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L’Homme face aux crues et aux inondations

 | 
Jean-Noël Salomon

Chapitre II. L’homme et les crues

Texte intégral

1Depuis l’aube de l’humanité les inondations ont eu un caractère magique et religieux. La Genèse est le premier écrit faisant état d’une inondation catastrophique. Bien plus tard, les crues du Rhin ont été immortalisées par Wagner dans les Niebelungen, l’une d’entre-elles emportant définitivement les Dieux. Les crues et les inondations ont toujours été redoutées ou attendues (le Nil) des hommes et les références à ces dernières sont légions. Cependant, grâce à sa technique l’homme est parvenu à infléchir, sinon contrôler, le cours naturel des rivières. Ce faisant il oublie peu à peu ce que sont des phénomènes naturels.

2En France, les surfaces inondables concernent plus de 30 000 km2 répartis sur environ 9 400 communes. Les inondations ne sont pas toujours aussi spectaculaires que celles ayant affecté le Sud-Est de la France en 1992 et 1993. Ces dernières ont été caractérisées par une montée brutale des eaux qui a grandement surpris. Mais il existe aussi des crues « lentes » comme celles qui, au cours de l’hiver 1993-1994 furent consécutives au blocage sur le Nord de la France et du Bénélux d’une perturbation océanique. Ce type de crue laisse à l’homme le temps de se prémunir ou de s’organiser.

A. les dégâts occasionnés

3Selon leur importance et leur localisation géographique, les crues et les inondations peuvent provoquer des dégâts et même d’effroyables désastres. L’analyse des communes ayant fait l’objet d’un arrêté de catastrophe naturelle « inondations» au titre de la loi du 13 juillet 1982 souligne la gravité du problème : entre 1984 et 1994, 9 000 communes ont été concernées. Pratiquement tous les départements français ont été touchés les plus exposés étant la Drôme, la Gironde, l’Isère, la Meurthe-et-Moselle, la Moselle, la Saône-et-Loire et la Seine-et-Marne (Figure 8).

4On estime qu’en l’absence d’action d’envergure les dégâts aux biens particuliers pourraient doubler en moyenne annuelle et dépasser les 10 milliards de francs d’ici l’an 2 000. Entre 1982 et 1992 les compagnies d’assurances ont reversé 15 milliards de francs d’indemnisation au titre des catastrophes naturelles, dont 75 % au titre des inondations.

5Mais ces chiffres minimisent la réalité car les dégâts sont souvent plus insidieux et non chiffrables. Ils se manifestent surtout par :

6– l’érosion des sols (berges emportées, affouillements, creusement de ravines etc..) parfois fertiles et cultivés. La force érosive est fonction de la masse déplacée (liquide et solide) et de la vitesse, elle même fonction de la pente, ce qui explique que les crues sont souvent catastrophiques sur les versants. Ces derniers sont souvent affectés d’éboulements ou de glissements provoqués tant par le rajeunissement du pied de versant en raison de l’érosion provoquée par la crue, que par la gravité, à la faveur de sols détrempés par les fortes pluies. Les masses rocheuses se détachant brusquement des parois peuvent former des tabliers de matériaux grossiers et venir obstruer localement un écoulement déjà impétueux. Ces formes d’érosion sont très actives lors des paroxysmes pluviométriques et des intumescences hydrologiques. Elles viennent perturber gravement la circulation comme en Corse ou ces phénomènes se produisent par dizaines chaque année. Les effets de la crue sont inégaux dans l’espace comme l’indique le couple rive convexe-rive concave où dépôts et ablations alternent.

Figure 8 : Inondations survenues entre août 1982 et février 1994, ayant fait l’objet d’une reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle au titre de la loi du 13 juillet 1982
(Source : Ministère de l’Environnement, d’après ceramac - Clermont-Ferrand)

7Sur les versants le ruissellement intense entraîne les particules fines jusqu’aux cours d’eau, tandis que le matériel grossier s’accumule au bas des parcelles érodées, notamment sur les chemins qui constituent des ruptures de pente. Cela peut aller jusqu’à la formation de mini-cônes de déjections en contrebas des versants les plus sensibles. Bien entendu la voirie souffre du fait des éboulements, des glissements, des ravinements ou des engravements ;

8– en plaine, l’eau qui a débordé peut rester durablement : la force érosive n’est plus à redouter, mais les récoltes sont menacées : après trois jours de submersion totale beaucoup de champs en épis sont perdus. Le bétail est parfois noyé. Souvent l’eau n’est éliminée que par évaporation... Par contre l’inondation contribue à enrichir le sol et la biomasse en matière minérale favorisant ainsi la croissance végétale ultérieure et la productivité primaire ; -des modifications dans la composition végétale des forêts-galeries accompagnant les cours d’eau. Différents travaux (Sanchez-Perez et al, 1991) ont montré que lorsque les inondations sont violentes les forêts sont détruites sur de vastes surfaces. Les sols neufs ainsi recréés sont favorables à une recolonisation par une forêt basse dite à « bois-tendres» (saules, peupliers) qui forme un premier stade d’une succession végétale. Au contraire, lorsque les inondations sont plus calmes, le sol alluvial est enrichi en colloïdes et la forêt peut s’enrichir en espèces à bois dur (ormes, frênes, chênes) et devient à la fois plus stable et plus résistante aux « catastrophes » (vent, inondation). Lorsque les formations ripicoles sont peu denses, elles sont plus facilement dégradées par la crue : arrachages et fragilisation (troncs inclinés) se développent ;

9– dans les cours d’eau proprement dits on constate les sapements ou les accumulations de galets chassés par à coups lors des fortes crues. Radiers et ponts peuvent être endommagés par blocage des buses et voûtes, ce qui provoque non seulement des déversements au-dessus des tabliers mais aussi des cas spectaculaires d’érosion liés aux mouvements tourbillonnaires consécutifs. Les excavations d’alluvions en aval des embâcles de bois flottés et de troncs arrachés à la ripisylve, ou encore les piles des ponts, peuvent entraîner l’effondrement des ouvrages. Inversement des atterrissements importants se produisent à l’aval des resserrements. Tous ces phénomènes traduisent des écoulements spasmodiques avec une force considérable ;

