1Né en 1945, Pierre Pelot est un auteur prolifique, avec plus de 200 ouvrages publiés en 40 ans, ayant beaucoup œuvré dans les littératures populaires. Son parcours peut s’appréhender schématiquement en différentes « périodes » : les débuts de l’auteur à la fin des années 1960 sont marqués par la publication de nombreux westerns ; dans les années 1970-80, l’écrivain français se lance dans la confection de romans de science-fiction entremêlée de romans noirs (fin des années 1980) auxquels succède une période dédiée aux romans préhistoriques (années 1990), puis historiques. De la littérature de jeunesse à la novélisation de films et aux livres de cuisine, peu de domaines de l’écrit semblent avoir échappé à une production pour le moins torrentielle. Au cœur de sa période « SF », durant une décennie (de 1972 à 1982), sous le pseudonyme de Pierre Suragne ou sous celui de Pierre Pelot, notre auteur rédige plusieurs dystopies remarquables (Mais si les papillons trichent, Fœtus party, Kid Jésus, La guerre olympique, Parabellum tango) dont l’une (Delirium circus) obtient même le Grand Prix de la science-fiction française en 1978. Politiquement engagés, ces romans, parfois écrits dans la précipitation, nous semblent sous-tendus par des positions anarchisantes, largement en phase avec le courant libertaire qui souffle sur l’Occident à la fin des années 1960 et au début des années 1970.

2Ainsi, il est possible de rapprocher les contre-utopies de Pierre Pelot du courant des philosophies du soupçon, et plus particulièrement, au niveau politique, des anarcho-libertaires (celui des Proudhon, Bakounine, Kropotkine...). Témoignant d’un auteur à l’écoute des vibrations de l’époque, les propos de Pierre Pelot entrent aussi singulièrement en résonnance avec les thèses des penseurs ou des philosophes ayant marqué ces années contestataires (Marcuse, Foucault et Baudrillard) et donnent le ton d’une décennie « enragée ». À l’issue de cette contextualisation, nous examinerons comment la rage contestataire et la pensée politique de Pelot se matérialisent non seulement dans des propos directement politiques mais également à travers des images poétiques. Nous nous intéresserons alors à une métaphore, celle de l’orage, pour mieux appréhender la dimension politico-esthétique singulière de l’œuvre. Enfin, nous verrons combien cette politique s’appuie en réalité sur une véritable métaphysique ou une conception du monde qui guide fréquemment la construction formelle des œuvres les plus remarquables de l’auteur.

3Au terme de ce parcours, nous aurons essayé de montrer combien les dystopies de Pierre Pelot, loin d’être de simples cris ou appels à la révolte, articulent politique et métaphysique par le biais de redoutables dispositifs esthétiques et formels.

Un souffle libertaire (anarchisme politique)

4Aborder la dimension politique des romans de Pierre Pelot suppose de situer ses ouvrages dans une tradition philosophique. Si l’on devait tracer un portrait philosophique de ses dystopies, il faudrait commencer par le rattacher à ce que l’on a qualifié de philosophie du soupçon. De fait, toutes les dystopies de Pelot ont pour moteur le doute d’un personnage quant à un aspect du monde dans lequel il vit (ses règles, son fonctionnement, ses dogmes, sa justice, sa réalité) et reposent sur l’effondrement de ses certitudes ou de ses convictions et les effets qui en découlent (en général fuite, révolte ou folie). Si le doute a parfois servi de méthode philosophique (notamment pour Descartes), l’expression de « philosophie du soupçon », largement applicable aux récits de Pelot, désigne à l’origine les pensées de Nietzsche, Marx et Freud qui, chacune à sa façon, ont remis en cause un certain nombre des certitudes dominantes de leur époque. De Nietzsche, Pelot reprend l’interrogation sur les illusions de la religion et entreprend, à sa façon, une généalogie des croyances et des dogmes. Comme Freud, il appréhende le sujet comme n’étant pas entièrement maître chez lui mais soumis à des forces supérieures et impérieuses susceptibles d’entamer son équilibre (que ces forces soient inconscientes ou politico-sociales). Enfin, de Marx, il reprend le soupçon sur les règles de fonctionnement de la société ou de l’économie et la façon dont celles-ci voilent la réalité de l’exploitation d’une classe par une autre.

