Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Les responsables de ce volume ont tenu à rendre hommage à Claude-Gilbert Dubois, fondateur du LAPRIL (Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches sur l’Imaginaire appliquées à la Littérature) et de la collection Eidôlon à Bordeaux, qui dès 1968, dans le numéro 85 des Archives des Lettres Modernes avait si magistralement posé les problèmes que soulevait la question de l’utopie1.
2Le présent ouvrage commence par « une brève histoire de l’utopie littéraire » (Peter Kuon) qui évoque avec précision les étapes de la transformation du genre jusqu’à la dystopie moderne, tout en insistant sur la forme littéraire qui détermine le rapport du projet utopique. L’utopie se montre un genre complexe qui, « sous l’influence de son habitat, de son milieu, de son époque, change de forme et de sens comme un caméléon ». Après cette introduction, le volume conduira le lecteur de la Phèdre de Sénèque aux « images du corps » et aux « perspectives des nouvelles technologies », aujourd’hui. Chaque étude mettra l’accent sur les oppositions, les contradictions qui fondent depuis l’Antiquité l’utopie littéraire ainsi que sur l’aspect « d’entre-deux » générique que notre titre a voulu souligner.
3Dans « Utopie et dystopie antiques : l’erreur d’Hippolyte dans la Phèdre de Sénèque », Armelle Deschard se penche de près sur le discours d’Hippolyte qui construit de façon apparemment réfléchie et cohérente un monde idéal. La composition de l’exposé, avec un système élaboré d’oppositions, montre que le monde dans lequel Hippolyte dit vivre est un monde rêvé, modelé sur l’âge d’or et s’opposant à l’âge de fer de la société réelle, mais qui, en tant que construction d’un caractère plein d’hybris prend les apparences d’un monde invivable, d’une dystopie.
4Danièle James-Raoul nous présente un autre visage de l’utopie, celui des Amazones, ces figures féminines exceptionnelles qui suscitent la répulsion ou l’admiration : « Le royaume de Femenie, entre utopie et dystopie : les Amazones dans les textes encyclopédiques médiévaux ». Une fois encore la question est abordée sous le signe de l’ambivalence. La représentation offerte oscille entre modèle et contre-modèle, entre utopie et dystopie : elle est certes l’héritage pesant d’une tradition face à laquelle il faut se situer, mais elle parle aussi de la modernité médiévale d’alors : les Amazones, femmes étrangères au monde occidental, permettent, à leur façon, de penser ce qui apparaît aux yeux de beaucoup comme l’altérité étrange de la femme au Moyen Âge.
5Cette ambivalence se retrouve dans l’étude de Sabine Forero-Mendoza, « Formes et sources de l’imaginaire utopique à la Renaissance ». Elle met en relief le lien essentiel entre utopie et urbanisme, en montrant que les villes idéales de la Renaissance puisent leur figurations dans les dispositifs d’un imaginaire antique et biblique.
6Véronique Le Ru approche l’ambivalence de l’utopie entre eutopie et dystopie, en s’intéressant aux fluctuations de la pensée de Voltaire sur la question du « meilleur des mondes possibles » qui, dans sont esprit, est liée de façon indissociable à la question du mal. Elle rappelle que Voltaire sur ce thème raille plus qu’il n’argumente. Sa critique de la thèse du meilleur des mondes est moins de nature philosophique que satirique, ce qui lui permet de ne jamais avoir à la réfuter.
7Dans sa contribution « L’Histoire des Galligènes (1765) : l’utopie de la dispute » Florence Boulerie nous révèle un autre aspect du genre dans ce XVIIIe siècle que Peter Kuon dans « sa brève histoire de l’utopie » a présenté « comme le point de départ d’une réflexion critique qui frayera le chemin à la dystopie moderne ». Florence Boulerie se demande si les Mémoires de Duncan ne seraient pas, plutôt qu’une anti-utopie, une utopie parodique de l’utopisme. C’est à travers la notion de débat qu’elle aborde les contradictions des diverses interprétations de cette œuvre : « Anti-utopie, parodie d’utopie, débat sur l’utopie, l’Histoire des Galligènes est sûrement un peu de tout cela ».
8La dualité est au cœur de l’œuvre romantique de George Sand que Gérard Peylet a choisi d’étudier dans son étude « Entre utopie et dystopie, un roman initiatique sandien : Spiridion ». Spiridion révèle le lien qui unit le projet utopique des romantiques à l’initiation et au mythe. Ce projet utopique ne peut se développer que sur un fond dystopique. La dualité est nécessaire au projet utopique, comme est nécessaire à la fin de l’ouvrage le dépassement de cette dualité grâce au mythe. Spiridion est une sorte d’« utopie ouverte ».
9C’est d’une « utopie éphémère » que nous parle Susanne Winter dans son article sur Il Codice de Perelà d’Aldo Palazzeschi. Si l’on ne peut pas dire de ce roman futuriste qu’il est une utopie, il apparaît clairement que les éléments constitutifs de l’utopie, sous une forme esthétisée, y sont constamment présents. Le roman exprime la conviction de Palazzeschi que l’utopie en tant que constante anthropologique est un mode de pensée inéluctable.
