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Paysages urbains de 1830 à nos jours

II. Approches pluridisciplinaires

Aux marges de l’haussmannisation à Bordeaux : le conflit entre histoire et modernité

Marc Saboya

Texte intégral

1Il y a deux manières de construire la ville sur la ville. Il y a la table rase, le sel déversé sur Carthage, la ville construite sans émotion sur rien. C’est, à Bordeaux le cas du quartier Mériadeck où la rupture avec le passé fut telle que l’on est sûr de ne plus rien trouver dans son sous-sol qui appartint à l’histoire. Cet exemple, dans la radicalité du geste destructeur-fondateur et dans le choix d’un urbanisme sans lien historique avec la ville, peut s’apparenter au choc traumatisant d’un dommage de guerre suivi d’une volonté de reconstruire autrement pour accélérer le travail de deuil, en rebâtissant sans négocier avec l’histoire. Plus de trace de mémoire donc plus de conflit avec le passé et liberté dans le présent. Il n’y a même pas, dans cet exemple, placage imaginaire de l’ancien sur le nouveau à l’exception du nom du lieu, Mériadeck, et d’une ancienne fontaine dont on se demanda longtemps, avant de trouver un emplacement pour la réinstaller, si on ne ferait pas mieux de la faire disparaître. Il existe tout de même des archéologues du monde contemporain qui recherchent sur ce quartier des documents photographiques et sonores pour prouver l’existence d’une ville d’avant qui humaniserait, en quelque sorte, la dalle de béton d’aujourd’hui. Mais ces traces sont virtuelles et ne peuvent embarrasser le vivant. Je laisse de côté pour aujourd’hui ce type de ville suspendue sur une terrasse d’utopie en réservant pour une autre étude l’écho que cette mise hors du temps peut avoir sur la ville d’en face, c’est-à-dire sur la ville historique.

  • 1 Sur ce sujet voir les passionnantes recherche d’Anne Raulin, Manhattan ou la mémoire insul (...)

2Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la seconde manière de construire la ville, celle qui consiste à s’incruster dans un ordre ancien quitte, pour cela, à détruire mais aussi à conserver – volontairement ou non – des traces de ce qui fut. Ce n’est donc pas la disparition des traces mais au contraire leur force dans la ville moderne qui m’intéresse ici, quelque chose qui apparaît du passé, anachronique dans l’ordre nouveau tel Broadway, à New-York, vitrine du monde moderne, qui garde dans son tracé sinueux – une rareté dans une cité orthogonale – le souvenir de cette piste indienne qu’empruntait la tribu des Mannahatta avant l’arrivée des Hollandais1.

3Plus que l’enfouissement, dont les vestiges mis à jour – anciens rails de tramway par exemple révélés par le chantier du nouveau tramway – sont la propriété des archéologues, ce qui m’intéresse, c’est la marge, c’est la manière dont le XIXe siècle et plus précisément les épisodes haussmanniens ont formé la ville nouvelle en mettant l’histoire dans les coulisses urbaines. Pourquoi Bordeaux ? Bordeaux, parce que la ville a une longue tradition du décor urbain, ce que l’on appelle de nos jours le façadisme, c’est-à-dire la réalisation d’une architecture d’image, voir la façade des quais par exemple, devenue au XVIIIe siècle, l’image iconique de la ville, de la monarchie, cachant en fait des quartiers malsains, des rues étroites, un tissu médiéval, une façade qui est une sorte de mensonge derrière lequel, contre lequel se dessine l’histoire.

4Je prendrai deux exemples : l’ouverture du cours Alsace-et-Lorraine avec le dégagement de la place Pey-Berland et le percement du cours Pasteur, deux entreprises colossales qui vont bouleverser la topographie de la ville et anéantir ou transformer des quartiers entiers.

5Fixons pour commencer deux images du vieux Bordeaux avant les grands travaux du Second Empire. Tout d’abord l’image nostalgique d’une cité pittoresque, encore médiévale qui disparaît peu à peu. Charles Monselet dans La Guienne du 11 avril 1855 : « L’ancienne rue Sainte-Catherine était tortueuse et étroite ; elle changeait dix fois de physionomie et de noms dans sa route ; elle allait d’abord cahin-caha jusqu’à la place Saint-Projet, là, le désordre s’emparait de ses pas ; elle s’engouffrait dans un petit passage, dégringolait une ruelle pour aboutir à la fontaine du Poisson-Salé ; elle devenait rue Cahernan, et, jouant des coudes à droite et à gauche, elle débouchait sur les fossés des Carmes qu’elle traversait. Elle s’enfonçait alors dans le quartier israélite et devenait rue Bouhaut (…). La rue Sainte-Catherine actuelle est claire, d’une régularité irréprochable : elle fait très bien sa partie dans le chœur des grandes rues neuves de Paris et de Lyon, auxquelles elle ressemble en tous points. Elle porte dans son long parcours l’empreinte de l’esprit moderne, froidement pratique et ingénument positif, l’esprit d’un siècle sans architecture, ce qui sera la plus grande insulte que l’on jettera plus tard sur le XIXe siècle ».

