement, le pompage des puits pour abreuver le bétail l’hiver et, l’été, la corvée des seaux le long des chemins pour ceux qui n’avaient pas d’accès privé à l’eau.
24La pose de tuyaux aboutissant à un robinet dans chaque maison fut vécue comme une libération ! La seule conséquence fut l’obligation de payer cette « eau de la ville » à un office anonyme. Les machines à laver firent leur apparition, ainsi que les abreuvoirs automatiques, les pompes rouillèrent sur place avant d’être vendues au dernier ferrailleur, les lavoirs se remplirent de boue. Mais la modification la plus radicale resta longtemps insoupçonnée. Les poudres à laver, en toute discrétion, apportèrent aux ruisseaux bien autre chose que le savon des laveuses et des mères de famille. Du phosphate, des enzymes gloutons et, surtout, des tensio-actifs destinés à mieux diluer le produit nettoyant, dont les effets se prolongent bien au-delà du tuyau de vidange. Les eaux vannes – car les WC remplacèrent aussi la paille des écuries – ne subirent guère d’épuration et, pour les riverains, les rejets furent directs, chargés de molécules inconnues sur lesquelles les fabricants n’apportent aucune information. Encore aujourd’hui, les « e.a. » (« entre autres ») des lessives ne sont pas nommés. Si on ne dit pas en quoi ils consistent, c’est qu’ils sont inoffensifs...? De plus, une spécificité culturelle française maintient un pourcentage important de phosphates, alors que tous les autres pays d’Europe les ont retirés des lessives depuis 30 et 40 ans.
25Les grenouilles se firent moins nombreuses et les pêcheurs de la ville plus nombreux. Les associations de pêche, alors dénommées « association de pêche et de pisciculture » ajoutaient depuis longtemps, à l’automne puis au printemps, des truites nées dans leurs piscicultures, sans prêter attention à l’origine des poissons déversés. Truites arc-en-ciel importées du Canada, voire truites de mer et d’océan. Celles qui survécurent, ayant échappé aux pêcheurs et ayant appris à se nourrir, se mêlèrent aux truites locales. Il fallut un certain temps aux fédérations de pêche pour comprendre que ces mélanges génétiques affaiblissaient les populations de Fario. Les pêcheurs, de leur côté, se plaignirent vite de capturer des « mules », des truites qu’ils disaient sans sexe bien défini, et sans grande ardeur à livrer leur dernier combat. Le développement des connaissances, à la fin des années 1980, donna réalité à ces rumeurs construites à partir des savoirs. On continua de déverser des truites, mais on prit soin de ne répandre que des Fario d’élevage, puis des truites métis, fécondées avec du sperme de Fario sauvage, et, enfin, l’on s’efforce de rendre au ruisseau les descendants des truites locales, nées en bassin. Cette technique de repeuplement introduit des milliers d’alevins dans des ruisseaux-pépinières, espérant fournir trois ans plus tard les proies véritablement sauvages nécessaires au bonheur du prédateur humain.
26Le ruisseau que j’observe fut ainsi choisi, en 1986, pour devenir pépinière, car les activités agricoles riveraines apparaissaient modestes. Le rendement fut jugé bon la première année, 1 500 truitelles pour 10 000 alevins. La seconde année, il fut quasi nul. Aucun changement d’importance n’ayant eu lieu entre temps (à part la reprise des terres riveraines par un jeune agriculteur), on supposa que les premiers alevins avaient épuisé le stock de nourriture naturellement produite. Les termes savants ne furent pas employés, mais on avait compris que la chaîne alimentaire n’existait plus ou qu’elle était devenue trop incomplète, car les pêcheurs avaient aussi remarqué la forte diminution des autres espèces, vairons, fines et chabots. Quant aux écrevisses, on n’en parlait plus depuis longtemps.
