Tendances actuelles de la recherche en Karstologie
p. 511-518
Texte intégral
INTRODUCTION
1“Karst et évolutions climatiques” est avant tout un livre faisant état de la recherche fondamentale en karstologie. Cependant, plusieurs articles abordent les relations existant entre l’homme et le karst, par exemple dans le cas de l’évolution holocène des formations de travertins (DIAZ DEL OLMO et al.) ou dans la modification du microclimat souterrain (ex. de Lascaux, cf. MALAURENT et al.). Plusieurs colloques ont porté sur la karstologie appliquée (Ann. de la Soc. Géol. de Belgique) et les travaux du groupe “Man s impact in karst” sont également bien connus. Aussi, cet ouvrage n’a-t-il pas la prétention de résumer l’ensemble de la karstologie internationale. En revanche, compte tenu de la variété des contributions françaises et étrangères, il est possible de faire un point provisoire des tendances actuelles de la recherche karstologique.
2A l’échelle de l’histoire mondiale des sciences, la karstologie est une discipline récente qui a environ un siècle d’existence, voire beaucoup moins dans certains pays. Le cas de l’histoire de la karstologie française, analysée en détail par Ph. RENAULT au début de ce livre, est riche d’enseignement.
3En France, la karstologie est en relation directe avec le développement de l’Ecole Française de Géographie. G. CHABOT (1927) est probablement le premier vrai karstologue français comme l’illustre son remarquable chapitre de thèse sur les “Phénomènes Karstiques” des plateaux du Jura central. Mais en parallèle, il ne faut pas oublier les recherches fondamentales des spéléologues et géologues à la suite des E.A. MARTEL, E. FOURNIER, F. TROMBE, B. GEZE, R. CIRY, Ph. RENAULT, P. DUBOIS, H. PALOC, etc... Mais ce n’est qu’après 1970 que la karstologie française profitera des acquis de la spéléologie.
4En 1992, la karstologie française a une vision beaucoup plus globale ; elle prend de plus en plus en compte les recherches en géologie, hydrogéologie, pédologie et spéléologie de sorte que les chercheurs actuels sont aussi bien des géologues que des géomorphologues, voire des chimistes ou des physiciens.
5La karstologie française a un parcours original qui est symbolisé par le titre de l’ouvrage “Karst et Evolutions Climatiques”. L’association karst et climat a été volontairement choisie ici, d’abord parce qu’il s’agit d’un hommage à Jean NICOD, digne représentant de l’Ecole Française de Géographie, mais aussi parce que c’est en France que la géomorphologie climatique a sans doute eu le plus d’influence sur l’évolution de la karstologie. Il était donc nécessaire de faire le point sur la discipline et les limites des concepts de la géomorphologie climatique.
6Toute science passe, au cours de son développement, par plusieurs étapes. L’étape initiale de la karstologie n’a commencé en Europe qu’à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle avec les travaux remarquables de J. CVIJIC sur le Karst Classique. Auparavant, quelques auteurs avaient bien parlé de grottes et de paysages calcaires, mais sans réussir à exprimer une pensée scientifique : c’est le cas du Français J. GAFFAREL qui a écrit le “Monde Sousterrein" en 1654, ouvrage jamais publié et dont le manuscrit original a disparu (MATTLET, 1989).
7En réalité, le premier karstologue du monde est le grand voyageur chinois XU XIAKE (1587-1641). Les récentes expéditions spéléologiques effectuées dans les provinces de Chine méridionale, en collaboration avec les karstologues chinois, ont permis de faire découvrir au public scientifique occidental l’importante contribution de ce personnage hors du commun.
8Ainsi, entre 1636 et 1639, XU XIAKE a réalisé un voyage d’étude de plusieurs milliers de km à travers les provinces de Chine orientale et méridonale, du Zhejiang au Yunnan, en passant par le Hunan, le Guizhou et le Guangxi. Il est le premier à avoir étudié le fameux karst de Guilin avec ses pitons et ses grottes-tunnels. Le récit de ce périple est consigné dans “Le Voyage”, ouvrage monumental de 600 000 caractères chinois, dans lequel la partie “karstique” (1/6 du livre) représente 100 000 idéogrammes, soit l'équivalent de 250 à 300 pages. La description détaillée des phénomènes karstiques superficiels et souterrains par XU XIAKE situe cet auteur au moins deux siècles en avance sur ses successeurs européens et américains. (Bangbo HU, 1991 ; CAI et al., 1993, à paraître).
