Dracula, un con(m)te temporel ?
p. 203-211
Texte intégral
1L’importance du temps dans la structure du mythe vampirique est une évidence. Tout d’abord je voudrais rappeler ici quelques faits bien connus. Le vampire propose une inversion temporelle, vivant la nuit et dormant le jour. En outre, il apparaît comme le résultat d’une transgression temporelle manifeste en étant le non-mort, le revenant de corps. Stojan Pelko le caractérise ainsi :
Il revient sans cesse : il vit sans être vivant, il meurt sans être mort. Simplement, il insiste. C’est même l’essentiel de son terrible destin : revenir, mais ne pas pouvoir rester, toujours insister sur son propre retour, son éternel retour.1
2Le vampire se construit donc sur un paradoxe, dans un entre-deux qui en fait une créature temporelle à part, dans la marge, toujours sur le fil. Françoise Dupeyron-Lafay met en lumière l’importance de la question du temps dans le roman de Bram Stoker, soulignant l’existence de deux schémas temporels, « chacun associé à un lieu spécifique »2, le temps du domaine de Dracula, infiniment dilaté, non linéaire, cyclique et répétitif et la Grande-Bretagne, à la chronologie insistante (dates des journaux, horaires des chemins de fer). On peut d’ailleurs lire les actions de Dracula à travers ce prisme comme une lutte pour imposer sa temporalité aux autres personnages et les entraîner dans sa valse envoûtante qui résiste à la chronologie linéaire. La nuit de la vampirisation de Mina semble ainsi durer une éternité pour la victime, qui, ensuite, perd progressivement le goût d’écrire dans son journal (journal qui est une trace chronologique manifeste) et finit par imiter les rythmes temporels inversés de Dracula, dormant le jour et s’éveillant la nuit. Notons enfin que le vampire entretient avec le temps une relation ambiguë. En effet, le temps est son allié le plus fidèle, son immortalité lui assurant in fine une victoire totale sur ses adversaires humains, mais également son ennemi le plus mortel car l’alternance des jours et des nuits le met, avec une régularité implacable, dans une situation de vulnérabilité très importante, immobilisé et impuissant qu’il se trouve dans son cercueil pendant la journée.
3Le statut temporel spécifique du vampire apparaissant comme essentiel, on peut s’interroger sur sa mise en images. Quelles sont les caractéristiques temporelles du vampire de cinéma ? Comment le paradoxe d’une créature sur le fil du temps passe-t-il à l’écran ? Tout au long de cette étude, je me pencherai de façon privilégiée sur des films inspirés par le roman de Bram Stoker, tout en effectuant des incursions dans le corpus plus large des films de vampires (comme Le Bal des vampires de Polanski ou encore Entretien avec un vampire de Neil Jordan). Nous étudierons ce que l’on peut qualifier de période classique du vampire au cinéma (Entretien avec un vampire apparaissant à cet égard comme un tournant). En effet, le rapport du vampire au temps a évolué par la suite.
4Notons tout d’abord que la construction cyclique du roman se retrouve déclinée dans les films. Cela peut être d’une manière fidèle au livre, par un retour au domaine de Dracula. Dans Le Cauchemar de Dracula (Terence Fisher), le film débute et finit dans le château de comte, la victoire de Van Helsing répondant à l’échec de Jonathan Harker au début du film. Mais les variantes mettant en scène l’éternel retour du temps mythique sont nombreuses. Gilles Menegaldo fait remarquer que le Dracula de John Badham commence et trouve sa conclusion sur un bateau3. On peut également penser au Nosferatu d’Herzog où Jonathan devenu vampire à son tour reprend le flambeau de la non-mort. Le Dracula de Coppola se distingue en allant plus loin que tous les autres. En effet, ce film non seulement reprend mais souligne et développe l’importance d’un temps cyclique. En effet, il transforme la trajectoire de Dracula en une quête d’un amour absolu et perdu qui traverse le temps, Mina apparaissant comme la réincarnation de sa défunte épouse. Cette relecture du mythe au miroir de Mircea Eliade qui distord le récit originel apparaît en fait comme partie prenante d’une des dynamiques propres à la création de Coppola. En effet, il est intéressant de noter que Coppola a tourné en 2007 L’homme sans âge d’après un récit de Mircea Eliade où se déploie la même conception du temps cyclique et labile.
