Chapitre VI. L’exploitation par les grandes sociétés
p. 75-82
Texte intégral
I. L’EXPLOITATION FORESTIÈRE ET LES INDUSTRIES DU BOIS, LES BESOINS EN PAPIER
1La coupe commerciale du bois est devenue un facteur majeur de déforestation. Le « massacre à la tronçonneuse » des forêts tropicales s’est amplifié avec la pression industrielle, mais n’est pas récent (Photographie 1). On estime que l’industrie du bois abat chaque année 4,4 M ha de forêts contre 7,5 M ha pour d’autres raisons, principalement la mise en cultures. Les besoins en papier sont devenus pressants et sont passés de 40 à 160 M t entre 1950 et 1976 et devraient atteindre les 400 M t en l’an 2000 (NEWMAN, 1990).
2En Afrique de l’Ouest, la grande exploitation forestière a débuté vers 1880 dans les secteurs les plus accessibles de la côte occidentale. En Côte d’ivoire la production de bois d’œuvre et d’ébénisterie passera de 10 000 à 53 000 m3 entre 1900 et 1914 et de 47 000 à 172 000 m3 entre 1918 et 1928, avant de croître à nouveau de façon spectaculaire de 80 000 à 3.5 M m3 entre 1945 et 1970 (GAZEL. 1973). Avant la Première Guerre Mondiale, l’acajou était la principale essence exploitée ; entre les deux guerres les circuits se sont organisés cl le contreplaqué s’est développé avec le déroulé, et de nombreuses essences commercialisées (sapelli, dibétou, avodiré, makoré, iroko, niangon, azobé). C’est au Ghana et au Nigeria que la croissance a été la plus rapide entre 1950 et 1970.
3Certaines essences commençant à s’épuiser, le Gabon, puis la Côte-d’Ivoire, sont alors devenus de grands exportateurs. L’ampleur des exploitations dépasse toute prévision et avec la dégradation des prix des bois tropicaux lace aux bois européens, on assiste à une véritable hémorragie des richesses ligneuses tropicales et au développement des industries du bois. La cellulose demeure surtout concentrée dans les pays industriels avec leur approvisionnement en bois non tropicaux. Les enjeux financiers sont considérables, la compétition féroce, avec quelquefois même un véritable boycottage en Europe des bois tropicaux (EASTIN, ADDAE-MENSAH et GRAFT YARTEY, 1992), malgré quelques cas, trop rares, de coopération Sud/Sud poulies industries papetières. Les politiques forestières sont inadéquates avec des taxes d’abattage insuffisantes et un système de concessions irrationnel : en moins de 7 ans, la Côte-d’Ivoire a mis en exploitation les 2/3 des forêts nationales et seulement 51 des 755 concessionnaires exploitent eux-mêmes, la plupart n’étant que des intermédiaires ; la plus value ne bénéficie pas au pays (REPETTO, 1990). Il existe également une carence de formation d’agents forestiers ; en outre, au Gabon, le budget du service des forêts a diminué de 75 % entre 1984 et 1988. Les concessions sont trop courtes (moins de 20 ans et même moins de 5 ans). La politique des quotas a introduit en Côte-d’Ivoire une industrie de transformation importante mais inefficace utilisant 30 % de grumes de plus qu’il n’est nécessaire. Au Zaïre, l’obligation de transformer 70 % des bois récoltés a augmenté la déforestation et les politiques protectionnistes ont fondé des industries locales puissantes qui résistent aux réglementations.
4Les techniques d’exploitation sont souvent en cause : ainsi pour récolter seulement 10 % des arbres d’une parcelle, l’abattage concerne souvent 50 % des arbres sur pied, y compris les jeunes pousses. L’abattage élimine principalement les géants qui sont aussi les porte-graines. Au Ghana et en Côte-d’Ivoire, certaines parcelles ont été exploitées trois fois en moins de 15 ans. Moins de 0.1 % des forêts tropicales est l’objet d’un aménagement forestier. De plus les lourds engins endommagent irréversiblement les sols : au Ghana, le déboisement a fait augmenter le taux d’érosion de 1 t/ha/an à plus de 100 t/ha/an (REPETTO, 1990).