I. SPECIFICITE DE LA KARSTOLOGIE ET CONCEPTS
9La karstologie actuelle est-elle en “révolution” ? En d’autres termes, n’est-on pas en train de passer, depuis une dizaine d’années, d’un paradigme (les concepts de la karstologie climatique s.s.) à un autre dont les contours seraient encore flous. Cela est probable en France, mais aussi à l’échelle internationale. Toutefois, on manque encore de recul pour faire une analyse objective.
10M. JULIAN, dans le deuxième article, fait un diagnostic très clair : après son “insularisation”, la recherche karstologique se doit d’utiliser les concepts qui ont fait leur preuve dans d’autres disciplines. Mais le certain retard conceptuel pris par la karstologie, spécialement en France, doit également être mis sur le compte de l’histoire d’une discipline encore neuve.
- La vraie spécificité de la karstologie
11Paradoxalement, cette état de fait vient justement de la spécificité très particulière de la karstologie par rapport à des branches de la géomorphologie comme la géomorphologie glaciaire, fluviale ou littorale. Cela tient, bien sûr, à l’originalité des terrains calcaires qui est liée à la dimension souterraine de l'hydrologie karstique et au développement longtemps parallèle de la science spéléologique. Toutefois, comme le montre M. JULIAN, il serait regrettable de ne pas se pencher sur les disciplines voisines pour chercher des concepts novateurs. Par exemple, celui de géosystème qui repose sur les notions de structures et de systèmes que certains hydrogéologues ont su utiliser. Mais il faut aussi se garder d’une conception systémique trop réductrice afin de ne pas enfermer le karst dans une simple boite noire, grise ou blanche. De même, comme le rappelle M. JULIAN, la recherche de variables cachées par un arsenal de techniques coûteuses et complexes ne paraît pas la méthode la plus apte à la connaissance des systèmes naturels.
12Après des études régionales détaillées, on passe depuis dix à vingt ans à des travaux de plus en plus thématiques. Ainsi, les études sur les processus fonctionnels sont-elles indispensables pour comprendre l’évolution du karst. Par exemple, on étudie le rôle précis du CO2 ou du mélange des eaux et les équilibres calco-carboniques sur la cinétique de la dissolution (cf. M. BAKALOWICZ pour les flux de matières dissoutes et J.M. JAMES, pour le creusement des cavités du Nullarbor/Australie). De même, les relations exokarst-endokarst sont précisées et surtout les dépôts souterrains sont étudiés en tant qu’enregistreurs de l’environnement car ils jouent le rôle de fonction de transfert (infra, § II).
13Par conséquent, on assiste de plus en plus à une spécialisation à l’intérieur même de la karstologie. Mais cette spécialisation, par ailleurs indispensable, a plusieurs dangers. D’abord elle permet un certain confort intellectuel. Ensuite, elle empêche parfois de se tourner vers les études transdisciplinaires. En réalité, le karst s’identifie à un système dissipatif remarquable que l’on doit étudier à diverses échelles de temps et d’espace en fonction d’un ensemble de paramètres, dont le climat.
- Les limites des concepts de la géomorphologie climatique
14Dans la première partie de cet ouvrage, la problématique de la karstologie et les concepts de la géomorphologie sont discutés. Cet échange d’idées est salutaire en raison des malentendus qui existent parfois entre chercheurs de disciplines voisines et de pays ayant des traditions scientifiques différentes. Cela est vrai en France où les concepts de la géomorphologie climatique ont dominé la recherche karstologique depuis plusieurs dizaines d’années suite aux travaux de CORBEL (1957) notamment.
15En raison de l’explosion des recherches karstologiques depuis 1970 et des différentes considérations conceptuelles développées par de multiples chercheurs, en particulier dans cet ouvrage, la paradigme climatique ressort apparemment affaibli comme le soulignait M. JULIAN.