6Cet intéressant témoignage aux accents nostalgiques révèle un point de vue profondément réactionnaire que partagent, en cette moitié du XIXe, de nombreux artistes et intellectuels. Hugo en France, Pugin et Ruskin en Angleterre opposent la ville médiévale, pittoresque, colorée, variée, à échelle humaine, à la ville contemporaine, froide, monotone, grise, sans âme. Les alignements, la ligne droite, l’architecture ordonnancée sont perçus comme un appauvrissement des valeurs qui instituent la ville, une perte du sens de l’urbain. L’histoire, le passé est alors présenté comme un âge d’or à jamais révolu. Rappelons la fameuse phrase de Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris (1831), saluant ainsi l’aube des temps modernes : « C’est cette décadence que nous appelons Renaissance », le même écrivain s’inquiétait en 1843 de voir disparaître Bordeaux-Anvers « carrefours inextricables, de labyrinthes, de passages et de bâtisses (…) amas de vieux porches, de vieux pignons, de vieux toits » au profit de Bordeaux-Versailles avec ses vastes et larges rues, ses allées plantées, son architecture monumentale.

7La deuxième image est plus réaliste. C’est celle forgée par les historiens qui ont, de Bordeaux au début du siècle, une analyse différente. Le centre de la cité offre, certes, un lacis de rues étroites et de places rares et pittoresques mais ce réseau de ruelles entrave l’accès au fleuve et gêne l’activité économique. La place du Vieux Marché est entourée de masures qui brûlent souvent. Contre les murs des églises s’appuient de nombreuses habitations, des cimetières où les enfants jouent et où les chiens déterrent les cadavres (Sainte-Eulalie, Saint-Michel), tandis que le Peugue, une rivière qui passe à l’emplacement de l’actuel cours Alsace-et-Lorraine, engorgé et puant est un égout à ciel ouvert traversant la ville d’ouest en est. En 1826 des chiens enragés jettent l’effroi entre Mériadeck et le cours d’Albret ; en 1832, l’épidémie de choléra touche l’ouest de la cité. En 1856, la commission municipale des logements insalubres décrit des demeures « plutôt faites pour des animaux que pour des hommes continuant à miner peu à peu la santé des infortunés qui les habitent » et en 1867, le maire Antoine Gautier décrit des maisons « humides et salpêtrées, où les familles vivent superposées au grand dommage de la santé et même de la moralité ».

8L’ouverture du cours Alsace-et-Lorraine, dans un des quartier les plus insalubres de Bordeaux est donc vécue, pour certains et notamment les édiles, comme une entreprise de régénération politique et morale. « L’écho du marteau qui fait tomber les vieilles masures de Paris a retenti jusque sur les bords de la Garonne ; le vent de la régénération a soufflé sur toutes les provinces et Bordeaux se prépare à secouer ses haillons pour revêtir la robe de la virilité impériale » (C. de Saulnier, Mémorial bordelais, 1854).

  • 2 Archives municipales de Bordeaux (désormais A.M. Bx), 12 D 50, conseil municipal du 20 mar (...)

