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La déforestation dans le monde tropical

 | 
Simon Pomel
, 
Jean-Noël Salomon

Introduction. Le constat

Texte intégral

  • * Les mots accompagnés d’un astérisque sont expliqués dans le lexique situé à la fin du livre (p. 131 (...)

1La forêt est à la fois une formation végétale dans laquelle les arbres, végétaux de plus de 7 m de hauteur, prédominent au point de modifier les conditions écologiques régnant au sol, mais aussi une communauté d’êtres vivants remarquablement diversifiés et dotés d’organisations complexes. Une forêt est dite dense ou fermée si les couronnes des arbres sont jointives ou occupent plus des deux tiers de la surface. Une forêt est dite claire ou ouverte lorsqu’elle occupe entre les deux tiers ou un quart de la surface. Par définition, les autres formations végétales ne sont pas des forêts. En zone tropicale, on distingue schématiquement les forêts humides (ou encore pluviales, sempervirentes, ombrophiles*, hygrophiles*) des forêts sèches ou encore mesophiles*, décidues* ou semi-décidues*).

2Les forêts tropicales ne sont pas aussi stables et fortes que ce que l’on a longtemps supposé : elles changent, évoluent par stades successifs, notamment en fonction des aléas climatiques, et tendent vers un « idéal » rarement atteint : le climax. Celui-ci peut être défini comme « le potentiel maximum qui peut être réalisé dans un milieu donné en dehors de toute action humaine » (MORAT, 1973). L’on sait que lors de la dernière grande glaciation (maximum vers 25 000 B.P.), sous l’effet de conditions climatiques plus rigoureuses, les forêts tropicales ont peu à peu régressé au profit des savanes. Puis, les conditions climatiques s’améliorant à nouveau à partir de 20 000 B.P., les forêts tropicales ont entrepris une lente reconquête laquelle se poursuivrait de nos jours sans l’intervention de l’homme, auteur d’énormes déforestations.

3Dans les pays tropicaux, le terme de déforestation revêt de nombreuses significations, depuis la coupe dans une exploitation forestière mécanisée de Papouasie, jusqu’aux retouches des pratiques en rotation de longue jachère des populations Mbuti du Zaïre. Il sera plutôt question dans cet ouvrage des déforestations radicales. Une autre source de confusion concerne la définition même, par les différents auteurs, des forêts qui représentent une gamme étendue, depuis les forêts denses toujours vertes des régions tropicales humides, jusqu’aux forêts claires de la zone sèche. Les chiffres globaux cités sont ceux de la F.A.O. : nous adopterons les définitions de cet organisme pour qui les espaces forestiers sont souvent synonymes de ressources forestières disponibles (Tableau I).

4Cependant notre pratique du terrain nous permet d’émettre de nombreuses, et parfois, sérieuses réserves quant à la fiabilité de ces chiffres. En effet, il faut savoir que souvent ces derniers sont obtenus directement auprès des États dont les services statistiques et de recensement sont fortement déficients. Nous avons souvent constaté le caractère fantaisiste des données fournies par les services « compétents ». Heureusement depuis l’avènement des imageries satellitaires (Landsat, Spot, programme brésilien Ramdam, etc.) qui autorisent des études réellement sérieuses et fiables les cartographies multichroniques et comparatives se sont multipliées qui ne laissent plus guère d’incertitudes sur les dynamiques forestières. Complétées judicieusement par des études de terrain ces nouvelles techniques permettent des diagnostics désormais très précis : ils facilitent les inventaires et la surveillance de la forêt.

