1Les Aventures de Blake et Mortimer commencent, in medias res, par un cataclysme démesuré. Le Secret de l’Espadon, première aventure du tandem, s’ouvre en effet en pleine Troisième Guerre mondiale, sur l’offensive du « mystérieux “empire jaune” »1 qui déchaîne le feu nucléaire sur les principales capitales du monde. De ce chaos originel émergent deux figures, deux survivants du désastre tels Deucalion et Pyrrha, qui seront les héros de plus d’une dizaine d’albums. On le voit, les destinées de Blake et de Mortimer sont, dès le départ, colorées par une tonalité mythique. Cependant avant d’entrer dans le vif du sujet et de continuer à explorer la mythologie jacobsienne, commençons par la présenter et la situer, ainsi que son auteur, le contexte historique n’étant pas sans influence sur l’univers de papier que nous allons parcourir d’autant plus quand on l’aborde sous l’angle mythologique. En effet, une mythologie est toujours l’émanation d’une culture spécifique, d’une société particulière, avec ses attentes, ses craintes et des centres d’intérêts qui lui sont propres. Aussi le contexte historique et géographique ne peut-il être ignoré.

2C’est dans le premier numéro du magazine Tintin, daté du 26 septembre 1946, que débutent, à raison d’une page par semaine, les aventures de Blake et Mortimer. C’est donc juste après la Seconde Guerre mondiale, en Belgique, que naissent nos deux héros. Leurs tribulations courent, sous les plumes de Jacobs, sur les deux décennies de Guerre Froide (parfois tiède) qui suivent. Deux éléments pèsent alors sur le récit : la catastrophe, qui appartient au passé et qui forme le théâtre dans lequel prennent place ces aventures, et la menace – d’une guerre, d’une invasion, du feu nucléaire – c’est-à-dire d’une nouvelle catastrophe à venir. La catastrophe encadre donc la perspective d’Edgar P. Jacobs, comme elle encadre souvent ses récits, nous le verrons.

3La science, dans ce contexte aux horizons très nettement limités, se présente sous une perspective double, à la fois pessimiste et optimiste. Elle est la cause de la catastrophe tout en étant son remède, selon que son utilisateur est sage ou non. La science et la technique, dans les années cinquante, portent donc en elles les notions contradictoires de progrès et de danger. Deux types de science incarnés par deux figures différentes de scientifiques dont nous parlerons.

4L’importance des phénomènes scientifiques dans le récit fait des Aventures de Blake et Mortimer une série de science-fiction. Nombre d’inventions, comme le Chronoscaphe du Piège Diabolique2 ou la station de contrôle des phénomènes météorologiques de S.O.S. Météores3, sont le moteur principal des histoires. Mais notons, dès maintenant, que toutes ces inventions ne prétendent pas à une quelconque validité scientifique, elles sont davantage des merveilles, presque magiques, se rapprochant de phénomènes occultes (contrôle des éléments, hypnose, etc.) dont la justification est à trouver d’abord dans la mécanique symbolique du récit avant d’en éprouver la possibilité réelle ou la potentielle réalisation par la technique4. Ajoutons que tous ces phénomènes apparaissent dans un premier temps comme un mystère que nos héros tentent de résoudre – pourquoi le temps se détraque-t-il ? Qui est la marque jaune ? – puis dans un second temps, après une révélation explicative, comme une machinerie technique, que l’on peut donc comprendre et combattre. Tout ceci tend bien entendu à constituer une mythologie dont nous allons étudier les aspects.

5Ajoutons aussi que Jacobs a souvent recours à des éléments issus de mythes pour les explorer dans ce cadre science-fictionnel. Il réutilise, par exemple, un fragment de l’Atlantide ayant survécu à la catastrophe subie par cette glorieuse et antique civilisation, ou encore les mystères de l’Antiquité égyptienne et de ses pyramides. Mais, au-delà de cette mythologie classique, il renouvelle des mythes plus contemporains, comme Fantômas ou Arsène Lupin qui servent de modèles à la Marque Jaune. Il revisite également des éléments travaillant l’inconscient collectif de l’époque, terreau d’une nouvelle mythologie de l’après-guerre, celle de l’invasion étrangère et de la résistance ou celle d’une science toute puissante : énergie nucléaire, électronique, robotique, etc.

6Ainsi, notre travail consistera à analyser cette rencontre entre mythe et science sous les plumes de Jacobs. Nous commencerons par nous intéresser à la transformation du monde moderne en une mythologie en mettant au jour quelques éléments représentatifs de cette mythification. Puis, nous nous pencherons sur les deux grandes figures de scientifiques qui sont mises en tension dans Les Aventures de Blake et Mortimer : l’ingénieur, Mortimer, représentant de la rationalité bénéfique de la science, et le savant fou, Miloch notamment, sorcier occulte dont les pouvoirs dépassent les limites de la nature. Deux figures qui sont en contact avec deux autres complémentaires à laquelle elles s’opposent ou s’allient : Olrik, homme-diable aux vies aussi nombreuses que les rôles néfastes qu’il endosse, et Blake, ange providentiel intervenant à la fin comme deus ex machina. Enfin, notre cheminement se terminera sur le dessin d’Edgar P. Jacobs, sur les caractéristiques graphiques des Aventures de Blake et Mortimer et notamment sur ce qui visuellement montre cette tension entre raison scientifique et déraison magique.

Mythification du monde technologique

7Commençons donc, en premier lieu, par les éléments qui, dans les albums, font écho au monde mythologique soit en lui faisant appel directement, soit en utilisant ce qui dans le registre de la science-fiction peut fonctionner de façon similaire.

Formules et symboles

8Notons tout d’abord que les personnages ont couramment recours aux formules et aux imprécations divines. Qui ne connaît pas le fameux « By Jove ! » ? Exclamation récurrente de Philip Mortimer, en alternance avec d’autres, moins habituelles, comme « Heavens » et « my goodness », elle scande les surprises et péripéties du récit. Toutes les trois renvoient au monde céleste (auquel est lié Mortimer, nous le verrons plus loin) l’une en appelant à Jupiter (Jové) l’autre aux Cieux du Paradis et la troisième à Dieu en personne. Ajoutons, plus ponctuelles et liées aux contextes particuliers de certains albums, des admonestations comme « Par Horus demeure ! » ou « Ojoshiro » qui repoussent toutes deux les dangers auxquels elles doivent s’appliquer spécifiquement. Les Aventures de Blake et Mortimer sont donc traversées par ces paroles qui, comme dans toutes les mythologies, agissent sur le réel, ont un contrôle direct sur lui. Connaître les formules, c’est maîtriser le monde.

