Ahmadou Kourouma : mémoire vivante de la géopolitique en Afrique
| ,Conclusion
Texte intégral
- 1 R. Lefort et M. Rosi, « Ahmadou Kourouma ou la dénonciation de l’intérieur », loc. cit.
1En interrogeant la question postcoloniale et en introduisant l’analyse des traces d’écriture au cœur de la compréhension objective des textes d’Ahmadou Kourouma, il s’agissait de saisir l’auteur et son œuvre loin des fantasmes dominants d’une herméneutique qui s’est fossilisée, au fil du temps, dans des grilles de lecture qui ont parfois donné l’impression, même à l’écrivain de son vivant, de se retrouver devant une impasse : « […] Je le répète, mon objectif n’est pas formel ou linguistique. Ce qui m’intéresse, c’est la réalité1 ». Saisir cette réalité à laquelle l’auteur fait allusion, au mieux, passe nécessairement par la construction d’un discours impliquant des paradigmes nouveaux qui ne soient plus trop schématiques. C’est à cet exercice que s’est livré le collectif de chercheurs réuni pour ce volume ; l’apport décisif de chaque réflexion a été résumé dans l’introduction. L’objectif solidaire est de faire avancer le débat sur la puissance et la profondeur d’une œuvre protéiforme d’un point de vue géopolitique.
2La géopolitique passionne. Autour de bassins pétroliers, de minerais, de matières premières agricoles, d’un territoire bien situé, les intérêts des grandes puissances s’affrontent, les stratégies se confrontent aussi. Les guerres en Syrie, en Ukraine, la reconfiguration de la cartographie du Maghreb sous le slogan ravageur d’un soi-disant « printemps arabe » (en Afrique, rappelons-le, le printemps n’est pas une saison) qui a soufflé le régime du colonel Kadhafi et autres, la division du Soudan, les conflits malien, centrafricain et la crise post-électorale ivoirienne, etc., l’actualité internationale est saturée de crises déclarées ou larvées qui renseignent plus ou moins tragiquement sur les nouvelles logiques géopolitiques qui gouvernent actuellement le globe. En effet, au milieu de cette actualité du désordre, face aux drames d’un monde de plus en plus déstabilisé par la géopolitique internationale, il était bon ton de faire retentir une fois de plus la voix d’Ahmadou Kourouma pour en amplifier l’écho afin que sa parole ne faiblisse point. Certes, l’auteur ne répond plus à l’appel de ce monde déchiré en mille morceaux mais sa voix compte et comptera certainement encore pour longtemps.
3La géopolitique comme discipline étudiant les rapports entre l’espace et la politique est incontestablement au centre de la création littéraire du romancier ; elle en constitue même sa roue motrice comme l’a démontré l’étude de Jean-Fernand Bédia. Le besoin de témoigner de l’auteur, la genèse de son écriture prennent leur sens dans cette relation à l’espace qui induit très souvent des facteurs de puissance avec des impacts physiques, économiques et symboliques désespérants. Cette guerre de la reconquête de l’espace africain continue d’impacter négativement le destin de plusieurs pays du continent. Ces guerres à caractère géopolitique livrent la plupart de ces pays encore à la recherche de leurs marques du fait des déficits structurels plombant leur marche vers le progrès aux ambitions gargantuesques de puissances occidentales ayant des potentiels politiques et économiques relativement solides. Dès lors, les nouvelles directions des recherches kouroumiennes ne peuvent éluder ni escamoter cette géographie des conflits qui reste la pierre angulaire de l’ensemble d’une production riche en enseignements.
4L’essentiel des études rassemblées dans ce volume a tenté de démontrer que la géopolitique qui intéresse Ahmadou Kourouma, au plus haut point, demeure le colonialisme à travers ses versants et ses stratégies. Mais cet intérêt semble encore mal perçu voire moins évident pour certains critiques, dont les travaux prolongent les grilles de lecture décadentes qui prospèrent en ce qui concerne l’épistémologie construite autour de l’œuvre du romancier.
