1La fiction d’anticipation se plaît à confondre les temps1 : il y est moins question d’un « ici » opposé à un « ailleurs » que d’un « aujourd’hui » opposé à un « demain ». Le dernier plan bien connu de La Planète des Singes2 montre le héros, Taylor (Charlton Heston), découvrant la statue de la liberté, monument familier de son passé (notre présent), battue par les flots, gisant sur une rive déserte. Il comprend alors qu’il est le dernier survivant d’une civilisation dont il est séparé, non par l’espace comme il le croyait, mais par une période de 2000 ans. Son propre présent prend alors sens au prix de cette douloureuse confrontation (« Ils ont osé ! »3). Cette image condense l’un des modèles de scénario de la fiction d’anticipation4 : le futur est une menace en germe dans notre présent, seule une prise de conscience peut écarter cette menace et sauver l’humanité. La prise de conscience de Taylor peut-elle être qualifiée de « politique » ? répondre à cette question, c’est définir le type d’anticipation dont nous nous préoccuperons ici. En s’achevant sur ce renversement de perspective, le film de Schaffner (dont la fin diffère du roman de Pierre Boulle) s’adresse au spectateur et le renvoie à sa responsabilité présente relativement à ce qu’il pourrait advenir de l’humanité. L’aventure de Taylor au pays des Singes5 s’achève sans ambiguïté sur un message antimilitariste, politique, la fiction d’anticipation politique se présente au spectateur comme telle. Elle peut le faire d’au moins deux façons. La première propose sous forme de fiction une structure politique ou une organisation sociale qui n’existe pas (encore) mais qui est souhaitée (utopie). La seconde met le spectateur en situation de se représenter le lien de cause à conséquence qui existe entre cette future organisation sociale et celle qu’il connaît « aujourd’hui ». Proche de la prophétie, la fiction a alors valeur d’avertissement, et elle est étroitement liée à la situation de réception6. Nous considérerons principalement ici le second aspect.

2 Si elle est politique, la fiction d’anticipation ne peut donc être séparée de la question du Temps, principalement au cinéma où pendant le cours de la projection le spectateur fait mentalement un voyage entre aujourd’hui et demain, établissant une relation causale entre son présent et un futur fictif. La fiction d’anticipation politique ne peut pas être séparée non plus du caractère documentaire à l’origine du cinématographe et des toutes premières images (les « vues Lumière ») qu’il a offertes au public7. Il en résulte qu’au cinéma, on peut montrer le futur comme s’il s’agissait d’un document d’archives, montrer ce qui n’est pas encore advenu comme si cela avait déjà été, bref, l’anticipation politique produit un effet persuasif qui résulte de la monstration filmique. Sans être un genre « à thèse », le cinéma d’anticipation politique vise à influencer l’opinion du spectateur. Cet article s’attachera à faire ressortir la présence d’un discours argumentatif inséparable de l’art de montrer propre au cinéma. Le film de Schaffner montrant in fine l’image d’une statue brisée invite le spectateur à l’interprèter (au regard de ce qu’il sait du monument qui se dresse à l’entrée du port de New-York aujourd’hui) comme manifestation de la violence de l’Histoire à venir, mais déjà réalisée ; la force de persuasion de l’image est de montrer comme passé, comme document, ce qui n’est pas encore.

3Les trois films que nous avons choisi d’examiner, La Jetée de Chris Marker (1963) Twelve Monkeys de Terry Gilliam (1995) qui en est le remake, et Minority Report (2002) de Steven Spielberg8, reposent sur la même fable : la connaissance du futur est un moyen de reconfigurer le présent pour empêcher l’avènement d’un cataclysme qui condamnerait l’humanité. Ce scénario est un topos que l’on trouve fréquemment. Mais l’important réside dans le fait que ces films donnent à voir autrement la réalité dans laquelle nous baignons quotidiennement, en lui donnant un sens politique.