27Cet état de choses n’empêche pas d’autres associations de pêche, fort proches, de continuer à déverser des « surdensitaires » quelques jours avant l’ouverture et d’appeler « alevinage » ce repeuplement commercial. C’est qu’il leur faut continuer d’attirer des pêcheurs puisque la principale ressource des fédérations est l’argent des cartes de pêche. Depuis quelques années, l’Etat abonde de plus en plus les caisses percées de la pyramide associative. En 1984, la loi sur la pêche en eau douce et la gestion des ressources piscicoles (29 juin) changea la nomenclature des associations qui devinrent « associations agréées de pêche et de protection des milieux aquatiques », AAPPMA (Brun et Pinet). On leur donnait ainsi la charge -mais pas les moyens- d’intervenir pour restaurer la santé des milieux dégradés. Les gardes du CSP (Conseil supérieur de la pêche), recrutés après plusieurs années d’interruption au compte-goutte et à un haut niveau d’études, sont affectés à des besognes bureaucratiques qui leur laissent fort peu de temps pour analyser les spécimens prélevés lors de pêches électriques de contrôle qui sont de plus en plus rares parce que le personnel diminue. Les associations de base n’ont plus les moyens de rétribuer leur propre garde qui, s’il n’avait pas une haute formation scientifique, connaissait le pays, récoltait des informations utiles et pouvait témoigner des changements advenus d’une année sur l’autre. Les photos de l’ouverture montrent désormais des pêcheurs triomphants qui exhibent des truites à peine plus grandes que la taille de capture autorisée, d’environ 25 cm. Mémoire de papillon ! Comment expliquer ce phénomène ? Que sont les savoirs devenus ? Y avait-il, d’ailleurs, des savoirs consacrés à la santé des ruisseaux, avant la création des AAPPMA ?
Savoirs ou sage gestion par ignorance ?
28Le bon vieux temps n’est pas si éloigné où les ruisseaux regorgeaient de vie, où, par exemple, un empoisonnement de l’Ance à la javel (années 1950) fit crever des poissons en si grand nombre que les gendarmes appelés pour le constat se hâtèrent d’avertir les habitants du chef-lieu que les truites étaient encore mangeables. Quelle était la recette de cette vitalité ? On pense tout d’abord à la pauvreté de la vallée et au faible développement des techniques. Le premier tracteur est acheté en 1953. Les exploitations sont alors petites, vivant de polyculture-élevage, la quantité de bétail est inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui alors que les 4/5° des agriculteurs ont disparu (partis ou retraités). Les engrais azotés sont parcimonieusement utilisés ; estimés au plus à 50 kilo/hectare, encore en 1990. Le sol est peu épais, riche en sable (arène granitique), l’eau est partout, même s’il n’y a pas un puits pour chaque maison. On sait que la terre est à la fois pauvre et fragile et on accepte, avec plus ou moins de résignation, de vivre chichement. Quelques femmes évoquent le bonheur de vivre avec les saisons et le plaisir des moissons et des fenaisons. Ailleurs, en France, à la sortie de la guerre, la JAC, jeunesse agricole catholique, a entamé la marche vers la modernité, vers des rendements toujours améliorés (Luneau). Dans la vallée d’Ance, cette modernité arrive quand le mouvement s’est déjà transformé en productivisme. Au cours des années 1970, la population vieillissante d’agriculteurs commence à dire que « tout est fait pour les gros », qu’ » il n’en restera plus qu’un pour chaque village » (hameau comprenant douze à quinze exploitations). Les plus pessimistes gémissent « après nous il n’y aura rien plus ». Après eux, aujourd’hui, les exploitants fauchent chaque pré trois fois, désherbent chimiquement, labourent et sèment les prairies en monospécifique, et les poissons deviennent de plus en plus rares dans les cours d’eau. Dans le Puy-de-Dôme, les prairies donnaient 38 quintaux de matière sèche à l’hectare en 1970 ; 46 en 2002... Il y a longtemps que le goût des fromages est affaire de chimie appliquée aux laiteries, car, même sans semailles monospécifiques, les traitements modernes font diminuer très rapidement la biodiversité végétale de 90 %.
