1À l’origine, cette œuvre devait constituer le dernier volet d’un triptyque autour du personnage de Pierre Angélique dont les œuvres publiées antérieurement sont Madame Edwarda et Charlotte d’Ingerville. La thématique commune de ces récits est une initiation spirituelle à rebours, faisant de la mère de Pierre la source même d’une impureté généralisée.

2Ma Mère est un texte posthume de Bataille, ce qui rend ce récit opaque et déroutant ; sa forme est fragmentaire, en ce sens l’expression de Elisabeth Bosch « récits nucléaires »1 semble ici appropriée. À la difficulté de lecture vient se greffer la gêne morale qu’occasionne un tel livre : récit qui ne laisse pas vierge – le lecteur est entraîné dans la fange où se vautrent les personnages avec complaisance. Il sort de cette expérience souillé, déchiré entre un sentiment de fascination et d’horreur pour l’ouvrage qu’il vient de refermer.

3Dans Ma Mère la souillure est l’enjeu même du récit. Elle est ici mise en action au cœur de l’épreuve initiatique, celle-ci étant dirigée, dans un mouvement inversé, vers la chute. L’œuvre de Georges Bataille a l’originalité de partir de la notion de souillure, frappée d’un sens péjoratif, pour en permuter les polarités et en faire la condition même de « l’expérience intérieure », cette dernière menant l’individu à une connaissance totale de lui-même, par laquelle il ne sera plus cet être divisé (l’homme total est celui qui a accepté les parties de lui-même normalement refoulées).

I. Une curieuse initiation

a) Création d’un cadre propice à l’émergence œdipienne

4Suite au décès du père de famille, Hélène se voit dégagée de ses entraves sociales et morales et donne libre cours à sa vie de débauche, maintenue jusqu’à présent dans l’ombre, pour la sauvegarde de l’honorabilité familiale. C’est aussi le moment du retour du fils prodigue, Pierre, celui-ci concevant un amour idéalisant pour sa mère, allant de pair avec l’exclusion du père rendu responsable des désordres familiaux. La mort du père est donc doublement vécue comme une délivrance, et au trio castrateur succède le duo fusionnel mère fils. Cette mort est l’élément majeur du récit : elle est ce par quoi l’inceste est rendu possible et par conséquent ce qui fait la raison d’être de la fiction. Mort paternelle atypique car dépourvue de cause, la progression du récit lui attribuera des d’antécédents psychopathologiques, révélant une forme d’emportement de sa nature profonde. Tous les évènements postérieurs du récit naissent de la levée de cet obstacle majeur. La mort est dotée d’un pouvoir agressif : celui de renverser tout à l’envers. Elle inaugure un ordre nouveau, reposant sur la réversibilité des valeurs « Maintenant, ton père est mort et je suis fatiguée de mentir : je suis pire que lui ! ». La mort de l’intrus induit pour Hélène un changement de position sociale : conservant son rôle maternel et en y incorporant celui du père – elle édicte la loi du nouvel ordre. À cette mort réelle viennent se surajouter des mises à mort symboliques de l’instance paternelle : tels que les actes d’exclusion du père. Le fils tue le père dans le cadre de la rivalité œdipienne par l’exclusion du duo et dans le mépris qu’il voue à l’auteur de ses jours (nommé « intrus »). Il illustre ainsi le motif freudien de la horde. Le rejet de Hélène fait écho à celui du fils : elle exhibe son homosexualité devant un époux qu’elle a condamné à l’abstinence. Les dénégations du rôle viril et procréateur font du père un personnage de l’échec. L’élimination du père profane s’approfondit dans la suppression du père spirituel. Pierre était prédisposé à entrer en religion : un processus de reniement est indispensable pour que la place reste ouverte à un nouveau culte plus originel, matriarcal. George Bataille tisse des liens entre ses fictions et des éléments de son vécu ; l’un de ses thèmes récurrents est la relation anormale qu’entretiennent la mère et le fils. Au sein de la famille, le père occupe une fonction médiatrice qui fait normalement obstacle à la relation mère – fils directe et exclusive. C’est lui qui pose les jalons de l’interdit de l’inceste et de la mort symbolique qui en découle en cas de transgression. Mais la mort du père vient lever l’entrave du duo de sorte que le Moi – Pierre – offert aux mains du ça – la mère – en l’absence de surmoi qu’incarne le père, peut se livrer aux plaisirs du ça sans contrainte et en toute innocence. Ce rapprochement prend les traits d’une camaraderie de débauche impliquant l’abolition des liens de parenté : « -J’ai l’air assez jeune pour te faire honneur, me dit-elle. Mais tu es si bel homme qu’on te prendra pour mon amant » simple boutade au demeurant, mais qui va s’infiltrer dans les personnages au point de rendre l’inceste incontournable.

