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L’ennui

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Gérard Peylet

Introduction

Gérard Peylet

Texte intégral

1L’ennui est une notion clé dans la littérature de la deuxième moitié du XIXe siècle, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas chercher l’expression de l’ennui avant ou après cette période. Si le passage de la mélancolie romantique à l’ennui fin de siècle représente en effet une évolution historique essentielle pour la compréhension de l’ennui au XIXe siècle, il nous a paru utile d’étudier l’ennui en dehors de ce contexte historique exceptionnel.

2Il était nécessaire de distinguer un phénomène de mode, une attitude, d’une souffrance existentielle ou d’un ennui d’essence pascalienne. Il nous a semblé indispensable également de distinguer l’ennui de la mélancolie à laquelle nous avons consacré déjà un volume dans cette collection. Mélancolie et ennui ont un lien avec le vide, le vide ressenti au présent. Mais dans l’ennui, ce vide est une sorte d’atonie, d’état qui s’étale, sans relief. L’ennui, c’est la résignation au vide, à la monotonie, c’est l’impuissance à ouvrir une faille, une brèche dans cet état monocorde. Pour définir l’expérience de l’ennui, quelle que soit l’époque envisagée, ne faut-il pas partir du rapport de l’homme au temps ? L’ennui, c’est le sentiment de l’éternelle permanence. Nul futur n’est à venir, rien n’adviendra jamais à un présent qui se répète. Ce temps mort est le temps de l’ennui. La vie ne peut plus être sentie que comme déception, répétition, absence, non-être. Ce n’est plus l’objet qui déçoit le sujet, c’est le sujet qui se déçoit lui-même. L’expérience de l’ennui relève d’une sorte d’incapacité originelle à être affecté. C’est le désir lui-même qui disparaît avec tout ce que cela implique de suspension des sens et disparition de ce qui reste fondamental dans la Mélancolie : la nostalgie.

3Même si cette notion semble prendre toute son ampleur au XIXe siècle, nous la rencontrons dès l’antiquité chez Sénèque dans le De tranquillitate animi. Nous pouvons déjà lire sous la plume de Sénèque dans le De tranquillitate animi, II, une remarquable définition de l’ennui :

« Le mal qui nous travaille n’est pas dans les lieux où nous sommes, il est en nous ; nous sommes sans force pour supporter quoi que ce soit, incapables de souffrir la douleur, impuissants à jouir du plaisir, impatients de tout. Combien de gens appellent la mort, lorsque après avoir essayé de tous les changements, ils se trouvent revenus aux mêmes sensations, sans pouvoir rien éprouver de nouveau, et au sein même des délices, ils s’écrient : Quoi ! toujours la même chose ! (II, 15) »

  • 1 Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Éditions Montaigne, 1963, p. 114.

4Du livre de Sénèque à L’aventure, l’ennui, le sérieux de Vladimir Jankélévitch, nous pouvons suivre de siècle en siècle une sorte de fil rouge. Jankélévitch décrit ainsi l’état d’ennui absolu : « Tout devient contingent et arbitraire. La conscience qui n’adhère plus à sa propre personnalité réalise le caractère bizarre et lointain de son origine et ne comprend plus, elle l’éternelle absente, l’éternelle étrangère, pourquoi elle est ainsi jetée en ce lieu plutôt qu’en un autre, “à présent plutôt que lors” » (Pascal, section III, 205 et 194 : l’ennui comme « misère de l’homme »1). Lorsque Jankélévitch termine son essai par l’idée que « l’ennui vient de l’égoïsme », et que seul l’amour pourrait « remplir d’un coup la durée vide », on ne peut s’empêcher de penser à l’analyse que fait Huysmans en 1883 dans À vau l’eau. À la fin du livre son personnage, Jean Folantin, en proie à un ennui total, se réfère à Schopenhauer :

  • 2 Joris-Karl Huysmans, À vau-l’eau, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1975, p. 447.