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Le sens politique de l’anticipation

4Je reprendrai ici les propos de Roger Bozzetto :

N’importe quelle histoire de robot aide à combattre la « programmation humaine » ; les « précogs »9 de Dick donnent un visage aux pratiques bureaucratiques (sondages, mises en fichier) qui ont pour but, en les prévoyant de détourner nos désirs pour en faire des marchandises. La SF exalte l’être extraordinaire qu’est l’homme, cette « bête qui criait amour au cœur du monde »10, quand la vie de chacun n’est au regard de tout pouvoir que le « journal d’un monstre ».11

5On peut, à partir de cette réflexion, proposer deux approches inversées et complémentaires de la fiction d’anticipation politique. La fiction d’anticipation figurerait par des moyens littéraires (ou filmiques) ce qui dans la réalité quotidienne relève du politique mais que, d’ordinaire, nous ne percevons pas. Inversement, les « pratiques bureaucratiques (sondages, mises en fichier) » qui appartiennent au présent du lecteur, préfigureraient une menace plus grave, prenant la forme de ces « Pré-Cogs » imaginés par Philip K. Dick. On peut en conclure que la fiction d’anticipation ne prend quelque consistance au regard du lecteur que s’il lui est permis d’établir un lien avec sa vie quotidienne, ou avec des faits qui lui paraissent plausibles. Roger Bozzetto laisse entendre que le récit de S.F. (et a fortiori le film d’anticipation politique) joue avec le temps de la réception, c’est-à-dire concrètement, s’agissant du cinéma, avec le moment où le film est distribué en salle.

6Politique, la fiction d’anticipation l’est aussi en ce qu’elle donne forme au quotidien informe, qu’elle lui confère un sens en le replaçant dans le temps Historique, qu’elle permet au spectateur (ou au lecteur) d’adopter le point de vue rétrospectif de l’Historien en jouant avec le Temps, et lui laisse croire que sous le discontinu, le fragment, le non-sens, le dérisoire, se cache un continuum orienté vers une fin. La fiction a le pouvoir d’ordonner ce qui peut paraître inconsistant, de proposer, en s’y substituant, une représentation compréhensible du réel. Mais il lui arrive aussi de mimer son caractère insaisissable et de choisir l’ambiguïté.

7Dans les trois films, un personnage12 revient de notre futur habiter notre présent. Telle Cassandre, il est porteur de nouvelles. Pour nous, ce sont de sinistres présages ; pour lui, tout cela semble un film qui se déroulerait à nouveau sous ses yeux, comme si le temps pouvait se rembobiner à la façon d’une pellicule dans la cabine du projectionniste.

8À la sortie de chacun de ces films, en 1963 comme en 1995 ou en 2002 (pour cette dernière date, il faut se référer au souci sécuritaire régnant alors aux USA13), le spectateur était plus ou moins explicitement invité à établir un lien entre la situation socio-politique dans laquelle il vivait et le futur, son futur (confondu avec celui de tel ou tel personnage), qui en apparaissait comme la conséquence (ou à tout le moins comme le prolongement). Si on prend donc en considération le moment de la réception (la sortie en salle), on peut affirmer que le genre de fiction qui nous intéresse ici est mis en rapport avec certains événements présents connus du spectateur. Le film de Terry Gilliam, par exemple, évoque la double menace de la catastrophe écologique et de l’attentat bactériologique ; or, au Liban entre avril et octobre 1983, 258 soldats américains sont tués, en novembre 1995, à Riyad, un nouvel attentat cause la mort de cinq américains. En mars 1995, à Tokyo, les membres de la secte Aoum avaient répandu du gaz sarin dans le métro causant la mort de douze personnes. C’est aussi dans ce sens, redisons-le, que l’on doit prendre l’expression « fiction d’anticipation politique ». Le spectateur informé par l’Histoire immédiate que diffusent les journaux, la radio, la télévision, « anticipe » en interprétant politiquement son présent, en le confrontant à la fiction qu’on lui montre. Il opère un chevauchement des temps : le futur (fictif) lui propose une grille de lecture du présent (réel). Néanmoins, pour que cette « mise en phase » puisse avoir lieu, le film doit ménager, entre le présent du spectateur et la représentation d’un futur post-cataclysmique, un « contrat de créance ».