5Les protagonistes de ce récit évoluent dans un cercle dantesque fermé afin que puisse germer les fleurs du mal... les héros sont isolés dans l’élection initiatique. Ma Mère, bien que de forme romanesque, partage de nombreux points communs avec la tragédie classique. D’une temporalité incertaine, ce récit présente un temps achronique, renvoyant ainsi l’œuvre à un univers mythique épuré. Cette temporalité est ajustée en fonction de l’événement tragique pour en restituer la brièveté et l’intensité pour ne se composer que des moments les plus purs. L’espace, quant à lui, joue un rôle polarisant pour le désir toxique. Il prend une valeur cristallisante en exacerbant les passions. Bataille est fasciné par les relations de sang et par les drames qui en découlent. Il va recycler les motifs théâtraux au sein de son univers romanesque : le héros bataillien meurt dans un espace clos, celui de l’intimité familiale, à l’exemple de la famille des Atrides. Nos héroïnes portent le loup comme ultime avatar du théâtre de Dionysos : le masque, selon Gilles Ernst, « défend le héros du profane tout en marquant son appartenance au monde de l’interdit »2. Elles dansent d’ailleurs une bacchanale infernale où tous les excès sont de mise : ivresse, déchaînement des corps... Les héros sont dans un état de déracinement avec le monde profane : ils vivent dans le repliement physique et morale, celui-ci contribuant à l’aggravation des passions ravageuses : « Jamais je n’avais eu pour elle une dévotion plus grande, d’autant plus folle qu’unis maintenant dans la même malédiction, nous étions séparés du reste du monde ». Le sujet tragique fait l’expérience d’un nouveau moi hypertrophié par l’excès, d’une altérité qu’il ne maîtrise plus. Ce que Bataille nommera la dramatisation : cette expérience est au-delà du moi, dans une quête d’intensification de l’existence ; le moi est maintenu dans un état de tension à l’extrême limite du possible pour que jaillisse l’Impossible. La visée de cette dramatisation est l’ouverture possible à la souveraineté, autrement dit à l’état du sujet qui est confronté à la limite de ses limites.

b) Parcours initiatique à rebours

6L’initiation est orientée en vu de l’état extatique que procure la jouissance. Cette jouissance trouve son fondement dans une dynamique s’exerçant contre les instances patriarcales symboliques. C’est un vaste mouvement entraînant à vau-l’eau ces fondations tout en en parodiant les usages, dans un but subvertif. Le parcours d’initiation est classique : dans un 1^er temps, il se crée une rupture du néophyte avec le monde profane, pour qu’il ait accès à la révélation des mystères et enfin l’initié est renvoyé au monde profane, enrichi d’une expérience mystique. Cependant, ce culte véhicule l’urgence de transgresser le bien. La perfection achevée par l’initiation se trouverait dans un culte a contrario, consacré au mal. La gestualité du rituel initiatique vise à faire ressurgir l’Impossible par des gestes codés qui caricaturent l’office chrétien. Les fantasmes des protagonistes sont ritualisés : la tenue provocante des héroïnes se mue en ornement liturgique, marquant l’appartenance au domaine du sacré. L’homme vient implorer l’épiphanie féminine, dans des lieux de culte à rebours comme le bordel. La prière devient une parodie rendant hommage au vice : « la jouissance charnelle était sainte ». Le Christ est la figure de proue de cette profanation rituelle : le partage d’un repas arrosé d’alcool – introduction nécessaire l’acte charnel – rappelle le repas de la Cène. Pierre pastiche le drame de la Passion en « ouvr[ant] les bras en croix dans l’attitude du suppliant ». Sosie christique, il souhaite donner une continuation au sacrifice du Christ. La récurrence du motif ternaire est aussi une subversion de l’architecture de la trinité. Ici, il s’agit d’une trinité inversée dont Hélène incarnerait le St esprit.

7L’initiation est placée sous le signe de l’apprentissage d’un savoir occulte dont il convient de percer le secret. L’énigme prend forme à la mort du père. Elle est suggéré par Hélène qui évoque l’inconsistance du désir : « Tu sais peut être maintenant que le désir nous réduit à l’inconsistance. Mais tu ne sais pas encore ce que je sais... ». Voilà posés les jalons d’une formation dans laquelle elle se porte garante. Hélène veut « déniaiser » son fils en lui faisant partager une connaissance de type sensuelle. Il s’agit d’un savoir régressif dont seule la femme possède les derniers avatars. Porte parole de Bataille, elle initie son fils à ce que l’auteur appelle l’hétérologie, la science des forces incontrôlables. En tant qu’expérience au-delà de la raison, celle-ci présente une altérité radicale : c’est un mouvement paradoxal vers le non savoir, autrement dit le néant. Bien que l’existence du héros soit fondée sur la révélation, aucun repère ne peut l’y conduire : il n’y a aucun but à l’errance si ce n’est celui de la chute. Le disciple qu’est devenu Pierre à soif de ce savoir car celui-ci l’ouvre à la face sombre de sa mère, autrement dit à la jouissance tenue tabou de cette dernière : « je veux savoir ce que tu veux. Je veux le savoir et je veux l’aimer ». Le secret de la mère réside dans l’autre monde auquel elle appartient et sur lequel elle règne en maîtresse absolue. Le désir de savoir se heurte automatiquement à l’interdit, dans une nouvelle version du péché originel dont chacun rejouerait seul la partie : « le plaisir ne commence qu’au moment où le ver est dans le fruit. C’est seulement si notre bonheur se charge de poison qu’il est délectable ». Cette expérimentation du savoir que propose Hélène repose sur l’intensification des possibles de l’existence, celui-ci permet d’acquérir une conscience redoublée de l’être, capable de signaler ce qui est souverain dans le monde.