« Il embrassa d’un coup d’œil l’horizon désolé de la vie ; il comprit l’inutilité des changements de routes, la stérilité des élans et des efforts ; “il faut se laisser aller à vau-l’eau” ; Schopenhauer a raison, dit-il, “la vie de l’homme oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui”. Aussi n’est-ce point la peine de tenter d’accélérer ou de retarder la marche du balancier ; il n’y a qu’à croiser les bras et à tâcher de dormir »2.

5Quelques années plus tard, Jean Folantin devenu Durtal choisira dans En route l’amour divin pour « remplir d’un coup la durée vide » !

6Il nous a paru intéressant de suivre ce fil directeur, de la littérature de l’antiquité à la littérature et l’art actuels et de nous attacher en même temps à comprendre les nombreuses variations de sens, d’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre, qui permettent d’approfondir une notion bien plus complexe qu’elle ne pouvait paraître au départ.

7Nous avons choisi d’ouvrir ce recueil transhistorique par la réflexion du sociologue Patrick Baudry qui voit dans ce thème « apparemment modeste » un lecteur de nos sociétés. Notre société rapide et pressée a-t-elle encore le temps de faire place « au très ennuyeux ennui » et pour quoi en faire ? Il rappelle que l’ennui n’est pas lié à l’absence d’événements extraordinaires qui devraient rythmer notre existence mais que l’ennui se tiendrait plutôt dans une incapacité à composer avec le quotidien qui n’est pas la vie simplement continuée mais un mélange opaque de possibilités et de stagnations. Pour Patrick Baudry, la littérature et les arts qui occupent une place importante dans ce volume ne valent pas que d’illustration des questions de notre temps. Ils relancent par leurs pratiques un questionnement.

8Dans un premier temps, nous suivons cette notion de l’antiquité au XVIIIe siècle.

  • 3 Ibid., p. 80.

9Géraldine Delbey nous fait découvrir avec précision à travers Sénèque ce qu’était l’ennui dans l’antiquité. Les effets produits par une grave crise politique et morale, qui secoue Rome au premier siècle de notre ère, se réduisent tous à ce sentiment étrange de dégoût de la vie, ce taedium uitae, « cet incommensurable ennui qui ronge l’âme romaine aux deux premiers siècles de notre ère, et à son antidote, la recherche frénétique du plaisir qui étourdit et procure l’oubli. »3 C’est avec Sénèque que le concept de taedium prend véritablement une ampleur philosophique. La description que Sérénus donne du mal-être qui le ronge au début du De tranquillitate animi semble être la première expression dans la littérature latine d’une souffrance existentielle qui mène à l’ennui et au dégoût de soi.

  • 4 Dictionnaire de Linguistique, s. v. concret, Larousse, 1973.

10Pour Robert Garrette, le mot « ennui » relève de la catégorie des noms dits « abstraits », c’est-à-dire : ceux « qui dénotent des entités appartenant au monde idéologique »4, et qui, de ce fait, ont une aire de référence plus difficile à cerner, une (ou des) définition(s) plus difficile(s) à établir que celles des noms dits « concrets ». Nous avons tendance à leur appliquer une grille interprétative qui est la nôtre, mais qui ne leur convient pas. Pour ennui, on peut aller jusqu’à parler de rupture dans le cheminement du sens qui l’a amené jusqu’à nous. Robert Garrette montre comment, de Racine à Pascal, le cheminement psychique s’est inversé : chez le premier, on part de la passion pour aboutir à l’ennui, traumatisme dû à la frustration amoureuse et pouvant prendre une forme obsessionnelle ; chez le second, on part de l’ennui, marasme moral provoqué par le sentiment de l’incomplétude humaine, pour aller vers la passion.

11Florence Boulerie s’intéresse à travers le roman de Mme de Genlis Delphine ou la guérison à un intéressant retournement de situation. Pour un siècle qui court après le bonheur, l’ennui est un ennemi juré et le remède contre l’ennui ne peut se trouver que dans les plaisirs urbains. Or, Mme de Genlis qui veut « faire aimer la vie champêtre » aux enfants montre que loin des plaisirs mondains, la Bourgogne peut devenir l’occasion d’un apprentissage moral. L’on retient du conte hygiéniste de la pédagogue qu’il n’est pas d’éducation impossible et que rien, même le dégoût de tout, n’est insurmontable au moyen d’un apprentissage sagement conduit.