9La métaphore mérite que l’on s’y attarde. La ville ancienne, ses vieilles rues et ses masures – les haillons du passé, de l’histoire – est assimilée, dans son désordre, son laisser-aller, sa négligence vestimentaire, à un être décadent, efféminé. La ville nouvelle, par la vertu de l’empereur, acquiert des caractères, des attributs masculins, en dépit de la robe qui les recouvre. Sa virilité, d’abord force physique, s’exprime par la volonté d’un chef – l’empereur relayé par le maire et son équipe – qui imprime sa détermination dans des destructions brutales, radicales, par la netteté des tracés qui tranchent des falaises minérales dans le tissu ancien, dans les couches de l’histoire. Son caractère mâle s’exprime dans une architecture efficace et directe, sans faiblesse ornementale, par le percement de rues droites toujours tendues vers un point de perspective. Dans les années 1930, Le Corbusier, un autre grand architecte urbaniste, adepte lui aussi de la table rase, lancera des formules qui feront écho aux déclarations haussmanniennes : « la ligne courbe c’est le chemin des ânes, la ligne droite est le chemin des hommes ». La virilité de ce nouvel organe urbain est aussi une aptitude à la procréation, à la génération qui est un régénération. Voilà en quels termes le maire Duffour-Dubergier parle du nouveau cours Alsace-et-Lorraine en travaux : « Une circulation très active s’y établira et il est hors de doute qu’une rapide transformation s’y opérera... De nombreuses et belles constructions viendront border cette voie et entraîner, par ce mouvement, les propriétaires des maisons des rues voisines généralement vieilles, en mauvais état, mal disposées, à en entreprendre la réédification pour y introduire des changements dans les goûts modernes, les rendre plus agréables pour eux et en accroître le revenu » (1865)2.

  • 3 Robert Coustet, Marc Saboya, Bordeaux, le temps de l’Histoire. Architecture et urbanisme a (...)

10Tous les principes de l’urbanisme du Second Empire sont dans cette déclaration du maire : la ligne droite tranche, nettoie, relie et aligne des centres d’intérêt éloignés ; en détruisant des images, des comportements archaïques, elle suscite une régénération esthétique, morale et un accroissement des fortunes. La percée de type haussmannien, autoritaire et définitive est la marque sur la ville d’un principe moderne, d’une municipalité puissante qui cherche à équilibrer intérêts publics et privés. Elle revitalise une cité étouffée dans les strates d’une trop longue histoire et cultive, dans un siècle où les nouveaux moyens de transport se multiplient, le culte de la mobilité rapide3.

11Comment s’est gérée, dans ce nouvel axe, la délicate rencontre avec le passé, avec l’histoire ?

Isolement de la cathédrale

  • 4 Le tableau est conservé aux Archives municipales de Bordeaux. Voir Claude Laroche, Paul Ab (...)

12Il a fallu, dans un premier temps isoler la cathédrale, point de départ de la future voie, monument générateur de la nouvelle perspective. La destruction des maisons qui l’entourait s’est faite sans trop de problème. Seuls vestiges de cette ancienne occupation, des noms de rues encore gravés sur certaines culées de l’édifice. Le remplacement de la petite église Notre-Dame de la Place par un immeuble d’appartement ne semble émouvoir personne. Seule la trace du chevet signale encore, dans le cœur de l’îlot, la présence de l’ancienne chapelle. En revanche, le cloître, situé sur le flanc sud de la cathédrale et dans l’alignement exact du cours, constituait un obstacle. Sa destruction envisagée va provoquer un conflit entre la Commission des monuments historiques de la Gironde et la municipalité. La Commission, qui souhaite sa conservation, semble d’abord l’emporter mais Viollet-le-Duc venu à Bordeaux pour évaluer le monument ne semble pas convaincu par sa qualité artistique. Finalement la municipalité l’emporte grâce à de solides appuis auprès de son autorité de tutelle sur la Commission. Le cloître disparaît donc en 1866. L’historien, artiste et archéologue Léo Drouyn immortalisera cet acte de vandalisme municipal dans une eau forte de 1865 reprise dans un tableau de 1872. Le cloître, éventré, violemment éclairé par une lumière matinale forme une plaie béante dans le flanc sud de l’église. Des fourmis humaines essaient de dépecer le héros qui résiste, et, revanche de l’histoire face au monde moderne le monument résiste encore puisque l’on ne sait toujours pas où installer les quelques vestiges sauvés du massacre4.

13« De grands horizons se sont alors découverts et nous voyons tous, avec une admiration où se mêle une sorte de surprise, surgir, gigantesque, splendide, inattendue, la vieille basilique, véritable révélation, inspiratrice d’ambitions nouvelles » (Henry Brochon, maire, 1865). Cet isolement monumental équivaut à une mise à l’écart organique mais aussi à la mise en place d’une centralité moderne. La cathédrale est désormais un édifice autour duquel on circule, que l’on traverse, qui génère des axes servant à ouvrir des rues, rue Vital-Carles, rue du Commandant Anould, cours Alsace-et-Lorraine, tandis que autour de la nouvelle place ainsi constituée s’organise un cadre monumental contemporain composé d’édifices publics et privés. On peut dire que le vieil édifice gère désormais l’ordre moderne.