8Les héroïnes de Bataille ne font pas références à de vulgaires prostituées mais à des prêtresses de l’amour : il s’agit d’une prostitution sacrée (sacer a longtemps signifié aussi bien « saint » que « souillé »). Cette association antithétique est rendue perceptible à travers les deux prénoms que porte l’héroïne : d’abord Hélène puis Madeleine à son retour d’exil en Égypte. Déesse obscure du récit, elle est le personnage clé de voûte de ce récit : tous les fils narratifs y viennent converger car en elle se trouvent synthétisés l’action et les destins de chaque protagoniste. L’éducation qu’Hélène dispense à son fils a pour but de l’amener à prendre conscience de sa propre réalité. Dans ce mouvement généralisé en faveur de la désacralisation, elle exige d’être reconnue dans son élément sans eux, d’être acceptée en tant qu’être unique. Détentrice du feu sacré de tous les excès, l’initiation prend la forme d’une quête de la jouissance de l’extrême. L’initiation qu’elle lui soumet est suggestive, elle semble émaner de l’adoration que Pierre voue à sa mère et de la curiosité que cette inconnue lui inspire. Mais c’est Hélène qui parsème sur le chemin de son fils les éléments de la révélation initiatique : elle met en place une véritable programmation de l’éducation sexuelle de son fils. C’est ainsi qu’elle se fait l’entremetteuse des rencontres avec Réa et Hansi. Le contrat initiatique qu’elle commande à son fils de signer à tous les stigmates d’un pacte avec le diable : « pacte avec la démence ». Hélène a le monopole des rites orgiaques : elle place son existence sur le devant de la scène, comme modèle exclusif de conduite désordonnée à suivre. Elle a la faculté de faire exploser comme un geyser l’inconscient et le ça en initiant son partenaire dans le domaine mystique de l’extase libérée de la conscience.

9En outre, en tant que personnage narcissique, la formation de son fils donnerait à Hélène l’occasion de se dédoubler. Ce double doit assurer la relève orgiaque lorsqu’elle ne sera plus (son suicide était-il projeté ?). Réitérative, l’initiation présente de Pierre vient doubler la vie passée de la mère. Exemple de cette symétrie éducative : pour Hélène, l’éveil à la chair s’est réalisé au grenier par des lectures pornographiques, tandis que pour Pierre il se réalise dans le bureau du père, devant les photographies obscènes de ses parents. Double du père, le fils vient remplacer et parfaire la mission où celui-ci a échoué. Épouse despotique, son mari était son souffre douleur. De la tyrannie maritale résulte la tyrannie filiale. Sa dureté est inflexible face aux balbutiements initiatiques de Pierre. La théorie freudienne nomme cette volonté de puissance « pulsion d’emprise », celle-ci vise à se rendre maître de l’autre, l’instrumentaliser, pour arriver à ses fins personnelles.

10Hélène anime Pierre d’une fascination quasi religieuse faite de terreur et de vénération. La masculinité est en état de subjugation devant la femme, devenue l’instance décidante. Cette idolâtrie confine au masochisme, comme chez certains mystiques : « Maman, fais-moi trembler ». Cette expérience ne peut être que masochiste car elle engage la totalité de l’être. Pierre progresse vers la Négativité c’est-à-dire qu’il accepte la condition marginale de lui-même vécue à la charnière entre douleur et plaisir. Pour Pierre, la femme est comparée à Dieu car elle partage l’impossible avec lui : la jouissance charnelle devient une voie d’accès à la divinité. Pierre et Hélène se créent un univers empreint d’une sainteté dionysiaque passant par l’hybris. Selon Bataille3 « si la mystique a pour but l’extase, la débauche a pour objet le plaisir excédant qui est un moment suspendu d’exaltation, de surprise intime et d’excessive pureté ». Hélène lui inspire le respect pour l’obscène et l’interdit qu’elle synthétise.

c) Petites scénettes de la vie de débauche : travaux pratiques

11Suite à l’initiation théorique, Hélène va soumettre à Pierre une mise en pratique des principes orgiaques dont elle lui a donné l’exemple. Cette mise en action du néophyte est aussi une manière d’éprouver son endurance à la conversion.

12Ma Mère est le roman du contournement de l’inceste. La transgression incestueuse est le désir de l’impossible désir, le désir excédant le désir lui-même. Dans une érotique du frôlement, l’image du corps de la mère qui glisse évasivement, manifeste le fait qu’elle soit rétive à toute possession. Castratrice, c’est une sorte de mauvais génie brillant par son absence, jouant le rôle occulte de démon femelle qui hante les âmes. Or dans le processus initiatique, la recherche d’une gémellité est ambiguë car celle-ci suggère une proximité rendue impossible à cause des rapports qui unissent la mère et le fils. Selon Brian T. Fitch4 « pour qu’il y ait dédoublement, il faut qu’il y ait non seulement similitude mais écart. Et c’est l’écart avant tout autre chose qui caractérise les rapports entre mère et fils ». Toute consommation charnelle trahirait la nature de ce rapport de double privilégié, d’où la nécessité d’unions physiques de remplacement. Cet écart, naissant de l’interdit de l’inceste, est matérialisé dans le lexique par le mot « détour » : « je touchais, j’embrassais Réa, à ne plus voir en elle que l’accès, par un détour, à ce qui, dans ma mère, était inaccessible pour moi ». Ce qui compte dans l’amour de Hélène et Pierre, c’est la déchirure qui les unit, cet impossible de la jouissance. Or, ce couple est devenu maudit puisque l’inceste est rendu possible, lors d’une partie fine avec Réa. Par les yeux se trouve véhiculé le fantasme de la pénétration de la mère : « les regards irrités de ma mère et les miens se possédèrent ». Ils ont brisé le cercle magique du fantasme pour entrer dans le réel d’où la fuite de Hélène en Égypte. Son retour d’exil suggère qu’elle est prête à outrepasser l’interdit de l’inceste. L’intériorisation de ce fantasme incestueux génère chez le fils un réseau de fantasmes de substitution. Pierre doit donc entamer un processus de sublimation passant par le deuil du 1^er objet pulsionnel. Le désir pour la mère peut trouver une voie de décharge sous un mode hallucinatoire grâce à l’usage du détour sous la forme substitutive. Réa et Hansi figurent l’épée de Tristan pour que ne s’accomplisse pas l’inceste. Elles ont des rôles maternels de délégation : initiatrices dans un 1^er temps, elles parachèvent l’éducation amorcée par Hélène, en abordant l’instruction sexuelle. La femme élue par le duo mère fils aide à l’exacerbation du plaisir et à la réalisation fantasmatique de l’inceste. Elles font écran au désir incestueux en se positionnant à la frontière des corps mère fils : incarnation la limite, elles représentent des corps fétichisés. Bannissant les amours hétérosexuels, Hélène les vit ainsi par procuration.