29Faut-il lier pauvreté et absence de savoirs, pénurie de moyens et ignorance ? Ce serait oublier les leçons de la mètis. La familiarité avec le milieu est plus décisive que l’usage d’un outil perfectionné mais non adapté. Le travail tient compte de la situation d’ensemble et s’adapte à elle. Le geste est proportionné à l’existant et à son histoire. C’est cette liaison que les techniques productivistes ont détruite. Semblablement, la stratégie des associations de pêche et de pisciculture a accéléré la disparition des poissons.
30La vallée d’Ance était peuplée, il y avait du temps et de la main d’œuvre pour surveiller les (petits) troupeaux, pour recreuser les canaux de drainage avec l’outil spécifique, le fessou, pour entretenir la ripisylve, même si le bois de vergne était considéré comme dépourvu d’usage, offrant tout au plus un combustible médiocre. Les fonds de rivière, le faisait-on pour les plus petits ruisseaux ?, étaient curés du sable charrié par les crues de la fonte de neiges et des orages. Non par souci d’entretien mais parce que le sable pouvait être vendu aux maçons locaux qui étaient aussi paysans. Les déversements de produits toxiques étaient seulement le fait des braconniers criminels qui se contentaient parfois de barrer les petits cours d’eau pour ramasser les poissons asphyxiés. En 1996, un retraité revenu au pays s’étonne de ne pouvoir traverser la rivière sans perdre l’équilibre. Il m’en fait part : Est-il trop vieux ? ses souvenirs de galets lisses mais « propres » sont-ils de faux souvenirs ?, est-ce qu’il embellit sa jeunesse, après toute une vie passée en ville ? Et que lui dire ? Que l’azote des engrais, le phosphate des lessives, les rejets d’une station d’épuration mal conditionnée, ceux d’une écurie « moderne » sur caillebotis, les cultures au bord de l’eau, et tout ce que j’ignore, ont réellement contribué à la formation de ce film visqueux qui rend ses pas incertains et qui colmate les pierres, empêchant les poissons et les invertébrés de se glisser sous elles. Les mesures faites à un point de contrôle en aval, pour les besoins d’une station de pompage d’eau potable, notent le très faible taux de nitrates dans la rivière : 0, 2 mg/l ; dès qu’il pleut, la concentration sautait, en 1995, à 4 mg/l. Pour le système des connaissances, l’Ance est « préservée ». Pour les moules d’eau douce, un taux de 1,7 mg/l est fatal... On est passé, en vingt ans, de quelques millions à quelques centaines de bivalves.
31Jusqu’au début des années 1960, la chaîne alimentaire, constituée au cours des millions d’années antérieures, n’était pas, ou si peu, modifiée par l’activité agricole. Le fumier, rare, était réservé aux champs. Aujourd’hui, de strictes (?) recommandations, hygiéniques, émanant de la DDASS, interdisent de déverser de l’engrais organique à moins de 35 mètres des berges (50 pour la Haute-Loire), davantage si le ruisseau est encaissé, mais personne ne contrôle. L’engrais minéral peut être déposé au ras de l’eau ; il n’est pas considéré comme toxique par l’administration sanitaire. Il n’y a pas non plus de consignes pour les pesticides, herbicides et autres poisons avérés. La réglementation est restée au temps de Pasteur ; elle ne connaît que les microbes et les bactéries... On peut observer des champs de céréales, dépourvus de la moindre mauvaise herbe, qui surplombent des berges fouillées par le courant... On voit depuis peu que même les prés humides, où les cours d’eau serpentent en larges méandres, sont amendés : les jonquilles ne fleurissent qu’au bord de l’eau, entre les vergnes ; elles formaient un tapis jaune presque continu, il y a deux ans, ou trois ?