9Au verbal s’ajoute l’écrit. Hiéroglyphes, graffitis, symboles, schémas, formules mathématiques, articles de journaux, lettres, ou encore micropoints parsèment les aventures de Blake et Mortimer. La plupart de ces glyphes fonctionnent en tant qu’indicés, comme des codes qu’il faut décrypter pour révéler les mystères cachés ou qu’il faut protéger des êtres malveillants. Dans les deux cas, la compréhension de ces codes est la solution aux nœuds du récit. L’exemple le plus frappant en est bien entendu la Marque Jaune de l’album éponyme5, à la fois « M » de marque, « M » de mega-wave (onde méga), « W » inversé du docteur Wade, pseudonyme derrière lequel se cache le docteur Septimus et lettre grecque Mu, signe à la fois de sa nature de symbole scientifique et de sa nature mythique6.

10Notons enfin, s’ajoutant aux signes du langage, la présence, dans certaines aventures, de figures symboliques liées aux mystères et aux religions. Il s’agit d’effigies antiques, égyptiennes ou précolombiennes, d’êtres totémiques qui, hiératiques et impénétrables, observent les agissements des hommes ou qui, parfois, ont même un pouvoir sur eux, une emprise mystique sur les êtres humains. C’est le cas notamment lorsque la Marque Jaune se trouve perturbée par les sculptures ramenées d’Égypte par Mortimer, sculptures dont émane une « force hostile »7.

11Voilà donc un premier point de la mythologie jacobsienne : le récit est un monde de symboles, visuels ou auditifs, qu’il faut décrypter et dont il faut se rendre maître, sans quoi rien n’empêche leur puissance de s’exercer. Cette importance du décryptage des signes et comme un écho à la nature même de la bande dessinée jacobsienne : un amalgame de signes graphiques et de signes textuels. Rappelons que Jacobs élaborait ses albums en produisant d’abord une nouvelle écrite qu’il transformait ensuite en bande dessinée, superposant l’image au texte et le texte à l’image, et accumulant ainsi les signes dans un but de clarté maximale, comme s’il ne faisait confiance ni à l’un ni à l’autre seul pour donner au lecteur toute la lumière nécessaire8. La bande dessinée est donc, chez Jacobs, un paysage de signes variés dont le but est de révéler une vérité au lecteur qui les décrypte, une réponse aux mystères auxquels il a été confronté.

Réactualisation de mythes

12À cette structuration du monde comme ensemble de signes à interpréter, qui contribue déjà largement à faire des aventures de Blake et Mortimer un monde mythologique, ajoutons la réutilisation de nombreux mythes, qui sont transposés de façon plus ou moins modifiée. Le prétexte science-fictionnel permet en effet à Jacobs de rejouer un grand nombre de récits qui traversent l’histoire occidentale. Certaines figures ne laissent pas place au doute à ce sujet. L’album Les 3 Formules du Professeur Sato9, par exemple, met en scène un androïde dont l’apparence modelée sur Mortimer permet à ses ennemis de commettre des méfaits. Inévitablement, Mortimer combat un duplicata mécanique, nul autre que lui ne pouvant mettre fin à ses agissements, conformément aux lois de la fiction et du mythe. Comme de juste, l’androïde, plus fort que son modèle, n’est vaincu que par une intervention céleste, un éclair, lors d’un combat sur le toit d’un building, pendant un orage où la pluie et la foudre renforcent encore l’atmosphère mythique qui colore cette lutte entre les deux jumeaux. Comment ne pas voir dans ce robot un avatar de la figure traditionnelle du double maléfique, du sosie qui veut remplacer l’original, du Dopplegänger ou du Horla. Nous retrouvons là un type de personnage qui fait partie des peurs communes des hommes depuis l’Antiquité et qui émerge régulièrement dans les fictions les plus diverses10. Ajoutons, sans nous étendre, d’autres exemples du même type comme le Golem, être modelé et contrôlé par un maître pour détruire ses ennemis qui finit par se retourner contre lui, que l’on peut retrouver dans le personnage de la Marque Jaune, ou encore bien sûr l’ensemble des habitants de l’Atlantide, véritables Olympiens transportés sous les eaux de l’Atlantique opposés à des tribus précolombiennes peuplées d’individus à l’apparence (stéréo) typique d’Aztèques.

13Cependant, si Les Aventures de Blake et Mortimer rejouent les mythes immémoriaux, elles intègrent également un ensemble de composants plus modernes, ensemble que l’on pourrait appeler la mythologie du XX^e siècle. Comme nous l’avons dit, chaque mythe est lié à un contexte culturel spécifique, celui de l’après-guerre dans le cas qui nous occupe. D’où la résurgence de véritables mythes contemporains aux albums comme celui, à peu près inévitables dans le genre de la science-fiction, de la résistance, dans Le Secret de l’Espadon, comme celui des énigmes archéologiques et les malédictions de la civilisation égyptienne, dans Le Mystère de la Grande Pyramide11, de la machine à voyager dans le temps, dans Le Piège Diabolique, etc. Ainsi, les albums de Jacobs sont un assemblage d’éléments mythiques, anciens ou modernes, qui sont rejoués à la lumière de la science-fiction. Les mythes anciens se couvrent d’une apparence de haute technologie, le Doppelgänger devient robot, le contrôle des éléments de magique devient technique, etc. Si cette transposition fonctionne aussi bien et s’il est si facile pour Jacobs de ressusciter ces mythes, c’est aussi parce que la technologie la plus avancée est constamment assimilée à une sorte de magie, comme c’est le cas des véhicules atlantes ou des inventions futuristes du Piège Diabolique.