13Les lieux de la mise en action orgiaque sont révélateurs des personnages car l’espace polarise le désir et lui confère une valeur cristallisante.

14Dans cet univers féminin, tout n’est que représentation de soi-même au moyen de l’exhibition. Les scènes les plus scabreuses sont généralement campées dans des endroits publics qui permettent aux protagonistes d’entrer dans le champ du jeu autrement dit de la théâtralisation des fantasmes. Les endroits ouverts ont pour but d’exacerber le désir en entremêlant pudeur et indécence, en ayant un effet retardateur à la jouissance. L’exhibition est le vecteur privilégié d’une mise en spectacle de l’excès. Selon Lacan l’exhibition est le stade du miroir qui s’inscrit dans le narcissisme primaire, d’auto érotisme : c’est jouir de se voir dans l’autre, jouissant lui-même du spectacle. Le geste exhibitionniste est donc tributaire du regard de l’autre. L’exhibition a pour corollaire un désir de provocation obscène. L’obscénité se définit par son attrait pour la condamnation : elle prend sa source dans la réaction contre, en tant que défi lancé au spectateur. Entre les héroïnes se crée une émulation dans l’obscène : Réa se dit « la plus cochonne » et se charge de magnifier le portrait de débauchée d’Hélène : « Ainsi votre maman est meilleure que nous... ».

15Toutefois, l’atmosphère festive et exubérante masque un désir de retour à l’intime. En effet, c’est souvent suite aux grands débordements publics que naissent ces moments de l’intime. Les scènes dans le coupé en sont révélatrices : elles introduisent le silence de la transgression. Avec l’absorption d’alcool faisant crouler les inhibitions, les personnages se relâchent manifestant cette résurgence instinctuelle longtemps refoulée. Ils semblent entraîné dans une urgence libidineuse, métaphorisant la chute : « nous nous jetâmes dans l’escalier ». Les mouvements du coupé viennent consolider la débâcle des corps : ceux-ci sont indifférenciés, s’entremêlant les uns les autres, les membres des uns prolongeant ceux des autres, installant le règne de la confusion : « Quand [Réa] sortit, elle n’avait plus de jupe dans des pantalons très ouverts, elle se précipita dans l’escalier. Ma mère en courant la suivit, la jupe de Réa sur le bras. Je les suivis tout aussi vite, le chapeau absurde de ma mère à la main ». Par ailleurs, la scène du bureau dans le présent fait écho à celle du grenier par le passé, mettant le fils et la mère dans le même rôle de néophyte. La scène du bureau, symbolisant les connaissances secrètes, est un piège fomenté par Hélène pour que son fils refasse le même parcours qu’elle-même. En se « déculottant » devant les images, Pierre libère ses pulsions basses faisant son entrée dans le monde maternel comme on entre en religion. En outre, la chambre est un lieu important lors des rituels initiatiques : c’est un lieu de la révélation. La rencontre mère fils dans l’alcôve est très érotisée : Hélène est ivre et à demi dévêtue, rendue obscène par la pluie qui colle à sa chemise. Ce lieu intimiste sera réinvestit avec Hansi où la chambre se transforme en véritable lieu de réclusion du désir. Leur 1^ère union charnelle va s’étendre sur plusieurs jours comme pour prolonger leur état de divagation : la couche semble absorber leurs corps. Ils semblent fusionner avec le lit.

16Ma mère est le théâtre de la licence des corps et des esprits. De tout temps la femme a été considérée comme le véhicule d’une nature violente et d’une sexualité débridée. Elle est l’image de l’autre, éternelle étrangère à la raison. La féminité entretient un rapport privilégié avec la folie dont la structure abyssale se situe au-delà des frontières de la pensée. Rire, sexe, orgies stigmatisent les carences rationnelles. La violence qui accompagne ce déchaînement possède une valeur initiatique qui inaugure le retour des débordements primordiaux et sacrés.