5Au-delà de la question de la structure en écho qui peut aussi bien concerner le livre que les films, n’y a-t-il pas des représentations du temps vampirique qui tiennent aux spécificités du cinéma ? Dans le roman de Bram Stoker, on insiste sur la vitesse du mort-vivant, « les morts vont vite »4 rappelle l’un des passagers de la diligence lors de l’arrivée de la voiture qui vient chercher Jonathan. Les vampires ont un rythme différent des autres créatures.
6Dans le cadre d’une traduction filmique, on pourrait penser que les cinéastes privilégieraient l’accéléré. Or, on se rend compte que l’accéléré ne concerne que rarement le vampire dans les films. Remarquons cependant des accélérations frappantes dans le Dracula de Coppola, lors des plans qui rendent compte de la vision subjective de Dracula transformé en animal. Notons qu’il ne s’agit pas à proprement parlé d’un accéléré, mais que Coppola se sert du procédé de pixellisation, qui entraîne des images saccadées, avançant par à-coups, caractéristique que nous verrons très souvent associée au rythme vampirique. Cependant, de manière générale, les accélérés sont plutôt rares et le plus souvent ne concernent pas directement le vampire5. Même dans Le Bal des vampires, où les accélérés sont très fréquents, ils sont associés préférentiellement au personnage du professeur, renforçant son caractère burlesque, et ne concernent pas les vampires. Dans Dracula de Tod Browning, on voit effectivement s’affairer fébrilement les marins sur le pont pendant la tempête (l’image étant nettement accélérée). Mais justement, dans le même temps, Dracula nous est montré en train contempler leur agitation, tout en restant parfaitement calme. Ainsi les plans sur le Comte, immobile, contrastent fortement avec ceux sur les marins qui s’agitent.
7En fait, le vampire est caractérisé par le contrôle, contrôle de soi et des autres. Il se hâte lentement. De façon quelque peu paradoxale, le ralenti est bien plus souvent utilisé dans les films de vampires. Ainsi du Dracula de John Badham qui rampe inexorablement le long du mur pour aller mordre Mina ou encore, lorsqu’il se transforme en loup pour échapper à Van Helsing et saute par la fenêtre. Toutes ces scènes sont filmées au ralenti. On pense aussi aux séquences lentes du vol d’une chauve-souris qui apparaissent de façon récurrente dans le Nosferatu d’Herzog et scandent le film. Une forme de lenteur inéluctable participe de la rapidité du vampire, qui, ne l’oublions pas, dispose de « tout le temps du monde », pour reprendre une des répliques du Dracula de Badham. Nul n’est besoin de se presser lorsqu’on est aussi rapide, ainsi le Dracula de Coppola, lors de sa rencontre avec Mina, fait preuve d’une telle rapidité de réaction pour rattraper le flacon de la jeune femme avant qu’il ne se brise sur le sol, que la main du Comte semble même attendre quelques photogrammes, comme si elle se trouvait en avance sur le flacon.