5Les cris de révolte lancés par Pelot nous semblent cependant moins portés vers le socialisme autoritaire d’un Marx que vers la tradition anarcho-libertaire et anti-autoritaire portée depuis la fin du XIX^e siècle par des penseurs comme Michel Bakounine (avec lequel il partage également une certaine fascination pour la violence) et remis au goût du jour par la Nouvelle Gauche à la fin des années 1960. À l’instar des libertaires Proudhon, Bakounine et Kropotkine, Pelot ne cesse de dénoncer les institutions, normes, lois, idéologies qui brident la vie, ou encore toutes les pseudo-transcendances qui confinent l’existence dans un train-train morne et répétitif, aliènent l’individu et l’empêchent de se réaliser pleinement. Profitant qui plus est à une minorité de puissants ou à une élite, toutes ces règles viennent sanctionner une inégalité jugée insupportable que l’idéal anarchiste invite à dépasser. Il n’est donc pas étonnant que, dans les moments où Pelot se laisse aller à rêver d’une société idéale ou à proposer des contre-modèles, celle-ci prenne les traits de sociétés anarchistes. Dans Kid Jésus, la société rêvée par le nouveau messie s’articule ainsi autour de l’entraide, de la solidarité et de la coopération1 plutôt qu’autour de la lutte de tous contre tous, et cela conformément à l’optique d’un Pierre Kropotkine qui, dans son fameux livre consacré à L’entraide, avait montré combien cette valeur cardinale constituait pour l’humanité un puissant facteur d’évolution, à même de servir de clé de voûte et de fondement anthropologique à l’organisation de type anarchiste qu’il appelait de ses vœux2. De même, dans Transit, la société idéale de Gayhirna présente une structure non hiérarchique, souple et mobile qui caractérise l’anarchisme : absence de chef au sens de dirigeant (celui-ci étant plutôt au service de ceux qui demanderaient son aide), de hiérarchie, travail librement choisi et non contraint, organisation de la production pour répondre aux nécessités, écologie (utilisation d’énergies vertes, notamment solaires, éoliennes...)3. Enfin, dans Nos armes sont de miel, Pelot présente une société anarchiste et libertaire : sans coercition, structure ni hiérarchie mais surtout un monde pluriel (monde-auto-géré, monde-clos, monde-usine, monde-paresse...) moins à la recherche de la perfection que de la diversité maximale et de la possibilité pour chacun d’accomplir son propre trajet dans ce qu’il a de singulier4. Si ce roman est optimiste (au regard des autres œuvres de science-fiction de l’auteur), Pelot prend garde de montrer combien l’humanité actuelle est encore trop largement immature pour espérer mettre en œuvre un tel type de société et que l’acquisition de cette maturité demandera une très longue évolution. Comme dans Transit ou Kid Jésus, le modèle de la société anarchiste désirable reste définitivement placé sous le signe de l’utopie : elle est plus de l’ordre du rêve que de la réalisation concrète et s’avère toujours très lointaine.

6Prolongeant la veine anarchiste, les ouvrages de Pierre Pelot sont également en phase avec les pensées qui marquent les années 1970 et la pensée de gauche. Même si Pelot ne les a pas lus, ces échos notables montre que notre auteur, comme tout écrivain, est à l’écoute de son époque, qu’il en capte parfaitement les vibrations ou les accents, les tendances et les interrogations, les vagues et les creux, pour mieux les retranscrire dans ses fictions, tel un sismographe enregistrant les espoirs et les doutes de toute une société et tentant de leur donner littérairement une voix ou une voie d’expression. On trouve ainsi au fil des fictions politiques de Pierre Pelot des échos aux penseurs les plus en vogue de cette période : H. Marcuse, A. Gorz, M. Foucault, G. Deleuze, G. Debord (La Société du spectacle) mais aussi, de façon plus inattendue, J. Baudrillard. Prenons quelques exemples :