10Ana-Maria Binet à son tour dans « La perfection est-elle de ce monde ? De l’utopie à la dystopie » passe du jeu avec les ingrédients du genre à la mise en question radicale du modèle utopique. Animal Farm (1945) de Georges Orwell rentre dans la catégorie d’œuvres qui mettent en scène l’oppression d’un individu qui était initialement au centre d’un projet devant le rendre heureux au sein d’une collectivité guidée par les principes de la raison. Elle se demande si ces romans entrouvrent les portes d’une possibilité de choix autre que celui entre un paradis de l’ordre et un monde chaotique, entre une société où la raison devient vite déraisonnable, et une autre où l’individu est ballotté entre des forces multiples, des tensions contraires.
11Le roman de Walter Jens Le monde des accusés, publié en 1950, sur lequel se penche Elizabeth Guilhamon fait partie des récits anti-utopiques classiques de la première moitié du XXe siècle. Jens dépeint la destruction des dernières manifestations d’humanité dans les rapports humains ou – selon la perspective adoptée – la réalisation ultime du bonheur universel. Son roman, tout en menant la critique de la société de consommation à son terme, fait apparaître les limites du genre dont il relève et annonce en quelque sorte sa mutation.
12On ne quitte pas l’ambivalence des perspectives avec le roman The World Inside (1971), de l’américain Robert Silverberg qu’étudie Hervé Lagoguey dans « Soixante-quinze milliards d’êtres humains sur terre : le rêve ou le cauchemar des Monades urbaines de Robert Silverberg (1971) ». Le romancier traite d’un problème qui peut mener à la dystopie : la surpopulation, et son corollaire, l’épuisement des ressources alimentaires. Mais au lieu de brosser le tableau de mégapoles déliquescentes et de populations en souffrance, Silverberg propose un modèle de société utopique qui a trouvé la solution architecturale à ces maux. Ce monde est-il utopique ou dystopique ? Grâce aux points de vue en décalage avec le modèle social proposé, l’auteur insiste sur la relativité d’un monde prétendument idéal et qui, selon la perspective, peut virer du rêve au cauchemar, ou inversement.
13De son côté à travers les œuvres de Pierre Bordage et Maurice G. Dantec, Natacha Vas Deyres, dans « Deux arbres au bord du fleuve de l’histoire » : l’alternative utopique et science-fictionnelle », interroge la filiation entre la littérature dite utopique et la science-fiction. Ce rapprochement lui apparait légitime tant les frontières génériques entre ces deux formes des littératures de l’imaginaire ont été « floutées », comme on l’a d’ailleurs vu, par les pratiques des écrivains depuis la création du genre utopique par Thomas More. Elle se demande si on ne peut pas considérer l’utopie comme source de régénération de la science-fiction au moins chez ces deux auteurs.
14C’est la bande dessinée qui a retenu l’attention de Florence Plet dans « De mare en château, de mal en pis ». La série Garulfo d’Ayroles et Maïorana qui revisite le conte du prince-grenouille dans une inspiration voltairienne a pour surprenant héros un ingénu marécageux, qui accède par la grâce d’une métamorphose au château fort : le lieu désiré d’une société humaine qu’il idéalise. La vision utopique du Candide batracien tourne à la désillusion dystopique, jetant au passage des ferments révolutionnaires dans la société que son passage perturbe.
15Avec son étude « L’utopie et ses monstres : images du corps et perspectives des nouvelles technologies », Leila Dubois-Joucla clôt ce volume. Elle s’intéresse à la vague d’innovations technologiques et scientifiques qui aujourd’hui ouvre la voie à de nouvelles utopies, à de nouvelles dystopies, inspirant de nouvelles images du corps. Alors que sur la scène de l’art, au milieu des visions hyper-idéalisées qui envahissent notre quotidien, surgissent des monstres engendrés par le numérique et le multimédia, des figures, crées par des artistes, se distinguent cependant par leur ambivalence entre corps rêvé et corps redouté.
16Nous avons poursuivi dans ce volume la plupart des pistes, en particulier génériques et esthétiques, que Claude-Gilbert avait tracées, dès 1968, dans Problèmes de l’utopie et nous souscrivons, en clôture, à ce qu’il dit, avec une grande perspicacité, de « l’auteur d’utopies » et, pourrait-on ajouter, de ses lecteurs : ils ne sont pas « dupe[s] de l’affabulation littéraire », étant donné que « le genre obéit à une esthétique de la distanciation beaucoup plus qu’à une esthétique de l’illusion2 ».
Notes de bas de page
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Dieux cachés de la science fiction française et francophone (1950- 2010)
Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay et al. (dir.)
2014
C’était demain : anticiper la science-fiction en France et au Québec (1880-1950)
Patrick Bergeron, Patrick Guay et Natacha Vas-Deyres (dir.)
2018
Ahmadou Kourouma : mémoire vivante de la géopolitique en Afrique
Jean-Fernand Bédia et Jean-Francis Ekoungoun (dir.)
2015
Littérature du moi, autofiction et hétérographie dans la littérature française et en français du xxe et du xxie siècles
Jean-Michel Devésa (dir.)
2015
Rhétorique, poétique et stylistique
(Moyen Âge - Renaissance)
Danièle James-Raoul et Anne Bouscharain (dir.)
2015