Technologie magique

14Ceci étant, intéressons-nous maintenant aux éléments dont la forme a une apparence que nous pouvons qualifier de mythologique. Il y a en effet de nombreux éléments qui jouent un rôle dans les aventures et qui joueraient sans doute ce même rôle avec autant d’efficacité sans avoir été transformés en être mythique. Notons surtout la récurrence des engins animalisés ou anthropomorphisés. Citons-en quelques-uns, dont les noms sont éloquents : l’« Espadon »12, chasseur aérien submersible dont la forme évoque celle du poisson éponyme, les « Requins »13, chasseurs stratosphériques à réaction de l’empire jaune, le « Samurai »14, robot domestique du professeur Sato, le « Ryu »15, autre robot à la forme de dragon volant du même concepteur, etc. Tous sont parés d’un nom et d’une forme qui font d’eux plus que des machines16. Comme le hoplite grec qui, pour sembler plus qu’un homme aux yeux de ses ennemis, peint un monstre sur son bouclier et se dote d’un casque à l’allure effrayante, Edgar P. Jacobs donne une forme symbolique aux machines qu’il invente pour les rendre plus vivantes et donc les faire apparaître comme plus que de simples appareils technologiques. Ainsi, tous ces éléments se parent-ils d’une signification symbolique qui s’ajoute à leur fonction normale : le chasseur à réaction en forme d’espadon est une arme à la mobilité animale, à la manœuvrabilité qui confine à l’imprévisible, à la vitesse extrême, capable de toucher l’adversaire de façon précise et mortelle, de surgir là où on ne l’attend pas.

15Plus encore, cet ajout transforme le produit technologique. D’objet multiple, reproductible techniquement à l’infini, sans âme et sans identité propre, il devient créature unique, vivante, parée de caractéristiques qui lui sont spécifiques et qui ne peuvent plus être dupliquées sur d’autres modèles. L’Espadon n’est donc plus un chasseur parmi d’autres qui ne se différencie que par un numéro de série ou des pièces particulières, l’essentiel de sa forme étant commun à tous les chasseurs. Il est L’Espadon, modèle unique dont les possibilités extraordinaires n’appartiennent qu’à lui et ne sont pas transposables. Il devient un engin mythique qui dépasse sa seule utilisation au combat et prend alors une valeur symbolique particulière. Dans l’univers d’Edgar P. Jacobs, les lignes technologiques, du plan, de la machine, sont donc aussi le dessin de créatures peuplant un monde mythologique. C’est sans doute pour cela que toutes ces inventions ont durablement marqué les esprits des lecteurs. Et tout cela conduit visiblement à assimiler en partie science et magie, technique et sorcellerie.

16Cette assimilation a également lieu sur le plan graphique. Les phénomènes technologiques ont, dans Les Aventures de Blake et Mortimer, une apparence bien particulière. Si Jacobs prend soin, pour la plupart des éléments constituant son récit, de se documenter précisément et de produire les décors, véhicules ou édifices les plus conformes possible à la réalité, ce n’est que rarement le cas des éléments science-fictionnels ; robots, Chronoscaphe, fusées atlantes et bien d’autres ne sont pas dessinés avec la même quantité de détails, avec la même précision et la même volonté de se référer au réel17. Au contraire, leurs formes sont géométriques, ces engins sont des assemblages de sphères, de cylindres, d’ellipses, de cônes, etc. Notons donc la prédominance de la rondeur et surtout d’une certaine abstraction. Dans Blake et Mortimer, la technologie de pointe, ou futuriste, est une géométrie. Aucun détail, circuit, fil, tuyau, ne vient préciser les fonctions des diverses parties, de même, jamais Jacobs, pourtant très bavard, ne livre d’explications précises quant à leur fonctionnement. Le Chronoscaphe est une machine à voyager dans le temps, point. L’invention n’a pas à être justifiée, elle est comme les formes de l’intelligible platonicien, vouées à être contemplées sans être démontrées.

17Ainsi, le phénomène technologique prend-il une forme qui n’a rien à voir avec sa fonction, ou avec un fonctionnement supposé, mais est, au contraire, purement symbolique. C’est une forme qui a à voir avec l’idée qui s’incarne en elle et qu’elle doit signifier. Le Chronoscaphe, pour rester sur le même exemple, est donc une sphère sur laquelle prennent place deux anneaux croisés pour incarner visuellement sa capacité à circuler dans le temps, à croiser les époques et donc à refermer sur lui-même un temps linéaire et infini.

18Plus elle est avancée, plus la technologie prend donc une forme abstraite, forme sans autre justification que graphique ou symbolique, élément uniquement au service du récit en bande dessinée. Même les masques à gaz de S.O.S. Météores prennent l’aspect de totems vivants, de fantômes brumeux tout comme le costume de la Marque Jaune (imperméable, chapeau et masque) devient une silhouette qui hante les rues de Londres. On le voit, la science n’est pas ici envisagée comme une extrapolation des possibilités techniques connues de Jacobs, mais bien comme une invention dont la nature technologique se double d’une autre : celle du mythe. La « Chose »18 le montre bien, être informe, arme secrète invulnérable dont on serait bien en peine de déterminer le fonctionnement, davantage créature vivante, monstre légendaire causant la peur, décrit comme « diablerie » par Mortimer. Nous ne sommes plus face à une machine, mais bien face à un titan comparable à Typhon ou à l’hydre de Lerne. Celui-ci n’est d’ailleurs vaincu que par une force démesurée, d’essence elle aussi supranaturelle : l’énergie nucléaire.