10– des pollutions. Cet aspect, pourtant fondamental, est souvent occulté, en particulier la contamination occasionnée par les produits phytosanitaires largement utilisés par l’agriculture « moderne ». Ces produits – herbicides, fongicides, insecticides... – sont utilisés en masse depuis les années 60. La France est actuellement le deuxième consommateur mondial derrière les États-Unis, avec 95 000 t annuelles de substances actives. Certes ces produits poussent les rendements à la hausse, mais la médaille a son revers car ils sont aussi un nouveau facteur de pollution des eaux de surface, et probablement de certaines nappes phréatiques (les études manquent à ce sujet). Plusieurs études (Universités, inra, cemagref) établissent que ces produits phytosanitaires arrivent en continu jusqu’aux rivières par ruissellement, lessivage ou transfert dans le sous-sol. Mais ces arrivées dans les cours d’eau sont intensifiées lors des crues et des inondations : à ces moments les apports brutaux de pollution peuvent être multipliés par 100 ou 200 selon les substances.

11Selon I’ Ifremer près de 6 000 kilos d’atrazine (un herbicide) arrivent chaque année dans le delta du Rhône (2 000 kilos au débouché de la Seine) véhiculant ainsi la pollution jusqu’à la mer. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que le milieu aquatique présente des phénomènes de toxicité accrus. La présence de ces produits toxiques (atrazine, simazine, lindane, diuron, etc.) pose de graves problèmes de santé pour l’homme. Les interrogations demeurent entières dans la mesure où l’on ne dispose pratiquement pas d’études épidémiologiques suffisantes. Sans aborder la question de l’appréciation des relations des seuils ou celles des doses-effets, le fait qu’il est établi que les risques sont considérablement accrus au moment des crues, devrait encourager la mise en place d’une politique de prévention avec la promotion de méthodes alternatives aux moyens chimiques, et à un aménagement de l’espace rural rétablissant les filtres naturels : boisements, haies, talus et ripisylves ;

12– la destruction d’ouvrages d’art (barrages, ponts, viaducs), voies de communication (routes et chemin de fer), constructions (bâtiments collectifs entrepôts, usines, restaurants, ou maisons individuelles) récoltes, etc. La crue du Tarn de 1930 détruisit 3 000 maisons à Montauban, 11 grands ponts et environ 500 usines furent mises hors d’état de fonctionner. En juin 1875 la crue de la Garonne amena la destruction de 1 400 maisons à Toulouse et sur l’ensemble de la vallée des dizaines de villes et de villages furent noyés dont Agen. La crue mémorable de janvier 1910 de la Seine noya la vallée de Corbeil jusqu’à Poissy. La crue brutale de la fin septembre 1980 amena des inondations en Haute-Loire et Loire provoquant 450 millions de francs de dégâts. Les inondations de 1995 en Europe occidentale ont vu l’évacuation de 300 000 personnes aux Pays-Bas ainsi que 40 000 foyers sinistrés en France, avec notamment 250 000 foyers privés d’eau et 400 entreprises et commerces sinistrés dans le Calvados. Le coût des dégâts a été estimé à plusieurs milliards de francs. À Paris, on estime qu’une crue de la Seine similaire à celle de 1910 provoquerait près de 60 milliards de dommages (Rizzoli, 1988). Pour la Loire les dommages pourraient s’élever à plus de 10 milliards de francs pour une crue similaire à celle de 1856 (Jacq, 1987). Les inondations historiques de l’été 1993 dans le Moyen-Ouest américain, provoquées par le Missouri et le Mississippi, firent environ 10 milliards de dollars de dégâts. Les exemples de crues dévastatrices abondent malheureusement et continueront sans aucun doute ;

13– des catastrophes avec de nombreux morts. On peut citer, entre autres, la crue de la Garonne en 1875 avec plus de 500 morts, celles du Gardon (36 victimes en 1958) et de l’Ardèche (plus d’une centaine de mort à la fin du XIXe siècle), ou celles plus récentes dans les mémoires du Grand-Bornand (23 morts en 1987), de Nîmes (11 morts et 50 000 sinistrés en 1988), du Vaucluse (50 morts dont 35 à Vaison-la-Romaine, le 22 septembre 1992). Plus récemment le département de l’Hérault a été gravement affecté par la montée de l’Orb (4 victimes et des dizaines de milliers de sinistrés (28-29 janvier 1996) et la tragédie du camping de Biescas (Aragon) a fait 86 morts et 5 disparus (8 août 1996). La crue la plus meurtrière de ce siècle fut celle du Tarn à Montauban en 1930, avec 200 morts et plus de 10 000 sinistrés, des milliers d’animaux domestiques tués, 3 000 maisons détruites et 500 usines hors d’usage.

14Dans le monde, la crue du Yang-Zi de 1931, à laquelle Hergé fit allusion dans le Lotus Bleu, causa 14 000 morts. La Chine connut une autre crue gigantesque en 1959. La plaine deltaïque du Gange-Brahmapoutre subit une inondation catastrophique tous les 15 ans ; celle de 1974 affecta 30 millions d’habitants et détruisit 80 % des rizières. Puis de 1988 à 1991 les inondations, en partie cycloniques, sinistrèrent plusieurs millions de personnes au Bangladesh et firent des centaines de milliers de morts. Les pertes économiques furent estimées à plus de 2 milliards de dollars.

15Mais les pires désastres de l’Histoire ont certainement été ceux provoqués par les crues du Houang Ho (Fleuve Jaune) car sa surélévation fréquente au-dessus de la plaine a entraîné d’immenses défluviations au cours desquelles les eaux emportaient tout sur leur passage. Les victimes se comptèrent alors par centaines de milliers.

16À ces nombreuses victimes s’ajoutent de multiples dégâts physiques et moraux qui ne sont pas quantifiables mais qui perturbent durablement les individus (détresse, peur) en laissant des séquelles irréversibles.