32Le ruisseau observé n’a pas de cultures au ras des berges. Mais presque toutes les sources adventices ont été canalisées par des drains en plastique qui se déversent dans une sorte de canal central « recalibré » sur plusieurs centaines de mètres, dont le fond et les bords ont été raclés à la pelle mécanique. Ces modifications ne sont pas consignées dans les statistiques de la DDAF qui décomptent les drainages à partir d’une certaine surface et, en outre, lorsqu’ils ont fait l’objet d’une autorisation entraînant subventions. Une surface considérable de prés mouillés est ainsi asséchée le long des petits ruisseaux, à l’insu de tous les systèmes de connaissance, alors que les effets sont d’autant plus grands que le cours d’eau est petit. L’Ance, la rivière, est décrétée en bonne santé par les autorités de tutelle ; ses affluents se vident de leur faune, sont abandonnés des pêcheurs sans que personne ne s’en émeuve.
33Les normes de productivité agricole, et les intérêts exigés par les banques, obligent les exploitants à entretenir une quantité de bétail qui ne correspond plus aux surfaces d’épandage nécessaires au « traitement » par le sol et les plantes. Après 12 années d’interruption, les DDAF ont repris le recensement agricole. Surprise ! en 2000, plusieurs communes de la vallée d’Ance sont candidates au PMPOA, le programme de maîtrise des pollutions d’origine agricole. Cette définition administrative ouvre la possibilité de recevoir des subventions pour augmenter la capacité de stockage des lisiers et fumiers, ce qui ne contribue pas à les dénitrater, mais qui permet à l’exploitant de ne les répandre qu’aux dates fixées. Il n’est aucunement question de diminuer la charge de bétail à l’hectare ni d’interdire la création d’élevages hors sol que les « conseillers » agricoles imposent quasi de force aux agriculteurs qui reprennent une exploitation.
IV. Refus des connaissances
Connaissances construites « hors sol », mépris pour l’environnement
34Naguère, dans la vallée, le paysan pouvait sembler le seul agent des transformations du milieu. Mais sa pauvreté lui interdisait d’intervenir fortement et son « œconomie » le faisait composer avec les contraintes des lieux, prés humides, sols peu épais...
35Aujourd’hui, l’homme qu’on voit dans la cabine de son tracteur est assis bien au-dessus du sol. Il a réussi, sans remembrement, à rassembler, par achat ou fermage, des parcelles proportionnées à la puissance de son tracteur. Il cultive loin de chez lui des terres qu’il n’a pas parcourues, pieds nus, dans ses courses de gamin, ou en allant « en champ les vaches ». Comme on me l’a dit, « il ne connaît plus ce qu’il cultive ». On croit qu’il est seul, maître à bord sur son outil de travail ; on ne voit pas le banquier qui attend ses échéances, ni le conseiller agricole qui vient lui vanter les derniers produits phytosanitaires, ni le comptable qui apporte son ordinateur, chaque mois, pour faire le point des gains espérés et des rendements effectifs, ni le représentant qui lui vante la machine qui fait des bottes plus grosses et qui nécessitera, plus tard, un plus gros tracteur roulant sur un sol durci par les drainages. On ne voit pas tous les agents qui tourbillonnent autour de lui pour le persuader qu’il est maître chez lui, maître de techniques dont on ne lui fait connaître que les effets immédiats sur son portefeuille, pas sur la terre ni l’eau dont il se sert. Et encore moins sur sa santé.
36Alors, l’ethnologue, délaissant les sociétés « primitives » et la vallée de l’Ance, se hasarde dans les sanctuaires de l’administration et des laboratoires, confiant d’y trouver les connaissances qu’il voit refusées à ceux qui les mettent en œuvre. Si l’agriculteur, ou la ménagère, apprennent qu’ils contribuent à la disparition des poissons, à l’étiolement de leur environnement, à l’empoisonnement de l’eau, peut-être que d’autres techniques seront imaginées, puisque, comme la publicité nous le répète, « le consommateur est roi ». L’ethnologue, familier des petits groupes solidaires, a du mal à imaginer que tant de substances nocives puissent être produites volontairement, vendues, conseillées, vantées, sans que leurs effets à long terme soient envisagés. C’est pourtant cette réalité qu’il rencontre.