Le double aspect du nucléaire

19L’énergie nucléaire n’apparaît pas comme une menace univoque, contrairement à notre horizon d’attente actuel en matière de fiction, formé par des décennies de Guerre Froide et par les menaces de terrorisme nucléaire (réelles ou fictives). Conformément à la vision de l’immédiat d’après-guerre, où la fission de l’atome a permis la victoire alliée, l’énergie nucléaire est plutôt mise en scène comme un progrès ouvrant à de nouvelles possibilités et dont le potentiel est en grande partie inconnu. Elle est donc avant tout un outil, contenant une part d’indétermination. L’énergie nucléaire est comme toute technologie dans Les Aventures de Blake et Mortimer à la fois outil mécanique et puissance mystique. Elle peut être ainsi utilisée pour le plus grand bien comme pour le plus grand mal. C’est sous ce double aspect que nous apparaît le feu atomique dans Le Secret de l’Espadon : utilisé par les deux camps, il est d’abord l’acmé d’une agression aveugle du tyrannique empire jaune, offensive qui s’étend à toutes les capitales du monde libre – outil de destruction porteur de chaos – avant d’être l’arme de la victoire des héros qui l’utilisent sans aucun remords contre la capitale de l’empire de Basam Damdu19 – outil libérateur du monde entier. La bombe atomique n’est donc ontologiquement ni bonne ni mauvaise, ce sont ses utilisateurs et leurs buts qui en définissent la nature.

20Le feu de l’atome peut donc apparaître selon les situations comme le feu de l’enfer plongeant l’humanité dans les ténèbres, s’il est utilisé pour assouvir les désirs insensés des tyrans, ou comme le feu purificateur, sorte de lumière céleste, s’il incarne l’action des hommes libres. De même, l’énergie nucléaire, dont on vient de voir la capacité destructrice, peut aussi est une source d’énergie bénéfique pour la civilisation. C’est le cas chez les Atlantes dont la cité engloutie doit sa survie au nucléaire et dont les véhicules sophistiqués sont mus par des moteurs atomiques. Tout dépend donc de l’utilisateur, le prince atlante Icare l’exprime d’ailleurs ainsi : « J’avoue que depuis que [l’humanité] a réussi à libérer, comme nous, l’énergie nucléaire, notre peuple est assez inquiet, car nous savons quel usage elle est prête à en faire !!!... »20 C’est donc bien l’humanité qui pose problème et non le nucléaire lui-même.

21Enfin, qu’il soit destructeur ou créateur, il nous faut noter un aspect fondamental de l’énergie nucléaire. Nous l’avons plusieurs fois assimilée au feu, et cela, à dessein, car elle est bien un type de feu : le feu prométhéen. Comme lui, elle est incarnation, source et aboutissement du savoir humain tout en étant le signe de sa démesure possible de son irrémédiable tendance à défier l’ordre naturel, à en contrôler les éléments, et parfois à s’autodétruire21. Cette dualité du nucléaire peut être généralisée à l’ensemble des phénomènes technologiques et, nous le verrons, aux scientifiques eux-mêmes.

Temps cyclique

22Enfin, pour en terminer sur les aspects mythologiques de l’univers de Blake et Mortimer, il nous faut constater que le temps des albums est un temps mythologique, un temps refermé sur lui-même où tout commence et finit par le chaos, par son irruption au sein du cosmos pour le perturber ou le pacifier.

23En effet, dans la plupart des cas, lorsque l’album commence, les événements sont déjà en cours. Un élément perturbateur sème le trouble, le chaos est à l’œuvre déstabilisant l’ordre habituel du monde22. On observe ainsi la présence récurrente de dépêches de presse, en début d’album, qui permettent de renseigner le lecteur sur la situation dans laquelle il met les pieds avec nos deux héros. Ceux-ci ont d’ailleurs tendance à être mêlés à ces mystérieuses affaires dans un second temps, simultanément avec le lecteur, et dans la mesure où ils s’y trouvent confrontés par hasard (ou bien parce qu’on les a expressément appelés à la rescousse). Comme le chevalier arthurien, ils ne cherchent donc pas l’aventure et les exploits, mais sont condamnés à les accomplir pour se sortir des péripéties qui les ont rattrapés.

24Dans ces débuts de récits troublés, le monde ne fonctionne plus comme à l’habitude, c’est le temps de la catastrophe. À l’origine de l’aventure se trouve donc un chaos primordial auquel il va falloir mettre de l’ordre. Pour cela, il faut revenir au cosmos, faire faire machine arrière aux puissances fantastiques et déraisonnables qui se déchaînent. Les visions de désastres sont nombreuses dans l’œuvre de Jacobs, celui-ci prend manifestement plaisir à disloquer son monde de papier, à dessiner explosion, ruines et gravats. Les paysages cataclysmiques sont en effet légion, ils constituent une figure récurrente des albums au même titre que les inventions high-tech aux formes abstraites23.

25Derrière ces événements, se trouve toujours une volonté humaine, une conspiration de personnages néfastes qui usent du feu prométhéen à mauvais escient, parmi eux se trouve souvent Olrik, instigateur ou conseiller du complot. Ainsi, la solution pour revenir au calme, pour pacifier les éléments déchaînés, n’est pas de lutter directement contre ceux-ci ou de trouver une invention de puissance comparable qui en anéantirait les effets, mais de dévoiler les agissements des malfaiteurs et de les empêcher de nuire24. À une action humaine répond une action humaine ; c’est l’homme qui peut arrêter l’homme. C’est de cette façon que le cosmos peut redevenir lui-même, en limitant les entreprises des hommes tombés dans l’hybris et donc en les ramenant à leur place circonscrite dans l’univers. Le monde revient donc à son état normal, pour pouvoir être de nouveau menacé lors de l’album suivant.

26Enfin, le dernier symptôme de l’aspect circulaire du temps est sa répétitivité. En effet, les époques parcourues par les héros – présent, passé (ou vestiges du passé) et futur – possèdent les mêmes caractéristiques. Quel que soit le lieu ou le moment, la même pièce de théâtre est rejouée, seuls les décors et les costumes changent. Il y a toujours, où que ce soit, un Olrik en train de comploter et trahir (même si son nom et son visage changent parfois) un empire oppresseur ou menaçant de l’être, des secrets dans les souterrains, des combattants de la liberté, des engins terrifiants, etc. Les mêmes causes produisent les mêmes effets et c’est toujours à Mortimer, lancé dans la mêlée, et à Blake, venu à son secours, de ramener le monde à son ordre premier. Le temps qui nous est montré est donc cyclique, répétant les mêmes événements inlassablement et voyant les mêmes figures jouer leurs rôles éternels25. Parmi ces figures, il en est quelques-unes autour desquelles se structurent les albums et c’est sur celles-ci que nous allons maintenant nous attarder.

