1Le 28 novembre 1967 ouvre au musée des Arts décoratifs à Paris l’exposition Science-fiction. Elle est la première consacrée à ce sujet dans une grande institution française. Elle est à ce jour restée unique. La manifestation d’abord présentée à la Kunsthalle de Berne1 arrive à Paris sous les meilleurs auspices. Son concepteur est Harald Szeemann, figure mythique de l’art contemporain, et le responsable de l’établissement qui la reçoit est François Mathey, conservateur paradoxalement audacieux. Parmi ses contributeurs figurent Pierre Versins, auteur et prêteur de plus d’un millier d’objets issus de sa collection, ainsi que Gérard Klein, éditeur et auteur du texte de référence intitulé « La science-fiction est-elle une subculture2 ? »

2Plus de quarante ans après, le présent article tente de reconstituer et d’analyser ce projet : qui furent ses principaux artisans ? Comment fut-il conçu ? Quels furent ses enjeux et ses partis pris ? A son ouverture, quelle fut sa réception par la presse et par le public ? Aujourd’hui, quelques décennies plus tard, quel est son héritage ? Il faudra aussi s’interroger sur les raisons de cet unicum : pourquoi n’y a-t-il eu qu’une seule exposition d’ampleur consacrée à la science-fiction en France ? Est-ce dû aux choix institutionnels ou au sujet traité, volontiers considéré comme marginal ?

Tentative de reconstitution

3La reconstitution d’une exposition, manifestation éphémère, est une entreprise archéologique fondée sur la recherche d’archives. Pour l’exposition Science-fiction, si aucune photographie n’est malheureusement parvenue jusqu’à nous, restent aujourd’hui un catalogue et des archives privées ou publiques conservées pour partie au musée des Arts décoratifs, qui présente l’exposition à Paris, et à la Maison d’Ailleurs – Musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires, à Yverdon-les-Bains3.

4Le préambule du catalogue, qui n’est pas signé mais que l’on peut attribuer à François Mathey, éclaire d’emblée le projet de l’exposition :

Le but de cette première exposition générale de Science-fiction est de dresser l’inventaire des formulations et représentations d’un avenir proche ou lointain, possible ou impossible, sorties de l’imagination des hommes de toutes époques et de différentes provenances ou métiers : de l’artiste et de l’écrivain, du scientifique, du technicien et du sociologue, du dessinateur et de l’illustrateur, du metteur en scène, du producteur de jouets, de l’éditeur, du collectionneur, même de groupes comme clubs, sectes, associations. Science-fiction n’est pas une exposition d’œuvres d’art (il n’y a pas un art Science-fiction comme il y a actuellement un art cinétique), mais la démonstration d’un phénomène littéraire, artistique, sociologique, et avant tout, populaire, qui peut se manifester partout et sous n’importe quelle forme4.

5Le ton est donné. Aucune limite, qu’elle soit temporelle, spatiale, matérielle ou intellectuelle, n’est donnée à ce projet, si ce n’est son sujet, même s’il semble échapper à toute définition. Après la déclaration d’intention, le préambule présente les principaux axes de l’exposition :

À défaut d’une iconologie générale Science-fiction, la présentation de ces quelques trois mille objets et documents reste très proche des champs de production : il y a une salle littérature avec l’histoire de la Science-fiction à travers les temps, les auteurs, les éditeurs, la divulgation dans le monde, une salle cinéma avec photographies et affiches qui sera complétée par un programme de films au mois de janvier, une salle bande dessinée, une salle jouets et jeux, une salle de peintures et d’objets, il y a des panneaux voués aux robots, aux soucoupes volantes, à l’humour, où souvent anticipation, science-fantaisie et science-fiction se côtoient, où la réalisation artistique isolée fait place à l’environnement et à la masse des documents, où l’esthétique cède à la réalité populaire5.

6À ces premières grandes lignes, le communiqué de presse apporte quelques informations complémentaires. Dans la salle dédiée à la littérature, il y a une « histoire de la science-fiction, [de] sa divulgation dans le monde, [des] auteurs et [des] éditeurs spécialisés, [des] Planches originales de Barbarella – Lone Sloane – Pravda – [des] Naufragés du Temps6 ». Les ouvrages présentés, plus d’un millier, proviennent principalement de la collection de Pierre Versins – Martine Thomé et du club Futopia à Lausanne7. Par ce prêt de très grande ampleur, Pierre Versins soutient ce projet dont il espère qu’il « […] concoure à donner une image claire d’une pensée éternelle mais dont l’expression est de plus en plus importante8 ».