37La DDASS, on l’a vu, vit encore à l’ère pasteurienne ; les analyses d’eau potable, minimales dans cette zone pauvre de moyenne montagne, traquent les bactéries, pas les résidus de produits phytosanitaires. La DDAF, pour sa part, s’accommode d’une distorsion croissante entre la charge de bétail et le sol qui la supporte. Les subventions sont distribuées pour... agrandir les cuves de stockage de lisier. Elle ne se pose pas de questions sur la réalité représentée par les cahiers d’épandage, elle ne voit pas les mêmes parcelles utilisées par plusieurs exploitants car c’est le comité départemental d’hygiène qui est censée le contrôler ; elle ne sait même plus que la production de lisiers (c’est plus facile de laver des étables construites directement sur des fosses non septiques que de sortir la bouse et l’urine avec la paille chaque jour) ne suit pas les rythmes des saisons. Les cuves sont vidées en février, alors que rien n’a commencé à pousser et que la végétation hygrophile des bords de ruisseaux est encore en sommeil, incapable d’épurer ce qui lui est ainsi donné ; si elles ne sont pas vidées en été, c’est pour épargner le nez délicat des touristes. Le calendrier des épandages n’obéit plus guère aux connaissances agronomiques. Tout l’excédent, et chaque exploitation laitière de la vallée est excédentaire, part dans le sol, rejoint les cours d’eau et d’abord les petits ruisseaux.
Construction de l’ignorance commerciale
38La traçabilité dont la France est si fière ne traite pas l’ensemble du système de production alimentaire. Les labels n’éclairent pas suffisamment les consommateurs, tant ils sont nombreux, y compris les imaginaires. Le Forum de l’Agriculture Raisonnée Respectueuse de l’Environnement (FARRE) sert à cautionner l’usage « raisonné » des poisons estimés indispensables... (Dupré 2004a). Les connaissances qui accompagnent l’usage de ces produits phytosanitaires sont très restreintes, secret industriel oblige ! Les précautions à respecter, masque, combinaison, gants, bâtiment de stockage spécial, lavage des cuves, non-mélanges ne sont répandues que depuis peu. Ce n’est plus du rapport de force entre ceux qui savent et ceux qui font, mais du pur mépris pour la santé de ceux qui achètent, agriculteurs et consommateurs. Par ailleurs, les tests de toxicité, en laboratoire, sont d’une pauvreté désolante. D’une part, ils ne portent que sur la molécule « active » et non sur la totalité du produit commercialisé, d’autre part ils sont rarement accompagnés de tests de toxicité chronique et encore moins d’expériences en milieu ouvert (Veillerette). Les industriels disent obéir strictement à la législation ; ce souci de légalité est constamment affirmé, sauf qu’ils ont dû reconnaître, au début de 2003, que l’usage de mélanges, non étudiés, était courant... Que faire ? On « régularise » : près de 50 000 autorisations provisoires ont été accordées, après évaluation, en novembre 2003, sur plusieurs centaines de milliers de combinaisons possibles (Gloria). Un provisoire destiné à durer... Les remous causés par l’homologation provisoire de l’insecticide Régent ont levé le voile sur les conséquences de ce rapport de force.
39Si quelques inquiétudes parviennent à franchir l’étanchéité des pratiques, puis celle des médias, la plupart des craintes envers l’absence de connaissances émanent des réflexions associatives. Il en est ainsi pour les « seuils » qui servent à calculer la « dose journalière admissible » par les humains adultes (ni enfants, ni malades, ni vieux), évidemment pas sur les poissons. Il faut fréquenter les associations activistes pour apprendre que les seuils d’exposition sont l’expression de l’ignorance des scientifiques, le résultat de la décision des politiques (Bush, à peine élu, refusant d’abaisser le seuil de l’arsenic dans l’eau) et l’effet de la pression des industriels (radioéléments, dioxine et pesticides sont actifs dès la première molécule). Questionnés sur l’évolution des résidus de pesticides, les fabricants se contentent de dire qu’ils ne sont pas rémanents, qu’ils ne persistent pas dans les sols. Il leur faut bien admettre aujourd’hui que les molécules de décomposition, les métabolites, peuvent être plus toxiques que le produit élaboré en laboratoire, mais ils affirment que leur suivi dans les sols n’est pas possible, faute de moyens.