17On retiendra que, statistiquement, les dommages dus aux crues sont d’autant plus graves qu’ils sont moins fréquents, car l’homme a la mémoire courte, ou obéit à des considérations économiques à court terme qui l’amènent à négliger le phénomène ou à admettre ses inconvénients.

B. les interventions du xxe siècle

18Jusqu’à une période relativement récente l’occupation des zones inondables a été très sage. Les plaines submersibles étaient consacrées aux boisements, au pacage des troupeaux et aux loisirs. On y pratiquait la cueillette, la chasse et la pêche. Puis peu à peu les hommes ont investi les plaines inondables à mesure que leur capacité technique à maîtriser les cours d’eau grandissait (Bravard, 1987). Cette conquête agricole des terres basses a constitué un premier niveau d’intervention (fermes isolées, cultures particulières, édification de digues submersibles comme les « turcies » de la Loire).

19Mais les temps ont bien changé et l’Homme-Prométhée a voulu imposer sa loi grâce à sa technique sans cesse plus performante. Depuis l’après-guerre tout a été fait, notamment en matière d’urbanisme et d’agriculture, au mépris des règles environnementales élémentaires.

201. Dans les campagnes, en France, le paysage a été complètement bouleversé pour les besoins de l’agriculture moderne

21Dès avant la dernière guerre mondiale, mais surtout dans les années 50 et 60, le remembrement des terrains agricoles a été le leitmotiv de l’État et des aménageurs. Motorisation et mécanisation imposaient la recherche de vastes parcelles, si possible planes, et tant pis si la fertilité était moindre car le recours massif aux engrais chimiques permettait d’accroître sans façon les rendements (cas des Landes). Les paysages bocagers de l’Ouest de la France furent soumis à rude épreuve : haies et fossés disparurent par milliers. De 1945 à 1981 plus de 11 millions d’hectares ont été remembrés (soit la moitié des surfaces agricoles à traiter).

22Un chiffre permet de se faire une idée de l’ampleur de la question : de 1960 à 1994 on a supprimé 770 000 km de haies, dont 200 000 dans la seule Bretagne (sinistrée en hiver 1995). Une étude récente (Pointereau et Bazile, 1996) montre que les arbres « hors forêt » (haies, bords de route, etc.) ne représentent plus aujourd’hui que 10 % du patrimoine arboré français, contre 31 % au siècle dernier. Des 2 millions de kilomètres de haies existant dans les années 50, il ne reste plus qu’environ 700 000 km.

23Les remembrements influencent le comportement hydrologique d’un bassin par le fait que certains travaux d’aménagement sont également réalisés : installation d’un réseau de drainage, équipement de nouvelles voiries, amélioration ou création de fossés d’évacuation des eaux, « normalisation » des principaux affluents de la rivière. L’augmentation de la taille des parcelles favorise également le ruissellement.

24Il a fallu attendre la loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la nature, pour que l’étude d’impact devienne obligatoire (souvent confiée à des bureaux d’étude à conclusions rapides...). Pourtant les haies n’ont pas seulement l’avantage d’arrêter l’eau, elles constituent aussi de précieux brise-vent tant pour les cultures que pour les animaux au pâturage. Sachant qu’un kilomètre de haie équivaut en gros à un hectare de forêt, la Bretagne a ainsi perdu près de la moitié de ses surfaces boisées en moins d’un demi-siècle. Fin 1990 le ministère de l’Agriculture estimait que 13,7 millions d’hectares de terres avaient été remembrés en France ce qui représente plus de 40 % de la surface agricole utile et le quart de la superficie totale du pays. Pour autant le processus est loin d’être terminé car le ministère de l’Agriculture s’attend à ce que 700 000 hectares de terres soient remembrés dans les 15 prochaines années, rien qu’en fonction des projets d’autoroute et de T.G.V.

25Le remembrement est aussi l’occasion de procéder à des travaux hydrauliques de grande envergure. Il est en effet plus intéressant de drainer une grande surface de 10 hectares d’un seul tenant que 10 petites parcelles d’un seul hectare. Et il est également plus facile de réaliser, dans la foulée, les aménagements destinés à évacuer les eaux excédentaires : création de fossés, creusement du lit d’un ruisseau, suppression de méandres, etc. On observera cependant que ce n’est sans doute pas un hasard si le premier département à avoir été « remembré », l’Ille-et-Vilaine, est celui qui a souffert le plus des inondations ; après avoir exigé la disparition des haies voici que les technocrates incitent à les replanter (aux frais du contribuable bien entendu).

26On peut aussi incriminer les nouvelles pratiques agricoles.

27Partout les éleveurs laitiers ont été poussés à faire de la stabulation libre ce qui suppose de remplacer les prairies naturelles et les champs de luzerne par des cultures de maïs fourrager. Or l’herbe et la luzerne retiennent l’eau au sol par effet d’éponge alors que les terres en maïs laissent la pluie ruisseler sans retenue. Une étude réalisée en Belgique (Mabille, 1985) estime que le passage total de cultures couvrantes à des cultures non couvrantes provoquerait une augmentation des débits de pointe de 25 à 50 % suivant l’intensité des pluies. Dans la vallée du Rhône la substitution des cultures de vignes et de vergers aux prairies explique en grande partie la gravité des inondations d’octobre 1993 et de janvier 1994 (rapport Dambre) d’autant plus que « la colonisation des surfaces » s’est étendue au lit mineur !

28La pratique de la monoculture sur de grandes surfaces, avec une meilleure rentabilité du matériel agricole, était l’un des buts du remembrement. Les agriculteurs peuvent ainsi, par exemple, n’implanter qu’une seule culture sur une parcelle de 20 hectares, là où auparavant on en dénombrait souvent une dizaine appartenant à différents propriétaires. Les cultures n’ayant pas le même taux de couverture végétale à une date donnée, ce morcellement créait un effet « mosaïque » favorable à la rétention de l’eau. Ainsi, lorsque l’une de ces petites parcelles gardait son sol nu en hiver, celle située plus bas pouvait contribuer à freiner le ruissellement pourvu qu’elle soit végétalisée. Idem pour la parcelle suivante et ainsi de suite. Lorsque l’ensemble est homogénéisé un tel dispositif ne fonctionne plus. On imagine le résultat lorsque de grandes surfaces, pentues, d’un seul tenant, restent nues pendant des mois.