7Dans la salle cinéma, sont présentés les films de « Méliès – Fritz Lang – Karel Zeman – Joseph Losey – Jean-Luc Godard – Pierre Kast [ainsi que des] Projections – photographies – affiches – photos de scènes et diapositives de Barbarella, film réalisé par Vadim et J.C. Forest9 ». Les documents présentés dans cette salle ont été prêtés par la revue Midi Minuit Fantastique, et les affiches proviennent de la collection A. de Groote10. Les projections de films sont organisées en collaboration avec la Cinémathèque française. Au programme : Alphaville, Qui êtes-vous Polly Maggoo ?, Vingt mille lieues sous les mers, Fantastic Voyage, Voyage to the Bottom of the Sea, This Island Earth, It Came Frorn Outer Space, The Incredible Shrinking Man.

8Dans le communiqué de presse, aucune précision n’est apportée concernant la salle dédiée à la bande dessinée. Dans la suivante, celle des jeux, le visiteur peut trouver des objets relatifs aux : « Bataille interplanétaire – robots – monstres japonais – jeux de famille « Les Astronautes de l’Espace »– [et la] Batmanie11 ». Dans la dernière salle, sont présentées « les œuvres de Rancillac, Erró, Martial Raysse ; la Lampe d’Agam (œuvre créée par la parole), le Manipulateur de Piotr Kowalski, les Aimants de Takis, la Cabine à conditionnement de Hans Walter Müller, les Reflets Liquides de Liliane Lijn et enfin des panneaux consacrés aux robots, aux soucoupes volantes, à l’humour, à la mode, etc.12 ».

9À lire la sélection d’artistes et d’œuvres présentées dans la dernière salle, nous comprenons que le commissaire Harald Szeemann a effectué un choix de créations réalisées par des artistes français et étrangers qui, pour la plupart, sont actifs à Paris dans les années 1960. Bernard Rancillac et Erró appartiennent au groupe d’artistes réunis sous la bannière de la Figuration narrative, Martial Raysse à celui des Nouveaux réalistes. Les artistes cinétistes sont aussi présents avec Yaacov Agam, Liliane Lijn, Hans-Walter Müller, Takis et Piotr Kowalski. Ce dernier, qui occupe le pavillon de la France à la biennale de Venise en 1968, réalise un aménagement spécifique pour l’entrée de l’exposition évoqué plus loin13. Un artiste Pop américain, Roy Lichtenstein, figure aussi dans la sélection. À ces noms, il faut ajouter ceux, inclassables, de Tetsumi Kudo, Edmund Alleyn, Robert Malaval, Antonio Dias, Piero Gilardi, Klaus Geissler, Paul van Hoeydonck14, Markus Rätz, Shinkichi Tajiri.

10Au début du catalogue, l’auteur du préambule affirmait qu’« il n’y a pas un art Science-fiction comme il y a actuellement un art cinétique15 ». Si l’exposition ne tente pas de démontrer l’existence d’un courant ou d’un groupe science-fictionnel, qui n’existe en effet pas, sur quels fondements les œuvres qui, notons-le, sont exclusivement contemporaines de l’exposition, ont-elles été rassemblées ? Un extrait d’interview filmé aujourd’hui conservé par l’INA, permet de voir quelques images de la manifestation et d’entendre Harald Szeemann justifier ses choix :

Moi-même j’ai longtemps hésité à rattacher des artistes à cette exposition qui se voulait en quelque sorte une bibliothèque d’Alexandrie de la science-fiction. Au début l’idée était de faire une exposition avec des choses qui n’existent pas et de donner des commandes à des artistes16.

11L’ambition idéaliste du projet s’est muée au contact de la réalité muséale et, bien que lui-même peu convaincu, le commissaire a préféré intégrer l’art plutôt que l’exclure de son projet pour ne pas affaiblir son propos général qui est de définir une science-fiction abordant tous les champs de la création. Il a en conséquence choisi par défaut un ensemble d’œuvres qui manifestent avec la science-fiction une certaine familiarité d’esprit.

12Un grand nombre d’objets, environ trois mille, sont exposés dans cinq salles du principal espace d’exposition au musée, aujourd’hui appelé « la nef »17. Avant l’arrivée de l’exposition à Paris, le musée des Arts décoratifs demande quelques ajustements : « […] pour être bien accueillie à Paris il est absolument indispensable de la présenter avec le maximum de « fiction » et qui si on le fait en improvisant on risque de ne pas atteindre le but cherché. Le public parisien est gâté, de plus en plus exigeant et peut-être plus difficile sur les manières que sur le fond18 ».