17Le vêtement bataillien constitue un appel au partenaire de débauche. Pour l’habillage de ses héroïnes, Bataille se sert des souvenirs traumatisants : le souvenir est par lui-même dépourvu de sexualité mais lorsqu’il se trouve substitué dans le récit, il se métamorphose en un épisode d’une grande obscénité érotique. Nous prendrons pour exemple un événement tiré de l’enfance de Bataille : sa mère était folle ; le jeune garçon l’aurait vu sortir de l’eau glacée après une tentative de suicide. Nous pouvons mettre cet épisode en parallèle avec la dimension fluide des robes de ses héroïnes, moulantes et transparentes. La scène intimiste de la chambre où Hélène porte un habit de pluie fait écho au souvenir de la tentative de noyade de la mère réelle. La mère fictive revêt des robes « couleur chair », tenue paradoxale qui mime la nudité. Le vêtement fétiche est un substitut phallique qui a pour fonction la captation du regard de l’autre. C’est un (sur) ajout vestimentaire visant à agrémenter le jeu en donnant plus à jouir. Le mouvement de la mise à nu, quant à lui, est un moment décisif qui fait apparaître la partie mortelle derrière le sujet psychologique. C’est un abandon du masque de la vie apparente. Les dernières lignes de Ma Mère mettent en relief ce moment : « Ma mère retira devant moi sa chemise et son pantalon. Elle se coucha nue ». C’est le moment de la transformation de la femme en monstre. Le corps bataillien véhicule un message subversif. Selon Lina Franco5 la pratique scatologique de l’écriture que prône Bataille « est une tension libératrice, qui prend à la fois la signification d’une expulsion physique et d’une contestation, toutes deux élisent le corps comme lieu où cette tension vit sa confrontation avec le réel ». Les corps révoltés incarnent le scandale : scandale de celui qui accepte de vivre avec toutes les parties de sa nature. La nudité corporelle se vit comme une puissance, qui au sein du désordre violent, contient en germe une force de renversement. L’agressivité féminine est manifeste à travers l’exhibition du corps symbolisant la vérité de l’abîme : « Je te donnais ce que j’avais de plus pur et de plus violent, le désir de n’aimer que ce qui m’arrache les vêtements ».

18Bataille s’intéresse à la chair en tant matière. Le corps bataillien est une masse informe désexualisée. Dans cette conjoncture, le récit s’emploie à sublimer de l’infâme. L’œuvre bataillienne donne à voir des corps métonymiques, comme morcelés par le désir. La laideur des organes révèle l’obscénité du corps ; le sexe féminin est une zone de néant qu’il faut franchir pour accéder à des plaisirs inouïs. La notion de trou pénétrable est particulièrement développée dans le récit, car les orifices corporels sont des surfaces vides où Eros peut tirer sa source. La femme est associée au trou accessible pour l’homme, qui marque l’ouverture au néant de l’autre monde : c’est par le sexe féminin que Pierre accèdera au royaume maternel. Les corps s’articulent dans une dialectique de l’expulsion (incontinence excrémentielle) : aucune frontière ne peut endiguer des corps sans cesse en débordement. La quête de l’extrême c’est la crue qui engloutit le sujet. Bataille s’appuie sur les images de la marée pour expliciter le surgissement organique qui assiège les personnages. La bouche est le trou facial qui métaphorise le mieux l’idée d’expulsion abjecte génératrice de dégoût. Elle est aussi le lieu de prédilection pour que s’épanouisse la souillure : en elle réside les possibilités de libération qui autrefois étaient assurées à l’anus. En outre, le vomissement est un symptôme qui permet de communiquer ce qui est pénible, humiliant par rapport à son intégrité. Il favorise la libération de ce qui écœure dans un mouvement de la perte qui est fonction de l’excès. Une autre « Évacuation éhonté »6 réside dans le potentiel d’évacuation de l’anus. La défécation est l’intégrité qui coule à sa perte, sacrifiée sur l’autel de la volupté libératrice. L’anus est cette zone désirable dont on ne peut occulter la fonction primaire excrémentielle : « Le lieu de la partie d’elle-même que Réa m’avait proposé et de cette comique puanteur qui sans cesse nous ramène à la honte me donnait le sentiment d’être heureux ».

19Cette initiation a contrario repose sur la quête paradoxale de ce qui souille afin que soient restaurer les éléments que l’humanité à l’habitude de renier.

II. La tâche aveugle bataillienne

20Le récit de Ma Mère est construit sur fond de tâche aveugle : il est question ici d’une pollution atavique, venant expliciter l’éducation à rebours que Hélène dispense à son fils.

a) La souillure originelle : une expérience extatique

21La pureté de la « petite fille » qu’était Hélène fut d’abord entachée par son éducation en retrait : élevée par ses tantes, elle a mené une enfance de recluse. Isolée, Hélène s’est crée un monde à elle, dont les caractéristiques sont inversées : ce refuge est à l’image de la solitude du monstre : démesuré, violent, réduit au désir tout puissant. Elle va se créer une personnalité en harmonie avec cet ailleurs fantasmé. Étant son autoproduit, elle va s’éduquer avec des lectures audacieuses déterminantes pour son existence à venir, en même temps que partie du legs hors norme qu’elle va concéder à son fils : « sans cette introduction, il n’y aurait pas eu de plaisir et je n’aurais pu dans les bois renverser ce monde-ci pour y trouver l’autre ». Ces lectures procurent à Hélène un étouffement de désir morbide, puisque dans son idéologie pervertie s’opère une analogie entre « le souffle de la mort » et « le souffle du plaisir ».

22Dans un temps reculé qui confine au mythe, Hélène fut violée par le père. Cette salissure originelle détermine la souillure qui s’exerce dans la fiction. Ce viol a eu lieu dans les bois ; une atmosphère de battue s’y dégage dans laquelle Hélène est assimilée à l’animal traqué tandis que le père s’apparente au chasseur. À l’image des grandes déesses, Hélène incarnait la vérité sacrée se dérobant à celui qui n’est pas apte à recevoir la révélation. La chasse symbolise ici le vice dionysiaque entièrement orienté vers le désir insatiable (cf. sources antiques). Pour l’homme, elle représente une source de jouissances passagères qui permet d’affirmer les qualités viriles. Ce retour mémoriel hantant Hélène est d’une violence extrême cf. lexique de la contrainte : « il m’a trouvée nue, il m’a violée » ; ce syntagme réunissant la cause et l’effet animalise le désir masculin, qui, par ricochet, animalise Hélène se défendant comme une bête : elle veut arracher les yeux de son futur époux. Dans la symbolique bataillienne, l’œil est un écho au sexe – il est érectile. Interprétation qui peut être renforcée par la déception du père de ne pas avoir été énuclée c’est-à-dire castré. Salie elle-même, Hélène va instaurer la propagation de sa souillure intérieure : d’abord envers son bourreau, puis envers le fils de ce dernier. Pierre est le fruit du crime de son père – il est la projection vivante de cette pollution : « il t’a violée, je ne suis que l’horreur qui en résulte ! ».