16Doit-on pour cela renier les paramètres climatiques ? Certainement pas ! Il ne faut pas oublier que la géomorphologie climatique défendue par J. TRICART et A. CAILLEUX est loin d’être simpliste. Les modèles géomorphologiques de type climatique, en particulier pour le karst tropical, ont évolué depuis les travaux pionniers de H. LEHMANN (1936) à Java. Les recherches actuelles prennent en compte beaucoup plus de paramètres qu’autrefois. Il serait donc vain de dire aujourd’hui que le karst est dû principalement à un seul paramètre qu’il soit climatique ou autre. D’ailleurs qui le croit aujourd’hui ? Comme le rappelle P. BIROT (cité par M. JULIAN), à une certaine échelle, toute évolution de relief se résume à une compétition entre la tectonique et l’érosion.
17Dans le 3ème article, I. GAMS cite FORD et WILLIAMS (1989) à propos des limites atteintes aujourd’hui par “la géomorphologie climato-génétique”. Cela est vrai si l’on se place sur le point de vue des années 60. En revanche, les paramètres bio-climatiques sont à considérer avec beaucoup plus d’attention dans l’étude des sols, paléosols et remplissages karstiques, car les altérites piégées dans le karst, par exemple, renseignent sur les paléoenvironnements. En ce sens, la karstologie prend une orientation nouvelle.
18Cela dit, le karstologue n’étudie pas les karsts à l’échelle du milliard d’années, même s’il sait qu’il existe des indices de paléokarsts d’âge précambrien, notamment dans le Sinien (Chine). Ce qui passionne le karstologue et le spéléologue d’aujourd’hui, à l’image d’un Jean NICOD, c’est bien la multiplicité des évolutions en fonction de la variété des facteurs régionaux et globaux et surtout aux nombreuses combinaisons possibles.
- Les classifications morphoclimatiques
19Les classifications actuelles des modelés karstiques, en fonction des domaines morphoclimatiques, sont bien entendu à revoir. Alors, me direz-vous, pourquoi maintenir dans ce livre les subdivisions suivantes : karsts tropicaux, méditerranéens, alpins et subpolaires ? C’est d’abord pour respecter la thématique du livre et par commodité, mais aussi pour montrer qu’il existe des paramètres bio-climatiques actuels qui se superposent avec des paramètres hérités, notamment la tectonique et les paléoclimats. Ainsi, bien des karsts méditerranéns sont-ils d’anciens karsts ayant évolué sous climat tropical au cours du Tertiaire. En raison des mouvements tectoniques différentiels, certains sont actuellement fossilisés par les sédiments sous la Méditerranée, d’autres ont été plus ou moins aplanis, puis soulevés et même influencés par la neige, voire les glaciers, au cours du Quaternaire (cf. articles de J.-J. DELANNOY, J.J. BLANC, J. DEMANGEOT, R. MAIRE et S. POMEL).
20Toute classification est partiellement arbitraire car elle a valeur simplificatrice. Il ne faut pas se leurrer : si demain on classe les karsts sur le critère pédo-climatique, d’autres critiques pleuveront. Et pourtant les altérations jouent un rôle de premier plan dans l’évolution de la karstification. Il semblerait même qu’une classification bio-pédo-climatique serait une des meilleures façon d’étudier le karst parallèlement aux travaux prenant en compte les évolutions tectoniques et eustatiques.
21A l’échelle du globe, les karsts ont occupé, au cours des temps géologiques des situations climatiques et tectoniques qui ont fortement varié en raison du mouvement des plaques, des surrections, des effondrements, des plissements et de la variation des niveaux marins. Cette classification présente de très nombreux cas de figure. A titre d’exemples, prenons plusieurs régions karstiques célèbres sous des climats actuellement différents : Plaine de Nullarbor (Australie), Guangxi-Guizhou (Chine du Sud), Quercy-Périgord (France du SW), Préalpes autrichiennes, Alpes de Slovénie, atolls des Tuamotu, Floride (USA).
22On voit tout de suite apparaître deux grand types : les plates-formes carbonatées non plissées et les plates-formes plissées. Dans les plates-formes non plissées, certaines sont à peine soulevées (atolls, Floride), d’autres le sont légèrement (Nullarbor), d’autres encore beaucoup plus (Chine du Sud, avec plissements). Certaines ont toujours évolué sous conditions tropicales ou subtropicales (Guangxi), d’autres qui ont été plus ou moins plissés sont passés du climat tropical au climat tempéré (Périgord-Quercy), voire alpin (Slovénie).