Le cours Alsace-et-Lorraine

14Le percement du cours Alsace-et-Lorraine est extrêmement destructeur puisqu’il creuse une tranchée au milieu d’un quartier, au milieu des immeubles. L’entreprise est colossale. Il faut d’abord canaliser le Peugue, exproprier plus de 5700 m2 de maisons et enfin rebâtir. Soucieuse de prolonger l’image de modernité à tout le voisinage urbain de la nouvelle rue, la municipalité entend remodeler, aligner, reconstruire de façades nouvelles les rues croisant le cours. À toutes les intersections, le pan coupé associé à une mise en valeur architecturale et décorative soignée, assure la transition avec le cours.

Qu’en est-il derrière ces façades ?

15Le parti adopté pour les élévations est, dans la plupart des cas, l’adoption d’une façade type qui produit cet alignement un peu monotone caractéristique des ordonnances haussmanniennes (Paris, Marseille). Pourtant se signale ici et là une diversité architecturale assez rare dans l’urbanisme haussmannien ; ces variations ne sont pas imputables à la fantaisie des architectes mais au poids que fait encore peser sur eux l’environnement historique du quartier. Ainsi, près du port, les immeubles pastichent le XVIIIe siècle des quais. Ailleurs, on prolonge une façade ancienne, de style 1er Empire, par une nouvelle élévation qui reprend les mêmes motifs mais en plus gras, plus riche. Certaines façades sont longues, d’autres sont étroites, certaines sont plus basses que d’autres pour la simple raison que ces murs cachent des immeubles mutilés par l’ouverture du cours et que les propriétaires ont dû adapter leur nouvelle façade à une organisation spatiale préexistante qui remonte parfois au XVIIe siècle. La pression du passé derrière ces façades impose ainsi des formules originales, une modernité revisité par le poids d’une histoire sans cesse jaillissante au-delà du décor.

  • 5 A.M. Bx, 12 D 50,12 D 51,13 D 50, conseils municipaux du 20 mars et 10 juillet 1865.

16En profondeur, dans les marges, les vestiges de rues brisées font apparaître plus artificiels encore les nouveaux décors. La rue des Herbes par exemple ou l’impasse Poitevine, ancienne rue Poitevine, est un étroit boyau dont on cache l’entrée, mais qui révèle la brutalité des traitements de certaines parties arrières des immeubles modernes. Dans la vieille rue du Loup, parallèle au nouveau cours, la sinuosité du tracé impose une déambulation différente, plus heurtée, plus traditionnelle ainsi qu’une plongée dans l’histoire ancienne de la ville avec ses hôtels et ses maisons qui émergent selon un ordre mal défini. La rue Ravez, splendide ouverture bordée de hauts immeubles modernes lancée à l’assaut du vieux quartier Saint-Siméon et qui aurait pu être conduite jusqu’au Grand Théâtre, s’écrase lamentablement sur les façades hétéroclites de quatre vielles demeures de la rue du Loup5. Le contraste d’échelle, de traitement architectural est fort. Il équivaut au choc de deux mondes, de deux modes de vie et ces quatre maisons du XVIIe siècle, somme toute assez ordinaires, brutalement éclairées par une mise en perspective inattendue, sont placées dans une situation d’obstacle au monde contemporain, au progrès, un obstacle légitimé par l’histoire et désormais soigneusement entretenu. Et lorsque la partie reconstruite semble avoir triomphé sur l’histoire, le souvenir de situations et de lieux anciens continue malgré tout à être évoqué tel ce haut-relief de Prévot, à l’intersection du cours et de la rue Sainte-Catherine, qui rappelle qu’ici le Peugue rencontre la Devèze, évocation de ce que l’on ne voit plus mais qui existe toujours.

Cours Pasteur

17L’ouverture du cours Pasteur, à la fin du XIXe siècle, situe cetteréalisation hors des limites chronologiques de l’urbanisme haussmannien mais le projet est ancien et son exécution porte la marque de l’urbanisme autoritaire, linéaire et destructeur du Second Empire. Sur le plan esthétique en revanche s’affirme une écriture qui apparente ces façades à celles des immeubles parisiens post-haussmanniens, un style qui tend vers le pittoresque et le théâtral. Ce qu’il y a d’intéressant dans cette réalisation c’est l’incompatibilité totale entre le théâtre – le nouveau cours – et ses coulisses – les rues de l’ancien quartier. L’histoire de l’entreprise peut aider à comprendre ce divorce.