• Si les contre-utopistes font fréquemment référence à Marcuse en envisageant des hommes unidimensionnels et des mondes privés d’alternatives, les rebelles de Pelot adoptent souvent la position de « Grand Refus » et la contestation de l’ordre établi réclamée par Marcuse, comme l’illustre par exemple un passage de Fœtus party où un rebelle s’emploie à refuser systématiquement toutes les propositions et même les règles du jeu édictées par un représentant de l’autorité (le Poniachet)5. De même, on peut trouver en 1977 dans Le sourire des crabes un large écho à un texte issu d’une conférence de 1967 consacrée au Problème de la violence dans l’opposition6, tous deux s’interrogeant sur la légitimité de la violence au sein d’un système oppresseur et y apportant une réponse similaire : la violence n’est-elle pas légitime dans la mesure où elle répond à une violence dont le pouvoir institué est l’origine7...
• Le spectre de Michel Foucault hante quant à lui la société de Parabellum tango. Par son dispositif panoptique qui renvoie aux analyses de Surveiller et punir, le Domaine de l’Œil exige que le statut de chaque citoyen soit contrôlé par son voisin8, de sorte que de façon très foucaldienne, chaque citoyen se voit dépositaire d’un pouvoir, devient source de contrôle et lieu de pouvoir. Tout comme pour Foucault, « le Pouvoir est à la fois en tout lieu et invisible9 » dans le roman de Pelot. Il convient cependant de mettre un bémol à ce rapprochement tant le pouvoir dans la plupart des ouvrages de Pelot, bien que souvent occulte, reste finalement concentré en quelques mains tirant les ficelles que l’on finit par identifier (parfois difficilement, en remontant les degrés hiérarchiques d’un pouvoir gigogne) alors qu’il nous semble beaucoup plus éparpillé dans la conception qu’en forge Foucault, s’opposant à l’idée que le Pouvoir pourrait au final trouver à s’incarner en une caste/classe identifiable...
• Certaines analyses effectuées par le sociologue Jean Baudrillard au cours des années 1970 trouvent elles aussi – de façon paradoxale – une expression dans les dystopies de Pelot. Nous pensons entre autres à l’idée d’un pouvoir totalement englobant, qui intègre déjà les forces d’opposition, et plus précisément l’idée selon laquelle le contre-pouvoir serait en réalité lui-même une production du pouvoir, appartiendrait encore à un scénario conçu par le pouvoir. Dans Le sourire des crabes, Pelot démonte ainsi l’escroquerie politique démocratico-libérale dans la mesure où l’opposition et les partis qui l’incarnent sont « autorisés par le Prince10 ». Dans Les îles du vacarme, un porte-parole du pouvoir avoue de façon encore plus exemplaire avoir favorisé l’émergence de la dissidence pour lutter contre une société trop stable et ennuyeuse, quitte à « fabriquer » de toute pièce le meneur révolutionnaire qui semblait s’être élevé contre le Système11. Chez Pelot, le contre-pouvoir est quasiment toujours englobé par le pouvoir et se révèle, comme chez Baudrillard, de l’ordre de l’illusion : les rêves de contestation se trouvent d’ailleurs en général purement effacés dès lors que le pouvoir n’y trouvent plus d’utilité (dans Fœtus party, Kid Jésus, Transit…). Si elle se limitait à cette seule idée, la proximité entre les écrits de Pelot et de Baudrillard resterait superficielle. Il nous semble cependant que l’œuvre de Pelot entretient avec la pensée de l’auteur de Simulacres et simulation des liens beaucoup plus profonds que nous essaierons de préciser.

De la rage au désespoir (esthétique de l’orage)

7Jusqu’ici, nous venons de voir comment les dystopies de Pierre Pelot, portées par le souffle libertaire des années 1960-70, reflétaient un engagement et des positions politiques anarchisantes ou plutôt exprimaient par le biais de fictions des idées politiques subversives. L’intérêt des œuvres de fiction consiste cependant en ce qu’elles articulent un texte politique à des images expressives. Ainsi, le « souffle libertaire » que nous venons d’évoquer pour caractériser les années 1960-70 a plutôt tendance à prendre une dimension véritablement cataclysmique devenant volontiers orage, tempête ou tornade. Or, ce motif météorologique qui a inspiré le titre de cet article est une métaphore revenant régulièrement dans les ouvrages de notre auteur, souvent pour dramatiser des situations de crises et toujours associé au moment de la révolte.

8Premier orage mémorable : celui qui accompagne l’intrigue de La rage dans le troupeau. Jamais sans doute, rage et orage n’ont autant rimé. Au début d’une tempête, un quidam dérobe par hasard une mallette contenant une drogue, la picro-toxine, qui a pour effet de transformer les gens en assassins sanguinaires. L’intrigue envisage alors la façon dont cette drogue meurtrière va menacer de contaminer toute une partie de la population pour y essaimer sa rage meurtrière. Concomitante au début du récit, l’arrivée de la tempête accompagne le moment où un sujet décide de sortir du train-train quotidien et d’une vie programmée pour s’affirmer et enfin exister. Le roman filera par la suite ce rapport à l’élément liquide en opposant les personnages d’action lessivés par la pluie, laissant leur vie dans un entreprise absurde, et d’autres, plus dans la décision, qui, à l’instar de l’homme politique qui conclut le récit, n’hésitent pas à massacrer tout un pan de la population parce qu’ils détestent être « éclaboussés » (politiquement comme physiquement).