- Les karsts récents développés sous climat tropical humide
23Prenons, à titre d’exemple, plusieurs types de karsts sous climat tropical humide d’Océanie.
24- Les karsts des atolls : Comme le montre Fr. BOURROUILH-LE-JAN et A. GUILCHER, on est présence de phénomènes extrêmement intéressants et complexes avec la croissance des colonnes carbonatés sur piton volcanique sous marin, dolomitisation et circulation karstique, pour aboutir, dans le cas des “îles hautes carbonatées” (ou “atolls soulevés”) à des karsts très originaux, évoluant depuis des millions d’années et renfermant des gisements de phosphates dont l’origine prête toujours à discussion (BOURROUILH-LE-JAN, 1992).
25- Les karsts des plates-formes moyennement soulevées (Nouvelle-Bretagne) : les grandes platesformes carbonatées miocènes de la région de Nouvelle-Guinée et des archipels Bismark et Salomon présentent des exemples d’évolutions karstiques particulièrement remarquables sous climat équatorial humide et couvert végétal continu. Les karsts de Nouvelle-Bretagne (Nakanai, Whiteman), soulevés jusqu’à 1000 à 2000 m d’altitude, mais peu ou pas plissés, montrent une morphologie polygonale typique (à dolines jointives ou à labyrinthes).
26- Les karsts des plates-formes plissées et fortement soulevées (Nouvelle-Guinée) : L’île de Nouvelle-Guinée a l’avantage de renfermer l’étagement bio-climatique complet, depuis les mangroves jusqu’aux pelouses alpines et aux glaciers. Or que voit on ? D’abord le rôle de la tectonique qui a porté jusqu’à près de 5000 m d’altitude les calcaires miocènes du Mt. Jaya ou Carstenz. Sur ces hauts synclinaux perchés, la morphologie s’adapte à la structure, mais aussi au climat : les plus hauts sommets sont encore chapeautés par des glaciers résiduels. Dans les plateaux et chaînes calcaires plissés de moyenne altitude, en particulier dans les Highlands du Sud (Papouasie), la morphologie polygonale régulière est la règle en zone tabulaire (Grand Plateau Papou) ; elle devient dissymétrique sur les flancs des plis à cause du facteur topographique.
27Ces karsts récents sont du plus haut intérêt car ils se situent dans des régions équatoriales humides où il semble que les conditions pédoclimatiques n’ont pas changé de manière importante depuis l’émersion des plates-formes au Néogène. Cela signifierait qu’une surface tabulaire calcaire, dans des conditions de gradient hydraulique suffisante (au moins plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la zone saturée), va subir une dissolution de surface dépendant étroitement des conditions bio-climatiques. Sous un couvert végétal et pédologique continu — cas de la forêt ombrophile de Nouvelle-Guinée — on est en situation de biostasie, donc d’équilibre bio-climatique. La dissolution à l’interface sol/calcaire est en partie de nature crypto-karstique, le manteau pédologique jouant le rôle de compresse humide et acide. En l’état actuel des connaissances, il semble que la morphologie polygonale (WILLIAMS, 1972), bien représentée dans de nombreux karsts tropicaux, n’est pas le fait du hasard. Elle correspondrait à l’échelle métrique ou décamétrique à une dissolution relativement homogène et uniforme au contact calcaire/sol, et à l’échelle hectométrique et plurikilométrique à une dissolution différentielle se calquant sur les facteurs pétrographiques, lithologiques et structuraux.
28Dans les zones plissées, le facteur topographique joue un rôle de premier plan dans la morphogenèse. Les karsts développés sur les flancs des plis des Highlands du Sud en Papouasie, comme ceux d’ailleurs des chaînons calcaires du Sichuan ou du Hubei (Chine), présentent une morphologie de buttes et cônes dissymétriques provenant d’une morphologie de versant en chevron, ce qui suppose un écoulement de surface initié par la pente.
29Comment donc faire dans le futur pour mieux comprendre la complexité des morphologies karstiques et débrouiller les classifications morpho-climatiques ? Une partie de la solution se trouve dans l’endokarst au niveau des dépôts.
