Le rideau est tombé

1Le rideau est tombé. C’était la dernière séance. Mais dans la salle, il ne se fait pas encore silence. J’abandonnerai donc ici la chanson d’Eddy Mitchell et plus généralement le ton de comédie musicale que j’avais adopté en ouverture. En fin de parcours, la seule chanson possible est celle d’un « au revoir, mes frères ». Il n’en est pas encore temps, la planificatrice du colloque m’ayant demandé de « faire le point » en fin de dernière matinée. Ce ne sera pas un point final. Plutôt « fermez les guillemets » et points de suspension...

2Revenons, pour un instant seulement, au Supervielle d’Oublieuse mémoire :

Mais avec tant d’oubli comment faire une rose,
Avec tant de départs comment faire un retour ?

3La semaine dernière, Pierre-Gilles De Gennes (prix Nobel de physique, 1991), dans une conférence à l’amphi Kastler de Bordeaux I, posait en termes scientifiques la même question : « combien de neurones sont à l’œuvre pour se souvenir du parfum d’une rose ? ». À Bordeaux 3, combien de communicants a-t-il fallu pour composer un discours inachevé sur « le temps de la mémoire » ?

4Nous avons vécu depuis plusieurs siècles sur des modèles classiques qui ont fait de l’unité l’organisation optimale de toute existence et de toute activité intellectuelle, et du centre le lieu privilégié de convergence de toutes les directions de l’espace et du temps de scène. Le Mèden agan hellénique, l’aurea mediocritas des Latins, « les vies qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance » de Montaigne ont été les mots d’ordre de toute bonne conduite de son intelligence et de sa vie.

5Le XX^e siècle, avec ses fureurs, a changé tout cela. Nous sommes les héritiers et les spectateurs d’une civilisation de l’extrême. Les conquérants de l’impossible, dans leurs performances athlétiques, les champions télévisuels du siècle, manieurs virtuoses des chiffres, des lettres et des articles du Petit Larousse, les héros de la purification ethnique et autres saccageurs de province, sont là pour illustrer « Ushuaia, le magazine de l’extrême ». Le centre se creuse et s’évide. Les classes moyennes s’effacent du paysage social, dans l’éventail des revenus qui en accroissent la disparité. D’un côté la nouvelle aristocratie, aux moyens d’existence faramineux, à la puissance incommensurable, qui peut mettre à genoux des communautés organisées en nations ou en états. Tous hors du commun, hors normes, énormes, champions et rois, princes de la micro-informatique, du pétrole, des armes de destruction massive... et de l’autre, les marginaux, les exclus, s’entassant à l’autre extrémité, qui engendre des positions extrêmes et inspire des conduites extrémistes. La paupérisation n’est pas seulement matérielle, elle est générale et tend vers un absolu d’aliénation selon des voies que n’avait pas imaginées Karl Marx en son temps.

6Ce qui se voit dans l’évolution de la société se répercute dans le rapport au temps. Tout se concentre sur le temps présent, de manière à rendre incandescente chaque minute qui passe, dans un flamboiement d’atomes qui explosent, et puis le feu s’éteint comme il s’est allumé, avant de repartir et de se consumer de même sur un nouvel objet d’actualité sans lien avec ce qui précède. On brûle la vie en feux grégeois successifs, en un feu d’artifice d’instants déliés. C’est dire que l’immédiateté interdit toute mémoire et la discontinuité toute histoire. Du passé on a fait table rase et l’avenir est dans les œufs.

7Mais par ailleurs d’une manière tout aussi extrême, on assiste à des extrapolations délirantes de la mémoire hors de son lieu normal d’insertion, qui est le sujet individuel. La notion de mémoire collective, étalée sur un temps qui dépasse les individus, résulte d’une inversion des causes et des effets. Elle est d’abord objet d’histoire, extérieur, que l’on apprend, et qui ne se mémorialise qu’après coup. Il faudrait parler plutôt ici d’héritage collectif traduit en termes d’histoire et de culture. La manie actuelle qui consiste à prolonger les limites de l’individualité reste à prouver. Comme la génétique a le vent en poupe, on fait état d’une soi-disant inscription génétique de l’héritage ancestral, comme au temps de Zola et plus loin encore que lui. La pseudo-découverte d’une « mémoire de l’eau » qui contiendrait tout le passé de la planète a fait long feu. Les souvenirs de Cro-Magnon sont-ils gravés dans la double hélice de l’adn ? Science-fiction n’est que fiction. Rien n’est prouvé, tout reste à prouver. Revenons-en à des propositions simples : il n’y a rien dans la mémoire qui n’ait d’abord été dans l’expérience. La passion généalogique qui s’est développée depuis quelques décennies, à la suite des recherches des Mormons, est un indice parmi d’autres du désir de prolonger hors de l’individu des attaches génétiques non contrôlables. Va-t-on en revenir aux formes mythiques des bénédictions et malédictions sur quatorze générations ? Faudra-t-il battre sa coulpe et faire acte de repentance pour Trafalgar et pour Austerlitz ? Va-t-on devoir assumer les défaites des Gaulois et les exactions des Croisés (ainsi qu’on nomme les petits blancs dans les collèges) comme si les braies des uns et le casque des autres faisaient toujours partie de notre attirail vestimentaire ?

8La mémoire est individuelle. Permettez cette facétie phonétique : son nom comporte deux fois le nom du sujet : « me » et « moi ». C’est soi. Les autres, c’est l’histoire (continuons la facétie : « histoire » contient « toi »). La connaissance historique est d’acquisition. Elle vient des autres, de leurs témoignages, des documents qu’ils ont laissés, des livres, des archives. Elle est livresque et scolaire, et interfère avec la collectivité et les institutions. Dans ce domaine, une nouvelle fois, on constate deux formes d’extrémisme. Ou bien on oublie tout, ce dont se plaignent les professeurs d’histoire (certains s’ingénient même à raturer ce qui gêne), et on en revient au seul temps qui importe, le présent, ou bien on veut tout ressusciter, et ça fait mal. Cela fait d’autant plus mal que ce déversement intégral du passé dans le présent, faisant déborder l’urne, anéantit toute distance historique. Un journaliste parlait récemment de la « mémorialité » française, une forme de grippe mémoriaire, une repentésite permanente qui amène à s’excuser d’être ce qu’on est. Partout dans les pâturages dévastés on ne voit qu’agneaux bêlant qui supportent les péchés du monde.

9Herbert Marcuse, en 1968, annonçait la fin de l’utopie, parce qu’elle s’était réalisée dans l’histoire et ne pouvait qu’engendrer, sans transformation radicale d’humanité, une éternelle répétition. Francis Fukuyama a prédit depuis 1992 la « fin de l’histoire » et l’avènement du « dernier homme » sous la forme que nous lui connaissions jusqu’ici. Le futur est un saltus dans l’inconnu et un hiatus par rapport au temps présent ; c’est le nouveau laïus de la post-modernité. L’histoire n’a pas eu de fin et l’utopie renaît sous forme interrogative, parfois angoissée. C’est pourquoi le colloque « le temps de la mémoire » trouve sa place dans la mémoire du temps présent comme dans l’histoire. Il est une affirmation de notre existence, dans le temps présent comme dans les œuvres du passé, collectivement répertoriées et enseignées, et individuellement mémorisées. Il inscrit une continuité et une nouvelle étape dans l’action de recherche que le LAPRIL mène, depuis trente ans, « avec ordre, sans miracle et sans extravagance », mais avec une persévérance qui unit le classique à la modernité.