9Or, l’orage se caractérise aussi chez Pelot en ce qu’il n’est pas toujours d’origine naturelle. Dans un monde où rien n’échappe à la maîtrise de certains hommes (élite et / ou ploutocratie), le temps qu’il fait devient lui aussi l’objet de contrôle et de manipulations. Si le recueil de trois romans paru chez Bragelonne (Kid Jésus, Le sourire des crabes, Mais si les papillons trichent) est habilement intitulé Orages mécaniques, en référence à la dystopie d’Anthony Burgess portée à l’écran par Stanley Kubrick, il y est finalement moins question d’orages mécaniques que dans d’autres romans : dans Delirium circus, la rébellion du héros qui possède une villa où tout est sous contrôle (le temps qu’il fait comme la décoration des lieux) se traduit par le déclenchement mécanique d’un orage dévastateur ; dans Les îles du vacarme, le pouvoir technofasciste en place contrôle la météo et inflige une violente tempête aux malheureux rebelles immigrants qui tentent de rallier une hypothétique terre promise. Et alors que dans Delirium circus, le déclenchement de l’orage exprime le bouleversement mental d’un individu décidé à mettre en pièces le monde illusoire dans lequel il avait vécu jusque-là ou encore le désir de faire craquer les carcans qui l’emprisonnent, il possède au contraire dans Les îles du vacarme une dimension contre-révolutionnaire puisqu’il est l’instrument par lequel le pouvoir en place peut faire croire à une hostilité de la nature à l’égard de la transgression des rebelles puis écrase progressivement les espoirs révolutionnaires jusqu’à en mater le mouvement.

10Quel que soit son sens (signe de rébellion ou de rage sanguinaire ou instrument d’un pouvoir omnipotent), l’orage chez Pelot vient pourtant toujours traduire à l’échelle climatique un mouvement de bascule individuel ou collectif, généralement politique. De même que l’orage vient déchirer un ciel paisible, il indique également le craquement des dogmes et des illusions qui corsetaient jusque-là la vie de l’individu et qui peuvent l’amener vers la dépression, le désespoir ou la folie. Signe de perturbation, l’orage entre ainsi en résonnance étroite avec l’état d’esprit des personnages, exprimant parfaitement le coup de tonnerre que crée en eux le craquement de l’ordre établi (et de la charpente idéologique et factice qui les maintenaient jusque-là dans l’illusion et dont l’effondrement menace de les précipiter dans la folie) tout en dessinant parfaitement les contours d’un univers où le monde est avant tout donné comme mental.

Le monde comme un jeu (métaphysique dickienne)

11L’existence d’un monde avant tout mental prend en général chez Pierre Pelot tous les caractères d’un jeu. Pourquoi le jeu ?

• D’abord parce que le jeu suppose des joueurs, mais aussi bien souvent des pions manipulés par des joueurs. Ces rapports de manipulation sont au cœur des dystopies de Pelot : la dynamique narrative amène en effet fréquemment les sujets à s’apercevoir qu’ils sont manipulés par des puissants. Cette position ne concerne cependant pas que les opprimés : ceux estimant faire partie de la caste des puissants se révèlent souvent tout autant manœuvrés que ceux qu’ils dirigeaient, ceux qui tirent les ficelles ne sont eux-mêmes que des marionnettes (voir à ce sujet le personnage de Josie Books dans Les îles du vacarme qui se pose comme maîtresse du jeu politique jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’est est elle-même un simple pion12). S’il y a jeu de manipulation dans les dystopies de Pelot, c’est un jeu gigogne où le manipulateur se révèle toujours manipulé par une instance supérieure ou par un pouvoir plus englobant, et ce, potentiellement à l’infini.