8Cette « lenteur rapide » est centrale dans la construction du rythme vampirique, un mélange oxymorique d’immobilité et de mouvement. Ainsi du procédé de pixellisation choisi par Coppola qui fait alterner mouvement rapide et plan fixe dans un rythme saccadé. Le vampire est lent (cela de façon très marquée dans Nosferatu de Murnau ou Dracula de Tod Browning), il bouge à peine et pourtant prend toujours tout le monde de vitesse. La potentialité cinématographique la plus sollicitée dans cette perspective est celle du montage. Prenons une des séquences du début d’Entretien avec un vampire où Louis, afin de convaincre un journaliste de la véracité de ses dires, fait la démonstration de ses pouvoirs. Il met alors en œuvre une rapidité surnaturelle pour allumer la lumière. Foin d’accéléré, c’est le montage qui est mis à contribution pour suggérer cette vitesse diabolique. Alain Chareyre-Méjan définit avec justesse la vitesse « comme consubstantielle au mode de présence du vampire, qui se réalise dans le surgissement ».6 De fait, le vampire surgit, il semble caractérisé par la saccade, l’apparition, la soudaineté, la lenteur apparente de ses gestes participant de la surprise des spectateurs et de ses victimes. On ne compte plus les apparitions brutales du comte Dracula, devenues des topoi dans le genre vampirique. Ainsi de la scène du rasage dans le film de Coppola où le comte se trouve dans l’embrasure de la porte quand Jonathan se retourne, alors que l’instant d’auparavant il était assez proche pour lui toucher l’épaule. Il semblerait que le vampire bouge entre les images, sans impressionner la pellicule. Dracula n’est jamais là où on l’attend et le montage permet d’alterner mouvement et immobilité, jusqu’au vertige. De fait, ce rythme oxymorique participe des pouvoirs de fascination à disposition du vampire, véritable danse hypnotique qui fait perdre tout repère. Au montage, s’ajoute d’ailleurs souvent un jeu sur l’ombre du vampire, qui, parfois dissociée de son maître, participe de notre vertige. La figure du double est récurrente dans le genre fantastique et la dissociation du corps et de son ombre apparaît ici comme un dédoublement temporel, le vampire parvenant à exister simultanément dans deux temps à la fois. Remarquons, en outre, qu’il est récurrent de se trouver, dans ces films, devant un dispositif de relais où c’est l’ombre que l’on voit bouger, davantage que le vampire lui-même. Dans Nosferatu de Murnau, le vampire est immobile, comme statufié, c’est son ombre qui est la plus active des deux et, en quelque sorte, prend en charge les mouvements du personnage. Ainsi de l’ambiguïté fondatrice du vampire qui participe d’un temps immémorial, minéral, mais qui surgit dans le présent ; cette figure est, en effet, construite sur un décalage, un feuilletage du temps qui peut aller jusqu’à la dissociation, entre statue et ombre et qui explique l’aura temporelle toute particulière du vampire.
9Enfin, la mise en images du temps des vampires dispose d’un dernier procédé, le mélange d’images (surimpression et fondu-enchaîné). Ce procédé n’est véritablement utilisé que dans le Dracula de Coppola, c’est pourquoi je l’indique en dernier. Cependant il est représentatif du travail sur la temporalité et sa mise en images dans les films de vampires. Les surimpressions et fondus-enchaînés sont très nombreux dans le film, participant en particulier de la construction du réseau d’échos temporels qui font de Mina la réincarnation de la femme de Dracula. Le mélange d’images donne le sentiment d’un temps qui ne ressemble à rien de connu, selon Jacques Aumont : « il s’offre comme provenant d’un temps impossible, d’une espèce de non-temps »7, ce qui convient bien à un non-mort. Ce temps impossible, par son aspect contradictoire, est d’autant plus marquant. Le mélange d’images provoque une expérience visuelle du temps, il nous saute au visage.
10On voit combien les potentialités temporelles du cinéma sont utilisées pour définir la silhouette vampirique. Certes, la figure du vampire n’est pas, à l’origine, cinématographique, mais elle reste intimement liée à l’histoire du 7e art et elle a acquis sa pleine envergure grâce au passage à l’écran. Le cinéma, grâce à ses spécificités (ralenti, montage, surimpression), enrichit le mythe vampirique pour le rendre inoubliable et inquiétant. Finalement l’utilisation du ralenti et du montage favorisant le surgissement, apparaît comme une caractéristique essentielle du vampire de cinéma. Ce point commun semble se retrouver film après film, alors même que les signes de reconnaissance traditionnels se trouvent battus en brèche. Ainsi le vampire sort le jour (Coppola), il ne craint plus la croix (Le Bal des vampires), et dispose même d’un reflet dans Entretien avec un vampire, mais reste toujours la spécificité du rythme vampirique intimement liée à celle du temps cinématographique.