23Cette angoisse qu’elle a connue dans les bois conditionnera sa jouissance d’adulte : celle-ci est une blessure devenue avide d’elle-même. L’angoisse est née avec la rencontre désastreuse du père qui l’a forcée à rompre avec son innocence somnambulique de ménade en furie. Elle avait rejoint les bois en quête d’un plaisir encore indifférencié ; elle succombe à un appel violent de la nature qui la conduit à arracher ses vêtements – manière de s’affranchir des barrages de la civilisation (cf. ménades, dont l’attitude est similaire à l’hystérie). Elle quitte ses habits pour se couvrir de boue. Les bois figurent le lieu où s’épanouit « l’inquiétante étrangeté », en tant que résurgence de l’inconscient ; c’est le lieu de l’innocence et de la jouissance solitaire. La dénudation sur le cheval marque l’attrait d’Hélène pour la chair : femme et bête font corps dans une course infernale mimant le coït : « Mais dans les bois j’allais à cheval, je défaisais la selle et j’ôtais mes vêtements ». Cet acte métaphorise le désir d’extirper les barrières métaphoriques de la sexualité. Dans sa symbolique de force fécondante, la fusion cavalier / cheval est conçue comme une manifestation du ça. En quête de perfection, Hélène refuse l’élément masculin dans son auto-sexualité. Une mythologie de l’incubat est ici appliquée au féminin : Hélène jouit avec des chimères qui sont des projections narcissiques. L’outrance existentielle d’Hélène a pour visée de rejoindre cet état extatique des bois, figurant une sorte de jardin d’Eden disparu.

24Depuis cette violation, Hélène éprouve le besoin d’un perpétuel retour fantasmé sur les lieux du forfait et de la jouissance primordiale. Cette fixation constitue le point de référence de toutes ses expériences transgressives faites d’angoisse et de ravissement. Elle mène une quête de l’impossible retour à l’innocence qui finira par se résoudre dans la perte de elle-même. Selon Mona Gauthier7 « l’érotisme bataillien inscrit le désir dans la quête d’une jouissance répétitive en même temps que prisonnière de l’imaginaire ». Cette fixation agit sur le mode de l’identification donnant lieu à de multiples reproductions symboliques. Ainsi, lorsque Hélène a besoin d’évoquer le summum de l’extase jouissive, elle se sert des bois comme point de référence « Rien n’était plus pur, rien n’était plus divin, plus violent que ma volupté des bois », idéal venant du passé qu’il faut revivre à chaque instant. Hélène est sans doute frigide puisque rejetée sur les rives du plaisir extrême, nul autre plaisir ne lui permet de combler ce ravissement initial. Le motif des bois est tellement obsessionnel qu’il détermine l’éducation de son fils à la différence que cette fois, elle est passée de victime à bourreau.

b) Propagation de l’impur

25La notion de souillure est semblable à celle du virus, caractérisé par sa nature contagieuse. La violence de cette contamination est telle qu’elle est sans remède.

26La reconnaissance de l’autre est le moyen privilégié pour que s’effectue la contamination. Pierre a vécu 17 ans bercé d’illusions concernant le couple parental excentrique. Dans sa caverne spirituelle, une lumière indique le chemin à parcourir pour s’affranchir de ce monde trompeur, cette lumière est le soleil noir maternel. Elle est la messagère de l’autre monde, garante d’une vérité qu’elle va brandir comme un étendard. Pierre s’est persuadé de la responsabilité du père dans les dérèglements de la famille. Dans cette illusion, Hélène tient le rôle de victime, ce qui répond à un besoin de voir en elle un être immaculé, dont l’impureté serait réactionnelle. Par l’idéalisation, Pierre refoule la part détestable d’Hélène. Le masque de respectabilité maternel n’était ôté que dans l’intimité. Ainsi le père peut-il se lamenter : « personne [...] ne se doute du cauchemar où je vis ». La mort de l’intrus va être le catalyseur de la révélation de Hélène : « ses funérailles mettent mère et fils vraiment en regard et engendrent ces scènes de dévoilement où l’une, mal connue, méconnue, engagera l’autre, qui veut la reconnaître, à l’imiter »8. Tous les efforts de cette dernière vont consister en une démolition en règle de ce portrait magnifié, donnant ainsi à voir la mère réelle flétrissant la mère sublimée. Elle va se salir elle-même, car ce qui souille est intimement lié avec le plaisir. Paradoxalement Hélène va honorer la mémoire du père post mortem en dénonçant ses actes de maltraitance maritale. Contrainte d’épouser son agresseur, Hélène a consacré sa vie à la vengeance. Tout d’abord en se dérobant sans cesse sexuellement à lui, rejouant ainsi la scène traumatique de leur rencontre, tout en en révélant le châtiment. Dans une surenchère de cruauté, Hélène s’est mise à se jouer de son désir en l’humiliant : ils partagent les mêmes partenaires sexuels, faisant donc l’amour par personnes interposées (Pierre semble affligé de la même privation que son père !). Et enfin, Hélène castre son bourreau en le battant en public et en le féminisant. Le père emblématisé l’image de ce roi détrôné dont l’obscénité est vulgaire et immanente à la différence du pan érotisme primordial et sacré d’Hélène.