5La part des produits forestiers dans l’économie africaine n’a cessé de croître rendant déforestation et dépendance irréversibles surtout depuis que le prix des essences tropicales a réaugmenté de façon inattendue, pendant que le prix des matières premières baissait. Ainsi, la réorientation des marchés avec une régression des échanges Sud-Nord, un accroissement des déficits commerciaux, la concurrence des bois asiatiques, une dépendance accrue vis-à-vis de l’Europe déstabilisent-ils la mise en valeur des forêts tropicales africaines (BUTTOUD, 1989). L’industrialisation est une des conséquences de la crise à partir des années 1970, avec intervention étatique accrue. La responsabilité des pays industrialisés est grande et les mauvaises politiques agricoles encouragent la transformation des forêts tropicales en pâturages et en cultures.
6L’exploitation forestière a bousculé tous les moyens de gestion du capital forêt. Elle s’est accompagnée de vastes migrations de populations et a provoqué des défrichements anarchiques sur des surfaces considérables, menaçant gravement l’avenir. La coupe commerciale est d’autant plus nocive qu’elle est associée à la colonisation agricole, planifiée ou non. L’avance des paysans sans terre profitant des routes transforme cette exploitation en déforestation définitive (DE KONINCK, 1994).
7Un exemple significatif est celui de la forêt dense semi caducifoliée de Yombo (à 35 km de Bangui, République Centrafricaine) qui a été percée de pistes à la suite de l’implantation d’une société forestière à partir de 1975. La venue massive d’ouvriers paysans zaïrois a provoqué un grand bouleversement dans les méthodes traditionnelles de gestion du milieu naturel. Autrefois, les Anciens étaient les dépositaires du patrimoine naturel, considéré comme sacré, et son exploitation était contrôlée. Aujourd’hui, le développement de l’économie monétaire qui favorise les comportements individuels et la recherche du profit d’une part, et la forte déforestation d’autre part, ont entraîné une diminution de la durée des jachères, un appauvrissement des sols et le début d’une savanisation. Après le passage de la société une partie des habitants a préféré partir. Les tentatives de sensibilisation, par radio, de divers organismes pour freiner cette évolution sont sans effet sur une population imperméable à des discours qu’ils ne comprennent pas.
II. LES PLANTATIONS AGRO-INDUSTRIELLES ET LES CULTURES COMMERCIALES
8Le développement des cultures commerciales (coton, arachide, riz, café, cacao, palme à huile, hévéa, agrumes, bananes, ananas, sisal, etc.) a été un moteur puissant de déforestation. De véritables ceintures de déforestation accompagnent la culture de certaines plantes commerciales (bananiers, caféiers, oléagineux, hévéas). Leur extension, à but agro-industriel, a joué un rôle considérable dans la déforestation du sud de la Côte d’ivoire (palmier, hévéa, caféier), de la Tanzanie (sisal) et des pays du Sahel : Sénégal (arachide), Burkina et Niger (coton), etc. Au Maroc c’est une véritable « cannabis connexion » qui touche le Rif. Au sud Mali, la culture du coton a entraîné la diminution des réserves de mil, dégradé l’environnement et totalement modifié la société Sénoufo (SANOGO, 1989). Chez les Minyanka du sud-est du Mali, le terroir était structuré en trois auréoles classiques : jardins de case, champs permanents à fumure et arbres utiles (Andansonia digitata. Acacia alhida) ; brousse utilitaire sur 7-10 ans et jachère de 15 ans. La dimension religieuse et sociale de la consommation alimentaire impliquait des droits d’usage souples. Depuis 1971, les stratégies ont été modifiées, avec l’émergence de riches propriétaires et une lente détérioration des qualités de vie et d’alimentation. La solidarité dis paraît, le niveau de vie régresse et la malnutrition est très récente. Le revenu cotonnier sert exclusivement à payer le crédit agricole et les impôts. Les travaux agricoles exigés par le coton concurrencent ceux des céréales. Les familles en difficulté laissent migrer les jeunes. Le passage au Franc CFA, puis sa dévaluation, obligent à un retour aux cultures vivrières, mais certaines modifications demeurent irréversibles : le travail des femmes a terriblement augmenté et l’argent remplace le pouvoir des aînés (JONCKERS in DEVISCH, 1995). Au Burkina, avec l’introduction du coton on a assisté à une modification du travail des femmes qui participent beaucoup plus qu’avant aux sarclages et binages, les semis et les récoltes étant des goulots d’étranglement. Le désengagement des hommes s’est accompagné de l’augmentation des responsabilités économiques des femmes (SAWADOGO in DEVISCH, 1995).