9La Jetée montre d’abord les effets d’une puissance destructrice : la photographie de Paris sous un ciel torturé digne des ciels apocalyptiques du Greco, est supposée offrir l’image d’une ville bombardée. Chris Marker opère un brouillage des temps dans la représentation des effets du cataclysme nucléaire. Parmi les images du désastre, on peut reconnaître l’équivalent des destructions causées par les bombardements de Dresde, de Brest, ou encore du Havre, pendant la seconde guerre mondiale. On peut y reconnaître aussi les transformations de Paris lors des divers chantiers lancés sous le régime gaulliste. Mais là où les temps s’enchevêtrent plus subtilement et de la façon la plus significative c’est dans le traitement de l’image qui permet de représenter la nef de Notre-Dame encombrée de gravats ou, mieux encore, l’arche brisée de l’Arc de triomphe de l’Étoile rappelant irrésistiblement les toiles de Hubert Robert, et, en particulier, sa vue imaginaire de la grande galerie du Louvre en ruines14 de 1796. Roger Bozzetto, dans une publication récente,15 affirmait à propos des paysages d’Hubert Robert que « la ruine s’apparente à une machine à voyager dans le temps », formule tout à fait pertinente pour notre propos. Dans ce même article, il évoquait La Planète des singes de Shaffner ainsi que L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrik, mais ne citait pas le film de Chris Marker, dont les images font visiblement référence au peintre du XVIII^e siècle, et participent de la même inquiétude et de la même mélancolie. Chris Marker a retrouvé dans quelques photographies retouchées la vision d’un peintre des Lumières qui anticipait à sa manière les propos ambivalents de Valéry « Le temps du monde fini commence » : lorsqu’au XVIII^e siècle l’univers se rétrécit par le fait des multiples circumnavigations, au point que l’espace semble manquer, c’est le temps qu’on explore. La conscience de cette finitude est explicite dans le film de Chris Marker : « un homme sans passion lui expliqua posément que la race humaine était maintenant condamnée, que l’Espace lui était fermé, que la seule liaison possible avec les moyens de survie passait par le Temps »16. De même que Hubert Robert tentait de rendre visibles les effets irrémédiables des siècles futurs sur un monument familier que le public fréquentait régulièrement, de même les images fixes de Chris Marker nous jettent dans un insupportable futur. Cette mélancolie affecte aussi plusieurs scènes de Twelve Monkeys. Au début du film, où certains monuments de l’actuelle Amérique sont figés dans ce qui semble une nouvelle ère glaciaire, ou encore à la fin, lorsque déambulent parmi les hautes tours minérales qui dominent la ville, des animaux (tigres, éléphants, lions et ours) libérés de leur zoo, mais comme surgis de temps, qui paraissent « antédiluviens » dans ce décor. Brouillage des temps qui se montre cette fois sous une forme insolite en faisant parader au milieu des autoroutes et des échangeurs une ménagerie en route vers quelle improbable arche de Noë ? Par ces images, Terry Gilliam retrouve la force de ce qu’on nomme un signe des temps : un autre déluge se prépare qui, loin de régénérer l’espèce humaine, la condamnera à vivre sous terre. Pas d’images de catastrophe dans Twelve monkeys : ce n’est pas une guerre qui menace, mais une folie individuelle qui usera de la puissance invisible de la science.

La documentarisation de la fiction

10Le « contrat de créance » dont il a été précédemment question peut prendre plusieurs formes, le récit du cataclysme peut-être un préambule qui permet d’articuler l’Histoire immédiate à la fiction d’anticipation. C’est ainsi que procède Chris Marker. Aux yeux du spectateur, le cataclysme doit être possible dans la réalité, et même annoncé : « les temps sont proches ». Il pourrait en être le témoin, cela peut appartenir à son histoire personnelle, cela va arriver, ne peut manquer d’arriver, il peut aisément concevoir cela, il le verra, d’ailleurs le film le met déjà sous ses yeux. Si la fiction filmique se mêle de raconter le cataclysme, elle le montrera sous la forme d’un « faux documentaire », comme dans La Jetée. Les images du futur immédiat miment le document historique, c’est la condition qui permet de déclencher chez le spectateur le processus d’anticipation et de fonder ce « contrat de créance » grâce auquel il peut admettre le lien politique entre les possibles d’aujourd’hui et la fiction qu’on lui propose comme en étant la suite. L’apparence documentaire, (« l’effet d’archives »17) que prend la monstration filmique permet, comme la formule des contes (« il était une fois »), d’embrayer sur le récit d’anticipation proprement dit. Dans le film de Chris Marker, le seul fait de montrer le cataclysme comme s’il avait eu lieu (alors qu’il est seulement possible dans l’Histoire réelle) entraîne le spectateur vers les mondes à venir qui en sont déduits. Les trois films de notre corpus montrent, d’une façon documentaire, le moment-clé où le réel et le fictif se mêlent.

