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La Souillure

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Danielle Bohler

Présentation

Danielle Bohler

Texte intégral

1Consacré à la Souillure, à un champ complexe d’affects, ce volume témoigne d’un vif souhait de pluridisciplinarité, illustré par tant d’autres rencontres dans le cadre du Lapril : l’analyse des créations littéraires dans la longue durée, de l’Antiquité à l’écrit le plus contemporain, la psychanalyse et l’anthropologie, les traditions orales et les collectes des ethnologues, les arts visuels. Reposant sur l’extension des champs linguistiques, ces recherches ont fait jaillir des questions, au cœur d’un atelier de réflexion constitué par les démarches croisées, les échanges et la convivialité du Centre de recherches.

2Sur le long fil de la diachronie, les fluctuations des cultures les plus diverses révèlent en effet la persistance d’une souffrance : la Souillure, imposée, subie, fantasmée. Qu’il s’agisse de la marque infligée par les codes sociaux, d’un signe frappant d’exclusion celui qui l’arbore, mais aussi d’une tache intime, qui peut être un événement vécu comme une salissure, au miroir de ce qui devrait se protéger de l’impureté. Autant dire que dans tous les cas, au plus profond de soi-même, on touche à la peur, au dégoût, à l’intolérable mal-être. Ce dernier n’est pas moindre, lorsqu’il s’ancre dans les profondeurs du symbolique, qui touchent à la distribution des rôles sexués, tout particulièrement les femmes, souillées par la menstruation et l’accouchement.

3Infligée par les mots et les gestes, la Souillure est un signe qui stigmatise, par la volonté trop souvent perverse de purger l’espace communautaire, dont témoigne le cours de l’Histoire. À l’opposé, paradoxalement, le désir de purification confère parfois à l’abjection la portée d’une quête de perfection.

4Dans une étude devenue classique (Purity and danger, 1967 De la souillure, trad. 1971), l’ethnologue Mary Douglas s’attachait à la Souillure, au tabou, à la marque d’infamie. Or le thème de la souillure intéresse largement le champ littéraire, les traditions et les rites. L’imaginaire de la souillure dénonce et exclut, en intégrant le stigmate que peut s’infliger douloureusement l’être obsédé par un événement traumatique, maintenu secret mais toujours susceptible d’être livré aux regards.

5Marque infligée et subie, marque fantasmée et cachée, signe exhibé ou réservé, la souillure est de l’ordre du visible ou de l’invisible, de l’ordre du dicible – pour le domaine de la Loi et de la sanction – ou de l’indicible, telle la honte de l’agression subie, de la sexualité et de ses ombres. De la tache de sang qui s’imprime, hallucinée, sur la peau de Lady Macbeth, à la honte intime qu’éprouve le sujet qui se croit « souillé » dans les scénarios d’inceste, jusqu’aux souillures que s’infligent les saintes dans la tradition dite populaire, pour écarter le désir et mortifier leur chair, et celles dont s’accablent les pécheurs dans la culture judéo-chrétienne. De la mutilation cachée d’Œdipe, stigmate dont il ignore l’origine, aux souillures allégoriques de la tradition médiévale, le textile se révélant, autant que la peau, une surface à inscrire. Pour évoquer la faute commise, l’âme, ainsi qu’une fine toile blanche souillée par la tache d’encre, rassemble dans cette noirceur le poids de sa culpabilité. La Souillure, par ces formes expressives, apparaît comme un marqueur symbolique fondamental dans l’univers psychique.

6Dans ce volume qui réunit les approches pluridisciplinaires, chaque chercheur a pu apporter son « terrain », le butin de ses collectes, les textures littéraires offertes à la lecture, les champs textuels les plus austères, de Bède le Vénérable jusqu’au plus contemporain. Source d’un tourment profond, la souillure apparaît toujours comme forme de transgression aux normes. Exhiber et cacher vont de pair, tout comme nettoyer et purifier. Les idéologies diverses en ont fait des usages pervers. Dévoiler l’ambivalence extrême de la Souillure, voilà le but de nos recherches, de cet atelier de réflexions partagées, de ces études de cas éclairées par l’analyse de la portée philosophique qui les sous-tend, par la mise en lumière de la force du mythe et de la fonction des symboles.