29De plus, les cultures de printemps ont pris une part prépondérante dans les assolements, or ces dernières (maïs, betterave, pomme de terre) n’assurent qu’une assez mauvaise protection du sol dans la mesure où elles sont cultivées en rangs espacés de 60 à 80 cm.

30Le drainage des zones humides (tourbières, plaines alluviales, deltas, marais côtiers...) pour la conquête de nouvelles terres, réputées à juste titre fertiles, fut entrepris dès le Moyen Age. Marais et marécages ont souvent eu mauvaise réputation en raison de leur odeur putride, de leurs feux follets associés au Mal et à la mythologie de la mort (revenants, sorcellerie), de leur insalubrité (malaria, de l’italien mala aria = mauvais air). L’argument de salubrité publique a donc pesé lourd dans la destruction des marais à côté des arguments d’ordre agro-économique avancés pour éliminer ces terres qualifiées d’improductives et peu accessibles. Les progrès techniques de drainage ont permis d’accélérer la reconversion des zones humides en terres labourables et cultivables voire même, une fois asséchées, en espaces urbanisés. L’exemple des Dombes entre Lyon et Bourg-en-Bresse, illustre le processus. En 1850 ces étangs, au nombre de 2 000 couvraient 19 000 ha ; aujourd’hui ils ne sont plus que 800 pour une superficie de 8 500 ha. Le récent rapport d’évaluation sur « Les zones humides » (1994) souligne l’accélération des destructions depuis les années 70, notamment avec la loi d’intervention agricole du 4 juillet 1979 (Figure 9).

31Le grignotage insidieux de nombreuses zones telles que le Marais Poitevin, dont plus des deux tiers de la superficie ont été asséchés depuis 1973, a été favorisé par de nombreux décrets ou lois comme la loi d’orientation agricole du 4 juillet 1980 qui précise que « la maîtrise de l’eau est le facteur essentiel de la production agricole ». Dans la foulée, il est proposé que 4 millions d’hectares soient « assainis ».

32Au total, le drainage souterrain a connu depuis une dizaine d’années une progression spectaculaire : les superficies drainées ont presque triplé. Les investissements en drainage sont le plus souvent dus au retournement des prairies en liaison avec le passage des systèmes d’élevage vers les grandes cultures. Comme l’indique la Figure 10 le Sud-Ouest et le Nord de la France sont particulièrement concernés, avec un glissement depuis quelques années vers les régions de l’Ouest.

Figure 9 : Le développement des surfaces drainées entre 1970 et 1982

33Pourtant la destruction de ces zones humides, notamment celle des zones bordières des grands fleuves, fait disparaître leur rôle d’écrêtage des crues, de stockage de l’eau, de régularisation du débit des rivières, de protection des rivages, d’intervention dans le contrôle des transferts de nutriments et d’auto-épuration des substances toxiques, sans compter la productivité de ressources biologiques valorisables. En France, ces écosystèmes de grande valeur ne couvrent plus aujourd’hui qu’une superficie de 15 millions d’hectares, soit trois fois moins qu’il y a un siècle (cf. figure 11).

Figure 10 : Part de la Surface Agricole Utile drainée en 1990 (Source : agreste - Recensements agricoles et enquêtes structures)

Figure 11 : Le trait d’Iturria paru le 07 décembre 1995 dans le journal Sud-Ouest

34Le curage des fossés, le recalibrage des ruisseaux à la pelleteuse, la suppression des zones tampons et pondératrices (marais, prairies inondables, tourbières, roselières, etc.) qui autrefois servaient d’éponge lors des fortes précipitations et évitaient que le gros du volume parte immédiatement dans les rivières en provoquant une montée rapide des eaux, se sont avérés néfastes par bien des côtés. Par exemple le creusement de tranchées profondes (de 0,50 cm à 2 m) et trapézoïdales pour l’évacuation des eaux et les reprofilages (la pente de la rivière est uniformisée sur tout ou partie de son cours pour accélérer la vitesse d’écoulement de l’eau), ont contribué à l’abaissement des nappes phréatiques (aggravant les conséquences des épisodes de sécheresse sur la végétation). De même les méandres freinaient naturellement le cours des eaux des ruisseaux, et les arbustes et leurs racines « amortissaient » les crues (cas des Barthes de l’Adour). Or, l’on a redressé artificiellement les cours d’eau (la « rectification » des ingénieurs), toujours pour accélérer l’écoulement. La densité du drainage a été un facteur de vitesse dans la formation des crues de Gascogne en 1977 (Lambert et Vigneau, 1981). On a taillé des lignes droites où l’eau file tout droit sans obstacles, avec les conséquences que l’on devine car ces rectifications, accompagnées de déboisements, et parfois même d’enrochements et de bétonnages, ont non seulement accéléré le débit de l’eau, mais aussi ouvert de véritables autoroutes de l’inondation.

35Petites rivières et grands fleuves aboutissent dans les océans, c’est bien connu. Petites et grandes pollutions empruntent aussi le circuit de l’eau. Ce faisant, phosphates et nitrates nourrissent les algues qui prolifèrent parfois l’été sur nos plages et qui asphyxient le plus souvent les lacs et les rivières. Rejets des eaux usées domestiques et industrielles sans assainissement, ruissellement d’eaux chargées en produits chimiques et déjections animales sont causes de ces maux renforcés en cas d’inondation, car ces déchets dépassent alors les capacités naturelles de dilution des rivières et fleuves. Seules subsistent les marques visibles tels les plastiques accrochés au branches des arbres ayant baigné dans les eaux de crue, soulignant à la fois les hauteurs d’eau atteintes et la hideur de ces épouvantails fluviaux.