11Dans Minority report, tous les personnages croient aux images comme enregistrement du réel, et le héros, John Anderton (interprété par Tom Cruise), le premier, puisque le seul moyen pour lui de retrouver son fils disparu (enlevé ? assassiné ?) est de se projeter en trois dimensions certaines scènes heureuses de leur passé commun. Le fait de croire que les images lui permettent de communiquer avec le passé prédispose à croire qu’elles ouvrent aussi la voie vers le futur. Le film tout entier repose sur cette croyance aux images comme reflet du réel18, et en tire son unité. Les Pré-Cogs sont des personnages qui, ayant subi dans leur enfance de forts traumatismes pour avoir vécu dans des milieux criminogènes, ont un don de prémonition. Des techniques sophistiquées permettent de projeter sur un écran leurs rêves qui tous annoncent un crime sur le point d’être commis. Mais l’un de ces rêves a été manipulé, et le criminel n’est autre que le dirigeant fondateur de la « Pré-Crime », qui seul avait accès aux rapports19. Cette anticipation des Pré-Cogs se présente sous la forme d’images brouillées à partir desquelles John Anderton doit reconstituer une histoire cohérente (lieux, temps, personnages). Plusieurs scènes du film de Steven Spielberg montrent dans l’habileté que déploie John Anderton pour reformer une histoire à partir d’indices visuels brouillés, « éclatés », un art comparable à celui que doit déployer le spectateur d’aujourd’hui, et qui est tout à fait symétrique à celui du cinéaste (pensons au Mulholland Drive de David Lynch). Le temps du film (de la monstration ou de la narration) et le temps de l’histoire (qui continue de se dérouler « dans le réel » au moment même où l’on tente de reconstruire, en laboratoire, un espace-temps répondant à la logique policière) finissent par se confondre, l’ordre de la fiction s’imposant au désordre du documentaire. Tel un lecteur avisé, le policier John Anderton a la capacité d’identifier toutes ces achronies et de les replacer comme il convient dans un déroulement historique. L’ordre de la fiction étant ainsi rétabli, le tissu déchiré du documentaire étant ravaudé, c’est le tissu social menacé par le crime que le policier va pouvoir consolider avant même qu’il ne cède, grâce à l’intervention d’une brigade spéciale qui anticipe tout crime en arrêtant le geste du criminel. « Arrestation sur images » en quelque sorte. Si la politique est « l’art de tisser du lien social »20, jamais peut-être le politique, le policier et les images, n’auront convergé de manière aussi visible. C’est, à n’en pas douter, le sens politique du film de Spielberg et la mise en garde qu’il adresse à son public. Le film d’anticipation politique fait se croiser le documentaire et la fiction de manière à engager le spectateur dans une créance, mais le sens du film de Steven Spielbeg, sa lecture politique, est possible dès lors que le spectateur est convaincu que la réalité peut être contraire aux images qu’on lui en donne (c’est précisément le sujet de cette fiction), et qu’il peut se dégager de leur fascination ; et surtout, bien sûr, de ce film même qu’il a sous les yeux. La fin du film montre une société ayant renoncé aux dons des Pré-Cogs (donc aux images) au profit d’autres techniques, moins parfaites, mais plus proches de l’humain. Elle montre surtout un monde qui ne joue plus à gagner sur le temps, et le film prône ainsi un retour à la lenteur, autrement dit aux valeurs du livre : les trois Pré-Cogs se trouvent désormais isolés au bout du monde, et consacrent leur temps à la lecture de romans. Promotion pas si singulière que cela au cinéma : le Farenheit 451 (1966) de François Truffaut en attestait déjà.