12Une seconde partie du présent volume rassemble des études sur le XIXe siècle dans la littérature française.

13L’ennui ne constitue pas chez George Sand un moment unique. Martine Reid montre qu’il se présente plutôt « comme une sorte de fil rouge qui permet de relier un sentiment apparu durant l’enfance aux grandes interrogations existentielles de ses premiers ouvrages ». L’ennui n’a ni cause, ni but, ni raison manifeste ; il a pour effet de plonger dans un abattement profond. Martine Reid rappelle que toutes sortes de termes tentent, en vain, de le désigner, de l’expliquer, de le justifier. En réalité, ils constituent une sorte de nébuleuse lexicale qui opère par synonymie. « De mobile, insaissable, fuyant qu’il était au départ, l’ennui est devenu immobile, étale ». Un ennui radical, mortifère, ne constitue-t-il pas l’une des bornes de la cyclothymie particulière de George Sand ?

14 Le spleen apparaît comme une forme radicalisée de l’ennui puisqu’il n’a pas de cause, c’est-à-dire qu’on peut le considérer comme un phénomène « intransitif », qui renvoie à lui-même. Thomas Klinkert étudie quatre poèmes de Baudelaire en considérant leur rapport au temps, surtout en ce qui concerne les métaphores employées ; et en considérant le statut du poète par rapport au spleen. Le « programme » qui se trouve réalisé dans ces textes n’a pas pour but principal d’exprimer un état mental mais bien plutôt d’exposer le mouvement du langage poétique ; « il s’agit donc d’un procédé “autopoïétique” ».

15Patrick Feyler se livre de son côté à la microlecture d’un passage de L’Éducation sentimentale qui illustre de manière exemplaire le thème de l’ennui qui hante l’œuvre entière de Flaubert. Dans l’extrait choisi, les impressions concrètes et les notions abstraites nouent une alliance étonnante ; l’« écœurement » est à la fois, indissolublement, physique et moral. Patrick Feyler perçoit dans ces lignes, une certaine complaisance dans l’ennui : mieux vaut s’enfermer dans une solitude hautaine que de partager la « satisfaction imbécile » de la foule. L’ennui ne reste-t-il pas pour les romantiques, après la perte et le regret des croyances ou valeurs traditionnelles, et le dégoût inspiré par l’utilitarisme bourgeois et la vulgarité des masses, une marque d’élection ?

16 Monsieur de Phocas, roman du vide et de la vacuité, est aussi le récit d’une guérison : les divertissements recherchés par le duc de Fréneuse, loin de ramener à la santé, scandent une chute morale. Vigor Caillet analyse avec précision le tressage entre ennui et divertissements avant de tenter de discerner les racines profondes de l’ennui et de s’interroger pour finir sur la signification littéraire de l’ennui dans Monsieur de Phocas : le roman qui joue la surcharge et la surenchère au sein de la tension entre ennui et divertissement ne suggère-t-il pas l’épuisement d’une littérature qui se voulait précisément celle de l’épuisement ?

17Une troisième partie rassemble les études sur le XXe siècle dans la littérature française.

18Christophe Perez aborde le problème de l’ennui dans un essai philosophique posthume de Péguy : Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle. Il s’attache à comprendre ce que Péguy nomme « l’ennui chrétien », pourquoi il articule la polysémie du terme pour en accabler ce que, par ailleurs, il prétend défendre. L’ennui chrétien et l’ennui moderne se confondent pour éprouver le chrétien, afin qu’il fasse usage de sa liberté. Selon Péguy, seule l’espérance nous permet de dépasser l’interdit moralisateur et de nous remettre dans le mouvement de la Vie, puisque l’espérance est la logique de Vie elle-même.