11Mais justement qu’est-ce que ce temps cinématographique et qu’en est-il de ses potentialités fantastiques ? Je m’appuierai, pour cette recherche, sur la théorie développée par Jean Epstein. Pour ce dernier, le cinéma est une machine à penser le monde différemment. La grande puissance du cinéma, c’est qu’il « fait temps » autrement. Avec le ralenti en particulier, il rend la comparaison envisageable entre plusieurs défilements du temps, il crée la possibilité d’une variabilité temporelle, il s’agit d’une machine à voir autre chose. La variabilité du temps cinématographique modifie le monde dans son ensemble, ainsi le ralenti transforme-t-il la vague liquide en solide, « il faut donc reconnaître que les classifications morphologiques n’ont de valeur que relativement à une certaine vitesse d’écoulement du temps »8. Selon Jean Epstein, « le ralenti et l’accéléré révèlent un monde où il n’y a plus de frontière entre les règnes de la nature. Tout vit »9. On pense à « Ce que dit la bouche d’ombre » de Victor Hugo10. Ce temps cinématographique labile apparaît comme particulièrement propice à l’émergence de la figure du vampire, qui transgresse les frontières et surtout celles de la mort. En effet, tout cela brouille l’ordre qu’à grand-peine l’homme avait mis dans sa conception de l’univers, le cinéma transforme l’univers familier et
atteint notre foi dans les catégories, les règnes, les genres, au moyen desquels nous avons compartimenté la nature. Parce qu’elle est à vitesse variable de temps, la représentation filmée nous fait découvrir le fragile arbitraire des frontières que nous avons tracées entre l’inorganique et l’organique, l’inerte et le vivant, le corps et l’âme, l’instinct et l’intelligence, la matière et l’esprit. Ainsi la culture cinématographique tend à s’opposer au dualisme classique ou, plutôt, à le dépasser.11
12Le cinéma fonctionne comme un opérateur non cartésien, ou plutôt « transcartésien » et « transeuclidien », selon la terminologie de Jean Epstein. Le cinéma, par sa nature même, rend possible le vampire et l’entre-deux qu’il symbolise. Quelque chose peut être à la fois mort et vivant au cinéma. La frontière entre la vie et mort se déplace, est mise en doute. Ainsi, cette approche met en évidence le fait que le cinéma est, par essence, fantastique, puisqu’il « fait temps » autrement, un temps où il fait bon vivre pour un vampire.
13Intéressons-nous plus particulièrement au ralenti, procédé dont nous avons vu qu’il était récurrent dans les films de vampires. Le ralenti nous est apparu comme mettant en lumière le caractère implacable de l’attaque du vampire. Epstein affirme, en outre, qu’au ralenti, « dans les gestes, même les plus humains, l’intelligence s’efface devant l’instinct qui, seul, peut commander à des jeux de muscles si subtils, si nuancés, si aveuglément justes et heureux »12. Le ralenti participe de la perfection animale du vampire et à une mise au premier plan du corps. Pensons au Dracula de Badham qui rampe sur le mur de la maison avant d’aller retrouver Mina. Le ralenti ajoute une sorte de grâce malsaine à ses mouvements, un aspect aérien, alors même qu’il est collé contre le mur, la tête en bas. Rappelons que le vampire est un revenant de corps, c’est-à-dire qu’il n’est qu’un corps sans âme. Le ralenti met en lumière la séduction trouble de l’intelligence première du corps, impression de malaise soulignée dans cette séquence par le regard caméra de Dracula qui semble nous prendre à témoin.13
14Le ralenti peut parfois s’accentuer, et la mer devenir pierre, pour prendre un exemple souvent utilisé par Epstein. La lenteur a un goût de pierre, ce qui est assez logique si l’on en croit Alain Chareyre-Mejean qui rapproche le vampire d’une pierre tombale qui se promène14. De fait la pétrification n’est pas étrangère au mythe vampirique. Rappelons que la Clarimonde de Gauthier est faite de marbre. Le vampire surpris dans son cercueil pendant la journée reste sans bouger, l’œil fixe, aussi immobile que la pierre. Notons également l’immobilité du vampire dans le Nosferatu de Murnau, qui participe de son étrangeté. La question de la statue apparaît comme assez paradoxale en ce qui concerne le vampire. En effet, l’immobilité du vampire, la statuaire à l’œuvre dans les films, met en évidence un rapport au temps particulier et le lien à l’immortalité. Cependant la statue est également funéraire annonçant le caractère mortifère du comte. Enfin, la statue est aussi la dernière chose qui reste du vampire, après qu’il a été détruit. Des exemples de statuaire ne manquent pas dans les films. Pensons au long travelling d’ouverture du Nosferatu d’Herzog, qui donne à voir des momies, corps pétrifiés qui annoncent déjà le visage mélancolique du vampire et la dévastation de la ville. Dans le Dracula de Coppola, Jonathan, en traversant le château, passe devant d’étranges bras de pierre qui sortent du mur et tiennent les chandelles. On peut également évoquer la mort de Claudia dans Entretien avec un vampire, celle-ci se trouvant transformée par le soleil en une statue qui évoque les habitants de Pompéi surpris par l’éruption du volcan, statues de poussière qui retournent à la poussière.