5Selon les données de la F.A.O., le déboisement a été de 15,4 M ha/an entre 1981 et 1991, mais d’autres sources donnent des chiffres supérieurs. On peut ainsi admettre que chaque année, entre 15 et 20 M ha de forêts disparaissent dans les pays tropicaux, et ce malgré le Plan d’Action Forestier Tropical. La plupart du temps, l’évaluation des pertes en forêts tropicales dépasse les estimations : ainsi est-on passé de quelques milliers de kilomètres carrés en 1975, à plus de 10 000 km2 en 1982 et à près de 40 000 km2 en 1987 pour les seules forêts humides (NEWMAN, 1990). En Amazonie, les évaluations par imagerie satellitaire ont montré que près de 10 millions d’ha sont détruits par décennie. Au début des années 1980, 1,5 M ha de forêts disparaissaient chaque année en Inde, soit dix fois plus que la F.A.O. ne l’avait estimé auparavant (REPETTO, 1990). La déforestation s’accélère dans la plupart des autres grands pays forestiers : Paraguay, Costa Rica. Cameroun, Birmanie, Thaïlande, Indonésie, Philippines. Depuis l’arrivée des Européens en Australie il y a deux siècles, 75 % de la forêt tropicale a disparu. Le rythme de destruction y est de 6 600 km2/an. Les pertes entre 1949 et 1984 sont impressionnantes pour les pays tropicaux, avec de rares exceptions à l’échelle du globe. Les forêts d’Asie et du Pacifique ont perdu 3,9 M ha/an entre 1980 et 1990, l’Amérique latine et les Caraïbes 7,4 M ha/an. L’ensemble des forêts tropicales auraient diminué de plus de 15 M ha/an durant cette même période (SINGH. 1993). À ce rythme, la moitié des forêts tropicales aura disparu en l’an 2000 !

6La dégradation forestière affecte de façon différentielle les forêts tropicales humides et les espaces boisés de l’Afrique sèche ou de Madagascar. Elle se manifeste par une régression des espaces boisés, un défrichement complet de toutes les formations arborées, denses ou ouvertes, et leur remplacement par une autre utilisation des terres, quelquefois pastorale, mais le plus souvent agricole. Pour les besoins de survie des populations, la zone aride n’est pas épargnée (bois de chauffe, charbon de bois, terres nouvelles, usages domestiques, phythopratiques, etc.). L’Afrique du Nord n’échappe pas au problème : ainsi, l’Algérie perd-elle 40 000 ha de forêt par an, le Maroc 13 000 ha et la Tunisie 5 000 ha (ZALMECHE, 1994). Au Maroc, les formations à Juniperus thurifera sont dégradées avec une absence de régénération et les surfaces sont passées de plus de 50 000 ha en 1938, à 30 000 ha en 1958 et seulement 20 000 ha en 1990 (FROMMARD et GAUQUELIN, 1993). La « cocaïne connexion » ne joue pas encore dans les défrichements sauvages d’Afrique le même rôle qu’en Amérique latine (728 000 ha en Amazonie péruvienne et sur les pentes orientales des Andes, 271 000 ha dans une vallée du Pérou : NEWMAN, 1990). Cependant la culture de Cannabis sativa est la principale cause de l’attaque des réserves forestières du Rif marocain (CHABBI, 1994). La quête des terres nouvelles menace spécialement les parcs des pays sahéliens et les ripisylves comme au Niger (REENBERG, 1994). Chaque année, 289 000 ha sont défrichés en Afrique occidentale sèche (Burkina. Mali, Niger, Sénégal. Tchad) et 940 000 en Afrique orientale et méridionale sèche (Botswana. Éthiopie. Kenya, Malawi. Somalie, Soudan, Tanzanie, Zambie, Zimbabwe). Le Soudan est spécialement touché avec 500 000 ha déboisés par an à la fin des années 1980 (FRIES et HEERMANS, 1992).

7Plus des 2/3 de la surface boisée ont disparu en Afrique de l’Ouest entre 1980 et 1990, soit 4,1 M ha par an (SINGH, 1993), le couvert forestier étant passé de 568,6 à 527,6 M ha. Les forêts denses d’Afrique ont été les plus touchées et ont perdu 16 % de leur surface au profit de formations végétales herbeuses ou arbustives de substitution (16 %), de forêts fragmentées (19 %), de forêts dégradées ou de forêts claires (25 %). et d’espaces agricoles à jachère longue (5,4 %) ou courte (34 %). Les forêts denses sont ainsi passées de 24 à 22,6 % de la surface totale des terres. En Côte d’ivoire, la surface boisée a diminué de 75 % depuis 1960 (12 M ha vers 1958, 4 M en 1978, et moins de 1,5 M aujourd’hui), et au Ghana près de 80 % des forêts ont disparu. L’exploitation commerciale avait débuté vers 1880 dans les régions les plus accessibles et 42 M d’ha subsistaient. En 1990 il ne reste plus que 13,7 M ha, 4 % étant éradiqués chaque année (Les Forêts Tropicales, 1991). Les sylves primaires ont été réduites à moins de 10 % de leur surface initiale au Sierra Leone, en Guinée, en Côte d’Ivoire et au Nigeria et à 22 % au Ghana. Bien que plus de 80 % des forêts ombrophiles du siècle dernier se rencontrent encore en Afrique centrale, la peau de chagrin se réduit et le morcellement s’accélère. Le développement de la grande exploitation forestière touche l’Afrique de l’Ouest depuis 1880, surtout dans les régions les plus accessibles. En Côte d’ivoire par exemple, on distingue trois grandes périodes d’exploitation : entre 1900 et 1914. avec des productions de bois d’œuvre et d’ébénisterie comprises entre 10 000 et 53 000m3 ; entre 1918 et 1928 la production passe de 47 000 à 172 000 m3, avec une récession ensuite ; le deuxième grand « boom » survient entre 1945 et 1970, la production passant de 80 000 m3 à 3.5 millions de m3 (GAZEL 1973).