12Le film de Terry Gilliam s’ouvre sur le regard d’un enfant qui assiste à la mort violente d’un homme (sa propre mort) dans un hall d’aéroport, et se ferme sur le regard d’une femme cherchant désespérément le regard de cet enfant parmi la foule terrorisée, et le trouve. Au début du film, les images ralenties et confuses à la fois nous plongent in medias res, c’est-à-dire dans le désordre apparent du document brut. Ce seront presque les mêmes que nous retrouverons à la fin du film, mais elles auront perdu de leur confusion apparente parce que replacées dans le déroulement d’une histoire. L’ordre de la fiction, là encore, s’impose au document, même si c’est par un document feint que nous sommes entrés dans cette fiction. Il n’est pas anodin que la même scène faussement documentaire21 encadre le récit. Mais il est une autre scène (faussement documentaire, elle aussi) qui s’ajoute à la fiction et permet d’y donner créance. Cette scène est une scène à épisodes pourrait-on dire, elle est tirée d’informations que diffuse la télévision à propos d’un fait divers qui mobilise l’opinion : un jeune garçon a disparu, on le croit tombé dans un puits, et tous les moyens sont utilisés pour le faire échapper à une mort certaine. Or James Cole (Bruce Willis) ne prête aucune attention à ce documentaire parce que, selon lui, le gamin est en fait caché dans une grange et a monté un canular avec ses copains. Kathryn Railly (incarnée par Madeleine Stowe) est surprise de son indifférence, mais apprend plus tard par la télévision (images maladroites, un peu surexposées, mouvements parasites du document en direct) que Cole savait, qu’il avait donc effectivement déjà vécu ce moment dans une vie antérieure. Elle commence alors à être convaincue qu’il vient effectivement du futur. Le spectateur qui croit à la preuve par le documentaire est également prêt à croire au scénario d’un homme qui viendrait du futur. De ce fait, il regarde d’un œil très différent les scientifiques du futur aux blouses blanches et aux lunettes fumées qui interrogent Cole sur son séjour parmi les hommes vivant en 1996 (le film est sorti en salle en 1995).

13Tout comme les visions prémonitoires des Pré-Cogs, le reportage télévisé en direct est en prise sur le réel, l’image intentionnellement malhabile atteste d’une vérité, ce qui a pour conséquence de faire accepter l’existence de ce Pouvoir qui manipule les images, tantôt pour connaître le futur (Minority report), tantôt pour retourner dans le passé (Twelve Monkeys). Au cinéma, le Pouvoir politique est représenté essentiellement comme un pouvoir manipulateur d’Images.

14Le film de Chris Marker allait exactement dans le même sens.

15La Jetée est une suite d’images fixes (parfois animées d’un mouvement de caméra) sur un texte dit d’une voix « blanche », par Jean Négroni, récitant. Le texte paraît se réduire à un scénario, voire à un synopsis dont l’écriture, très reconnaissable (un style donc), crée des effets dûs à l’entrelacement de phrases brèves, souvent nominales. Les images et le texte sont accompagnés tour à tour de sons, de murmures, de voix proférant des propos dont le sens échappe au spectateur, de musique (celle de Trevor Duncan) et de chants (chœurs de la cathédrale russe de Paris).

16Chris Marker désigne son œuvre par un terme très connoté, « Photo-Roman » (évoquant évidemment le roman-photo), mais qui signale surtout un mélange des genres (si la photographie est du côté du document tandis que le roman est du côté de la fiction, peut-on faire un « roman » avec des « photos » ?). Les matériaux linguistique, iconique et sonore, créent une œuvre de nature polyphonique. Nous parlons néanmoins de film pour souligner la continuité narrative propre au genre.