13Au mélange d’objets et d’œuvres, s’ajoute une mise en scène très animée. Dans la salle audiovisuelle, il y a une « programmation films-diapositives : effets de lumière19 », c’est-à-dire la projection au plafond d’extraits de films20 et de diapositives avec des animations lumineuses qui se prolongent jusqu’aux vitrines. Une bande sonore nourrie des recommandations de Pierre Versins21 accompagne les oreilles. Kowalski fournit aussi un projet d’installation dont la description par Harald Szeemann auprès d’un mécène potentiel, Philips, est particulièrement savoureuse :

Dans une exposition de cet ordre, la création d’une ambiance spéciale ou même spatiale est de grande importance. L’aménagement de l’entrée est confiée au sculpteur Piotr Kowalski (...) C’est lui qui nous a suggéré de demander votre participation dans le cadre de son projet qui consiste principalement de changer les proportions de la salle à l’aide de matière plastique – cocoon [?] ou pistolet. Son idée était d’incorporer dans le décor cinq appareils téléviseurs à circuit fermé qui refléteraient les images des cinq salles. Un tel projet est-il réalisable ? Quel est son coût ? Ou pourrez-vous nous installer ce circuit à titre de propagande Philips ? Je sais que notre demande est grande, mais la Science-Fiction mériterait cela22 !

14Si la science-fiction fournit une matière de premier choix pour les arts de l’imaginaire comme pour la création d’une expérience multi-sensorielle et cognitive inédite dans les salles du musée, le catalogue de l’exposition, malgré ses nombreuses reproductions et ses pages colorées, s’adresse moins aux sens du visiteur qu’à son intellect. Sont publiés sept articles écrits par Gérard Klein, Pierre Versins, Demètre Ioakimidis, Pierre Couperie et Jacques Sadoul. Si les premiers noms sont familiers aux lecteurs de science-fiction, celui de Pierre Couperie l’est peut-être moins. Historien, spécialiste de Paris, il participe à ce projet en qualité d’expert en bande dessinée après avoir œuvré pour sa reconnaissance institutionnelle en France, notamment par la grande exposition « Bande dessinée et figuration narrative23 » présentée la même année au musée des Arts décoratifs. L’ambition manifeste de ces textes écrits par les autorités reconnues de ce domaine est de légitimer la science-fiction en l’inscrivant dans l’histoire de tous les champs de la création. Dans le sien, Gérard Klein compare la science-fiction à une subculture qui s’intéresse à « tous les aspects de l’univers24 ». Le dernier article, anonyme, vise courageusement à définir ce qu’est la science-fiction.

15À ces textes, il faut ajouter un spectaculaire « Tableau chronologique de la Science-fiction25 » conçu par Pierre Versins. Le tableau, qui fait partie des outils scientifiques indispensables à la pensée muséale depuis celui tracé par Alfred H. Barr, directeur du Museum of Modern Art à New York, pour l’exposition historique Cubism and Abstract Art en 1936, mêle ici les paramètres spatio-temporels et présente le passé de la science-fiction comme l’anticipation de son futur fondé sur des ouvrages de Heinlein, Anderson, Blish et Demuth.

Des protagonistes hors-normes

16L’exposition Science-fiction est d’abord l’histoire d’une rencontre personnelle et intellectuelle, celle d’Harald Szeemann et de François Mathey. Szeemann est au moment de l’exposition le directeur de la Kunsthalle de Berne. Sa carrière débute une dizaine d’années plus tôt, en 1957. Lejeune Suisse, alors âgé de 22 ans, organise à Saint Gall une première exposition consacrée aux « Peintres Poètes/Poètes Peintres », s’éloignant déjà des sujets classiques pour aborder les marges de la création. Il séjourne ensuite à Paris où il étudie à l’Institut d’art et d’archéologie de la Sorbonne, puis travaille à la Bibliothèque nationale avant d’être nommé à la tête de la Kunsthalle de Berne en 1961. Sa programmation d’expositions originales et très dynamiques suscite la curiosité. Il organise par exemple en 1963 l’exposition de la collection Hans Prinzhorn constituée d’œuvres de malades mentaux, la manifestation Lumière et mouvement (1965), et l’emballage de la Kunsthalle par Christo et Jeanne-Claude (1967-1968).