7Du nettoyage et de la purification, les usages pervertis sont bien connus. Le temps présent n’en est pas exempt. Plus surprenantes, l’abjection et la déréliction comme accès à la perfection. Bien évidemment, notre volume ne peut prétendre à l’exhaustivité : il veut introduire au cœur des paradoxes, sur le champ vivant des symptômes et des virtualités, dans le monde des secrets qui lui sont attachés. Même le parchemin médiéval peut en porter l’indice. Exhiber pèse d’un poids égal à l’acte de cacher : les immondices et les rites de sacrifice ne s’excluent pas. Le champ intime apparaît obsédé et tourmenté. Des déchirements de l’espace intérieur à la violence de l’infamie et des fantasmes qui la sous-tendent, la souillure est indissociablement attachée à la honte, à la culpabilité, à la responsabilité. La marque d’infamie stigmatise et peut devenir l’outil des idéologies : la souillure se révèle ainsi au travers de morphologies diverses, paroles, couleurs, formes abhorrées.

8La souillure enfin, acteur symbolique, nourrit les mythes, l’Imaginaire hanté par la culpabilité. En témoignent dans la longue durée la permanence de grands coupables, les réécritures de figures exemplaires de la souillure. Phèdre et Lady Macbeth, parmi d’autres moins frappantes sans doute, introduisent à la dimension symbolique et mythique, soulignant l’élaboration et la permanence tourmentée de ce qui salit et perturbe jusqu’à l’obsession. L’élaboration des mythes aurait-elle le pouvoir de réguler la douleur de l’humanité, les folies des normes, les tourments de l’inconscient ? Toutes les explorations sont encouragées, grâce aux lectures les plus fines et aux perspicacités les plus aiguisées.

9Faut-il alors esquiver et cacher, exhiber et arborer le fardeau, cette permanence de la souillure ? Dans les diverses cultures, la honte, la culpabilité, la violence publique ou intime, la perception des identités blessées s’associent ou s’entrechoquent. Car la Souillure se prête également au jeu du leurre et à la manipulation, à la faute prétendue, et la marque infligée par les mots et les gestes a souvent servi la purgation d’un espace communautaire, dont l’Histoire fut malheureusement scandée. Seule la dimension diachronique de la réflexion peut en suggérer la profondeur, la richesse et les risques. Tourments de l’espace intime, infamies cruellement imposées, hantise de la faute : la Souillure apparaît de tous les temps, événement paradoxal auquel nulle culture ne peut échapper.

10Toute notion subtile échappe, on le sait, à une saisie qui pourrait l’embrasser fermement. Par suite l’organisation des pages proposées à la lecture n’était pas aisée. Si des axes se dégageaient, des chevauchements devaient nécessairement s’affronter. L’ambivalence et le secret ont semblé s’imposer. Suivent alors les démarches témoignant du désir de purification et d’une exhibition valorisée de la souillure. Pourtant les tourments de l’intime l’ont souvent emporté, en particulier dans la littérature moderne et contemporaine. Des fantasmes de la longue durée peuvent se déceler dans les figures complexes représentées par la peinture. Quelques articles montrent combien l’idéologie peut s’emparer des signes d’odieuses stigmatisations, marquant le pouvoir des mots qui imposent une « altérité stigmatisée ». Dans leur ensemble, les contributions, par leur esprit pluridisciplinaire, permettent de saisir les modalités diverses de l’impureté, qu’il s’agisse de la marque infligée par une société et ses codes, imposant l’exclusion à celui qui l’arbore, ou alors d’une tache intime, d’un événement vécu comme une salissure, au miroir de ce qui en serait protégé. Ainsi la philosophie s’associe-t-elle à l’anthropologie. Les arts plastiques surprennent par leurs élaborations singulières. La psychanalyse imprègne nombre d’approches, parmi les contributions littéraires qui interrogent ici divers champs linguistiques, français, allemand et anglais.

11Terme détestable qui dénonce l’abjection, la Souillure stimule le désir, souvent inavouable, d’une exploration et de la macération, au travers de variantes culturelles nombreuses, embrassant le mouvement des consciences, les ombres de l’inconscient, la perception des frontières et des normes. La souillure, concept tout imprégné de douleur et de déréliction ? L’opprobre dénonce toujours un statut particulier de l’individu ou du groupe, les modes complexes des fantasmes sur la voie d’obscures genèses.

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