8La destruction de la forêt malgache s’inscrit dans cette dynamique inquiétante (SALOMON, 1994). L’opinion de HUMBERT (1927) qui estimait que la forêt couvrait la quasi totalité de F île avant l’arrivée tardive de l’homme, entre les iiie et viiie siècles (VERIN. 1967) est sans doute excessive, mais presque tous les témoins (voyageurs, naturalistes, géographes) et les travaux les plus récents s’accordent pour reconnaître l’importance de la couverture forestière dans le passé et celle des dévastations opérées par l’homme. Nous savons qu’au xviiie siècle on allait encore de Tananarive à Ambositra en cheminant sous la forêt. Au xixe siècle le tavy* se pratiquait encore dans la région de Tananarive (RAISON. 1972), ce qui indique la présence de forêts importantes. Depuis l’Imerina est devenue chauve et nue : l’herbe a remplacé le bois. En 1950. la forêt non dégradée occupait encore 15 M ha. puis seulement 12.5 M en I960 (GUICHON cité par KOECHLIN et al., 1974) et moins de 10 M en 1993. En 1985 on estimait qu’il ne subsistait que la moitié du recensement de 1950 en forêts ombrophiles intactes et 1/3 de l’étendue de la sylve originelle. Les 2/3 de la forêt de la Côte Est ont disparu depuis le début du siècle et bien plus dans les régions ouest et sud : à ce rythme cette forêt n’existera plus, dans 40 ans, que dans des sites inaccessibles et éloignés.

9On ne se consolera guère en faisant la comparaison avec la destruction massive des taïgas, tout aussi dramatique, mais beaucoup moins médiatisée, et pourtant tout autant catastrophique dans la mesure où la vitesse de croissance des arbres est, dans ces régions à conditions climatiques rigoureuses, extrêmement lente.

10La destruction de la forêt tropicale est donc très rapide et considérée comme une crise majeure (Forestry and the crisis in Africa, 1985), surtout la déforestation permanente qui a des effets à long terme. Ce qui est moins connu concerne les effets peu réversibles de cette anthropisation accélérée sur les milieux et ses conséquences sur les sociétés :

  • effets atmosphériques et climatiques possibles à l’échelle locale ou générale dans des milieux qui sont par nature particulièrement fragiles ;
  • effets sur les modelés (érosion et dépôts), les couvertures végétales et pédologiques, les profils et les catena*, l’hydrologie de surface et les crues, la régénération des couvertures, de l’humus, les minéralisations, la biodiversité ;
  • les effets rétroactifs de la déforestation sur les crises érosives et sociales, en particulier les conséquences sur les prises et déprises rurales, les migrations de population, les guerres pour la terre.

11Une longue pratique de terrain dans de nombreux pays tropicaux, depuis 1965, permet aux auteurs de dresser un état des lieux des principaux effets écologiques à long terme de la déforestation. Dans un domaine où les bilans quantitatifs sont très délicats et nécessitent l’utilisation d’indicateurs spécifiques (MAIRE, POMEL et SALOMON, 1994), une approche géographique non destructive est fondamentale pour permettre des diagnostics fiables. Il sera ainsi distingué les effets globaux de ceux plus locaux, en privilégiant les effets irréversibles ou permanents sur ceux réversibles ou plus passagers.

Notes de fin

* Les mots accompagnés d’un astérisque sont expliqués dans le lexique situé à la fin du livre (p. 131).

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