19Luc Fraisse rappelle que la volonté créatrice ne s’interrompt jamais chez Proust, que pour l’auteur à son travail, il n’y a aucun moment d’attente ni de vacance – donc d’ennui. C’est le héros de la Recherche qui connaît l’ennui. Un tel ennui, qui ne repose donc pas sur un témoignage autobiographique est dès lors le produit d’une fabrication concertée. Il entre dans la composition du temps perdu. Cet ennui concerté, qui ne constitue certes pas tout le temps perdu, mais s’y manifeste avec le plus d’évidence, doit beaucoup à la philosophie de Schopenhauer, et reçoit un statut esthétique. « Cette métaphysique de l’ennui » est susceptible d’éclairer la structuration même de la Recherche du temps perdu. Luc Fraisse conclut en soulignant que l’ennui chez Proust prend une valeur prospective et motrice.

20Nelly Sanchez constate que chez Anna de Noailles l’ennui n’appartient pas tant au ressenti qu’à la réflexion ontologique. Dans son œuvre, l’ennui apparaît toujours comme un abîme qui se creuse entre les protagonistes et le reste de l’humanité. Afin de rompre définitivement l’ennui dans lequel ils sont installés, ces êtres orgueilleux tentent de trouver des interlocuteurs dignes d’eux.

21Margaret Teboul s’intéresse à l’œuvre de Benjamin Fondane : Baudelaire et l’expérience du gouffre. Consacré en totalité à l’ennui, le chapitre XXIX clôt le corpus consacré à l’expérience religieuse de Baudelaire. D’emblée, Fondane associe chez le poète ennui et modernité en donnant à cet ethos une tonalité métaphysique qui colore le rapport de l’existant au monde. Mais d’une manière énigmatique, il en fait « le courant profond et souterrain » de l’expérience religieuse de Baudelaire. Fondane retient de la modernité poétique de Baudelaire le fait de prêter l’éternité à l’historique.

22Marija Dzunik constate que dans La Vouivre de Marcel Aymé, le thème de l’ennui paraît seulement effleuré mais que ce thème est associé à la rupture d’un équilibre psychologique initial chez les héros, marquant dès lors un tournant significatif dans leur vie. Avant ce retour positif, les héros doivent traverser cette épreuve de l’ennui.

  • 5 Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 157.

23Alain Milon interroge l’œuvre et l’écriture de Blanchot en questionnant « l’argument ontologique retourné5 » de Blanchot dans La Part du feu. Cette invitation à chercher le retournement de l’ennui est un moyen d’éviter de faire de l’ennui une modalité littéraire – le romantisme noir et le gouffre du vide –, voire une catégorie psychiatrique – la dépression. L’ennui ne serait alors plus le résultat du manque d’activité – l’inaction – mais au contraire ce qui mesure l’action. Il ne traduit pas un manque d’activité, mais produit une activité dont la seule fin est de venir à bout de l’action qui nous pousse à agir. Ce questionnement stimulant se termine sur la question suivante : la littérature trouverait-elle finalement son expression dans l’ennui ?

24Régine Foloppe a choisi d’évoquer la poésie d’André Du Bouchet « comme lieu humble et exemplaire de cette opération sublime nouant l’expérience du vide à celle de la forme et de la teneur ». Pour elle la confrontation avec l’ennui, ce manque intransmissible, ne correspond à aucune perte. À ce point, le sens littéral, l’ennuyeux, comme sauvé, rescapé, fusionne alors avec la décharge poétique, comme l’ennui et l’« éclat », le répété et l’œil, le fond et la figure. « La survie d’une parole désirante et désirable relèverait alors de l’expérience d’une atonie préalable et l’approfondissement de l’ennui ouvrirait proprement sur la conjecture poétique ».

25 Agnès Lhermitte se penche sur la question de l’ennui dans les romans de Marie NDiaye. Chez cette romancière actuelle, l’ennui se diffuse dans l’environnement des personnages, contamine les relations familiales, englue l’être désaccordé dans son malaise existentiel. On aurait pu penser que les deux pôles que constituent le monde rural traditionnel et le monde urbain accéléré s’opposaient comme ceux, respectivement, de l’ennui et du divertissement, mais en réalité Agnès Lhermitte démontre que l’auteure renvoie dos à dos les deux univers, également ennuyeux par la répétition qui tourne à vide au-delà des modalités opposées que sont, d’une part l’engluement dans des lieux qui sentent le renfermé, d’autre part une froideur mécanique emblématique de la vie contemporaine. La fin des trois romans choisis ne montre ni aboutissement, ni issue, ni solution : les héros échouent, s’échouent.

