Avant-Propos
p. 9-17
Texte intégral
Qui peut, en cet instant où Dieu peut-être échoue,
Deviner
Si c’est du côté sombre ou joyeux que la roue
Va tourner ?
Victor Hugo, Les châtiments.
1Autant que faire se pouvait, les articles qu’on va lire, traitant de littérature ou de cinéma, ont été regroupés de façon logique. Trois d’entre eux, qui ressortissent à l’historique du genre, forment une introduction (article général de Roger Bozzetto, complété par ceux de Philippe Clermont et Kawthar Ayed, traitant respectivement de la science fiction féminine et de la science-fiction arabe). Les quatre parties qui les suivent sont axées sur des traits essentiels des fictions d’anticipation politique : la rupture avec l’Ancien Monde, l’imagination du futur, l’aspect prophétique, la question du pouvoir. Il est clair que la plupart de ces textes auraient pu être classés sous une autre rubrique. Cela tient à la nature même de ce type d’ouvrages : la richesse qu’y apportent des points de vue fort divers ne va pas sans nuire quelque peu à l’unité formelle de l’ensemble. Disons que, dans ce cas précis, le hasard n’a pas trop mal fait les choses.
2En matière d’anticipation politique, il semble bien que tout ait commencé au XVIIIe siècle. Durant les époques précédentes, et dès l’Antiquité, l’Utopie avait situé dans l’imaginaire une organisation sociale jugée parfaite, susceptible, par effet de contraste, de faire ressortir les défauts de la société où les auteurs étaient contraints de vivre. Louis-Sébastien Mercier, dans 2440, publié en 1771, eut le premier l’idée – inspiré, bien sûr par le mouvement, qui se dessinait, vers la Révolution française, d’insérer dans l’Histoire, plus précisément dans le futur, son monde utopique (Fl. Boulerie).
3À dater de ce moment, les œuvres que l’on peut nommer « Fictions d’anticipation politique » se sont multipliées, surtout au siècle dernier dont le cours tourmenté a été marqué d’événements désastreux (les deux guerres mondiales, la Shoah, Hiroshima, l’effondrement du bloc soviétique). Des modèles de société ont perdu toute crédibilité et, sur le XXe siècle finissant comme sur le XXIe naissant, plane une menace angoissante, génératrice d’images – de fantasmes ? – de fin du monde, en tout cas de fin d’un monde. Certes, il est presque partout suggéré que les survivants reconstruiront le monde perdu, parfois difficilement, parfois en bénéficiant de gros moyens scientifiques et techniques. C’est le cas dans Ravages de Barjavel, Malevil de Robert Merle (Cl. G. Dubois), ou à la fin de Farenheit 451 ; mais aussi au cinéma dans La Jetée de Chris Marker, repris par Terry Gilliam dans L’Armée des douze singes : la tentative de « refaire le monde » est aussi tentative de ressaisir sa propre vie (A. Sebbah).
4Il reste que se manifeste à travers ces fictions une peur collective telle qu’on n’en trouve aucun équivalent dans la littérature des siècles précédents, le sentiment d’une énorme catastrophe à venir, dont résulterait la destruction, dès aujourd’hui programmée, de notre civilisation. Valéry, pendant la seconde guerre mondiale, en avait eu l’intuition : « Nous autres, civilisations, nous savons à présent que nous sommes mortelles ».1 Que l’on compare à la tranquille assurance d’un Louis-Sébastien Mercier, écrivant à l’aube de temps pressentis comme un avènement de l’Histoire, le puissant désespoir exprimé dans ces textes où revient souvent, bien visible ou en filigrane, l’image du camp d’extermination (R. Kahn), et l’on comprendra aisément ce qu’a de « spécifique » notre époque. La question a été posée : peut-on encore écrire « après » ?