Il y a jeu ensuite parce que ce dernier possède des règles, ainsi qu’une instance supérieure les posant, mais aussi la possibilité de tricher avec elles voire de les contourner... Cette idée revient comme un leitmotiv dans l’œuvre dystopique de Pelot, par exemple dans Le sourire des crabes13 ou tout au long d’un roman comme Kid Jésus-, société, politique et économie formeraient un jeu dont il faudrait impérativement connaître les astuces et les règles, éventuellement pour s’en extraire, voire pour tricher avec elles14. Toutefois, le paradigme du jeu pelotien nous semble donné dans Fœtus-party et son jeu du Poniachet. Il s’agit d’un spectacle où deux individus sont choisis, l’un pour avoir le rôle du Poniachet et l’autre le rôle du rebelle, pour qu’ils s’affrontent verbalement. Représentant l’autorité, le Poniachet a pour mission de proposer une règle et une situation en face de laquelle le rebelle doit démontrer, en recourant à une argumentation logique, que le système n’est pas bon. Bien évidemment, le rebelle est tenu de respecter les règles du jeu alors que le Poniachet peut de son côté tricher à loisir15. Chez Pelot, il y a toujours les vulgaires, pions impuissants soumis à des règles inhumaines et victimes de leur application, et, à leur opposé, ceux qui élaborent ces mêmes règles, les modifient, en profitent ou en jouent et qui présentent souvent des traits quasi divins (omnipotence, immortalité16, puissance créatrice17). Les résultats du jeu de Fœtus-party sont sans équivoque : la victoire du Poniachet dans 90 % des cas. La seule façon de s’en sortir pour le rebelle serait de remettre en cause les règles du jeu elles-mêmes, avec lesquelles seuls les puissants peuvent tricher.

12Imposées par une puissance extérieure et hostile, les « règles du jeu » dessinent en fait les contours d’un monde faux, truqué, illusoire, entièrement fait d’apparences et de faux-semblants. Un monde où rêve et réalité sont réversibles ou indistincts comme dans Delirium circus, Fœtus-party, Transit, La foudre au ralenti, Mais si les papillons trichent, Les pieds dans la tête… Un monde où ce que l’on tenait pour réel s’avère une simple vue de l’esprit, un rêve (Delirium circus), une anticipation (Fœtus-Party), une projection mentale (Transit) voire le délire d’un esprit fou (Le sourire des crabes). La métaphysique de ce monde ne va pas sans évoquer celle qui sous-tend l’œuvre de l’Américain Philip K Dick dont Pelot se dit un inconditionnel. Lorsqu’il lit Substance mort de Dick, Pelot y voit par exemple des personnages éperdus, « pions d’un jeu immense dont ils ignorent les règles (on ne les leur apprendra jamais, les véritables règles du jeu, c’est ça, la règle, mon garçon)18 », ce qui ne va pas sans faire écho aux thématiques chères à Pelot. Dans un article important datant de 1969, Gérard Klein montrait de son côté comment chez l’auteur des Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, l’aliénation attenante aux structures sociales et politiques tendait à évoluer vers les structures physiques voire métaphysiques de l’univers de l’œuvre19. Il soulignait ainsi combien les causes sociales de l’aliénation, qui rendent l’individu étranger à sa production et au monde, généraient un état de schizophrénie (soit le retrait de la personnalité dans un univers chimérique) qui finissait par affecter non seulement la perception du monde mais l’ordre du monde lui-même. Cette analyse de Klein nous semble largement transposable aux dystopies « dickiennes » de Pierre Pelot, profondément hantées par la schizophrénie (définie dans Le sourire des crabes comme « la perte de contact avec la réalité20 »...) et l’obsession d’un univers truqué. Chez Pelot cependant, c’est non plus seulement, comme chez Dick, l’univers qui s’avère au bout du compte factice mais l’œuvre elle-même qui, à son tour, semble se poser comme un pur simulacre.

13À l’image du Kid Jésus du roman éponyme dont la vie semble un moment calquée sur celle du Christ et en imiter le modèle (message d’amour, prophéties, guérisons miraculeuses...), de nombreux ouvrages de Pelot semblent copier un modèle préalable pour en reproduire la structure, la thématique ou les idées, se présentant dès lors comme le décalque ou le simulacre d’un original à définir. On pourrait mettre cette faculté de retrouver des schémas déjà existants sur le caractère populaire de l’œuvre de Pelot, la jouissance produite par cette littérature provenant, comme l’a bien montré Umberto Eco, du plaisir régressif pris à la reconnaissance du déjà connu21 (qui est aussi le plaisir de la série B). Mais les livres de Pelot font plus que reprendre certaines structures courantes de la littérature, du cinéma ou de la culture populaires : ils en produisent les simulacres.