40Les rapports entre l’administration de tutelle et les industriels sont -cela n’a rien d’une découverte- des rapports de force qui tournent quasiment toujours à l’avantage de l’industriel. Menaces de chômage ou de délocalisation sont des arguments qui balayent toutes les réserves émises par quelques fonctionnaires inquiets des répercussions envisageables sur l’environnement. Le principe de précaution a été formulé, en France, comme contraire aux intérêts économiques et soumis à eux. Autre rapport de force. On ne peut « prévenir un risque de dommages graves et irréversibles » qu’à « un coût économiquement acceptable » (loi Barnier, 1995). On ne saurait imaginer meilleure invite pour freiner les investigations sur les « risques de dommages ». La charte de l’environnement sera-t-elle pareillement vidée de sa substance, sitôt votée ?
V. La nouvelle alliance des savoirs et des connaissances, lente co-construction
Naissance d’une chimère, l’éco-citoyen
41Le travail de Wladimir Vernadsky, publié en URSS en 1926, La biosphère, a été traduit assez récemment (1997). Quelques spécialistes connaissaient une première version de sa perspective d’ensemble, parue en 1924, à l’occasion d’un séjour à Paris. C’est d’ailleurs ce livre qui est cité par les chercheurs du Programme Environnement, Vie et Société, avec un titre erroné, puisqu’il s’agit en fait de « La géochimie » (Burnouf et al). La relation intime entre l’être humain et son environnement y est affirmée dans toutes ses dimensions, fondée sur une même identité chimique. Mais il fallut plusieurs décennies pour qu’apparaisse la notion d’une histoire commune entraînant la définition de l’homme comme agent géologique. James Lovelock fit connaître son hypothèse sur la planète Terre comme être vivant (1979, traduit en 1986). Cette hypothèse, mal reçue au début par les chercheurs, gagne du terrain à mesure que les effets de l’activité humaine deviennent plus voyants et plus importants. Mais, récemment, Lovelock s’est lancé dans un vibrant plaidoyer pour l’énergie nucléaire (Le Monde, 1er juin 2004). L’éco-citoyen acculé à choisir entre la peste et le choléra...
42Pour l’ethnologue, l’entrelacs des savoirs et des connaissances ne peut plus être considéré comme un affrontement simple entre science naïve et science cognitive, entre langage naturel et langue scientifique, entre mètis et philosophie, entre sociétés primitives et sociétés modernes, etc. Se reconnaissant comme agent géologique, l’être humain se doit de mesurer ses gestes à son environnement, que ce soit dans les laboratoires, dans la vie quotidienne, dans la production agricole et industrielle. On en est loin. C’est l’inverse qui se passe : les connaissances nécessaires à l’activité humaine consciente -réflexive- sont escamotées par les industries qui en tirent leurs profits, l’agro-chimie en tête, comme on l’a vu. Mais il y a aussi les lois (trop) longuement élaborées et dont les décrets d’applications restent informulés, les directives européennes transposées le plus tard et le plus maigrement possible, le retard continuel (structurel ?) de la réglementation sur les connaissances (calculs de seuils de nocivité, de surfaces d’épandage de lisiers). Depuis 1992, une plaisanterie amère court dans les Chambres d’agriculture : s’il fallait respecter la loi sur la protection des captages d’eau potable, c’est toute la France qu’il faudrait mettre en défens. Or, c’est ce que font nos voisins autrichiens et allemands aux abords de certaines villes, Munich par exemple. C’est également la stratégie utilisée par quelques marchands d’eau, Vittel, Perrier, toutes les « cristallines » etc.. Ce qui n’empêche pas, en Angleterre et en France, l’agro-industrie de mettre sur le marché des bouteilles d’eau du robinet purifiée et reconstituée. C’est la meilleure façon de continuer d’empoisonner les rivières et les nappes phréatiques, puisque les substances indésirables leur sont restituées.