Les quatre points cardinaux de l’univers jacobsien

27La cosmologie des Aventures de Blake et Mortimer s’organise, selon nous, autour de quatre figures majeures, quatre archétypes qui s’opposent deux à deux à des niveaux différents. Nous avons donc affaire à un univers que l’on peut qualifier de dualiste, et même, allons plus loin, de manichéen. En effet, chacun de ces couples met en scène des valeurs antagoniques que l’on peut grossièrement résumer au bien et au mal, même si, bien sûr, les choses sont un peu plus complexes et plus riches que cela comme nous allons le voir.

L’ingénieur et le savant-fou

28Le premier couple qui s’oppose est constitué des deux types de scientifiques présents dans les pages des Aventures de Blake et Mortimer. Deux figures de savants, partageant donc de nombreux éléments en commun, mais divergeant sur des points essentiels. En effet, leurs conceptions de la science sont diamétralement opposées, elles n’ont pas les mêmes fondements et pas les mêmes buts.

29Le premier, nous le nommerons ingénieur, en grande partie parce que son savoir n’est jamais déconnecté de sa mise en œuvre pratique, et surtout parce que c’est aussi, en plus d’être un scientifique, un homme d’action. Il est aussi l’incarnation d’un certain positivisme. En cela, il est héritier de ses confrères que l’on trouve dans les romans de Jules Verne. Comme le Cyrus Smith de l’Île Mystérieuse, son savoir est fondé sur la raison et lui permet de comprendre les situations les plus désespérées, ayant ainsi la capacité à agir, il peut s’en rendre maître. Derrière ce portrait, il est aisé de reconnaître Philip Mortimer, physicien de grand renom, mais aussi aventurier qui ne rechigne jamais au coup de feu s’il le faut. L’ingénieur agit donc, mais pas de n’importe quelle manière : il agit selon ce que lui dicte la raison.

30Ce n’est pas le cas de son adversaire que nous appellerons plutôt savant fou. Celui-ci n’a en effet rien de raisonnable et sa façon de faire de la science n’est pas l’expression d’une raison positive. S’il est un mot qu’il faut employer à son sujet, c’est celui d’hybris car sa science dépasse la mesure humaine et porte atteinte à la nature. Pensons, par exemple, à Miloch, le plus représentatif de ces personnages, qui, à chacune de ses deux apparitions, transgresse les limites de l’ordre naturel : lors de la première, dans S.O.S. Météores, il accumule l’énergie de la foudre pour dérégler le climat européen ; lors de la seconde, il invente le Chronoscaphe qui brise les barrières du temps. Ainsi, Miloch atteint-il aux principes mêmes qui fondent la nature, tout comme son confrère Septimus enfreint les interdits moraux en manipulant l’esprit humain, en rendant esclaves ceux qu’il soumet à son onde Méga. Ces savants-fous sortent donc des limites humaines, ce sont des démiurges lucifériens, ils usent de la science non pas selon la raison, comme l’ingénieur Mortimer, mais selon leurs passions : rancune parce qu’ils ont été rejetés par leurs pairs, désirs de revanche ou de pouvoir, etc. Si Miloch construit le Chronoscaphe, ce n’est pas pour faire progresser l’humanité ou pour la beauté du geste, mais bien pour se venger de Mortimer et le perdre dans l’abîme du temps.

31Ceci étant, notons que cette propension à transgresser les règles permet à ces savants de produire les inventions les plus extraordinaires que l’on rencontre dans les albums de Jacobs. A contrario, Mortimer n’invente pas grand-chose. En dehors de l’Espadon, simple véhicule – exceptionnel dans ses performances certes, mais sans non plus dépasser les bornes de la physique – il n’a rien produit de bien marquant. C’est un technicien rationnel. S’il n’y avait que des Mortimer, les albums seraient bien peu trépidants pour le lecteur.

32De plus, notons que Mortimer est un homme d’action un peu particulier. Il subit les événements plus qu’il ne les provoque, il réagit, mais n’agit pas. C’est donc le plus souvent l’aventure qui vient le chercher et non lui qui cherche l’aventure26. De ce fait, Mortimer est une sorte de témoin mobile des phénomènes qui s’agitent devant ses yeux. Cette tendance à contempler fait de lui le guide du lecteur, le point d’accroche qui permet à celui-ci de traverser les péripéties prodigieuses qui se déroulent dans les albums. De là, son omniprésence, Mortimer est presque toujours là, de là aussi sa tendance contemplative. Mortimer est à rapprocher des figures prophétiques qui peuplent l’Ancien Testament, ou du Jean de l’Apocalypse, il voit, il témoigne et raconte sa vision. Il est l’homme providentiel qui, présent au bon endroit au bon moment (et cela, à chaque album) peut vivre l’aventure.

33Ainsi, la lutte qui l’oppose aux personnages de savants-fous se rapproche de l’opposition entre Simon-Pierre et Simon le magicien27 : les deux portent le même nom, celui de savant, les deux ont des capacités similaires, mais la nature de leurs actions les divise. Mortimer est le prêtre de la religion véritable, la raison et la recherche scientifique de la connaissance, pour elle-même ou pour combattre les faux prophètes. Miloch et Septimus sont des sorciers qui usent de la science à leur profit, perturbent l’ordre naturel et font commerce avec l’agent du démon, Olrik.

34Pour en finir à leur sujet, un mot de leur physique : comme dans tout univers mythique, il correspond à leur être. L’apparence des personnages signifie leur fonction dans le récit, leur rôle bon ou mauvais. Chez Jacobs, l’habit fait le moine. Ainsi, Mortimer est-il dessiné tout en rondeur et bonhommie et porte-t-il la barbe comme tout homme de savoir, comme tout représentant de la sagesse. Philosophe et prophète, il ne pouvait manquer de posséder l’attribut de Platon et de Moïse28. Cette barbe se double souvent d’une pipe, instrument de détente et de réflexion – signe de l’homme qui prend le temps de méditer – et de costumes sobres, aux teintes ternes, ornés d’un nœud papillon caractéristique de l’universitaire anglo-saxon. Visuellement, Philip Mortimer reflète donc l’ensemble des valeurs qu’il incarne dans le récit et il en va de même de ses opposants. Eux sont en effet glabres, leurs traits sont secs, anguleux évoquant l’esprit vif et incisif qui les habite, mais aussi leur malignité. Ils portent presque tous des lunettes, symbole ici aussi d’intelligence, et, comme un uniforme d’appartenance à leur caste, la blouse blanche du savant qui, travaillant dans son laboratoire, se coupe du monde des hommes. Cette blouse est en fait une robe de sorcier, ce qui correspond à leur nature, nous l’avons dit. Enfin, notons que s’ils fument eux aussi, ce n’est pas la pipe, mais la cigarette, le tabac de l’homme pressé et impatient.