14C’est par exemple le cas de La guerre olympique (1980) que de nombreux commentateurs ont à juste titre rapproché du Rollerball de Norman Jewison (1975) et qui, dans certains passages, s’amuse même à plagier le style des journalistes de L’Équipe22. De même, si le Fœtus party (1977), avec son monde pollué et surpeuplé, évoque largement Soleil vert de Richard Fleischer (1973), il se présente aussi comme une passionnante réécriture de Tunnel d’André Ruellan (1973)23. Les romans de Pierre Suragne, ce simulacre de Pierre Pelot (lui aussi pseudonyme pour Pierre Grosdemange), n’échappent pas non plus à cette mise en simulacre de la science-fiction : Jean-Pierre Andrevon a ainsi noté que le synopsis de Mecanic jungle décalquait celui de Fahrenheit 451 et que le monde souterrain présenté dans L’enfant qui marchait sur le ciel n’était pas sans analogie avec celui de La cité et les astres de Clarke24. Dans cette perspective, ne pourrait-on pas ramener le travail de Pelot/Suragne à la reproduction de modèles préexistants dont l’auteur livrerait des variations sous la forme de simulacres ?

15Or, comme l’a montré Claude Ecken dans sa postface d’Orages mécaniques, Pelot ne se situe pas toujours dans « le coup d’après ». Il lui arrive en effet d’anticiper sur des événements ou des œuvres à venir. Ecken montrait ainsi combien Le sourire des crabes anticipait Tueurs nés d’Oliver Stone (1994) ou les dérives de la télé-réalité ou combien la trajectoire de Kid Jésus n’allait pas sans évoquer celles de Ben Laden ou de Saddam Hussein au début des années 200025. En 1996, préfaçant Le sourire des crabes, le même Claude Ecken soulignait combien la destitution du dictateur évoquait la mort de Ceausescu26. De même, un commentateur de La guerre oly mpique soulignait ainsi le rôle prémonitoire de la science-fiction de Pelot, et notamment la mise en évidence, dans un ouvrage rédigé en 1979, du lien entre sport et politique à l’aube des Jeux olympiques de Moscou de 1980 et leur boycott par une cinquantaine de nations suite à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS27.

16Les dystopies de Pierre Pelot semblent rejouer le rapport entre l’original et le simulacre tel que l’a formulé le sociologue Jean Baudrillard à la fin de la période où Pelot écrivait les romans objets de notre corpus (Simulacres et simulation date de 1981, Les stratégies fatales de 1983). Baudrillard lui-même trouvait dans l’œuvre de Dick une première expression de ses intuitions28. Continuateur de Dick, Pierre Pelot, à l’instar de ses compatriotes dickiens Andrevon ou Jeury, trouve logiquement dans les textes de Baudrillard un profond écho. Enregistrant la disparition du réel au profit de son simulacre, l’œuvre dystopique de Pelot se présente à son tour à la fois comme un superbe simulacre d’œuvres de référence mais aussi parfois comme une anticipation du réel, de la même façon que chez Baudrillard, la réalité d’un événement n’est souvent donnée que comme la reproduction d’un simulacre donné préalablement, le simulacre finissant par précéder le réel (précession du modèle sur l’événement).

17Tout en délivrant un discours de type libertaire largement ancré à gauche, hérité de l’anarchisme de la fin du XIX^e et du début du XX^e siècle et réactivé à la fin des années 1960 et pendant les années 1970, les dystopies de Pierre Pelot offrent également et de façon paradoxale des analogies profondes, à la fois politiques et esthétiques, avec les thèses politiques et métaphysiques formulées par Jean Baudrillard. De ce penseur, elles reprennent non seulement l’idée politique que tout échappatoire ou contre-pouvoir se révèle lui-même une émanation et un piège tendu par le pouvoir pour repérer et contrôler les rebelles mais aussi l’idée métaphysique d’un monde où le réel a disparu, où ne subsiste plus que son simulacre, qui le double, le remplace ou l’annonce et dont la plupart des œuvres de l’auteur fournissent une vertigineuse illustration. Le formidable paradoxe des dystopies de Pelot vient de ce qu’elles parviennent à offrir à la fois un discours emprunté aux philosophies de la libération (Bakounine, Marcuse...) et un autre emprunté à leur critique cynique par Jean Baudrillard, toute la force de la littérature consistant à offrir la synthèse de ces opposés. À la légitimité de la protestation rebelle, les dystopies de Pelot adjoignent en effet le constat amer et désespérant d’une victoire écrasante et inéluctable du Système au terme d’un affrontement dont les règles étaient d’emblée viciées.