5Ces récits romanesques ou filmiques, partant de données scientifiques et techniques telles qu’elles existent au moment de leur création, projettent le lecteur dans une société du futur. Qu’il s’agisse d’un cataclysme naturel comme dans Le radeau de pierre de J. Saramago (A.M. Binet), ou d’un conflit majeur, tantôt décrit, tantôt seulement suggéré, tous marquent la rupture complète avec l’Ancien Monde, et évoquent la vie des hommes dans les jours, les années, ou les siècles d’après (première partie : Claude-Gilbert Dubois, Ana-Maria Binet, Paskine Sagnes et Laurent Viala, Sébastien Boatto, Alain Sebbah). Mettant en scène des personnages peu différents du lecteur, mais qui évoluent dans un environnement autre, ils s’attachent souvent à imaginer avec précision leur vie quotidienne, en jouant soit sur le sentiment d’inquiétante étrangeté que suscite une vie sociale singulière, conçue le plus souvent pour nier l’individu, et prenant appui sur des avancées scientifiques et techniques (P. Sagnes et L. Viala) ; soit sur l’effet de dépaysement, facilement créé par la description de machines extraordinaires (robots, par exemple) ou de villes d’un type nouveau (deuxième partie : Andrée Mansau, Max Rousseau, Sandrine Bazile, Audrey Camus, Marc Atallah).
6Cependant, les œuvres ici étudiées ne doivent pas être considérées comme des fictions d’anticipation pouvant contenir des réflexions d’ordre politique (ce qui n’est pas rare dans la SF), mais bien comme des fictions d’anticipation politique, dont l’objet principal consiste en un discours sur la vie sociale, et, plus généralement, sur la civilisation. Et elles revêtent un aspect prophétique. Celui-ci peut s’inscrire dans un récit ne présentant aucune analogie avec la science-fiction [par exemple, Journal de la guerre au cochon d’A. Bioy Casares (A. Mansau), ou Cœur des ténèbres de Joseph Conrad (F. Guiyoba)]. Mais, en général, il s’agit, pour les auteurs, grâce à un saut dans le temps, de faire apparaître en pleine lumière le développement néfaste de germes malins (mal) dissimulés dans nos sociétés matérialistes et productivistes (troisième partie : Florence Boulerie, François Guiyoba, Agnès Lhermitte, Robert Kahn, Hubert Desmarets)2.
7Ces prophéties sont évidemment très critiques à l’égard du présent (celles des prophètes bibliques l’étaient déjà). Elles dénoncent le pouvoir aliénant de l’argent ; l’alliance, perçue comme contre-nature, de la finance et de la science (M. Atallah) – ce que Bernanos, dans La grande peur des bien-pensants, appelait « l’accouplement monstrueux du savant et du financier » ; et puis, bien sûr, l’appétit démesuré de pouvoir, la volonté de puissance s’exerçant sans limites.
8Leur dimension politique, au sens le plus large de ce dernier mot (quoique, dans les récits arabes, des considérations de portée plus actuelle transparaissent clairement), est particulièrement mise en évidence par le fait que toutes ces fictions, à des degrés divers, décrivent un système autoritaire, voire totalitaire, que le(s) héros, réfractaire(s) ou rebelle(s) ne peut (vent) accepter. Jamais une démocratie n’y est représentée : même lorsque l’État considéré s’y définit comme tel, l’intention de l’auteur, dans Globalia par exemple, est de mettre en évidence les conséquences funestes qu’entraîne « la tyrannie de la majorité » (N. Vas Deyres). En outre, l’ensemble du corpus se présente comme une méditation inquiète sur la nature même du Pouvoir (quatrième partie : Alissa Le Blanc, Michel Prat, Anna Saignes, Natacha Vas Deyres).
9Parfois, mais c’est assez rare, ces fictions se rapprochent de l’utopie, lorsqu’elles situent dans l’imaginaire une culture ou une civilisation correspondant aux aspirations de l’auteur (par exemple, dans Heliopolis, d’Ernst Jünger (A. Le Blanc), ou dans certains romans de science-fiction écrits par des femmes). Quoiqu’elles puissent, dans certains cas, balancer entre les deux, le plus souvent, décrivant un monde absurde et inhumain, elles relèvent de la dystopie.