Le diable et l’ange gardien

35Derrière ces deux figures s’en trouvent deux autres qui leur sont irrémédiablement liées. Elles se situent en quelque sorte au-delà des deux personnages précédents. Il s’agit d’une part d’Olrik, le personnage maléfique par excellence, et d’autre part de Blake, l’ange gardien de Mortimer.

36Commençons par celui-ci et expliquons pourquoi nous utilisons ce terme d’ange gardien. Blake est souvent celui qui sauve la situation et Mortimer avec elle. En fait, c’est presque son seul rôle dans la majorité des albums : surgir à la fin, seul ou accompagné des forces de l’ordre, et mettre fin aux agissements d’Olrik et de ses comparses. Le cas le plus emblématique est Le Mystère de la Grande Pyramide dans lequel Blake, presque absent du premier tome, semble être assassiné à la fin de celui-ci, au moment où il allait enfin prendre part à l’aventure, pour ne réapparaître que dans la deuxième moitié du second tome et éviter ainsi le pire à Mortimer. Même s’il était présent sous un déguisement lors des pages précédentes, il n’était pas vraiment là avant que son identité ne soit révélée. Blake est donc bien un ange, un agent de la providence qui n’intervient que pour aider celui auquel il est attaché. Son apparition miraculeuse, en fin de récit, a tout d’un deus ex machina qui dénoue les situations désespérées. Mortimer agit, Blake parachève son action. Cette absence relative pourrait amener à se demander pourquoi la série se nomme Les Aventures de Blake et Mortimer, Les Aventures de Mortimer seraient un titre amplement suffisant. Outre le fait que Blake est très présent dans l’album fondateur de la série, Le Secret de l’Espadon, il ne faudrait pas minimiser ce rôle qui, bien que n’engendrant que peu de présence, n’en est pas moins absolument nécessaire à la résolution des intrigues et au retour à l’ordre de l’univers. L’importance de Blake est donc considérable, et l’apparition de son nom sur la couverture n’est pas usurpée.

37Opposé à cet ange gardien, Olrik est un diable. Celui-ci est derrière la quasi-totalité des méfaits commis dans l’univers construit par Jacobs. C’est un démon qui pousse au mal, c’est lui qui ouvre la mauvaise voie aux personnages, qu’il s’agisse de comparses brutaux ou de savants. Il les corrompt, par l’argent, la coercition ou en leur offrant la possibilité d’exercer leur hybris. Il fomente les complots, conseille les tyrans et organise leurs actions maléfiques. Des actions à petite échelle, comme un simple larcin (L’Affaire du Collier29), aux opérations militaires de grande envergure (Le Secret de l’Espadon, S.O.S. Météores), en passant par le pillage archéologique (Le Mystère de la Grande Pyramide), il est toujours là, présent comme tête pensante et stratège. Son champ d’action est donc très étendu et varié, ses compétences aussi, Olrik est partout, c’est un mercenaire qui offre ce qui est sa seule véritable spécialité, le seul lien entre toutes ses activités, son unique métier derrière tous les autres : engendrer le mal.

38Ces fluctuations, qui obligent Olrik à trouver un nouvel employeur à chaque échec du précédent, nécessitent de sa part des capacités d’adaptation très fortes. Il doit régulièrement changer d’identité, et pour cela porter déguisements et masques, et se cacher derrière des pantins. Comme le démon, Olrik ne se montre sous son vrai visage que s’il y est contraint. Personnage protéiforme, il prend de multiples aspects et renouvèle constamment ceux-ci pour tromper les humains à l’infini. À cela s’ajoute son apparente immortalité. Olrik est un trompe-la-mort extraordinaire, à chaque fin d’album ou presque il semble périr, dans une explosion, sous les décombres, précipité dans l’abîme, mais c’est pour à chaque fois ressurgir lors de l’aventure suivante. Comme Satan, Olrik n’est jamais totalement vaincu, il trouve toujours une échappatoire pour se régénérer et recommencer à nuire. Olrik est une hydre, lui trancher la tête est inefficace pour l’arrêter définitivement30.

39Cela dit, la multiplicité des apparences et la capacité à renaître de la mort ne sont pas l’apanage du seul Olrik. Blake lui aussi semble mourir pour mieux ressurgir sous un déguisement dans Le Mystère de la Grande Pyramide. Faut-il s’en étonner ? Assurément non, Blake est un ange, Olrik un démon, or les démons ne sont rien d’autre que des anges déchus. Ayant fondamentalement la même nature, il semble logique qu’ils partagent des capacités similaires. Leur ressemblance s’étend d’ailleurs à leur physique : ils sont tous deux moustachus, et à leurs vêtements, l’uniforme ou le costume de ville avec cravate la plupart du temps. Une chose seulement les distingue véritablement : la couleur de leur chevelure. Blake est évidemment blond, Olrik, tout aussi évidemment, est brun31.

40Autre point qui les rapproche, tous les deux sont des militaires – capitaine pour l’un, colonel pour l’autre – et ils forment leurs armées respectives qu’ils envoient au combat. Elles sont constituées des forces de l’ordre, soldats ou policiers, dans le cas de Blake, d’armées étrangères ou souterraines32, de sbires aux caractéristiques disparates, brutes musclées ou traîtres malingres, dans le cas d’Olrik.