43Depuis 1997, il a été créé dans chaque région, parrainé par trois ministères, Agriculture, Environnement et Santé, un groupe informel qui surveille les résidus de l’agro-chimie dans les eaux vives et souterraines. En Auvergne, Phyt’eauvergne est sous la houlette de la Fédération Régionale de la Protection des Cultures ; il procède à des analyses pluriannuelles, pour détecter 254 « matières actives », pour s’assurer que la somme des détections se situe bien en dessous du maximum fixé par la loi, en deçà de 0, 5 microgramme/litre. Deux cent cinquante quatre matières actives, alors qu’il en existe des milliers, sont recherchées isolément alors qu’on se refuse à étudier leurs interactions, avec impasse (technique) faite sur les métabolites et (délibérée) sur les substances interdites comme le lindane, conformément au credo de cette industrie qui refuse d’envisager que ses créations restent dans le sol en continuant leur œuvre de destruction (M-C. Dupré 2002). Depuis 2000, deux rapports sont parus. Celui de la campagne de mesures de 2002-2003 est paru très tard et n’est même pas distribué à la Fédération régionale des associations d’environnement.
Démocratie technique ou affrontement permanent ?
44Devenus agents géologiques, les citoyens qui se reconnaissent tels, se regroupent dans des associations d’environnement. Les premiers à le faire furent des naturalistes, et ce sont eux qui sont à l’origine, en 1968, de la première fédération nationale, devenue FNE. Ils sont à l’origine de la création des espaces protégés, gèrent aujourd’hui nombre de sites et continuent d’enrichir la jurisprudence favorable à l’environnement. D’autres associations, souvent transnationales, se sont aussi créées, avec d’autres pratiques, WWF, Greenpeace, Amis de la Terre, Associations de protection des animaux sauvages, etc.
45C’est une nébuleuse de groupements qui augmente sans cesse, et qui se donne des capacités d’expertise pour affronter les intérêts dominants, alors que les études d’impact sur l’environnement sont faibles ou font carrément défaut. Depuis quelques années, des « collectifs » surgissent sur un thème précis comme le CRII-GEN à propos des OGM, groupant des associations existantes et des individus, souvent des chercheurs qui contestent les décisions de leurs propres institutions ; les académies des sciences, de médecine ou de pharmacie ont tendance, selon eux, à se prononcer en faveur d’applications hâtives de découvertes inachevées, ou à minimiser les effets de certains produits. On les a vues protéger les industriels de l’amiante pendant 20 ans, et, maintenant, pousser à la diffusion des plantes OGM. Les collectifs revendiquent une place dans l’élaboration et la circulation des connaissances, tout en fonctionnant en réseaux, selon une dynamique proche de celle des savoirs. Ils se proclament éco-citoyens et entendent peser sur les décisions économiques et politiques. Conférences, livres, revues, leur médiatisation s’adresse au grand public et se distingue des publications scientifiques écrites dans un langage incompréhensible (qu’ils savent « traduire ») ainsi que des innombrables rapports de commissions nommées par le gouvernement sur les questions estimées brûlantes, écrits en langue de bois, qui ne circulent pas et dont certaines informations sont interdites de divulgation.