36Plus perfidement d’autres nuisances se distillent à travers les sols pour venir contaminer les nappes phréatiques. Des rebuts de toutes provenances, accumulés dans les décharges, infiltrent dans les sous-sols les substances les plus nocives, or les eaux souterraines n’ont pas les mêmes possibilités d’auto-épuration qu’en surface, et leur pollution est d’autant plus perverse qu’elles empruntent un circuit complexe et lent. En Bretagne, depuis une quinzaine d’années, les nourrissons du Finistère n’ont plus droit à l’eau du robinet. Le 27 janvier 1996 plus de 1 500 personnes manifestent à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor) pour dénoncer une dégradation de la qualité de l’eau, ainsi que le non-sens et le gaspillage d’un productivisme dévastateur et pollueur.

37Il conviendrait de replacer la santé de l’homme et la protection de l’environnement au centre de la problématique de production agricole même si cette dernière n’est pas seule en cause. En effet l’usage massif et sans discernement des pesticides, favorisé par la monoculture, est aussi l’œuvre des collectivités locales, des services publics et même, à une autre échelle, des particuliers dans leurs jardins avec un usage souvent très au-delà du raisonnable.

38L’on sait que beaucoup de prairies humides situées dans les bas-fonds ont été drainées dans le cadre des aménagements fonciers, en même temps que l’on arrachait les bandes d’arbres qui bordent les cours d’eau. Or ces zones fréquemment inondées et riches en carbone (feuilles des arbres, débris végétaux...) sont de véritables « usines de dénitrification » naturelle : les nitrates (NO3) en solution dans l’eau de la nappe souterraine sont métabolisés par certaines bactéries (Pseudomonas, Thiobacillus...) et transformés en azote (N2) qui se dégage dans l’atmosphère. Ce processus d’épuration est très efficace et très répandu : sur les bords de la Garonne, une bande de 30 m de ripisylve suffit à ramener les teneurs en nitrates de la nappe alluviale aux limites du détectable. Aux États-Unis il a été constaté que la charge des eaux souterraines en nitrates était réduite de 90 % après seulement 19 m de trajet sous une ripisylve. Le maintien de bandes d’arbres de 10 à 20 m de large le long des cours d’eau suffirait à éliminer la quasi-totalité des reliquats de nitrates issus des parcelles agricoles. Cependant cette ripisylve ne doit pas être laissée à elle-même mais être entretenue. En effet dans nombre de régions (notamment en région méditerranéenne) la ripisylve n’est plus exploitée ni même entretenue. Elle s’est embroussaillée et sert le plus souvent de dépotoir. Lors des grandes crues elle fonctionne alors comme un peigne à alluvions. Dans le meilleur des cas, les troncs baignant dans l’eau créent des remous et les racines favorisent les accumulations les plus diverses, créant des embâcles. Au pire, les vieux arbres en partie déracinés sont arrachés et servent de boutoirs contre les berges, les remblais et les piles de ponts. Certains se mettent en travers de ces dernières en faisant barrage à l’écoulement du flux. Ces barrages peu solides cèdent et sont à l’origine de vagues de crue à débit instantané très élevé, se propageant vite vers l’aval, et capables de provoquer de gros dégâts. Leur rôle a bien été souligné dans les diverses études ayant suivi la fameuse crue de l’Ouvèze du 22 septembre 1992 (Arnaud-Fassetta et al, 1993). Le caractère spasmodique de l’écoulement a ainsi augmenté les sapements latéraux des berges ou des digues et ouvrages d’empierrés, fournissant ainsi un matériel efficace pour l’érosion.

39L’épuration des eaux de surface est grandement assurée par l’écosystème forestier dans son entier et pas seulement par la ripisylve. Sa destruction entraîne la dégradation de la qualité des eaux souterraines d’autant plus que les fuites émanant du lit des cours d’eau, parfois endigués et pollués comme le Rhin ou le Rhône, alimentent la nappe souterraine (Carbiener et Tremolieres, 1990). Dans la majorité des pays, les réseaux d’égouts, les structures d’épuration n’existent pas, et le traitement des déchets n’a pas cours. Au sein des pays membres de l’ ocde, 330 millions de personnes ne bénéficient pas d’installations d’eaux usées. La France (comme les États-Unis) n’en collecte que 60 %. Il faudrait aussi tenir compte des aspects hydro-écologiques car il est bien établi que l’ensemble des travaux impliquant un arrachage des arbres conduit à un appauvrissement considérable de la biomasse, notamment piscicole.

40Mais le système sera d’autant plus difficile à freiner que les ingénieurs des Services agricoles touchent des primes ou rémunérations accessoires, proportionnelles au volume des travaux (de 5,5 % à 8,5 % du montant hors taxe) qu’ils sont chargés de réaliser ! Il est difficile quand son revenu en dépend, de ne pas, d’une façon ou d’une autre, pousser à la consommation. Incitations autoritaires, associations à caractère forcé (Association Foncière de Remembrement ou afr), subventions, fonctionnaires « motivés », tout a été mis en œuvre pour inciter les agriculteurs à transformer les campagnes en de vastes chantiers. Pourtant déjà des inversions de tendance apparaissent : sur l’Odet (Bretagne) un contrat de rivière a été passé entre 27 communes pour inciter les agriculteurs à remettre des talus et à ne pas laisser les sols à nu...

41Par ailleurs beaucoup de régions se sont lancées dans de gigantesques travaux d’irrigation. Après avoir tout fait depuis 40 ans pour évacuer l’eau par des aménagements intempestifs, le débit des rivières en été est devenu trop faible pour assurer l’arrosage des cultures. Prenons en exemple le maïs-ensilage, qui couvre aujourd’hui d’immenses surfaces (1,5 million d’hectares en France en 1995 contre 250 000 ha en 1960) : le maïs une plante très gourmande en eau. Aussi envisage-t-on maintenant de multiplier les retenues d’eau et les lacs collinaires... Le Sud-Ouest a déjà donné le ton (toutefois la phase des lacs collinaires y paraît aujourd’hui stabilisée) et les ingénieurs des DDA ne sont pas contre...