9Les grands incendies survenus en Indonésie en septembre-octobre 1997 sont en très grande partie le fait des grandes sociétés d’exploitation forestières qui après avoir prélevé les bois les plus précieux livrent le reste de la forêt aux incendies en encourageant implicitement les petits colons à s’installer (politique de colonisation favorisée par le gouvernement) ou en convertissant les sols en plantations de palmier à huile. Mais Mohamed « Bob » Hasan, président de la Société forestière indonésienne, qualifie (le 2 octobre 1997, rapporté par le Monde du 8 octobre 1997) de « non-sens » les accusations portées contre les forestiers. Celui dont la richesse est évaluée à 3 milliards de dollars par la revue américaine Fortune, estime que les compagnies forestières respectent les règlements concernant la gestion des forêts, et que les 5 millions d’hectares de forêt détruits ces dernières années ont été « convertis- » à des « fins utiles ». L’Indonésie est le premier exportateur mondial de contreplaqué dont les Japonais et les Américains sont très demandeurs. L’industrie du bois y emploie 240 000 salariés et a représenté en 1996, avec des ventes globales de 5,5 millions de dollars, 7 % des exportations de l’archipel. Comme on le constate, d’énormes intérêts sont en jeu où politique et allaites font bon ménage. Les services d’inspections ne disposent la plupart du temps que d’une autorité et de moyens limités. Enfin, les incendiaires et/ou les exploitants ont encore la ressource du cadeau aux bureaucrates locaux pour qu’ils ferment les yeux. Le don de quelques actions peut souvent y suffire.
III. L’HÉGÉMONIE DES GRANDES SOCIÉTÉS COMMERCIALES ET BANCAIRES : CLIENTÉLISME, CONCESSIONS FORESTIÈRES, MINIÈRES ET CENTRALES HYDROÉLECTRIQUES
10Le système est classique mais c’est en Asie du sud-est et en Amérique latine que le système des grandes sociétés d’exploitation du bois est le plus patent, avec une course aux profits, au détriment même d’une exploitation rationnelle. L’Indonésie illustre un cas de déforestation industrielle de concessions à des grandes sociétés, néfaste à l’environnement avec connivence de l’État. La régénération est de 30-35 ans et les concessions de 20 ans, aussi les sociétés ne laissent elles pratiquement pas d’espèces pour la régénération sur les parcelles d’exploitation. En Indonésie, en Thaïlande, aux Philippines, la surface totale de forêt concédée est supérieure aux surfaces réellement exploitables. Le clientélisme est une règle : de nombreux responsables politiques sont des opportunistes de la déforestation (un sénateur du régime de Marcos aux Philippines avait des concessions énormes). En Indonésie, la plupart des 544 propriétaires des concessions sont d’anciens militaires ou fonctionnaires. Au Sarawak, 640 000 ha de forêt (la superficie de la Corse) sont concédées à un seul propriétaire, ministre de l’Environnement et principal agresseur des forêts de Bornéo. Plus de 30 % des exploitations sont aux mains de la famille WONG. Les méthodes utilisées bafouant toute réglementation, avec la complicité tacite, ou achetée, des autorités locales ont abouti au désastre de 1997 où les incendies de forêt détruisirent plus de 800 000 ha en seulement quelques mois. Une fois les essences les plus rentables exploitées, les forestiers livrent le restant de la forêt au feu afin de développer des plantations de palmiers à huile ou l’élevage. Cependant la tourbe tropicale est capable de brûler fort longtemps ce qui non seulement entretient les possibilités d’incendie, mais surtout dégage une fumée plus ou moins toxique. Ces nuages envahirent l’ensemble de la région en provoquant de nombreuses intoxications (parfois mor telles) et accidents largement évoqués dans la presse.