17Le spectateur de cinéma prend toujours ses repères par rapport au présent de la projection. Lorsqu’un film commence, l’événement qui se déroule sous ses yeux est au présent. Ce que voit le spectateur est associé à un présent, même s’il sait très bien que ce n’est pas son présent : un indien galope dans la plaine, un vaisseau spatial approche d’une planète inconnue, des soldats avancent prudemment dans un marécage. Or, dans le film de Chris Marker, tout est brouillé. L’énoncé qui ouvre ce photo-roman est destiné à créer délibérément un conflit dans l’esprit du spectateur, car le texte lu rejette dans le passé les images vues. L’aspect extrêmement documentaire des images de la jetée d’Orly en 1963 ne saurait être contesté. Mais elles sont dites appartenir au passé : « La scène qui le troubla eut lieu sur la grande jetée d’Orly quelques années avant le début de la troisième guerre mondiale »22. Les spectateurs venus voir le film au moment de sa sortie, se sont trouvés obligés de considérer leur présent comme étant déjà passé. Même la voix de l’hôtesse (« Départ à destination de Rome, vol Alitalia 333, embarquement immédiat ») s’entend comme un écho sonore de ce qui soudain ne leur appartient plus, un écho d’avant-guerre. Ils doivent adopter le point de vue rétrospectif d’un narrateur habitant leur futur. La notion d’anticipation est ici véritablement mise en jeu : au moment de la réception, le spectateur est obligé de se « jeter » dans l’avenir. Anticipation romanesque, car elle joue avec l’imaginaire dans lequel tout roman digne de ce nom doit entraîner son lecteur. Roman d’anticipation donc. Mais aussi anticipation politique, dans la mesure où c’est la question de place des hommes dans la cité qui est posée à travers le « photo-roman » de Chris Marker, ainsi que celle de savoir quelle « cité » les hommes doivent habiter.

Pouvoir politique

18Le pouvoir politique, dans La Jetée, est celui du camp retranché, de nature concentrationnaire, où se sont réfugiés les survivants d’un cataclysme nucléaire. Chris Marker offre la vision d’un monde totalitaire, nocturne, souterrain, espace confiné sur lequel règnent des savants chargés de conduire des expériences sur des prisonniers sélectionnés parmi ceux qu’une image, un rêve obsèdent (nous retrouvons bien sûr les manipulateurs d’Images), et qui deviendront des émissaires chargés de trouver un passage, de provoquer « un trou dans le Temps ». Mais peu à peu le héros sur lequel les expérimentations avaient donné les meilleurs résultats, échappe à ses expérimentateurs. Le spectateur s’interroge : est-ce bien un voyage du futur vers le « passé », ou entend-on à travers cette voix qui murmure ses rêves un univers recomposé par une conscience délirante ? Un individu peut-il, à lui seul, reconstruire tout un monde à partir d’une image venue de son enfance ? Le film de Chris Marker oppose l’aventure individuelle – et finalement poétique – aux visées pragmatiques des geôliers : il faut « faire passer des vivres des médicaments des sources d’énergie ». Le pouvoir manipulateur d’images échoue dans sa tentative de maintenir les rêves dans la sphère de ses intérêts économiques et politiques. On voit poindre ici l’ambiguïté.

19L’image de La Jetée donne du politique une représentation si caractérisée qu’elle peut passer pour caricaturale23 : tantôt les hommes du Pouvoir apparaissent comme des techniciens en blouse blanche (on les retrouvera comme il se doit dans Twelve Monkeys, mais aussi dans Minority report), tantôt comme des individus très ordinaires, en col roulé, attentifs au moindre murmure du prisonnier qui se trouve, lui, allongé, les yeux couverts d’un masque de toile blanc, peut-être quelques électrodes captent-elles des images où les mouvements oculaires qu’il fait en rêvant. Le Pouvoir politique est représenté comme un monde hyper-médicalisé ayant principalement pour souci d’étudier le monde intime du rêveur, d’explorer sa conscience. Conscience labyrinthique à l’image des souterrains de Chaillot où se sont réfugiés les survivants24. Ce cliché du psychiatre, ou du savant fou, est explicitement utilisé dans le texte de Chris Marker dit en voix off (qui n’est pas une « voix-je »).

20Le Pouvoir politique représenté dans Twelve monkeys est double. Dans les années 1990, c’est l’ordre reposant sur la force ou la contrainte. La police y est omniprésente, ainsi que le corps médical des hôpitaux psychiatriques usant de camisoles chimiques pour maintenir dans des limites raisonnables les comportements déviants. Situation rebattue du fou (James Cole) qui proclame qu’il n’est pas fou devant une assemblée de médecins et de psychologues et trouve une oreille complaisante dans la jeune psychiatre de l’équipe. Cette « love story » est nécessaire au romanesque de la fiction et s’inspire du film d’Alfred Hitchcock Vertigo, (1958)25. Cette part romanesque permet de montrer que le politique s’inscrit pleinement et de façon naturelle dans le monde quotidien. Lorsque les deux amants en fuite tentent de se soustraire aux policiers qui possèdent leur signalement, c’est peine perdue ! s’ils se détournent, c’est pour offrir leur visage à l’objectif des caméras qui captent les passants depuis la vitrine d’un magasin de téléviseurs et de matériel vidéo, et restituent leur image multipliée à la rue. Point n’est besoin d’une tour de Babel dominant une Metropolis (Metropolis de Fritz Lang), ni même de Ziggurat abritant les bureaux de la Tyrell Corporation (Blade runner de Ridley Scott) : dans la cité de cette fin de XX^e siècle, la transparence des vies individuelles apparaît un phénomène tout à fait banal. En 2054 (Minority Report), l’identification immédiate de chacun apparaît comme un gadget technologique ajouté à la panoplie des pratiques totalitaires inspirées d’un l’univers Orwellien.