42Un autre problème est le tassement des sols principalement dans leurs premiers centimètres superficiels conduisant à la formation d’une véritable semelle empêchant les infiltrations et favorisant le ruissellement superficiel. Or la porosité naturelle des sols gère tout le fonctionnement hydrologique des bassins versants (sans compter les fonctions nutritives et épuratrices des couvertures pédologiques). Déjà, après un défrichement, le tassement des sols est un phénomène normal car la suppression de la végétation naturelle provoque des baisses d’activité biologique et leurs corollaires : diminution des tubulures et autres cavités, et des taux de matières organiques (elles aussi favorables aux infiltrations).

  • 2 Impact cinétique des gouttes de pluie sur les particules du sol.

43Aujourd’hui de nombreux facteurs contribuent à la compaction des sols : l’utilisation d’engins agricoles lourds (tracteurs, charrues, récolteuses, remorques) qui laissent parfois des empreintes de roues évoluant en rigoles propices au ruissellement ; le pâturage d’animaux trop nombreux (élevage intensif et industriel), laissés trop longtemps sur une parcelle (tassement par piétinement) ; la moindre utilisation des engrais naturels (fumiers, composts) au profit d’engrais artificiels (souvent très polluants) qui déstabilisent et font éclater les agrégats ; l’abus de la monoculture ; les irrigations mal conduites qui déstructurent et tassent les sols par excès alterné d’humidité et de dessiccation ; les sols laissés nus trop longtemps soumis à la déstructuration par la sécheresse et l’impact du « splash »2. Les sols limoneux recouvrant les plateaux de craie du Pays de Caux aux collines de l’Artois, ont l’inconvénient d’être très instables et de former rapidement, sous l’impact du splash, une croûte superficielle imperméable propice au ruissellement et à l’érosion dès que la pente de la parcelle atteint seulement 3 % ou 4 %. Ce phénomène dit de « battance » est dû à la très haute teneur de ces sols en limons (entre 60 et 70 %), particules fines qui ont la propriété de se souder entre elles au contact de l’eau. La capacité d’infiltration du sol devient alors quasiment nulle : la parcelle se comporte de ce fait comme une véritable toile cirée. En l’absence d’obstacle (la végétation par exemple) l’eau de ruissellement prend de la vitesse et sa capacité d’érosion devient redoutable.

44Optimiser et réduire les passages des machines agricoles est une voie à explorer, de même il apparaît indispensable d’introduire des herses sous les charrues pour briser la semelle de labour en allégeant également le poids des machines pour réduire les compactages. Les états de surface du sol ont un effet déterminant sur le ruissellement. Selon que Ton ait des litières, une activité biologique intense ou des encroûtements, celui-ci n’est pas le même. Dans le domaine des labours ceci doit nous faire repenser les notions de travail profond, superficiel et en mottes, pour faciliter l’infiltration. Les tassements gênent les pénétrations verticales des eaux et par conséquent l’alimentation des nappes phréatiques. Par contre, ils favorisent les circulations latérales et superficielles : le circuit de l’eau est ainsi raccourci et favorise les crues (et les pollutions favorisées par l’apport mal raisonné d’engrais et de produits phytosanitaires ; cf. ci-dessus). Enfin, ils entraînent des pertes de fertilité.

45Depuis un demi-siècle, la restructuration foncière a contribué à supprimer la majorité des éléments qui compartimentaient le paysage et bloquaient l’eau avant qu’elle ne prenne trop de vitesse. Mais en augmentant la longueur des parcelles on a augmenté du même coup la longueur des pentes. Or on sait aujourd’hui que lorsque celle-ci est doublée, la vitesse de l’eau peut être multipliée par quatre en fin de parcours. Ce qui accroît de 40 % les phénomènes d’érosion ! Les pentes favorisent la vitesse d’écoulement de l’eau et donc l’érosion, l’inclinaison étant plus importante que la longueur (sauf si des rigoles s’organisent). L’aménagement de ces dernières doit donc être particulièrement réfléchi.

46Enfin, se sont multipliées en milieu rural les grandes surfaces bétonnées et goudronnées (voirie, centres commerciaux, parkings, concessionnaires de véhicules, complexes sportifs, etc.) dont l’imperméabilité accroît bien entendu le ruissellement.

47Tout concourt en fait à l’accélération du ruissellement, générateur d’érosion de terre arable, ce qui ne manque pas de provoquer des désordres non seulement là où elle se produit (ravinements, coulées, etc.) mais aussi dans les zones situées en aval : inondations de plus en plus fréquentes et brutales, salissures des routes (dépôts de boue) pouvant provoquer des accidents de circulation, envasement et pollution par les phosphates et les pesticides fixés sur les particules de terre mise en mouvement. Le dépeuplement rural entraîne des effets comparables dus à l’abandon des petits ouvrages de drainage, de régulation hydraulique mais surtout d’aménagement des pentes qui façonnent les versants montagneux depuis des siècles.

48Il y a enfin de nos jours une perception « catastrophique » des dégâts. L’inondation des plaines agricoles était perçue autrefois comme un moindre mal voire une bénédiction (la crue du Nil) car elle permettait l’enrichissement des terres en lui restituant nombre d’apports minéraux et d’éléments nutritifs préalablement prélevés par les cultures : bref elle permettait l’enrichissement des terres et laissait entrevoir de meilleures récoltes. Aujourd’hui, temps des engrais chimiques, elle est ressentie comme une agression. De fait, l’activité professionnelle est suspendue à la bonne marche des machines agricoles dans les champs, et à « la ferme » de celle des moteurs électriques ou diesels (trayeuses, cuves à lait, silos, etc.), voire de l’ordinateur.

2. En zone urbanisée

49Les surfaces urbanisées ne représentent qu’une infime partie des zones régulièrement inondées mais totalisent près des deux tiers en coût des dommages directs, et cette proportion s’accroît avec les grandes inondations.