17L’année qui suit l’exposition Science-fiction, en 1969, Harald Szeemann présente à Berne Quand les attitudes deviennent formes. Cette exposition devenue historique qui présente les œuvres des artistes contemporains les plus importants donne littéralement à voir des « attitudes devenues formes ». Mais le public est désorienté par une manifestation dont le propos est mal reçu tandis que la puissance publique s’offusque d’une œuvre de Michael Heizer, un trottoir détruit en face de la Kunsthalle, intitulée avec un soupçon de provocation Berne Dépréssion. La distance entre l’un et les autres devient irrémédiable et Harald Szeemann quitte l’institution lorsque son projet d’exposition consacrée à Josef Beuys est rejeté.

18Il rejoint le monde libre des travailleurs indépendants et fonde l’« Agence pour le travail spirituel à l’étranger au service d’une possible visualisation d’un musée des obsessions ». Szeemann se justifie : « […] Parce qu’un musée des obsessions, on ne peut pas le faire, c’est un musée dans la tête... donc tout ce que je fais, ce sont des rapprochements par rapport à une chose qu’on ne peut pas faire...26 ». Il poursuit son activité en tant qu’entrepreneur et travaille là où ses projets reçoivent un bon accueil. Il invente un nouveau métier, celui de commissaire indépendant : délivré des pesanteurs de l’administration, son activité est fondée sur une intuition singulière, la confiance des artistes, la fluidité d’un réseau et la capacité à fournir des projets originaux. Il organise Happening et Fluxus (1970) à Cologne, la Dokumenta 5 de Kassel (1972), Les Machines célibataires (1975) à Berne et Paris, Quête pour une œuvre d’art totale (1983) à Zurich. Ces expositions marquent l’art contemporain comme l’écriture encore récente de son histoire. Szeemann ouvre la voie d’une nouvelle génération. Il signe ses manifestations comme auteur, transposant ainsi la logique du créateur à celle du curateur, et impose l’exposition non pas comme une exhibition d’objets possédés par l’élite mais comme le médium privilégié de l’expérience éphémère : « À travers ces histoires temporaires, j’ai fait des musées qui n’existaient pas, des musées d’idées27 ».

19L’autre protagoniste principal de cette histoire est François Mathey. Conservateur, fonctionnaire et agent du ministère des Affaires culturelles, François Mathey est à sa manière lui aussi un homme des marges et un innovateur. Il n’est pas issu comme nombre de ses confrères de la grande bourgeoisie parisienne mais vient de la modeste campagne franc-comtoise. Son parcours est celui d’un autodidacte à l’esprit ouvert et libre.

20Nommé en 1953 au musée des Arts décoratifs, musée atypique par nature puisque associatif et soumis à des impératifs de gestion et de rentabilité encore inconnus des musées nationaux, Mathey assure à l’établissement une programmation d’art moderne et contemporain stimulante qui fait alors défaut au Musée national d’art moderne, encore situé au Palais de Tokyo. C’est en effet au musée des Arts décoratifs que sont présentées des expositions dédiées à L’Objet (1962), La Robe de mariée (1964), Bolide design (1970), Artistes/ Artisans (1977), L’Affiche (1984) comme les grandes rétrospectives consacrées à Picasso (1955), Léger (1956), Chagall (1959), Matisse (1961) ou encore Dubuffet (1960). Mathey réussit même le tour de force de susciter la générosité de Dubuffet en 1967, malgré ses positions très critiques à l’égard de l’institution muséale, puisque l’artiste fait le don exceptionnel d’un ensemble de cent cinquante œuvres issues de sa collection personnelle.

21Après l’exposition Science-fiction, François Mathey est le commissaire de la Triennale de Milan, puis, l’année suivante, créé le Centre de création industrielle qui rejoindra le Musée national d’art moderne au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou. En 1972, il coordonne l’organisation de l’ambitieuse exposition Douze ans d’art contemporain en France, 1960-1972, qui se solde par un scandale, un semi-échec et l’éloigne définitivement du futur Centre Pompidou. Sa carrière s’achève au musée des Arts décoratifs en 1985, après avoir organisé plus de trois cents expositions.