26Nous avons réuni dans un quatrième temps deux articles qui abordent la question de l’ennui sous l’angle de l’éducation.

27Antony Soron s’intéresse à la question de l’ennui à l’école dans la littérature québécoise. Cet ennui à l’école tend à renforcer un ennui généralisé qui trouve sa cause dans une difficulté chronique à appréhender le monde qui l’entoure. Les trois exemples littéraires retenus le montrent singulièrement, « se souvenir de son école pour les écrivains québécois ne s’apparente pas ou peu à ouvrir une des plus belles pages de l’enfance ». Chacun des trois récits retenus parvient à percer le mystère refoulé de cette école sans mystère que l’on pourrait être honteux d’avoir fréquentée.

28Dans une perspective philosophique, Bernard Puel élargit le débat en se demandant si l’ennui ne pourrait pas être un rempart face aux contradictions de la culture de masse. C’est qu’en effet l’ennui n’est pas le simple fait d’un état de désoccupation. Dans l’ennui, il n’y a pas que de la passivité matinée de réflexif, il n’y a pas qu’un affect. L’ennui, si petit et si gris soit-il, est traversé par la verticalité de l’universel, il témoigne d’une capacité tout au moins subjective, de faire obstacle à « ce singe de l’universel » qu’est la culture de masse, il réagit contre l’universelle unidimensionnalité des besoins qui désormais façonnent l’homme au service de la marchandise. Face à l’universel affairement de la culture de masse, il est au moins un préalable et peut-être peut-il, dans le cadre d’une éducation digne de ce nom, jouer le rôle d’un rempart.

29Une cinquième partie rassemble les études consacrées à la littérature étrangère du XIXe siècle à nos jours.

30Jérémie Château observe dans la littérature de la nouvelle Angleterre des motifs d’inertie, de refus d’engagement dans l’action, dès les premiers textes post-révolutionnaires (chez Charles Brockden Brown, William Austin, Washington Irving, puis chez les classiques de deuxième ou troisième génération : Poe, Hawthorne, Melville...). Il montre que l’identité littéraire du pays s’établit dans un climat de torpeur et d’indétermination. Cette tonalité est engendrée par le sentiment, à l’aube de l’ère industrielle, que la quête d’unité transcendantale engagée au sein de l’enclos puritain deux cents ans plus tôt a depuis été balayée par les grands courants de l’histoire. La Nouvelle-Angleterre se trouve, après la révolution, figée dans un intervalle historique maussade où ne subsistent que les ruines idéologiques d’un paradis perdu.

31Jean-Guy Cintas, dans une comparaison stimulante, rapproche autour de l’ennui et de la question du neutre un poète étranger Thomas Stearns Eliot et un poète français Jules Supervielle. Il étudie dans leurs poésies la dynamique de l’ennui vers le neutre avant d’interroger le rapport du neutre à l’origine. Il montre que l’originalité de l’ennui est qu’il déclenche le mouvement de l’origine par la voie négative, celle d’un retrait, d’un renoncement : « le dynamisme négatif de l’ennui rencontre l’intense vitalité du neutre pour ménager la possibilité d’une renaissance et d’une nouvelle unité ».

32Renée Paule Debaisieux étudie le divertissement comme double spéculaire et inversé de l’ennui dans Le Bois de citronniers de Cosmas Politis. Elle rappelle que le décadentisme, lorsqu’il utilise le genre romanesque, dissèque les états d’âme des protagonistes, leurs tourments intérieurs, leur lutte pour la survie ou leur propension vers la mort. Comment dire l’ennui en prose ? Les romanciers contournent la difficulté à dire l’ennui en soi, pour, a contrario, le montrer dans son double inversé, le divertissement. Ainsi, l’ennui a partie liée avec le sentiment du temps, c’est-à-dire le sentiment de la destruction opérée par le temps sur les choses et sur les êtres. La mort, comme recours ultime à l’ennui : tel est le bilan que l’on peut tirer de la démonstration de Politis qui promène son « héros », de divertissement en divertissement, jusqu’au bout de cet enfer qui est d’être dépossédé du temps.