50Depuis plusieurs décennies dans les agglomérations, on a imperméabilisé à tout va pour les besoins des constructions, des routes, des parkings, pour les grands centres commerciaux ou industriels, des cours d’établissements scolaires, etc. Partout on a supprimé des espaces verts, notamment au profit de nouvelles voiries. Par ailleurs, l’installation de réseaux d’égouttage dans les zones à forte urbanisation a pour effet de diminuer les temps de réponse des débits de façon sensible (parfois de plusieurs dizaines d’heures !).

51De plus, à partir des années 60 la pression urbaine croissante a eu pour corollaire l’urbanisation des zones inondables le long de la quasi totalité des cours d’eau. On a construit dans les lits majeurs des cours d’eau ou dans des cuvettes inondables des campings (voir ceux du Grand Bornand et de Vaison-la-Romaine...) liés au développement de nouvelles formes d’activités de plein air, et très souvent sans aucune précaution : le camping-caravaning situé en bordure de rivières est responsable du quart des décès enregistrés depuis 25 ans. Ont suivi les lotissements (innombrables exemples), les centres commerciaux (cf. les Milles, entre Aix-en-Provence et Marseille), les zones industrielles, quand ce ne sont les centres de secours (sic !), tout simplement parce les terrains y étaient disponibles et moins chers (et pour cause...). Les terrains des lotissements de Vaison-la-Romaine ravagés par l’Ouvèze en furie valaient une bouchée de pain dans une région pourtant réputée pour la flambée des prix de l’immobilier. La valeur des biens exposés aux inondations croît plus vite que leur protection et entretient la tendance.

52Autre exemple, la région de Créteil-Valenton dans le Val-de-Marne, secteur d’urbanisation « nouvelle » (postérieure à 1970) et aménagé selon un plan d’ensemble, à la périphérie d’une métropole hautement développée, Paris. L’analyse sommaire de cette urbanisation (Steinberg, 1995) révèle qu’elle a été presque entièrement réalisée dans la plaine inondable de la Seine et de la Marne (extension de la crue centennale de 1910). Bien sûr quelques grands travaux ont été réalisés depuis 1910 (barrages réservoirs sur la Seine et ses affluents) si bien qu’on estime aujourd’hui à plusieurs dizaines de centimètres la baisse par rapport au niveau atteint en 1910 pour une crue identique. Mais cette diminution du risque a été sans doute largement compensée par la dynamique récente de l’urbanisation, avec l’imperméabilisation de centaines d’hectares en place des anciennes sablières qui faisaient autrefois office de bassins régulateurs en cas de crue.

53La catastrophe de Nîmes a mis en exergue le risque spectaculaire du « ruissellement urbain » où les eaux de ruissellement débordent du réseau (sous-dimensionné) au lieu d’être évacuées. Dès lors l’inondation touche les quartiers sensibles de la ville : les égouts sont engorgés, débordent envahissent les sous-sols, les rues et les parkings, puis les habitations et les magasins. Le 23 août 1994 le Furan, petit cours d’eau qui traverse Saint-Étienne de façon entièrement couverte, monta au centre ville de 2,80 m en moins d’un quart d’heure, l’eau refluant à partir des bouches d’égouts. Cela occasionna des inondations importantes (la rocade fut coupée) dans les cuvettes topographiques de la ville où les eaux s’accumulèrent.

54Selon le rapport Ponton (rapport d’expertise dressé à la suite de la catastrophe Nîmoise ; 1989), 56 agglomérations seraient menacées par le risque d’inondation parmi lesquelles Lyon, Bordeaux, Clermont-Ferrand, Saint-Étienne, Béziers, Narbonne, Nîmes, Toulon, Nice et Ajaccio. La diffusion de la liste, pourtant incomplète (elle n’impliquait que le sud de la France), fut peu appréciée des élus concernés et des services de l’État. Il est vrai que bien des services considèrent la situation comme « normale » avec comme alibi le fait que la France n’aurait pas les moyens d’investir dans des réseaux d’évacuation d’eaux urbaines capables d’absorber des précipitations « quotidiennes » (pourtant réputées « décennales » dans le bassin de Paris !).

55Au cours de l’hiver 1994, la France entière s’est amusée de la diffusion par les chaînes de télévision d’un panneau publicitaire de la région parisienne, émergeant difficilement d’un terrain inondé faisant de la retape pour un lotissement à bâtir en zone déclarée constructible ! Il est patent que la loi de décentralisation attribuant aux maires le pouvoir d’accorder les permis de construire n’a pas eu que des aspects positifs, et depuis l’après-guerre il faut bien constater que l’on ne tient plus compte de la notion de lit majeur dans les Plans d’Occupation des Sols (cf. infra). Ces zones sont libres, demeurent moins chères à l’achat, sont parfois moins coûteuses à viabiliser et sont souvent attractives par leur cadre paysager. Mâcon et Chalon-sur-Saône se sont développées deux fois plus rapidement dans les zones inondables que dans le reste du territoire municipal (Ledoux, 1995). Dans le Midi les terrains rapportent gros : entre la vente des parcelles, les gains du secteur des travaux publics et les apports des taxes d’habitation, les enjeux financiers sont énormes. Le boom de l’immobilier des vingt dernières années, avec ses constructions anarchiques et massives, a largement contribué à rendre les crues plus dangereuses qu’auparavant. De plus, l’été, près de 11 millions de touristes viennent grossir la population locale. Les lotissements ont poussé au bord de mer et les villages se sont étendus sur les flancs des coteaux : ce sont autant de zones où l’eau s’accumulait pour le plus grand bien des cultures.

56Malgré la mise en place de Plans d’Exposition aux Risques, il y a une résistance réelle d’élus au gel des terrains sur les rives des rivières dangereuses. Ceci est particulièrement criant dans le cas des habitats « spontanés » des dom-tom. L’immobilier semble bien au coeur du problème.