  • 6 Darriet, adjoint au maire, A.M.Bx, 60 O 21.

18Tout commence par la construction, à partir de 1880, de la faculté des Lettres et de la faculté de Médecine, deux immenses bâtiments l’un près de la cathédrale, l’autre, à 800 m. au sud, sur la place d’Aquitaine (actuelle place de la Victoire) belle place du XVIIIe siècle, ordonnancée, que l’on dut mutiler pour installer le monumental édifice dédié à la médecine. Ces deux facultés, ainsi que la faculté de Droit construite quelques années auparavant sur la place Pey-Berland, forment un complexe universitaire important qui bouleverse la vie et l’économie du centre ville. Or, aucune voie directe ne relie les trois bâtiments et tous les déplacements sont gérés par la rue Sainte-Catherine, étroite et totalement encombrée. L’idée d’un nouveau cours réunissant les trois facultés est donc lancée. Partant de la place d’Aquitaine, il doit aboutir à la tour Pey-Berland et contribuer à « l’assainissement physique et moral » d’un quartier où règne la prostitution6. Cette partie du programme, les Bordelais le savent, est un échec.

19La construction du nouvel axe commence par le dégagement de la porte d’Aquitaine et la démolition, malgré l’opposition de la Société archéologique de Bordeaux, d’un îlot du XVIIIe siècle qui fermait la place. Le cours taille alors son chemin ravageur dans un quartier très dense, détruisant une centaine de maisons, traversant une église et une partie des terrains de la synagogue. Des rues sont coupées net et laissées à l’état de tronçons. Il faut consulter, aux Archives municipales, l’énorme dossier consacré aux expropriations et aux indemnisations pour évaluer le séisme provoqué par les des-tructions. Une population nombreuse – un millier de familles – habituée à un quartier vétuste, ordinaire mais cohérent, vit soudain dans un ordre urbain sans aucun lien avec l’histoire de la ville, leur propre histoire, dans un quartier coupé par une tranchée de 20 m. de large, de l’artificiel plaqué sur du vivant. La configuration ancienne du quartier rend cette césure encore plus forte. Le quartier est, au départ, un réseau de rues parallèles coupées, en angle droit part d’autres ruelles. La voie nouvelle vient se plaquer sur ce réseau en une large et longue diagonale sans lien organique avec la topographie ancienne. Chaque intersection se traduit donc par un angle très étroit qui semble faire avancer l’immeuble comme une proue de navire et renforce ainsi le caractère volontariste et théâtral de la mise en scène urbaine. Dans ces angles vifs les façades ne sont plus que des décors, car aucun espace ne peut s’y loger. Les rues ainsi coupées tronçonnées se prolongent des deux côtés du cours par des tronçons qui n’ont plus aucun lien organique avec la rue ancienne qu’ils formaient jadis.

20La trace si forte du contemporain sur l’histoire pourrait laisser croire au triomphe du monde moderne sur l’ancien. Or il en est tout autrement. Si le décor est en place, avec ces deux entrées théâtrales aux extrémités, dès que s’entrouvre l’ordre urbain moderne, les rues voisines, qui offrent des échappées d’autant plus nettes que le coup d’œil est oblique, alignent, passé l’angle, une forme de désordre architectural surprenant. Maisons basses, incohérence des gabarits, absence de décor et façades lépreuses entrent en conflit avec l’emphase du traitement monumental du cours réduit à un simple décor dont on se souvient alors qu’il fut mis en scène avant les travaux par deux peintres-décorateurs du Grand Théâtre, Artus et Lauriol. Notons au passage que, lieu public, le cours possède ainsi les caractéristiques esthétiques d’un espace privé : la mise en scène architecturale des deux extrémités détermine dans la ville des rites d’entrée et de sortie comme si la voie nouvelle n’était pas un espace public. La monumentalité des extrémités qualifie un espace de prestige dans la ville, un lieu, tel les places royales du XVIIIe siècle, qui s’isole ainsi de l’environnement urbain. Le cours Pasteur est alors un lieu ambigu qui n’a pas accompli, assumé son programme scénographique et s’est laissé submerger par le corps vivant d’un vieux quartier auquel il tenta de se substituer.

21C’est certainement cela qui fait l’inquiétante étrangeté de cette artère, vite construite pour signifier une ville enfin propre mais incapable d’étendre son entreprise de salubrité esthétique et morale au delà de l’épaisseur des façades bourgeoise qui la dessinent.