33Nelly Fray se demande pourquoi Alberto Moravia voyageait avec une telle obstination et de façon aussi méthodique et systématique, à partir des années 1960, alors qu’il traverse une crise existentielle qui a des répercussions sur sa production littéraire. Voyager en Afrique serait donc une façon de vaincre l’ennui, c’est-à-dire l’état de l’homme moderne condamné à ne vivre qu’au présent. L’auteur vieillissant avouait se libérer ainsi de toutes contingences matérielles pour rejoindre une sorte d’expérience universelle. Mais le jeu littéraire, l’expérience qui autorise l’auteur à s’observer en tant que voyageur, le ramène à ce qu’il fuyait, à l’expérience intime de l’ennui qui est le point de départ de l’écriture, son point d’ancrage.

34Jean-Michel Devesa va démontrer comment l’œuvre littéraire puissante de Jacques Chessex rapporte l’ennui à un questionnement métaphysique. Cette expérience qui renvoie pour lui à la misère de la condition humaine, qui a exercé une indéniable emprise de la mort sur la vie psychique de l’écrivain, analysée à l’âge adulte et en grande partie « neutralisée » à partir du moment où il aura réussi à vivre en paix avec son propre « secret », s’est manifestée très tôt, dès l’enfance, sous l’apparence d’une monotonie quotidienne des plus désespérantes. Jean-Michel Devesa explique que c’est au moment du suicide de son père que l’écrivain âgé de vingt-deux ans sort de l’enfance. « Il ne s’était pas libéré de l’ennui, il avait désormais à le conjurer. Il s’y est employé dans l’écriture et la recherche d’un absolu conciliant l’attrait du vivant et sa fragilité ».

35 Aziza Awad se penche sur l’œuvre Narrateurs des plaines de Gianni Celati. Elle montre que Celati fait de l’espace l’acteur essentiel de son livre afin de mettre en œuvre cette idée troublante de l’ennui qui dévore ses personnages. La nouvelle est construite autour d’un manque que rien ne peut venir combler. Cet espace relève d’une sorte de « non-lieu » où l’homme perd tous ses repères identitaires, toutes ses valeurs authentiques. La nouvelle contemporaine s’évide en représentant ce non-lieu.

36Jean-Fernand Bédia a choisi d’étudier le roman d’Alain Mabanckou : Verre cassé. Puisant aux sources de l’esthétique narrative des « contes » urbains tels qu’ils se racontent dans les bars et les rues des capitales africaines, ce récit suggère à travers une onomastique anecdotique décapante qui mêle humour, drame et tragédie, une signification philosophique du portrait de l’alcoolique ennuyeux incarné par Verre Cassé. Le propos de cette communication vise à mettre en lumière la personnalité ambiguë de ce dernier, dont le discours cocasse est une métaphore de l’intranquillité, de l’échec, de l’illusion et de l’utopie des humanités du postmodernisme.

37Dans une dernière partie nous avons rassemblé les études consacrées aux arts.

38Alain Mons se penche sur la vacance, les temps morts au cinéma et l’ambivalence du ressenti à partir de trois exemples. Le cinéma semble particulièrement apte à exprimer la vacance de l’être et du monde, touchant à l’essence de l’ennui comme affect, comme ressenti. Il souligne l’idée d’une richesse de l’inaction, d’une force du laisser-advenir, qu’autorise l’acceptation de la vacance du temps, avec le risque de l’ennui. « L’ennui serait à la fois la manifestation vitale (et dévitalisée) d’une domination du nihil, flirtant parfois avec les gouffres qui nous guettent, ou le plus souvent heureusement d’une ligne de fuite, d’une tactique de survie, l’expérience d’une durée pure, pour soi ». Là réside parfaitement la dimension paradoxale de l’ennui qu’Alain Mons analyse avec finesse. Il conclut qu’il y a un potentiel propre à l’ennui, lorsqu’il est tolérable, qu’il n’est ni absolu ni destructeur.