57Les rappels à l’ordre de la nature, même fort coûteux (ex. : 3 100 000 F de dégâts par la crue de la Dore en 1984 dans la région de Thiers) ne sont pas retenus, comme le montre l’extension des zones urbaines et industrielles dans les lits inondables de la Dore et de la Durolle (Cubizolle, 1995). Les nouvelles imperméabilisations conduisent à une augmentation considérable du volume des eaux de ruissellement que les réseaux, conçus antérieurement et souvent enterrés, sont incapables d’évacuer en débit de pointe. Le risque servant de référence dans le calcul du dimensionnement de ces ouvrages est en général la crue décennale estimée dans les années 50 pour la région parisienne. C’est faire fi des situations locales car le Sud-Est ou le Sud-Ouest de la France et encore moins les domtom, ne sont pas le Bassin Parisien.

58L’augmentation croissante de la valeur de ces zones entraîne une demande de plus en plus impérieuse en aménagement de protection à laquelle les municipalités cèdent le plus souvent, entraînant de nouvelles conquêtes...

59Même les zones industrielles sont aussi affectées comme l’indiquent les deux exemples suivants :

  • les Ateliers Des Janves qui ont beaucoup souffert des crues de la Meuse sinistrant le département des Ardennes au début des années 90. Dotée d’une informatique industrielle sophistiquée la société a beaucoup souffert et a estimé le montant des dégâts des eaux à plus de 15 millions de francs, sans parler de la baisse de production. L’usine a du déménager pour avoir les pieds au sec, ce qui a nécessité un investissement de 34 millions de francs... Cet exemple illustre un cas général car les compagnies d’assurance estiment que les pertes d’exploitation (dues au temps d’arrêt d’une usine) arrivent en tête des coûts totaux des pertes liées aux inondations.
  • La fonderie Citroën des Ayrelles, dans la banlieue de Charleville-Mézières, est le principale usine métallurgique de la région Champagne-Ardennes. Elle est régulièrement menacée par les crues aussi vient-elle d’être entourée d’un mur de protection anti-inondations, financé (en partie par des fonds publics), et inauguré avec faste par le PDG de la firme en personne. Le coût de l’opération est mal connu..., mais a été suffisant pour attirer l’attention de Bruxelles...

60L’impact réel de l’urbanisation sur la formation des crues dépend en fait de nombreux facteurs mais d’une façon générale il est assez faible en milieu rural, sensible en milieu urbain et périurbain, voire très fort dans le cas de petits bassin-versants encaissés soumis à une forte pression urbaine (Nîmes). Dans ce dernier cas la configuration et l’orientation des infrastructures et du bâti ainsi que leur emprise au sol jouent un rôle fondamental quant à l’écoulement des eaux ce qui n’est pourtant pas pris en compte par les urbanistes leur attention étant plutôt retenue par la structure des réseaux d’évacuation des eaux usées et pluviales.

3. Les extractions de granulats

61Le XXe siècle et notamment la fin de celui-ci a vu se multiplier les extractions de granulats en liaison avec les formidables besoins de l’industrie des travaux publics et du bâtiment. Comme le souligne Bravard (1994) le processus d’enfoncement de nombreux cours d’eau français est synchrone de ces extractions. De fait des records d’enfoncements ont été enregistrés sur l’Arve (10 m) et sur le Fier (14 m). Des rivières comme l’Isère, le Drac, la Drôme dans les Alpes ou la Garonne sur le piémont pyrénéen ont été approfondies de 1 à 2 m en peu de temps. L’enfoncement de la Loire est identique dans le Forez et à l’aval du Bec d’Allier ainsi que pour de nombreux cours d’eau originaires des Vosges ou du Jura.

62Le bilan des extractions par rapport aux capacités de reconstitution naturelle des cours d’eau est largement négatif et ce d’autant plus que la plupart du temps les prélèvements ont largement dépassé les quantités autorisées. On estime que pour la Loire, pour un volume extrait en 1978 de 2 millions de tonnes, le taux de renouvellement n’a été que de 2 % !

63Les extractions de sables et graviers dans les lits mineurs des fleuves engendrent plusieurs types de nuisances très sensibles. Une des conséquences inattendue est la déstabilisation ou l’effondrement des arches des ponts (Tours 1978, Bordeaux 1996). Une autre est l’abaissement de la ligne d’eau et de la partie supérieure des aquifères alluviaux à nappe libre : dans la Drôme l’irrigation des arbres fruitiers en année sèche est devenu une nécessité. Enfin les berges sont déstabilisées et les frayères détruites. Afin d’enrayer cette évolution et en même temps pour faire face à la demande de granulats qui reste forte, les pouvoirs publics ont suscité une législation visant à regouper les activités extractives dans le lit majeur, les terrasses et dans les secteurs de roches massives et tentent de la faire appliquer (Beaudelin, 1989). Heureusement l’arrêt progressif des extractions en lit mineur à partir des années 1980 et le contrôle des entreprise d’extraction du granulat réduisent les impacts négatifs de ces activités.

Notes

2 Impact cinétique des gouttes de pluie sur les particules du sol.

Table des illustrations

Légende Figure 8 : Inondations survenues entre août 1982 et février 1994, ayant fait l’objet d’une reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle au titre de la loi du 13 juillet 1982(Source : Ministère de l’Environnement, d’après ceramac - Clermont-Ferrand)
URL http://books.openedition.org/pub/docannexe/image/1490/img-1.jpg
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Légende Figure 9 : Le développement des surfaces drainées entre 1970 et 1982
URL http://books.openedition.org/pub/docannexe/image/1490/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 70k
Légende Figure 10 : Part de la Surface Agricole Utile drainée en 1990 (Source : agreste - Recensements agricoles et enquêtes structures)
URL http://books.openedition.org/pub/docannexe/image/1490/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 205k
Légende Figure 11 : Le trait d’Iturria paru le 07 décembre 1995 dans le journal Sud-Ouest
URL http://books.openedition.org/pub/docannexe/image/1490/img-4.jpg
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