15Grâce au cinéma, un temps différent est produit et il devient le lieu d’un cauchemar. Si je parle de « cauchemar », c’est parce que Epstein a rapproché ce temps de cinéma du temps du rêve :
L’action du rêve comme celle du film se meuvent, chacune, dans leur temps propre, accidenté et recoupé ad libitum, où les simultanéités peuvent être étirées en successions, comme les successions peuvent être comprimées en coïncidences, et dont la différence avec le temps extérieur peut aller jusqu’à des effets d’inversion.15
16Cette temporalité onirique est particulièrement sollicitée dans les films de vampires, et ce dès le Nosferatu de Murnau qui, grâce au montage, lie l’espace du château où se trouvent le comte et Hutter, à Ellen, qui, bien que loin du château, semble percevoir ce qui s’y passe et pouvoir intervenir. La perte des repères temporels est sous-jacente à l’atmosphère qui préside à ces films, dilatation, surgissement, immobilisation, le temps des rêves, qui est aussi celui du vampire, domine le jeu. Cette atmosphère est particulièrement sensible dans le Dracula de Coppola, où le flux temporel est modelé, transformé, jusqu’à la réversibilité. En effet au-delà du ralenti (où le vampire avance la tête en bas ce qui est déjà une forme de l’inversion) et de la pétrification, le cinéma rend possible la réversibilité temporelle. La bande image peut être passée dans les deux sens. Ainsi la séquence où Lucy, devenue vampire, descend dans son caveau avec le bébé dans les bras a été filmée à l’envers. De cette manipulation résulte une impression bizarre, une sorte d’apesanteur selon Gilles Menegaldo.16 Le vampire suscite autour de lui une aura temporelle particulière qui rappelle sa dimension fantastique. En visionnant cette séquence, nous voyons une scène à l’envers qui pourtant a l’air à l’endroit, double réversibilité qui donne le vertige.