10 Visent-elles à agir sur l’époque qui leur est contemporaine, en avertissant des dangers courus ? Selon Gérard Klein, elles tendraient surtout, pour nous, à remplacer l’Histoire (les romans historiques ?)3, parce que les modifications rapides qui se sont produites récemment dans les domaines de la technique, des modes de vie et de pensée, nous conduiraient à nous détourner de celle-ci, dont les enseignements supposent une continuité, une répétition même, plus ou moins lisible, de situations et d’événements analogues :
« Les leçons dont nous avons besoin, nous tâchons de les tirer de l’avenir, de l’utopie, mais cette utopie est historicisée ; elle se déroule dans le temps, en avant de nous, comme une histoire à rêver, à écrire avant de la construire, voire à détourner de son cours logique. »4
11Dans un double mouvement donc, le lecteur serait invité à construire le monde futur, en se projetant vers lui par le biais de l’imaginaire, et en s’efforçant de gauchir le présent, afin que celui-ci prenne la bonne direction. Séduisante, l’hypothèse vaut d’être retenue. À la condition toutefois de marquer ses limites : bien malin, en effet, qui pourrait démêler quelles sont les solutions préconisées par des auteurs si différents les uns des autres, dire quelle action concrète, voire quelle révolte, aurait la vertu de nous mettre sur le chemin du salut. Ces fictions, en fait, entendent stimuler la réflexion du lecteur, s’achever dans son esprit, en proposant, bien plutôt que des thèses, des problématiques (M. Prat).
12Dans les fictions d’anticipation politique, prises globalement, le héros, auquel s’identifie facilement ce lecteur, est seul (ou presque seul, puisqu’il faut bien – le romanesque l’exige – y introduire une intrigue amoureuse). Autour de lui s’étend un monde devenu intolérable, mais auquel la très grande majorité des autres s’est résignée. Il y figure l’individu dépourvu de prise sur l’Histoire. Celle-ci n’est plus la mosaïque de faits innombrables d’un Valéry, dont il serait impossible de tirer un enseignement quel qu’il soit ; mais encore moins le processus téléologiquement ordonné décrit par Hegel ou Marx. Une conception nouvelle se fait jour, parce que l’exploration de l’imaginaire, du virtuel, révèle l’extraordinaire complexité d’un monde qu’a cessé de soutenir le vecteur mythique simplificateur du progrès. L’avenir est dans le passé nous laisse entendre par exemple la fiction de Chris Marker, mais précisément, le passé est immuable... Nous voici donc ramenés au présent, sans solution pour l’avenir, sans leçon qui viendrait du passé.
13 Dans le monde présent où des réseaux de forces se combattent, se complètent, créent des équilibres nécessairement instables, défiant toute prévision, l’Histoire apparaît comme aussi imprévisible que les phénomènes relevant de la météorologie. De fait, ce qui caractérise notre époque, ce sont des événements de très grande amplitude (l’effondrement de ce qu’on appelait « le bloc soviétique », la transformation aussi récente qu’ambiguë de la Chine), que rien ne permettait de prédire, et surtout qui demeurent encore très mal expliqués5.
14De sorte que l’on pourrait peut-être, pour rendre intelligible le rapport que l’homme entretient avec le monde qui l’entoure, avoir recours à la théorie du chaos. Au début du Radeau de pierre de José Saramago, une femme, quelque part au Portugal, distraitement, à l’aide d’un bâton, trace sur le sol une ligne. Sur une plage du Nord, un homme lance dans l’océan un galet dont la masse lui procure une sensation étrange. Ces deux actes infimes provoquent le cataclysme : la séparation géographique de la péninsule ibérique qui, se détachant du continent, se met à dériver dans l’Atlantique... Certes, ce premier chapitre du roman évoque la magie et fait référence à des mythes antiques, mais ce qui le sous-tend, c’est la conception d’un déterminisme ambigu et multiple, que l’on retrouve dans d’autres textes, comme Des anges mineurs (A. Camus). D’une façon plus générale, on pourrait dire qu’à de certains moments, fort éloignés les uns des autres à l’échelle des générations et des siècles, toutes les forces en jeu finissent par s’équilibrer ; alors seulement, l’individu, presque à son insu, semblable en cela au fameux battement d’aile du papillon, qui déclenche des tempêtes à plusieurs milliers de kilomètres de là, avant que tout ne se recompose autrement, pourrait intervenir et exercer une décisive influence6 (jusque là, sa révolte, comme dans 1984 d’Orwell, ou Millenium people de Ballard, resterait sans portée)7.