39Charles Combette a choisi d’explorer les thématiques liées à l’ennui et leur expression graphique dans Watchmen d’Allan Moore et Dave Gibbons. Il étudie dans cette bande dessinée, art dans lequel l’espace génère et conditionne le temps, comment la temporalité spécifique de l’ennui peut prendre forme, comment le temps de l’ennui se traduit visuellement. Après s’être intéressé au sentiment d’inutilité et d’échec qui touche certains des super-héros, il analyse l’inertie qui parcourt le récit avant de montrer que la solitude, et la recherche d’un autre, est l’une des causes de cet ennui.

40Lydie Pearl a choisi de s’interroger sur la copie comme remède à l’ennui. Elle sélectionne certains artistes qui appartiennent à cette époque des Années 1960, celui de la société de consommation et du spectacle, qui a été pour beaucoup d’artistes une source de création, sous des formes diverses. Benjamin Vautier, plus connu sous le diminutif de Ben, Roman Opalka, Claude Closky, Richard Baquié, et, plus récemment, des artistes dits « simulationnistes », tels Elaine Sturtevant ou Mike Bidlo. Cette sélection permet à Lydie Pearl d’esquisser une idée sur les formes diverses que l’ennui a pu inspirer aux artistes contemporains. S’arrêtant sur une sculpture de Richard Baquié, « Le Temps de Rien » qui illustre la couverture de ce volume, Lydie Pearl écrit : « Après ce rien érigé en monument que peut-on faire de plus ? L’art baptisé maintenant “postmoderne” est désœuvré. On revisite le siècle, on répète, sans oser un nouvel horizon ».

  • 6 Exposition Thomas Demand, Fondation Cartier pour l’art contemporain, du 24 novembre 2000 au 4 févri (...)

41Elisabeth Magne a choisi de parler des images devant lesquelles on s’ennuie. Elle part d’une expérience : la visite d’une exposition présentant les photographies de Thomas Demand6. « Tenter de trouver des images sans intérêt, sans aspérités, lisses, dépourvues d’anecdotique, de sensibilité, d’accroche est finalement assez acrobatique ». À y regarder de plus près, trop d’absences ont fini par retenir son attention. Au réel qui avait servi à la prise de vue, l’artiste semblait avoir soustrait des détails trop explicites. Le visiteur se trouvait en présence d’images retouchées, « nettoyées » à l’aide d’un de ces nombreux logiciels de retouche d’images disponibles dans le monde numérique. Thomas Demand avait soigneusement enlevé tous les marqueurs du temps et de l’espace sur ses images, réduisant le réel référent à une forme ontologique par soustraction de toutes les anecdotes signifiantes. De l’ennui éprouvé d’abord devant ces images, le visiteur passe à la fascination éblouie, la platitude linéaire première ne rendant que plus brutal le déchirement de la révélation. Elisabeth Magne conclut en soulignant que l’ennui se révèle ainsi un allié précieux et sans doute indispensable pour ces illusionnistes de la pratique contemporaine.

42Ce recueil a réuni des littéraires de l’antiquité à la littérature actuelle, des spécialistes des arts, des philosophes, des sociologues, des linguistes. C’est dans de telles rencontres pluridisciplinaires que peut se construire la réflexion sur un objet anthropologique riche de sens, car seuls des regards réellement croisés parviennent à cerner les élaborations complexes de l’Imaginaire et de ses écritures.

Notes

1 Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Éditions Montaigne, 1963, p. 114.

2 Joris-Karl Huysmans, À vau-l’eau, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1975, p. 447.

3 Ibid., p. 80.

4 Dictionnaire de Linguistique, s. v. concret, Larousse, 1973.

5 Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 157.

6 Exposition Thomas Demand, Fondation Cartier pour l’art contemporain, du 24 novembre 2000 au 4 février 2001.

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