5La colonisation s’entend comme l’extension de la souveraineté d’un État sur des territoires situés en dehors de ses frontières nationales. Le post-colonialisme est associé à la perpétuation de la domination politique, militaire et économique des puissances étrangères sur leurs anciennes colonies. Le post-colonialisme dans sa déclinaison africaine tire son essence des indépendances qui sont considérées, à raison ou à tort, comme le produit non pas des luttes des colonisés eux-mêmes mais de la fatigue du colonisateur à marcher sur les libertés des peuples qu’il a longtemps privés de la dignité humaine. Ahmadou Kourouma écrivait depuis sa posture d’affranchi des liens de l’esclavage sans chaîne (la colonisation). En s’attachant à mettre régulièrement à jour la condition coloniale, la posant comme la mécanique angulaire orientant la gouvernance des pays africains mis en abyme dans ses romans, l’auteur manifeste pour ainsi dire sa résistance à la colonialité.
- 2 P. Nganang, Manifeste pour une nouvelle littérature africaine, op. cit.
6Ahmadou Kourouma n’est pas un simple faiseur de romans, selon la définition somme toute fictionnelle du genre. En prenant sa plume pour dire son monde ou témoigner contre l’oublieuse mémoire, il prend rendez-vous avec l’Histoire, à tout le moins, l’histoire des peuples d’Afrique ; mais aussi celle de la France, dans sa relation avec ses « anciennes » colonies. Il s’est fait presque le devoir d’écrire pour tenter de relever le défi que l’histoire coloniale et postcoloniale continue d’imposer à ces nations. Ne pas faire pièce à l’oubli en engageant son écriture dans la géographie des crises qui retardent l’avancée de son continent, telle est la mission cardinale que le romancier a essayé de remplir là où certains de ses pairs ont choisi de la trahir. Mettre des mots sur les maux de l’Afrique qui souffre des ambitions et intérêts des capitales occidentales n’est pas chose aisée d’autant qu’il s’agit, pour l’auteur, de trouver sa voie dans l’entre-trois de l’esthétique de la diction, la politique de l’écriture et la poétique de l’histoire. Par-delà cette résistance à la condition coloniale, Ahmadou Kourouma a certainement voulu aménager pour la postérité africaine une poétique de veille qui permettrait d’anticiper les tragédies minant l’Afrique pour les rendre dorénavant impossibles. Patrice Nganang2, dans son manifeste, a postulé l’idée d’une « écriture préemptive » de l’histoire qui pourrait, par ailleurs, servir de prisme pour jauger les œuvres de l’écrivain ivoirien.
7Comme plusieurs contributeurs l’ont relevé, l’approche géopolitique des textes d’Ahmadou Kourouma s’envisage également à travers les actions des dirigeants africains qui défilent dans ses romans comme ses démons personnels. Il faut cependant sortir d’une critique parfois condescendante sur la nature de ces pouvoirs africains qui suscitent encore un réel intérêt. Il est commode de voir émerger une position dominante lorsqu’il y a lieu d’analyser les enjeux de pouvoir de cette classe exceptionnelle de dirigeants africains qualifiés de dictateurs. La gouvernance de ces « dictateurs » interpelle, par ailleurs, le géopolitologue. Par exemple, une double approche géopolitique et géoculturelle du « donsomana » pratiqué par le président Koyaga, l’un des principaux protagonistes de En attendant le vote des Bêtes sauvages qui est censé renforcé ses pouvoirs présupposés dictatoriaux reste à faire. Car le « donsomana » est l’expression vivante d’une vision politique, culturelle et cultuelle spécifiquement rattachée à la cosmogonie des peuples malinkés. La fratrie des « dozos » existait déjà fort longtemps avant la colonisation. Ces chasseurs traditionnels avaient des fonctions déterminantes dans les démocraties et les monarchies africaines avant leur annexion par l’Occident et leur transformation en chiens de guerre par certains Africains en quête de pouvoir. Pourtant ces « dozos », durant plusieurs siècles, ont assuré l’équilibre des sociétés précoloniales.