15Au cinéma, l’anticipation politique ne peut esquiver la question de la « monstration » : raconter et décrire se trouvant nécessairement confondus. Le monde futur est ainsi et d’abord une construction par l’image. La ville de Fritz Lang, dans Metropolis (1926), apparaît comme la maquette d’un architecte encore influencé par les théories du Bauhaus. La question politique est donc celle de la place de l’individu dans cet espace urbain nouveau, hyper industrialisé, dans une « polis » dont l’organisation dépend de puissants réseaux électriques ou électroniques fortement centralisés où l’individu n’est que l’organe terminal d’un vaste système d’information : ce qu’il sait est immédiatement su par ceux qui « ordonnent » la société. On le voit dans Twelve Monkeys de Terry Gilliam, mais aussi dans Minority Report de Steven Spielberg. La place de chacun est non seulement assignée par un système d’information, mais aussi par un système de production / consommation. Fritz Lang a imaginé une ville sous la ville peuplée d’individus aliénés, aux allures de mécaniques usées, véritables zombies que l’on retrouvera dans les « morts-vivants » de Land of the Dead (Max Rousseau), ou dans les replicants de Blade Runner.
16On peut partir (Sébastien Boatto) de la remarque de Mac Luhan selon qui les nouvelles technologies de la communication étaient un moyen pour l’homme d’étendre l’emprise de son esprit sur l’ensemble de la planète, et de réduire ainsi à presque rien les obstacles que constituaient depuis toujours l’espace et le temps. Or, le Terminator de John Cameron se présente comme une « machine à modifier le temps », machine quasiment indestructible, envoyée par le futur pour que soit maintenue l’emprise d’un seul esprit sur tous. Ce combat pour le pouvoir qui prétend faire fi de l’Histoire en s’opposant à son déroulement irréversible, se double d’un antagonisme entre la chair et le fer dans lequel la souffrance devient la marque de la nature humaine. La question du Temps est donc ici capitale (peut-on le « rembobiner » telle la pellicule d’un film ?), de même que celle de la vulnérabilité de l’être humain (sa faiblesse est-elle ou non la condition de sa survie ?). Dans Terminator (et dans d’autres films de John Cameron réalisés ultérieurement), le Temps est traité de deux façons. D’abord par des moyens proprement cinématographiques qui relèvent des procédés de la narration filmique (analepses, prolepses). Mais ces procédés non seulement sont matière du récit, c’est-à-dire qu’ils permettent au spectateur de naviguer dans l’histoire, mais aussi symbole puisque le personnage est doté des mêmes pouvoirs. En effet, ces allers et retours dans le temps permettent de rendre palpable l’aspect prophétique propre à tout récit d’anticipation politique (c’est pour empêcher la naissance annoncée d’un futur sauveur de l’humanité – « John Connor, aux initiales messianiques » – que le Terminator est envoyé dans le passé). Ensuite, en faisant de l’Histoire récente une grille d’interprétation du film, puisque le sort que les machines réservent aux êtres humains, est celui que les nazis avaient réservé au peuple juif avec la « solution finale ». La chair vulnérable est aussi la chair rédemptrice, qui se régénère non pas au niveau de l’individu (Terminator se « répare » tout seul, c’est une machine), mais au niveau de l’espèce, et grâce à la Femme.
17 S’il met en scène des personnages qui veulent se soustraire au Temps, le cinéma ne saurait, lui, se détacher de l’Histoire présente dans ses aspects le plus politiques. Il faut donc entendre « fiction d’anticipation politique » comme une fiction qui – du point de vue de son énonciation – anticipe le politique à partir de son propre présent politique. Du Watergate à la chute du mur de Berlin et aux attaques terroristes du Onze Septembre, son écho se fait présent dans les peurs palpables que véhiculent Terminator et ses suites (Terminator 2 Judgement day, et Terminator 3 Rising of the machines).