Réception et postérité

22L’exposition ouvre ses portes le 28 novembre 1967. Cet hiver-là, les amateurs d’art qui fréquentent les expositions parisiennes peuvent faire leur choix entre L’art russe des Scythes à nos jours – Trésors des musées soviétiques aux galeries nationales du Grand Palais, Ingres au musée du Petit Palais28, Vingt ans d’acquisitions29 et Dessins napolitains au Musée du Louvre, Rodin collectionneur au musée Rodin, Van Dongen au Musée d’art moderne de la Ville de Paris30, ou encore Sonia Delaunay et Canada : art d’aujourd’hui31 au Musée national d’art moderne. L’offre des principaux musées de la capitale est axée sur des sujets relevant d’une histoire de l’art savante. Celle du musée des Arts décoratifs, plus attentive à la valorisation de la culture dite populaire dans la lignée des travaux de Georges-Henri Rivière, fait écho aux préoccupations de l’époque. Pour l’exposition Science-fiction, qui s’inscrit dans la fascination contemporaine pour la conquête spatiale qui oppose les deux blocs en pleine Guerre froide, François Mathey s’adresse d’ailleurs directement aux attachés et conseillers culturels des ambassades des deux pays pour obtenir des films sur leurs programmes spatiaux32.

23Le visiteur du musée des Arts décoratifs s’attend à une exposition dégagée des principes hiérarchisants du musée et qui offre au regard tout type d’objets pouvant servir son propos. Elle ne se consacre pas à l’exploration scientifique d’un sujet majeur de l’histoire de l’art mais s’intéresse à celle d’un « phénomène littéraire, artistique, sociologique et avant tout, populaire33 ». Fait remarquable, le musée qui reçoit l’exposition est celui des Arts décoratifs, logé dans le pavillon de Marsan, sur l’aile nord du palais du Louvre dont la collection est essentiellement composée non pas d’œuvres comme son voisin prestigieux, mais d’objets extraits du quotidien par leur qualité. Ce musée, placé au cœur du monde de l’art par sa localisation, est en fait situé à la marge par sa destination.

24Malgré un sujet déroutant, les articles de presse sont nombreux aussi bien dans les quotidiens34, les magazines35 que les revues artistiques36. La science-fiction étonne, réjouit et inspire les journalistes qui rivalisent d’humour dans l’invention de titres comme dans leurs commentaires : « […] cette exposition est certainement la plus étrange ayant jamais été montrée à Paris37 », « Des martiens au palais du Louvre », « un merveilleux panorama des contes de fée du monde moderne[...]38, « […] une prodigieuse exposition », « une curieuse et séduisante exposition […]39 », « […] Il faut aller voir cette remarquable exposition. Et comme dit une des chansons diffusées en son enceinte : Allons-y ! Mars ou crève40 », « [...] Ah ! On s’amuse bien à l’exposition de la science-fiction41 ! ».

25Les articles, qui pour la plupart reprennent les grandes lignes du communiqué de presse, insistent tous sur la curiosité suscitée par la manifestation, la surprise qu’elle crée par la rencontre d’un sujet inattendu et d’une myriade d’objets, comme sur l’intérêt de la réflexion qu’elle propose :

C’est une exposition chic et confuse organisée par le King Kong du musée de Berne, Harald Szeemann. M. Szeemann est un agité, un fureteur, un des deux ou trois conservateurs d’Europe. D’habitude, il opère dans une ville trop petite pour lui, mais ses expositions sur la sculpture anglaise, le cinétisme, le « blanc sur blanc » sont restées mémorables. On retrouve toujours chez lui la même intention d’attaquer les problèmes de l’art par des biais inattendus, de faire sauter les verrous de nos habitudes. C’est un homme qui aime brouiller les cartes. Aujourd’hui le voici à Paris, proposant, sur le thème de la science-fiction, une exposition qui fera du bruit42.

26Si la plupart des critiques sont convaincus par la démonstration qui consiste à ancrer l’origine de la science-fiction dans l’Antiquité de Gilgamesh, certains considèrent la partie artistique plus faible que les précédentes. Ce à quoi semble acquiescer Harald Szeemann lui-même. Si nous ne disposons pas des statistiques de fréquentation pour cette manifestation, un article de presse mentionne le chiffre de vingt mille visiteurs (dont cinq mille adultes) au début du mois de février 196843, quasiment un mois avant la clôture de l’exposition. La manifestation est si bien reçue qu’elle semble faire l’objet d’une tentative de récupération. Le projet de Szeemann soutenu par Mathey devient dans les pages de Paris-Match un projet imposé par le ministre des Affaires culturelles : « La première exposition officielle de science-fiction est une idée d’André Malraux. (…) Ordonnée par le ministère de la Culture, elle a l’ambition de donner à un genre considéré comme mineur en France ses lettres de noblesse44 (...) ». C’est que l’exposition renouvelle l’image de l’institution muséale et paraît toucher un large public : « L’ensemble constitue un très bel ensemble indispensable à découvrir ; parce qu’il marque notre époque et parce que sa présentation le rend passionnant pour les jeunes comme pour les moins jeunes. Que peut-on attendre de mieux d’un musée ? C’est, justement, qu’il ne ressemble pas à un musée. Cette mission est remplie par les Arts décoratifs45 [...] ».