46Ce mouvement multiforme ne se réduit pas à une dichotomie entre « gestionnaires » et « contestataires » (Lascoumes : 207). Il constitue une véritable entreprise d’éducation populaire, ce qui a fait penser que l’on était sur le point de parvenir à une « démocratie technique », capable de « réinventer la démocratie » (Callon et al.). Il y a en effet plusieurs exemples de démocratie « dialogique », où les malades (sida et myopathies) acquièrent un certain pouvoir et influencent la recherche, où l’organisation de débats publics est explicitement destinée à peser sur les décisions scientifiques. Mais, on a vu ce qu’il en a été pour la conférence de citoyens sur les OGM en 1998... De telles réunions, même imposées par la loi Barnier de 1995, sont vite devenues une forme de démocratie fictive, destinée à renforcer le pouvoir de ceux qui les organisent. C’est pourquoi, lors du débat sur les énergies de 2003, les associations activistes ont organisé leur propre débat (Dupré, 2004 b). Une dynamique semblable se dessine actuellement à propos des revendications des chercheurs mécontents de la minceur des Etats généraux proposés par leur ministère. Ailleurs, comme nous l’apprend Le Monde, (6 mars 2004), « l’administration Bush restreint la liberté des revues scientifiques ». La France n’est pas en reste puisque des inquiétudes ont été récemment exprimées sur l’indépendance de l’AFSSA, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, et de l’IFEN, l’institut français de l’environnement. L’Afssa, parce que ses conclusions n’ont pas été utilisées dans le récent débat sur la lutte contre l’obésité ; l’Ifen parce qu’il perdrait sont indépendance.
47Les savoirs sont réinventés par les éco-citoyens qui entendent lier connaissances (scientifiques) à décisions (politiques) pour sauvegarder les intérêts d’un nouvel objet de connaissance, des savoirs sur l’environnement et l’être humain indissolublement liés. L’immense espoir suscité par les thérapies géniques est aujourd’hui réévalué. Il est vain, disent les éco-citoyens, informés par des chercheurs, de voir une liaison simple entre un gène et une pathologie, alors que l’humanité vit dans un environnement où les gènes répondent en mutant aux poisons généreusement répandus par (entre autres) l’agrochimie. C’est l’environnement qu’il faut ménager en priorité. Trois livres récents l’affirment quasi simultanément : « Ces maladies créées par l’homme » (Albin Michel) du professeur Dominique Belpomme, « Génétiquement incorrect » (Flammarion) de Gilles-Eric Séralini président du CRII-GEN et « La société cancérigène » de Geneviève Barbier et Armand Ferrachi (Seuil).
Nos partenaires, virus et bactéries auront le dernier mot
48Dans le monde de la recherche, les savoirs, proches des savoir-faire, restent liés à une période antérieure de notre histoire, confinés dans les sociétés primitives, paysannes, à transmission orale et bas niveau technique. La pertinence des revendications des écologistes, la réussite agronomique et économique de l’agriculture durable sont systématiquement niées par ceux qui imposent le devoir d’ignorance (Deléage). Quant aux citoyens qui osent demander davantage d’études, davantage d’expériences, des protocoles plus pointus sur des durées plus longues, ils sont immédiatement renvoyés à leurs sabots, à leur bougie, traités d’irrationnels et de fondamentalistes, voire d’ayatollahs de l’environnement. Les chercheurs scrupuleux qui font part de leurs doutes sont licenciés ou menacés. Les industriels qui imposent leurs connaissances tronquées créent des antagonismes aussi étanches que stériles (M-C. Dupré 1995), dont ils attribuent l’origine aux détenteurs de savoirs, et aujourd’hui aux éco-citoyens, si bien que le dialogue, pourtant formellement souhaité, ne se développe pas. La hiérarchie construite entre connaissants et connu par l’histoire scientifique de l’Occident s’est pétrifiée. Le rapport de force perdure, tant que le « connu » ne devient pas sujet, tant que l’identité entre sujet et objet n’est pas établie ou, du moins, supposée, tant que l’être humain ne se reconnaît pas « agent géologique », qu’il ne se sait pas intimement lié à son environnement. Tant que la capacité de nuisance de l’objet ne devient pas éclatante comme on le voit dans la course contre les virus et dans le retour des bactéries, il ne peut s’assouplir tant que le principe de précaution n’est pas concrètement utilisé. Le ruisseau que j’étudie m’intéresse parce que ma vie dépend de la sienne, et non l’inverse. Mais si je peux, grâce à un contrat de rivière, contribuer à modifier les actions de ses riverains, l’entrelacs des savoirs et des connaissances deviendra lieu de (re)création.
49Au fait, ce ruisseau dont j’écoute l’histoire, il s’appelle comment ?
50Il s’appelle Merdari.
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