27Selon Hélène, l’adoration doit être justifiée par le support de la réalité : « je ne veux de ton amour que si tu sais que je suis répugnante, et que tu m’aimes en le sachant ». La reconnaissance qu’elle exige de lui est basée sur l’acceptation et l’admiration filiale des indignités maternelles tout en gardant d’elle une image inaltérée. La reconnaissance s’établit ici par le biais de la vue. Hélène veut obliger son fils à voir ce qui crève les yeux (motif solaire) à penser ce qui fait perdre la tête (motif de l’acéphale). Il n’y aura jamais de fusion dans leurs expériences, ce sont deux solitudes qui se toisent en se comparant, en s’ajustant l’une à l’autre. L’absence de communication dans les expériences intérieures est palliée par la reconnaissance visuelle. Selon Brian T. Fitch9, dans les rapports de la mère et du fils « il s’agit de se voir dans les yeux de l’autre ou plutôt de voir l’autre se regardant dans les yeux qui le regardent chacun [servant] de support au double de l’autre ». Il n’y a pas de communication mais une sorte de réciprocité de reflets. D’après Michel Feher10 « si le regard décillé peut appréhender l’ordre du monde jusqu’à ses moindres méandres, un reste, une tache aveugle située dans le non lieu interstitiel de l’incision, viendra le hanter tout au long de son parcours ». Hélène est devenue cette femme-tache hantant l’existence de son fils.

28Après la reconnaissance exigée peut commencer la contamination. Car accepter l’autre c’est aussi accepter de partager une partie de son fardeau. Et c’est de cette manière que s’instille le mal dans l’œuvre bataillienne. L’enjeu de cette initiation à rebours est de corrompre le corps pour mieux s’approprier l’âme. Or, la souillure est rendue perceptible par tout un réseau psycho somatique révélateur du degré de pollution morale mis à l’œuvre. Le malaise social du jeune homme en voie d’exclusion, prend les traits d’une maladie. Les états maladifs que sont la fièvre, le vomissement, la nausée... attestent de la voracité de la vie en même temps qu’ils sont les signes des dérèglements et des exubérances. La nausée marque la difficulté morale à accepter l’impur. L’encrage dans le tumulte de la débauche s’apparente à une maladie chronique dont on ne peut plus se défaire « je devins chaque jour plus malade » peut dire Hélène. La plaie et ses dérivés (déchirure, trou, vagin...) stigmatisent la voie d’accès à ce qui souille, le microbe qui attaque les chairs. La maladie est le signe de la corruption pratiquée sur le corps qui affecte l’esprit. Quant à la corruption de l’esprit, elle se conjugue avec l’imaginaire de la faute : le surmoi met en branle des mécanismes de défense contre la tentation. En Pierre subsiste des traces de son éducation judéo-chrétienne, assimilant la chair au suprême péché. Mais quand l’impur émerge à la conscience cela indique qu’une limite intérieure a déjà été franchie. En outre, les doublons d’Hélène ont été néophytes avant Pierre. Hélène a fait don à ses substituts de son fantasme des bois, car transmettre son fantasme, c’est tenter désespérément de lui redonner vie. Ainsi, Charlotte d’Ingerville conte à Pierre ses amours saphiques dans les bois avec sa tante Hélène. Hansi reprend à son compte le supplice des bois : « Mais j’ai décidé d’aller au bois et de venir à bout de mon excitation en lançant la folle au galop ». Tout se passe comme si Hélène avait pris, à cet instant, la place de sa doublure – Hansi – pour s’unir à son fils. Hélène contamine chaque membre de son entourage, exerçant ses pulsions corrosives dans l’ombre.

29L’imaginaire de la tache est présent au cours de deux épisodes de Ma Mère : le 1^er se situe lors d’un repas au restaurant durant lequel Hélène et son fils sont en présence : « le garçon s’approcha, nous servit. Il y avait dans la salle une odeur triste, dégradante, la nappe était tachée de rouge. Il faisait chaud ». Il s’agit ici des prémisses de la souillure. La parole possède un principe fécondant pour l’interlocuteur. La nappe souillée de vin stigmatise la corruption qui est en train de se révéler au cours de leur dialogue, en même temps que cette tâche est le signe de la nature démesurée de Hélène. La tache symbolise ici l’anomalie, le monstrueux. Associée au rouge, elle extériorise la fougue et l’ardeur, signale le danger que représentent les passions débridées allant dans le sens de l’expansion. Le rouge contamine d’ailleurs Pierre : « je rougis, j’essuyais mon front, la sueur y perlait ». Mais Réa est elle aussi une dispensatrice de la tâche infamante. Elle va contaminer Pierre par un baiser : « elle se tient devant moi, me défiant, riant de voir mes lèvres barbouillées de rouge ». Le rouge à lèvre symbolise la sensualité féminine en même temps que son aspect dévorant. Le rouge calqué sur le visage de Pierre est l’empreinte du vice indélébile. On peut supposer que ce que Pierre voit dans le miroir, outre une tâche « travestissante », c’est le visage d’Hélène puisque Réa en est le substitut. Le visage de l’absente envahit le miroir. Il voit le reflet de cet Unheinliche, la naissance du double, du monstre. La lettre d’Hélène écrite en Égypte confirmerait cette hypothèse : « je suis ce que tu as vu ». Ainsi, Hélène représente la tâche au fer rouge dans l’existence de Pierre, cette cicatrice inguérissable qu’il va s’efforcer de rouvrir au cours de ses rencontres. Elle est la figuration de la blessure intériorisée du jeune homme.