27La manifestation s’achève le 26 février 1968 à Paris pour être présentée dans les semaines suivantes au Kunstverein de Düsseldorf. A-t-elle eu un impact sur le devenir de la science-fiction en ces années difficiles ? Dans l’édition, après l’effervescence des années 1950 et le lancement de trois collections, « Le Rayon fantastique » chez Hachette-Gallimard en 1951, « Anticipation » chez Fleuve Noir, la même année, et « Présence du futur » chez Denoël en 1954, la décennie suivante voit l’intérêt pour cette littérature diminuer et « Le Rayon fantastique » s’interrompre en 1964. L’exposition Science-fiction contribue-t-elle à relancer l’intérêt pour le sujet ? L’année qui suit sa présentation, en 1969, Gérard Klein se voit confier la création d’une nouvelle collection aux éditions Robert Laffont, « Ailleurs et Demain ». Pierre Versins prend par ailleurs la direction d’une autre collection, écrit une Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction (1972) et continue d’enrichir sa collection, finalement donnée à Yverdon-les-Bains. Le 1^er mai 1976, ouvre la Maison d’Ailleurs, musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires, qui conserve quelque vingt mille documents ou objets ainsi que quarante mille ouvrages issus de sa collecte d’amateur éclairé dont une belle part avait été exposée au musée des Arts décoratifs. L’exposition est devenue musée.

28L’exposition tente d’embrasser son sujet par la présentation d’une multitude d’objets et la publication d’un ouvrage de référence, alors que la science-fiction, comme il est clairement annoncé dans le préambule du catalogue, dépasse toutes limites et ne peut que lui échapper par nature. La manifestation tente aussi de légitimer son sujet en l’historicisant dans la profondeur des millénaires passés mais sa démonstration est affaiblie par la présentation dominante d’œuvres et d’objets contemporains. L’exposition parviendra tout de même à remplir un autre de ses objectifs annoncés, celui « de recréer le monde imaginaire et fascinant de la Science-fiction46 » puisqu’elle a pris la forme inédite d’un environnement science-fictionnel, autrement dit d’une expérience immersive cognitive et multi-sensorielle qui s’adresse à l’intellect de l’adulte autant qu’à la curiosité de l’enfant.

29Par la rencontre dialectique du savant et du populaire, de l’unique et du multiple, de l’éternel et l’éphémère, du sérieux et de l’humoristique, ce projet est aussi précurseur de changements à venir dans le monde des musées à la fin des années 1970. L’institution est remise en cause par le développement d’idées contestataires issues des diverses formes de la contre-culture : renouvellement des notions de genre, d’art et de musée, décloisonnement des champs de la création, mélange de la culture populaire et de la culture savante, substitution de l’importance de la possession à celle de l’expérience. Les premiers soubresauts des changements à venir sont ici perceptibles.

30Un projet de reconstitution de l’exposition a récemment été proposé à la direction du musée des Arts décoratifs qui n’y a pas donné suite, considérant que trop peu d’éléments avaient pu être rassemblés pour permettre une reconstitution complète, considérant peut-être aussi que la nostalgie attachée aux projets rétrospectifs ne s’accordait ni avec le sujet, ni avec la programmation tonique de l’établissement. Le musée a préféré faire le choix d’une exposition actuellement consacrée aux « Jouets Star Wars47 ». Mais quelques bribes de l’exposition sont toujours vivantes auprès des amateurs. Ils trébuchent presque sur Vaseline onirique (2002) de Gilles Barbier. Cette banane en cire semi-épluchée discrètement posée au sol pourrait aisément passer inaperçue. Celui qui la remarque pourra, s’il connaît déjà l’œuvre de Gilles Barbier, y voir un objet polisson, et s’il connaît l’histoire de la science-fiction comme l’artiste, y lire aussi un clin d’œil à l’exposition consacrée à ce sujet et à la couverture de son catalogue où était reproduite une illustration d’Ed Emshwiller pour le Magazine of Fantasy and Science-fiction, intitulée The Banana in Space.