11En Amérique Latine le constat n’est pas meilleur et les grandes sociétés font la loi. Ainsi, après des années de lutte contre les associations indigènes et écologistes, la compagnie pétrolière américaine Maxus Energy a obtenu en 1993 du gouvernement de l’Équateur l’autorisation d’exploiter la parcelle 16, une concession gouvernementale de 200 000 ha située dans la région d’Oriente (sud de l’Équateur). En dépit des assurances avancées par la compagnie, il est fort à parier que la forêt (pourtant déclarée « Parc National Yasuni ») ne résistera pas longtemps à la pression industrielle.
12Les pays industrialisés sont eux aussi responsables du système, et le Japon en tête, au Sarawak, au Sabah en Indonésie et en Amazonie. Sur les 50 plus grandes compagnies forestières tropicales, 22 sont japonaises avec de gros investissements pour les accès routiers et donc des pratiques de rentabilité financière à court terme, peu soucieuses de l’avenir du capital forêt. Certains méga-projets sont inquiétants : celui financé pour 300 M de dollars par Nakasone Fund assurera le prolongement de 805 km de la route BR 364 dans l’état d’Acre au Brésil afin d’opérer la liaison avec le port de Lima. La jonction entre les réserves forestières d’Amazonie et le Japon serait un désastre écologique pour cette région.

Figure 6 : Les dix premiers importateurs de bois tropical dans le monde en 1993.
13Les besoins industriels exercent une pression sur les ressources forestières (la sidérurgie au Brésil est souvent alimentée au charbon de bois), mais ce sont les ressources minières qui exercent la menace la plus forte. Le programme Grande Carajas du Brésil porte sur 839 000 km2 de réserves métallifères (Fe, Cu, Mn, Al, Ni) et 3,5 milliards de dollars, avec aide de la Banque Mondiale. Ce projet devrait transformer 5 M ha en cultures, 3 M ha en pâturages et 1,5 M ha en charbon de bois. Pour l’instant, cette expérience a surtout touché la forêt pour alimenter en charbon de bois la sidérurgie, mais risque d’être renouvelée dans l’état du Minas Gérais où la production du fer a déjà causé la disparition des 2/3 des forêts (NEWMAN, 1990). Quiconque tend à s’opposer à ces tendances fortes risque gros, certains puissants n’hésitant pas à recourir à l’assassinat (TRICART, 1991). Le projet Brésil 2010, avec un financement de 500 M dollars et 1.4 milliard d’aides complémentaires de la Banque Mondiale, prévoit 22 grandes retenues hydroélectriques en Amazonie, avec 7200 km2 noyés dans la région de Xingu. Le contrôle autochtone des exploitations n’est pas une garantie de succès. En Amazonie brésilienne dès 1982 les indiens Kayako contrôlent les mines d’or, prélevant 5 % sur les extractions. Ces mines polluèrent les rivières sur 16 km à l’aval, mais surtout accélérèrent la décadence des sociétés terriennes. Les revenus miniers, même s’ils n’ont pas modifié sensiblement le souci de la terre, ont altéré les structures sociales et provoquèrent suffisamment de conflits pour que les mines ferment en 1987.
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