17Le temps cinématographique apparaît comme le cauchemar de la transmutation, ainsi selon Epstein « le cinématographe nous arrache [au] rêve de la solidité, par un autre rêve, par le cauchemar d’un univers fluidifié […] »17, cauchemar qui est peut-être celui de Dracula lui-même :
L’image cinématographique nous prévient d’un monstre, qu’elle porte un venin subtil, qui pourrait corrompre tout l’ordre raisonnable à grand peine imaginé dans le destin de l’univers.18
18Ce monstre ne trouve-t-il pas son incarnation dans le vampire de cinéma ? La figure vampirique met en scène et en images des transgressions temporelles rendues possible par le cinéma et qui instillent le doute sur la perception du monde dans son ensemble, ébranlant notre foi dans les catégories et dans la logique même (car comment croire à la chaîne cause-conséquence si le montage peut les inverser ?). Tout cela nous laisse pantelants dans un monde sans repères. Si le vampire trouve dans le cinéma un temps à sa mesure, ne peut-on penser que le cinéma trouve avec le vampire une parfaite incarnation de son versant obscur et transgressif…
19En effet, dans ces films, le vampire se confond avec la temporalité cinématographique, c’est lui qui fait temps. Ainsi Nicole Cloarec souligne le « contrôle du temps imposé par le vampire »19 à l’œuvre dans le Dracula de Coppola, remarque qui paraît concerner, plus que le seul film de Coppola, les films de vampires en général. En effet, la question du contrôle du temps est inhérente à la condition même du vampire de cinéma. Cette maîtrise constante est la condition de sa survie. Tant que le vampire contrôle le déroulement du temps, il reste le maître du jeu, mais tout fléchissement lui est fatal. La mort de Nosferatu tient à l’abandon de ce privilège, il laisse le temps lui filer entre les doigts, et se trouve surpris par le soleil. Dans le Nosferatu de Murnau, on voit que le vampire, ayant perdu tout pouvoir temporel, est effacé de la pellicule, comme banni du monde cinématographique. Notons également que, dans plusieurs films, le vampire agonisant vieillit d’un coup, recevant en un instant les outrages du temps dont jusqu’à présent il avait réussi à se préserver (comme dans Le Portrait de Dorian Gray de Wilde). Pensons par exemple à la femme vampire du Cauchemar de Dracula qui, sous les coups de pieu, se transforme en vieille femme. La lutte pour le contrôle du temps entre Dracula et ses adversaires, que nous pu voir se dessiner en filigrane dans le roman de Bram Stoker, prend sa pleine mesure au cinéma. En effet, pouvoir temporel et pouvoir cinématographique se confondent alors, le vampire disposant au cinéma d’outils lui permettant d’aller bien plus loin dans les manipulations temporelles. Dans les films de vampires, il y a « assimilation du personnage aux pouvoirs magiques du cinéma »20. Le vampire dilate ou accélère le cours des événements selon ses désirs. Il participe au montage, obstruant parfois le cadre du noir de sa cape, obscurcissant alors la caméra et provoquant le cut. Comme le développe Nicole Cloarec :
Dracula incarne la dimension la plus simple et la plus troublante du montage cinématographique, qui est aussi celle du fantastique : celle de l’apparaître et du disparaître.21
20Le surgissement construit par le montage va jusqu’à évoquer des tours de magie, le vampire apparaissant et disparaissant selon son bon plaisir, glissant entre les photogrammes afin de surprendre ses victimes (et par là-même les spectateurs). Ainsi, on voit apparaître le Dracula de Badham dans le fond de l’image (vide l’instant auparavant), tandis que Van Helsing et Jonathan fouillent dans les caves de sa demeure. Le Dracula de Tod Browning saute avec virtuosité d’une image à l’autre, le montage lui permettant de passer l’immense toile d’araignée qui barre l’escalier de son manoir sans la détruire, tandis que Reinfield doit se servir de sa canne pour se frayer un passage. En cela, le vampire apparaît proche des premiers illusionnistes du cinéma qui usaient avec délice des infinies possibilités manipulatoires de ce nouveau dispositif. Le pouvoir de l’apparaître est celui du montage, mais aussi du défilement de la pellicule, que le vampire semble pouvoir arrêter à plaisir. Ainsi, il est évocateur que Coppola choisisse, lors de sa séquence sur le cinéma, sorte de mise en abyme, de mettre en évidence un vieux tour à la Méliès. C’est un « stop trick » (arrêt du défilement de la pellicule, puis reprise) qui constitue la trame du petit film humoristique qui est projeté. Une saute permet de transformer deux jeunes femmes peu vêtues en une seule habillée de façon bien plus respectable, au grand désespoir de l’homme qui les tenait sur ses genoux. Notons que ces sautes forment la trame du pouvoir du Nosferatu de Murnau, lui permettant d’ouvrir les portes sans les toucher ou de fermer le couvercle de son cercueil. De Murnau à Coppola se déploie donc la même dynamique. Le vampire cinématographique est un illusionniste, comme le définit Dominique Sipière22, un bateleur dont la labilité temporelle se confond avec celle du cinéma dont il use, tout en la servant. Ainsi la multiplicité des tours à l’œuvre dans le Dracula de Coppola, l’accumulation de « trucs à l’ancienne » comme on pourrait les qualifier, apparaissent liés à la figure même du comte. Finalement on peut estimer qu’en revenant à la magie naïve des débuts du cinéma, le Dracula de Coppola met en scène la nature profonde du vampire, magicien de cinéma qui « fait temps » autrement et nous emporte dans la danse des images.