18Entre l’humain et tout ce que l’homme créé à son image (du clone à la poupée en passant par le robot) la frontière est ténue (Sandrine Bazile), ce qui fait apparaître combien l’imperfectibilité est le propre de l’humanité, et combien elle se manifeste avec éclat dès lors que l’homme est confronté aux créatures trop parfaitement humaines nées de son génie. Aucune société ne peut continuer à vivre si elle repose sur l’idée d’une humanité parfaite8.
19Certains films font valoir combien le ressort dramatique repose sur la confusion des images, mais au-delà se joue un jeu complexe de réception. Tandis que les personnages de la fiction, qui ont tendance à ne croire que ce qu’ils voient, sont pris dans la confusion (« les images de la réalité sont déformées »), le spectateur au contraire est conduit à lever peu à peu le voile, à retrouver l’autonomie de son point de vue, et avec elle son jugement. L’incertitude peut continuer à planer néanmoins entre ce qu’il voit et ce qu’il sait, car « l’image est par essence trompeuse ; elle ne révèle que la surface des choses ». Les films ne montrent-ils pas que le rêve est ce point qui sépare l’humanité des robots comme des excès du pouvoir, et au-delà duquel toute emprise est impossible : « L’homme, ce rêveur définitif », disait André Breton9.
20En reprenant le propos de Judith B. Kerman : l’État a-t-il le pouvoir de déterminer l’humanité d’un individu ?, on en vient à l’articulation du politique et du philosophique (Hubert Desmarest). La fiction renverrait alors tantôt au passé récent de l’Europe et à ses démons (la « sous-humanité » d’un côté, la « race aryenne » de l’autre), tantôt à l’avenir plus ou moins proche des États-Unis d’Amérique. Le temps historique dans lequel se situe l’action de Blade Runner de Ridley Scott (2019) peut justifier le terme de « satire politique » attaché ici au film. Que sont les replicants, sinon les esclaves que demande l’industrie, et que lui fournissent les biotechnologies ? Rien en apparence ne les distingue des hommes, mais ils sont condamnés à une vie singulièrement précaire. La fiction d’anticipation rejoint la fonction polémique des récits utopiques requérant de la part du spectateur une autre forme d’attention.
21Le robot androïde apparaît comme l’interface (et l’artifice) par lequel le pouvoir est relié aux êtres humains, (et alors il est une menace pour l’humanité), mais sa « vie artificielle » se révèle bizarrement incompatible avec le « politique » (quel qu’il soit), auquel il finit par échapper selon des scénarios divers. Un invariant néanmoins peut être observé : toute vie artificielle est appelée à une destruction violente entraînant l’effondrement du pouvoir tyrannique, qui laisse place à un ordre nouveau (la fausse Maria dans Metropolis de Fritz Lang, comme Tima dans le remake de Rintaro, sont à l’origine de la chute de la cité ; et Vicki dans I Robot, peut-être même Roy Batty, le chef des replicants, dans Blade Runner). N’y a-t-il pas là l’idée que l’installation de la « machine » au pouvoir (deux exemples manifestes : Matrix et Metropolis) substitue la force pure, dans ce cas toujours phénoménale, à la puissance politique, démontrant que cette dernière procède d’une tout autre nature : « Comme si le thème de la vie artificielle, dans la fiction d’anticipation, avait nécessairement partie liée avec la mort du politique ». Mort ou coma politique, ou encore décérébration, à laquelle répond, dans les fins les plus optimistes, la déconnexion finale de la machine usurpatrice.