21Le pouvoir politique est de moins en moins identifiable, parce que de moins en moins « distingué ». Rien ne sépare ces « scrutateurs de conscience », émanations du pouvoir, des individus ordinaires croisés dans la rue ; ce futur menaçant est déjà advenu, déjà parmi nous. C’est bien en cela que consiste aussi l’anticipation politique. Politiquement, il n’y a rien à anticiper (ou si peu). Paradoxalement, le film d’anticipation politique nous fait croire que nous avons fait un pas dans le futur, alors que nous n’avons jamais quitté notre présent politique (on renverse le modèle proposé dans La Planète des Singes : on croyait s’éloigner de la planète terre, alors que l’on faisait un bond dans le temps). C’est le spectateur qui doit procéder au rétablissement : remettre l’image à l’endroit.

22Le pouvoir politique est représenté dans les trois films sous des formes extérieures qui empruntent au stéréotype (La Jetée), au dérisoire (Twelve Monkeys), aux clichés rencontrés dans les séries des mauvais romans policiers (celui qu’on soupçonnait le moins est coupable du meurtre) : Minority report. Ce traitement jette une suspicion sur la réalité représentée dans la fiction : ne s’agirait-il pas d’un jeu ? Le film d’anticipation politique échappe ainsi à la thèse. Ce jeu sur les formes est au service d’une ambiguïté fondamentale.

Les formes de l’ambiguïté

23Dans le film de Chris Marker, ceux que la police du camp a sélectionnés comme « rêveurs » sont installés dans des hamacs, pour être soumis aux expériences qui vont leur permettre de naviguer dans le temps. Cette forme de couchage évoque aussi bien la culture des indiens d’Amazonie que les marins voyageant à l’époque de la marine à voile. En fait, La Jetée se présente comme un voyage dans le passé, le rêve ou la mémoire. Mais on peut aussi voir ce « photo-roman » comme la tentative faite par un personnage de renouer le fil brutalement rompu de sa vie, en retissant obstinément l’histoire d’une rencontre. Ses voyages successifs entre hier et demain seraient alors comparables au travail de la navette : photo-roman, film-texte, tissage de la mémoire. En 1997, Twelve Monkeys de Terry Gilliam déclare explicitement dans le générique sa dette envers l’œuvre de Chris Marker. Les deux films doivent aussi, bien évidemment, une part de leur magie au chef d’œuvre d’Alfred Hitchcock, Vertigo. Le titre du roman hypotexte, D’Entre les morts26, permet de redonner à l’ensemble sa dimension originelle : il s’agit d’un voyage chez les morts, dont le pays est tantôt le passé, tantôt le futur.

24Mais le roman de Boileau-Narcejac et le film d’Hitchcock appartiennent sans aucune ambiguïté au genre policier, tandis que le ressort dramatique chez Chris Marker et Terry Gilliam est fondé sur la rupture cataclysmique. En 1963, le « photo roman » de Chris Marker est lié à la guerre froide, l’opinion publique de cette époque redoute le cataclysme qu’elle se représente sous la forme d’un conflit nucléaire. En 1997, la menace est de nature virale, chimique, et vise plus largement et plus insidieusement l’ordre de la nature, défendue par les fous, menacée par les savants.