41Le trait qui les oppose vraiment, c’est leur relation aux humains qu’ils soutiennent. Les liens qu’ils tissent avec les hommes sont de nature bien différente. Comme nous l’avons dit plus haut, il est possible de faire commerce avec Olrik. Les savants évoqués ne s’en privent pas. L’un d’entre eux est même allé plus loin, Septimus l’a domestiqué pendant un temps grâce à l’hypnose. Mais manipuler le diable est un jeu dangereux et il faut toujours en payer le prix. Septimus est ainsi châtié pour son outrecuidance à la fin de La Marque Jaune, foudroyé par un Olrik en rage d’avoir été soumis et enfin libéré de l’emprise de l’onde Méga. S’il est possible de marchander l’aide d’Olrik, celle de Blake, quant à elle, n’est pas monnayable. Nous l’avons dit, il n’intervient que pour parachever l’action de Mortimer, pour suppléer à l’effort humain et cela sans condition. C’est parce que des hommes de raison combattent le mal que l’intervention céleste est rendue possible. Elle ne se fonde que sur l’amitié qui lie Blake à Mortimer et celle-ci est indéfectible. À l’inverse, s’il est possible d’obtenir l’aide d’Olrik, celui-ci n’hésite pas à abandonner ses alliés pour se sauver lui-même lorsque la situation devient critique, laissant ses anciens partenaires seuls face aux conséquences de leurs actes. Infidèle et traître, Olrik ne tisse de faibles liens avec les hommes que dans son propre intérêt.

42Nous pouvons donc dresser le tableau suivant qui résume nos propos sur ces quatre types de personnages :

	Acteurs humains	Soutiens surnaturels
Raison / Cosmos	Mortimer, Prophète, ingénieur	Blake, Ange gardien, ami
Malignité / Hybris	Septimus, Kim, Abdul Ben Zaïm, Miloch, etc. Sorciers, savants	Olrik, Magon, Sire Guy, Krishma, etc. Démons corrupteurs, traîtres

Ligne claire et couleurs obscures

43Un aspect de l’œuvre d’Edgar P. Jacobs demeure à explorer, c’est sa part visuelle, non pas sur le plan iconographique, nous en avons abondamment parlé, mais sur le plan formel. Il nous reste en effet à voir comment la division que nous venons de mettre au jour – entre l’ordre raisonnable du cosmos, que nos héros s’efforcent de rétablir, et la démesure diabolique du chaos, qu’ils combattent – s’exprime de façon graphique. Pour ce faire, nous allons maintenant nous intéresser aux deux composants de la figuration jacobsienne, à commencer par le seul dessin.

Lignes de raison

44Edgar P. Jacobs est l’un des principaux représentants de ce qu’on a coutume d’appeler la ligne claire33 avec Hergé, bien sûr, Bob de Moor, Jacques Martin ou encore Tibet. Tous ont collaboré au Journal de Tintin et ils forment l’école de Bruxelles (opposée à l’école de Marcinelle du Journal de Spirou et son style atome). La ligne claire se caractérise graphiquement par un trait noir à l’épaisseur fine et constante, et par des couleurs déposées en aplats. Le tout vise à la plus grande lisibilité possible et cela par le dépouillement des formes34. La ligne claire est une épure, comme un plan d’ingénieur qui ne garde que l’essentiel et évacue toute ambigüité.

45Allons même plus loin, la ligne claire vise l’essence graphique de choses qu’elle représente. C’est un dessin idéel, un ensemble de signes simples dont rien ne doit obscurcir le sens. Le dessin se fait presque mot et revient au sens primordial du grec graphein qui signifie tracer des lignes, que ce soit pour former des lettres ou des figures, et dans les deux cas inscrire dans le sensible ce que l’on forme dans l’intelligible. L’utilisation de ce vocabulaire platonicien n’est pas fortuite, la ligne claire appartient bien à des visées de ce type comme nous le montre cette citation de Hergé : « Et c’est à coup sûr de cette rencontre [avec les illustrations de Benjamin Rabier, NDR] que date mon goût pour un dessin clair et simple, un dessin qui soit compris instantanément. C’est, avant toute chose, cette lisibilité que je n’ai cessé de rechercher moi-même35 ». C’est donc à un dessin compréhensible qu’aspire Hergé, un dessin qui engendre instantanément dans l’esprit du lecteur les significations qu’il porte. Les signes graphiques correspondent à des idées, ils sont des pensées visibles et lisibles. La clarté des idées trouve donc une correspondance dans la netteté graphique. Comme le disegno renaissant, marqué du sceau de la pensée néoplatonicienne, la ligne claire est voulue dessin tout en étant dessein, idée tout en étant trait.

46Ainsi, il est aisé de voir que ce type de dessin est particulièrement propice à figurer des mythes36. En effet, cette nue simplicité du dessin fait écho au langage direct et dépouillé de détails inutiles qui caractérise les grands récits mythologiques, ceux d’Hésiode ou de Snorri Sturluson, un type de parole qui produit les objets dont elle parle plus qu’elle ne les décrit. Des mots immédiats qui confèrent au monde qu’ils génèrent une réalité extraordinaire, parce que celle-ci échappe aux ambiguïtés et aux indéterminations du sensible. Un monde certain, donc, où tout peut se produire, même le merveilleux, sans jamais perdre sa crédibilité37.

47Ainsi les inventions de science-fiction aux formes abstraites sont-elles capables de se passer des détails qui les rendraient scientifiquement plausibles tout en maintenant leur viabilité aux yeux du lecteur. Ce n’est pas tout, elles peuvent aussi se charger d’une superposition de significations et ainsi être à la fois une complexe machine futuriste et une antique créature mythologique. Par son abstraction, la ligne claire est intemporelle38 ou plutôt pantemporelle agrégeant en elle toutes les époques, fusionnant l’avenir et le passé en un univers mythologique : éternel, car hors du temps.

48La ligne claire possède donc une facilité intrinsèque à produire une figuration qui se fait mythe, mais ce n’est pas sa seule caractéristique. Nous l’avons dit, la ligne claire est dessein autant que dessin. Elle est donc, dans les images produites par Jacobs, la partie qui s’accorde avec la raison, celle qui, d’après nos réflexions précédentes, reflète le cosmos, l’ordre du monde. Nous verrons plus loin que la couleur a un rôle un peu différent, s’accordant tantôt avec la ligne ou bien s’entrechoquant par moment avec elle. Le dessin est donc la part raisonnable de l’univers jacobsien. Elle est l’écho de la science de Mortimer, de la pensée de l’ingénieur qui trace ses plans.