Notes de bas de page
1 Stojan Pelko, « The servant et le maître » in Les vampires, colloque de Cerisy, sous la direction de Antoine Faivre et Jean Marigny, Cahiers de l’hermétisme, Albin Michel, 1993, p. 271.
2 Françoise Dupeyron-Lafay, « Études sur le temps (in) humain : Dracula ou de l’hybridité (entre mortalité et éternité, entre fantastique et gothique, entre détection et horreur) » in Dracula, Stoker/Coppola, dirigé par Gilles Menegaldo et Dominique Sipière, Ellipses, 2005, p. 102.
3 Gilles Menegaldo, « Figurations du mythe de Dracula au cinéma : du texte à l’écran » in Dracula mythe et métamorphoses, sous la direction de Claude Fierobe, Septentrion, 2005.
4 « Die Toten reiten schnell », citation tirée de la ballade de Gottfried August Bürger, Léonore (1773), traduite de l’allemand par Gérard de Nerval en 1830.
5 Cette tendance générale comporte, bien sûr, quelques exceptions. Ainsi dans le Nosferatu de Murnau (dont le vampire est pourtant caractérisé tout au long du film par sa lenteur), le plan où Nosferatu charge ses cercueils dans une carriole a été accéléré. Cela souligne le caractère fantastique de la créature. L’accélération provoque également une impression saccadée.
6 Alain Chareyre-Méjan, « La Place du mort ou le cadavre se porte bien (essai d’ontophé-noménologie du vampire) » in Les Vampires, colloque de Cerisy, op. cit, p. 29.
7 Jacques Aumont, « Clair et confus », Les Cahiers du MNAM, 72, été 2000, p. 26.
8 Jean Epstein, Esprit de cinéma (1946-1949), in Écrits sur le cinéma, t. 2, éd. Seghers, 1975, p. 29.
9 Op. cit., p. 12. C’est moi qui souligne.
10 Victor Hugo, Les Contemplations, VI, 26, 1856.
11 Jean Epstein, Esprit de cinéma (1946-1949), in Écrits sur le cinéma, op. cit., p. 23.
12 Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, éd. Jacques Melot, 1946, p. 14.
13 Remarquons, a contrario, que la même scène (Dracula qui rampe sur le mur) est accélérée dans le Dracula de Coppola, ce qui constitue une exception (la seconde) puisque le ralenti domine. Cette accélération de l’image accentue l’aspect animal du comte. En outre, l’accélération va, encore une fois, de pair avec une impression saccadée.
14 Alain Chareyre-Méjan, « La Place du mort ou le cadavre se porte bien (essai d’ontophé-noménologie du vampire) » in Les Vampires, colloque de Cerisy, op. cit, p. 35.
15 Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, Les éditions Jacques Melot, 1946, p. 143.
16 Gilles Menegaldo, « Dracula du texte à l’écran : Stoker et Coppola en regard » in Dracula : Stoker/Coppola, op. cit., p. 227.
17 Jean Epstein, Esprit de cinéma (1946-1949), in Écrits sur le cinéma, op. cit., p. 29.
18 Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, op. cit., p. 18.
19 Nicole Cloarec, « Le Démon de l’analogie : poétique du montage et de la contamination » in Dracula : Stoker/Coppola, op. cit., p. 285.
20 Ibid., p. 283.
21 Ibid.
22 Dominique Sipière, « Dracula : de la figure binaire à l’éblouissement polyphonique » Dracula, Stoker/Coppola, op. cit., p. 197.
Auteur
-
Bérénice Bonhomme
Université de Paris III
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