25Très explicitement inspirées du film d’Hitchcock, les deux œuvres sont à considérer comme un travail sur le récit au cinéma et, plus largement, sur le récit en images ainsi qu’en atteste la forme « photo-roman » choisie par Chris Marker. À preuve, ce passage célèbre de Vertigo (pastiché dans La Jetée et « cité » dans le film de Terry Gilliam) où Madeleine désigne de son doigt ganté de noir un point du passé, représenté par les cercles concentriques que les siècles ont formé sur la coupe d’un tronc de séquoia millénaire : « Ici je suis née. Ici je suis morte » dit-elle. « Je viens de là » dit le héros de La Jetée en désignant un point imaginaire extérieur au cercle qui ne peut être que le futur. En faisant ainsi du film d’Hitchcock la trame, ou le canevas, à partir duquel les cinéastes composent une nouvelle histoire, la mémoire du spectateur de cinéma se trouve mise en jeu : on l’oblige à convoquer « son » histoire du cinéma.

26Les deux films ne peuvent donc pas être vus comme des œuvres naïves : elles plongent dans d’autres œuvres, et revendiquent nettement leur « intertextualité ». Elles racontent la folle obstination d’un individu pour être « présent » au temps, s’affranchir de l’Histoire, échapper au Pouvoir, ou plus exactement aux Puissances (politiques notamment) qui règlent son existence et la manipulent. Les personnages se situent ainsi au centre d’un véritable « champ de forces » qui s’affrontent et qu’ils affrontent : forces du temps, du politique, champ dans lequel la vie est en sursis. Comme une monstrueuse et vertigineuse spirale, le temps s’enroule autour du personnage central. Le politique y est représenté comme familier et étrange à la fois, il rassure et menace selon la dialectique bien connue de la « double contrainte »27. Le film d’Hitchcock fonctionne explicitement comme « scénario modèle »28 de l’ambiguïté. Le futur n’est perçu qu’à travers une conscience (dont on ne peut savoir si elle est ou non « délirante »29), et qui retrouve en partie son unité, sa cohérence, en maintenant présente aussi longtemps que possible une image souvenir, en donnant une durée à ce qui n’était qu’un instantané. On remarquera que dans Minority report, c’est aussi sur une vision fugitive, captée dans un bref surgissement de la conscience des Pré-Cogs, que l’on reconstruit toute une histoire. Du fait de cette ambiguïté, l’anticipation politique est une fiction au sein même du film : ce qui est montré est produit par une conscience malade, « une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, mais ne signifiant rien ».

27La fiction d’anticipation politique ne serait-elle que la mise en perspective du présent ?

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28Pour nous résumer, la fiction d’anticipation politique contient une problématique du temps et de la conscience. Tantôt elle apparaît comme une anticipation du politique : c’est une fable (dont le support est le « rêve » ou le voyage) qui fonctionne comme une critique des institutions présentes. Tantôt le politique est lié à la question de la réception, c’est le spectateur qui « politise la fiction » à partir de la conscience de sa propre situation présente. Dans tout les cas, au cinéma, on assiste à une documentarisation partielle du fictif, il y a toujours une part traitée (filmée) à la façon d’un documentaire, photographique chez Marker, télévisuel chez Terry Gilliam, vision manipulée dans le film de Steven Spielberg ; et ça c’est le propre du cinéma.

29Mais la fiction d’anticipation politique débouche sur une ambiguïté : on ne sait pas si les événements montrés sont l’affabulation d’une conscience (les Pré-cogs), ou si ce sont des faits objectivables. Nous avons alors deux formes d’anticipation : celles où la technologie est assumée (Minority report), et celles où la technologie est incertaine (La jetée, Twelve monkeys) : nous retombons ici sur la distinction célèbre entre l’énigme policière qui propose une solution rationnelle, et l’énigme fantastique qui s’achève sans que le doute du lecteur ou du héros, parfois les deux, soit dissipé.

30Néanmoins, deux forces sont essentiellement en présence dans la fiction d’anticipation politique : à la force obscure du pouvoir s’oppose la valeur individuelle avec deux issues possibles : ou bien le pouvoir renonce, disparaît, et l’on revient au statu quo ante le monde est pacifié (Minority Report) ; ou bien la force obscure l’emporte, et la question politique reste entière, c’est la narration qui fait une boucle, qui revient à son point de départ, c’est-à-dire au présent.

31Dans la fiction d’anticipation politique, c’est peut être essentiellement l’anticipation qui est mise en question : l’anticipation politique est une fiction.