22Quel rapport peut-il y avoir entre un film dont les personnages sont des morts-vivants et l’anticipation politique (Max Rousseau) ? George Romero, l’auteur de Land of the Dead (sorti en 2005) a dû remettre à plus tard le scénario qu’il avait conçu pour cause de « Onze Septembre ». Le cinéma, surtout s’il est, comme on dit, « populaire », serait-il plus sensible aux événements politiques dont il est le contemporain ? Ce serait peut-être l’indication que la fiction dans ses aspects même les plus éloignés de toute vraisemblance (ici une histoire de « zombies ») a une valeur d’apologue (cinéma « allégorique », dit George Romero), qui ne saurait échapper aux spectateurs friands de « films d’horreur » et, ipso facto, à ceux qui détiennent le pouvoir politique réel le jour où le film est distribué. L’accent est donc mis d’emblée sur l’interprétation de la fiction qui participe pleinement de la réception de tels films. Le « zombie » appartient-il au prolétariat révolutionnaire, ou à un groupe terroriste ? Le risque de surinterprétation, comme on le voit, n’est pas nul qui transformerait rapidement le « sous-genre » en une simple coquille vide. On peut éviter l’écueil d’une telle interprétation en s’appuyant sur la réalité des tendances urbanistiques actuelles aux États-Unis, qui tendent à inscrire dans le territoire du pays réel des frontières assez inquiétantes. On s’éloignerait des dangers d’une surinterprétation dictée par l’opinion ou la rumeur en posant une question simple : « Sous quelle forme Land of the Dead nous donne-t-il à voir l’organisation sociale de nos sociétés ? » Partant de là, le film peut alors se lire selon une toute autre perspective qui délaissera le tragique – forcément tragique – de l’Histoire (telle que la font les journalistes friands d’événements), au profit d’un regard plus proche de l’espace réel dans lequel nous vivons quotidiennement, et dont la trace ne s’évanouit pas.
23Alors que la nouvelle est un véhicule apprécié des auteurs de science fiction, on peut remarquer, pour conclure, que les récits littéraires d’anticipation politique sont presque toujours des romans (La terreur future de Marcel Schwob (A. Lhermitte) témoignant de l’existence d’exceptions à prendre en compte), de facture assez traditionnelle en général, même si des œuvres plus sophistiquées, de Jean-Marie-Gustave Le Clézio, par exemple, ou de Paul Auster (A. Saignes), font partie de ce corpus. Dès l’origine, ainsi qu’il advint pour le roman policier, elles eurent pour auteurs de grands écrivains : Herbert George Wells, Jack London, et cette tradition s’est perpétuée avec George Orwell, Aldous Huxley, Ernst Jünger... de sorte que l’on pourrait définir les contours d’un sous-genre romanesque proprement littéraire, appartenant à ce que George Steiner nomme « la haute culture » : le « roman d’anticipation politique », entouré d’un très grand nombre d’œuvres satellites relevant, elles, de la paralittérature, et d’un très abondant corpus d’œuvres cinématographiques qui, si elles présentent des analogies d’ordre thématique avec les romans, ont aussi des traits spécifiques.
Notes de bas de page
1 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 989.
2 On voit ici la difficulté, comme toujours, de « catégoriser », puisque le film de Terry Gilliam (1995) fait de ce « germe » malin parce qu’invisible et inodore le point de départ de la destruction de l’humanité qu’il imagine survenir en 1997.
3 La différence, au fond, n’est pas grande. L’histoire, en tant que discipline, est née de la littérature. Elle emploie, certes, aujourd’hui, des méthodes rigoureuses d’investigation ; mais ses interprétations, fort subjectives, varient d’une époque à une autre, au gré du désir (parfois inconscient) de plaire à tel ou tel type de pouvoir, et même en fonction de modes universitaires, parfois peu imaginatives.
4 Gérard Klein, « Rêver l’avenir et le construire » in, Arguments/3, Les intellectuels / la pensée anticipatrice, Paris, Union Générale d’Édition, coll. 10-18, p. 225.
5 Sauf à se contenter d’explications de type journalistique, plus que simplistes.
6 Quelle probabilité existait-il a priori pour qu’un obscur avocat de Province devînt Robespierre ; ou un officier de second rang, qui avait failli, à un an près, ne pas naître Français, Napoléon ?
7 Voir James Gleick, La théorie du chaos, vers une nouvelle science, Paris, Flammarion, 1991.
8 Fritz Lang l’avait déjà admirablement montré dans Métropolis. Le « trop humain » tue l’humain ou doit être tué par lui.
9 Bienvenue à Gattacca (Gattaca, Andrew Nicoll, 1997), qui ne fait pas partie de ce corpus en est l’une des illustrations les plus marquantes.
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