Place de la Victoire

  • 7 A.M. Bx, 60 O 21.

22À l’autre bout du cours, la place de la Victoire, ex place d’Aquitaine, va subir les dernières attaques des partisans d’une modernité radicale. En effet, les archives municipales de Bordeaux conservent, dans la série O, une série de pétitions datées de janvier à avril 1909 demandant la destruction de l’îlot du XVIIIe siècle, vestige de la vieille place ordonnancée qui cache partiellement la façade récente de la faculté de médecine. Les commerçants, les habitants, les étudiants en médecine et leurs professeurs qui signent la pétition demandent la « mise en façade de notre faculté, par la suppression du groupe affreux de maisons qui masquent si vilainement la façade de notre école, un des monuments les plus importants de notre ville, affreusement masqué, ce qui lui donne une fâcheuse impression ». « Ce quadrilatère de bâtiments vieux et noirs qui produisent l’impression la plus désagréable et la plus fâcheuse sur les étrangers qui visitent cette partie importante de notre belle ville »7. L’ îlot, condamné depuis 1878, ne fut sauvé en fait que grâce au hasard des fluctuations budgétaires de la municipalité. Superbe revanche de l’histoire, l’alignement des élévations du vieux pâté de maisons détermine exactement l’axe de symétrie générateur de tout le plan et de l’organisation de la façade du nouveau bâtiment. Il impose obstinément depuis la porte d’Aquitaine la vue d’une demi-façade qui révèle la statue habillée de la Science (J.P. Cavelier) et cache pudiquement la nudité de la Nature (L.E. Barrias, 1894) fragmentant ainsi la logique d’un programme éducatif moderne dont la cohérence, La Nature se dévoilant devant la Science, devait apparaître dans la confrontation visuelle simultanée des deux statues et de l’ensemble des bustes placés au-devant des fenêtres.

23Pour clore ces réflexions il faudrait soulever une question : cette force de l’histoire sur la modernité dans l’urbanisme intra muros du XIXe siècle est-elle une particularité bordelaise héritée, comme je l’ai souligné tout à l’heure, d’un siècle de façadisme ? Pour répondre il faudrait aussi aller voir à Lyon, Marseille, Toulouse, Lille et bien sûr Paris. Mais en l’absence de cette approche comparatiste, je me contenterai de conclure par quelques considérations générales sur la ville du XIXe siècle et son rapport à l’histoire. Si une ville est composée de couches successives, le grand moment de stratification de Bordeaux a eu lieu dans la seconde moitié du XIXe siècle. Paradoxalement, la volonté des édiles d’insuffler, dans une cité écrasée par le poids d’une longue et vieille histoire, l’empreinte de la modernité va engendrer une nouvelle image du passé. De ce choc naissent en effet la notion de pittoresque, la dimension nostalgique, la protection officielle du monument dit historique, la conscience patrimoniale. En révélant les strates, le XIXe siècle a révélé l’histoire dans laquelle il s’est inscrit et il fait désormais partie de ce nouvel équilibre urbain qu’il a contribué à créer. Les travaux colossaux entrepris alors ont ainsi révélé – et réveillé – la ville, le mot urbanisme est d’ailleurs forgé à cette époque. Reste à savoir s’il n’y a pas, dans cette revanche patrimoniale, comme une part de négation symbolique de l’œuvre reconstruite ; mais cela est un autre problème.

Notes

1 Sur ce sujet voir les passionnantes recherche d’Anne Raulin, Manhattan ou la mémoire insulaire, Paris, Institut d’Ethnologie, 1997 ; Anthropologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2001.

2 Archives municipales de Bordeaux (désormais A.M. Bx), 12 D 50, conseil municipal du 20 mars 1865.

3 Robert Coustet, Marc Saboya, Bordeaux, le temps de l’Histoire. Architecture et urbanisme au XIXe siècle, Bordeaux, Mollat, 1999.

4 Le tableau est conservé aux Archives municipales de Bordeaux. Voir Claude Laroche, Paul Abadie, architecte, 1812-1884, Paris, R. M. N., 1988.

5 A.M. Bx, 12 D 50,12 D 51,13 D 50, conseils municipaux du 20 mars et 10 juillet 1865.

6 Darriet, adjoint au maire, A.M.Bx, 60 O 21.

7 A.M. Bx, 60 O 21.

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