8L’analyse du jeu des actants géopolitiques africains dont Koyaga et autres « dictateurs » sont des symboles accomplis a permis des avancées significatives sur la problématique de la quête du pouvoir et de la violence en Afrique. Il a été démontré que ces dirigeants, malgré le caractère sibyllin des régimes qu’ils ont institués au lendemain de l’accession de leurs pays à l’indépendance, n’avaient pas la maîtrise de tous les leviers des pouvoirs qu’ils exerçaient généralement par procuration. Quel est donc le sens réel de la violence dans un jeu géopolitique fortement dicté depuis l’extérieur souvent par des forces exogènes ? La critique des pouvoirs africains qui emballent certains médias occidentaux, et reprise en chœur par de nombreux travaux sur Ahmadou Kourouma, appelle une autre perspective d’analyse qui puisse réexaminer, en dehors des modèles habituels, les possibilités concrètes du pouvoir africain sous domination étrangère et en perpétuel sursis.
9D’où l’intérêt de réactualiser l’approche de la violence dans le jeu géopolitique africain en l’envisageant sous le prisme d’une certaine éthique de la violence telle que pratiquée par les grandes puissances à travers le monde. Tout se passe comme, s’il y a, d’un côté, une espèce de « bon usage » de la violence politique quand celle-ci est perpétrée par les Occidentaux et leurs alliés Américains et de l’autre, des dictateurs sanguinaires lorsqu’il s’agit de qualifier les régimes africains. Nier la réalité d’une commune mesure entre la violence politique pratiquée par les puissances occidentales et les régimes africains cornaqués, revient à ignorer une dimension importante de la géopolitique appliquée à l’Afrique et romancée dans une perspective critique par Ahmadou Kourouma. Même s’il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de la violence politique, force est de reconnaître que l’utilisation de la violence par les États dits puissants a ses raisons que la morale ignore dès lors qu’elle est souvent présentée comme salvatrice voire rédemptrice pour ces nations : c’est tout le sens de la mission civilisatrice à laquelle les notions de « guerres justes », de « guerres géostratégiques » et parfois de « guerres ethniques » servent de paravent.
- 3 J.-F. Bédia, « Donsomana pour Koyaga ou la mise à nu de la démocratie postmoderne », in Ét (...)
10Ahmadou Kourouma « a fini », mais son Afrique tant célébrée est encore loin d’être « fini[e] ». Elle continue de faire son chemin entre la croix et la bannière. Mais il ne faut pas envisager les crises à relents géopolitiques qui continuent d’éclater sur le sol africain comme des traits d’une certaine fatalité atavique. C’est d’ailleurs faire preuve de « paresse intellectuelle » et de mauvaise foi que de continuer à croire, en ce millésime technologique courant, que l’Afrique reste encore le « cœur des ténèbres ». La résolution des problèmes africains incombent aux Africains eux-mêmes. Si le siècle dernier a été celui de l’indépendance des États africains, le XXIe siècle devra être celui de la victoire des peuples contre les affres du sous-développement, de la pauvreté et de l’exclusion. Or ces défis ne peuvent être relevés que si les vicissitudes de la « démocratie postmoderne », sorte de mondialisation des raisons d’États impérialistes3, sont dénoncées sans ménagement. De ce point de vue, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma est un bel exemple qui engage, par son éthique et son idéologie, la critique littéraire toutes écoles confondues.
Notes
1 R. Lefort et M. Rosi, « Ahmadou Kourouma ou la dénonciation de l’intérieur », loc. cit.
2 P. Nganang, Manifeste pour une nouvelle littérature africaine, op. cit.
3 J.-F. Bédia, « Donsomana pour Koyaga ou la mise à nu de la démocratie postmoderne », in Éthiopiques, n° 86, 2011, p. 17.
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