49Figure majeure de ligne claire, Jacobs s’en écarte pourtant en partie. Il y a des ombres dans son dessin et si elles sont de plus en plus prononcées dans les derniers albums (ceux-ci visent à un réalisme mimétique un peu plus grand, même si ces changements sont relativement faibles, et ne modifient pas fondamentalement l’univers de Blake et Mortimer). Ces ombres ont de toute façon toujours été là : elles étaient dans les couleurs. C’est une des grandes différences entre Hergé et Jacobs. Chez le premier les ombres du fantastique n’ont que très peu droit de cité, chez le second la ligne claire peut parfois s’obscurcir, se faire plus inquiétante et indéterminée, ou se parer, comme nous l’avons vu, d’un symbolisme en grande partie absent de l’œuvre hergéenne. Et surtout, cela va nous occuper maintenant, la ligne peut se laisser submergée par de violentes couleurs.

Expressionnisme de la couleur

50Si Jacobs respecte scrupuleusement, dans tous ses albums, la règle de déposer les couleurs en aplats, force est pourtant de constater que celles-ci ne sont pas de même nature que celles de Hergé, et n’ont donc pas tout à fait la même fonction.

51La ligne claire n’est pas faite que de traits, les couleurs en sont une constituante importante. Elles permettent de distinguer les différents objets figurés par autant de surfaces de couleurs. Elles remplissent ainsi à merveille leur rôle d’aider à clarifier les formes, en renforçant leur délimitation par la ligne. Dans ce dispositif, la couleur a donc pour premier rôle d’aider à la définition des objets, pour augmenter leur lisibilité les uns par rapport aux autres. Tout cela, Jacobs le partage avec Hergé. Cependant, il faut noter que ses couleurs sont en général beaucoup plus saturées et souvent plus sombres. Le monde de Blake et Mortimer contient assez peu de ces couleurs pastel qui habitent celui de Tintin.

52Cela permet aux couleurs d’avoir une fonction supplémentaire. Elles ne servent pas uniquement à déterminer les objets, elles sont également expressives. Ainsi, lorsque le récit le nécessite, les couleurs changent. Elles deviennent plus vives et surtout s’écartent de toute velléité réaliste ou définitionnelle selon deux visées. Dans le premier cas, il s’agit de générer une atmosphère, souvent de mystère ou d’étrangeté fantastique, c’est alors un ton qui domine et colore le récit. Ce procédé atteint donc à la fonction première de la couleur dans le dispositif de la ligne claire qui est de différencier les objets, pour au contraire les associer entre eux, les assimiler les uns aux autres en un seul ensemble. La couleur déborde, submerge les lignes pour nier les limites qu’elles figurent. Dans ces moments, la couleur brise donc l’ordre du monde en mélangeant tout et en rendant tout indistinct. La clarté disparaît. Le monde est contaminé par l’hybris. L’environnement représenté est alors unifié, baignant dans une seule teinte, productrice d’une atmosphère de mystère ou de danger, comme lorsque, dans S.O.S. Météores, Miloch dévoile ses installations de contrôle climatique, celles-ci baignant dans un camaïeu verdâtre signalant leur nature étrange. C’est donc, dans ces moments-là, la couleur qui devient signifiante, plus que les objets qu’elle recouvre et sa signification est d’ordre expressif. Il s’agit d’exprimer par la couleur un sentiment particulier et de donner à un moment du récit une tonalité qui la soutient39.

53Dans le second cas, le but est de produire du chaos. Il s’agit alors non plus d’unifier, mais de séparer à l’extrême. Pour cela, Jacobs procède en entrechoquant les couleurs. D’une certaine manière, il pousse à sa limite la logique de la ligne claire en utilisant les couleurs pour différencier de façon radicale les éléments présents dans les cases. Nous avons dit précédemment que les tons sont pastel dans le travail d’Hergé, et c’est cela qui leur permet de rendre distinct le monde sans pour autant nuire à l’unité de celui-ci. Cet équilibre, Jacobs le défait par des couleurs vives et variées, incompatibles entre elles. La différenciation est alors totale, les objets se heurtent, les couleurs brisent le monde. Cela se produit essentiellement lors des moments de catastrophe, comme à la fin du Secret de l’Espadon lors de la destruction du palais de Basam Damdu, ou lorsque les lois du monde sont brisées comme c’est le cas lors des voyages temporels du Piège Diabolique40. Notons que ces catastrophes, ces désordres démesurés, sont souvent le prélude à un retour à l’ordre cosmique. Les convulsions du monde, les cataclysmes, sont les moments où le mal est vaincu, les signes de sa chute, ils sont la tempête qui précède le calme. Le monde se disloque pour être réordonné.

54Ainsi, dans les deux cas, ce sont les couleurs qui prennent le contrôle de la figuration et portent le sens du récit. Les couleurs par leurs modulations peuvent accompagner l’ordre raisonnable du monde, ou bien s’opposer à lui, pour le submerger d’hybris, le rendre incertain, ou pour le désunir et le transformer en chaos. La couleur est donc chez Jacobs une force primordiale qui ne s’oppose par toujours à la raison incarnée par le dessin. Elle est une énergie, enchaînée habituellement par la ligne, mais qui parfois lui échappe, produisant des effets graphiques qui sont propres à Jacobs dans le paysage de la ligne claire41.

55Lignes et couleurs sont donc chez Jacobs les incarnations plastiques des deux principes fondamentaux qui régissent sa mythologie, la raison et l’hybris, dont nous avons vu qu’elles conditionnent les fonctions et les relations entre les personnages. Les Aventures de Blake et Mortimer constituent donc un monde dualiste, avec son panthéon de figures archétypales, un monde d’oppositions et de luttes cataclysmiques qui prennent corps tant narrativement que graphiquement dans ce médium qu’est la bande dessinée.