30Au fur et à mesure que progresse l’initiation, le héros subit une sorte de dépersonnalisation pour n’incarner que le tantalisme du désir. Ma Mère donne à voir une humanité en réduction, placée sous le signe de la vacuité, celle-ci ne pouvant être remplie que par le désir impétueux. Or le désir corrompt l’être pour ne laisser place qu’à une animalité pervertie, celui-ci réduisant à de la chair en ébullition. Chacun se rétrécit en harmonie avec ses vices. Le verbe « souiller » vient de la racine indo-européenne su- « porc ». Le texte réactive le motif de la souillure à travers la nature porcine de la famille Angélique : « je me souillais devant les cochonneries où mon père et peut être ma mère s’étaient vautrés. C’était bon pour le salaud que je deviendrais, né de l’accouplement du porc et de la truie ». Animal dépréciatif, il symbolise la goinfrerie, la voracité et synthétise les tendances obscures de chaque individu, notamment celle de la concupiscence. Mère et fils partagent le même truisme originel, puisque Pierre reproduit la jouissance dans la fange de ses parents. Ils tirent leur plaisir dans ce qui souille : la poussière pour Pierre ; le pourrissement des feuilles pour Hélène. Outre la nature porcine d’Hélène, cette dernière est également comparée à une mouche : « si la foudre me frappait, je n’entendrais plus la mouche qui chante à mon oreille ». La mouche figure ici le mauvais génie agissant par suggestion sur l’individu, ce qui suggère le rôle sournois joué par Hélène. La mouche se multiplie sur la pourriture, colportant les germes des maladies et permettant leur diffusion. Elle symbolise l’incessante persécution. Pour ce qui est de Réa, elle est à plusieurs reprises assimilée à la chienne. Animal psychopompe, il est le guide vers l’autre monde, rôle que Réa va être la 1^ère à assurer par le biais de l’érotisme. Le chien symbolise la puissance sexuelle, il est séducteur et incontinent dans son désir débordant. En sus de cette image de la chienne que Réa se prête volontiers, Pierre vient y greffée la représentation de la pieuvre : « elle m’abandonnait à cette pieuvre qui ressemblait aux filles dont les obscénités de mon père avaient meublé mon imagination ». Animal tentaculaire, il offre une représentation significative des monstres qui symbolisent les esprits infernaux telles Scylla, Gorgones. Les morsures des pieuvres sont souvent empoisonnées. L’image de la pieuvre appliquée à Réa symbolise donc la femme piège dont le désir est dangereux. Cette comparaison de Réa en pieuvre préfigure celle de Edwarda : « ainsi les « guenilles » d’Edwarda me regardaient, velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante ». Quant à Hansi, par un jeu de mots sur l’homophonie « grande rousse » « grande ourse », elle est comparée à la constellation dont le nom est issu du mythe d’Atalante et du sanglier de Calydon. Ce mythe peut être mis en parallèle avec le déguisement de Hansi en amazone, ses plaisirs sadiques, l’ourse étant le symbole de la classe guerrière.

c) La souillure en héritage

31Bien qu’issu d’un viol, Pierre n’est pas vraiment le fruit d’un couple mais semble issu d’Hélène seule : il est appelé « mon enfant des bois ». Elle semble s’être accouplée avec la nature fécondante pour donner la vie. Cet enfantement seul fait d’elle une vierge à rebours dans une nouvelle version de l’Immaculée Conception. À ce titre, l’onomastique du personnage de Pierre Angélique est révélatrice de l’annulation du géniteur : le terme « Angélique » désigne une secte chrétienne anathématisée par le concile de Laodicée au IV^e siècle à cause de son culte outrancier pour les anges. Pierre est inengendré par le père car il est « l’enfant de la fête des bois ». Son nom est le symbole de l’immaculé des anges, celui-ci étant dévoyé dans un système interverti. Cette revendication est peut être une manière pour elle de dénier l’agression dont elle a été victime, en restaurant sa pureté. Dans le viol elle s’est reproduite à son image : biologiquement, physiologiquement puis moralement par le biais de l’initiation. Pierre est né de l’onanisme d’Hélène. Outre cette naissance hors du commun, Hélène lègue à son fils un héritage monstrueux et avilissant. Elle lui transmet ses propres tares morales qui ne sont pas le résultat d’un phénomène biologique mais le fruit d’une violence initiatique exercée sur l’âme : « je veux te faire entrer dans ce monde de mort et de corruption où déjà tu sens bien que je suis enfermée, ta corruption était mon œuvre ». Hélène fait de Pierre son continuateur dans la quête de l’impossible désir en lui inculquant une jouissance sauvage. L’existence de Pierre sera ainsi toujours court circuitée par le moi masturbateur de l’imaginaire que hante la mère. Hélène va lui léguer l’angoisse, la quête des émotions fortes et des situations anxiogènes : il mettra à profit cet héritage maternel lors de sa rencontre avec Madame Edwarda.

32La notion de « souillure », traditionnellement dépréciative depuis l’avènement de la chrétienté, recouvre chez Bataille une nouvelle signification, héritée des sociétés archaïques : ce motif se trouve dépouillé de son sens manichéen pour ne plus toucher qu’au sacré le plus pur, en tant que voie d’accès à l’expérience intérieure, dans une quête de l’homme total. La reconnaissance de cette bipartition humaine est rendue sensible dans l’ensemble de Ma Mère, à travers un parcourt initiatique original, reposant sur la chute du néophyte plutôt que sur son élévation, visant à restaurer les parties généralement refoulées de l’individu.