- Les concepts de crypto-dissolution et de crypto-karst
30La notion de de karstification sous couverture (sols, alluvions...) a été développée en France par J. NICOD, puis notamment par J.-N. SALOMON, en Provence et en Périgord. (NICOD et SALOMON, 1990). Dans ce livre, D. BURGER analyse de façon micromorphologique le processus de crypto-altération de la dolomie sous couverture de sols et de sables dolomitiques. La contribution de J.-N. SALOMON et J.-G. ASTRUC sur le Sarladais (Périgord) montre que l’évolution karstique dépend étroitement d’une crypto-dissolution sous les alluvions siliceuses et les altérités. Ce processus est également envisagé par P. BOSAK pour les karsts et paléokarsts de Bohême et par A. BINI pour le Mt. Alben dans les Alpes de Bergame. De même, dans l’île de Crète, l’article de R. MAIRE et S. POMEL indique que les grands massifs karstiques (Ida, Levka Ori) sont d’anciens karsts qui ont évolué au Miocène sous une importante couverture d’altérites, ensuite décapée lors de la surrection fini-miocène (formation rouges de piémont).
31Le concept de crypto-karst, bien connu également des Américains (exemple de la Floride), est important car il fait intervenir le rôle des sols, des couvertures siliceuses et la notion associée d’aplanissement chimique, ce qui renouvelle le concept ancien de surface d’aplanissement. Cette notion fondamentale d’aplanissement chimique, développée en France par J. NICOD, s’applique bien pour les évolutions à long terme comme pour les Grands Causses ou le Périgord-Quercy émergés depuis le Crétacé, ou encore pour les plates-formes carbonatées de Chine méridionale émergées depuis le Jurassique. Il y a là une façon nouvelle d’appréhender les évolutions karstiques en étudiant notamment les altérites piégés dans les cavités et paléocavités. Dans cette perspective, les concepts de la morphopédologie, développés en particulier par S. POMEL (1986), sont précieux pour étudier les processus d’altération à l’échelle de la coupe et du microscope.
II. DEVELOPPEMENT DES ETUDES SUR LES DEPOTS ENDOKARSTIQUES
32Dans cet ouvrage, nous n’avons pas privilégié outre mesure l’étude des remplissages karstiques en raison de plusieurs colloques récents dédiés à ce thème. Toutefois, on remarque que cette préoccupation se généralise et apparaît ici dans de multiples articles.
33Les travaux sur les dépôts karstiques souterrains ont fait des progrès importants depuis 1975-1980 aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe. Les concepts de piège karstique, de milieu enregistreur, d’indicateur climatique sont désormais connus des karstologues et surtout des spéléologues scientifiques. En revanche, la communauté scientifique des quatemaristes a du mal à saisir encore l’intérêt de telles études. Pourtant, les travaux réalisés et ceux en cours sont très prometteurs pour l’étude des paléoenvironnements car on dispose actuellement de méthodes fiables déjà utilisées avec succès dans d’autres disciplines : géochimie, sédimentologie, micromorphologie, palynologie, téphrochronologie, paléomagnétisme et surtout analyses U/Th sur calcite.
- Des concepts novateurs
34Les concepts de piège, d’enregistreur et d'indicateur ne sont pas nouveaux en Sciences de la Terre. Les spécialistes des dépôts lacustres les connaissent bien. En fait, il suffisait de les appliquer systématiquement au milieu karstique souterrain. En karstologie, le retard est compréhensible en raison des difficultés d’accès. Ceux qui étudient les paléokarsts savent aussi tout l’intérêt de ces concepts. Les nouvelles coupes de routes, de tunnels, de voies diverses, mettent souvent à jour des paléocavités fossilisées par des remplissages dont l’analyse est utile pour comprendre les paléoenvironnements tropicaux. Les études développées dans cet ouvrage, que ce soit sur les Alpes bergamasques (A. BINI et al.), le karst de Bohême (P. BOSAK et al.), les Alpes de Slovénie (P. HABIC’) ou sur les karsts du Périgord-Quercy (J.-N. SALOMON, J.-G. ASTRUC, Ph. RENAULT, R. SIMON-COINÇON), sont particulièrement éloquentes.
- Les ruptures paléoclimatiques
35Etudier les ruptures paléoclimatiques, notamment pour les derniers cycles climatiques du Quaternaire, est désormais possible grâce aux dépôts endokarstiques. Rappelons l’importance de la méthode U/Th sur les concrétionnements de calcite, développée d’abord à Hamilton en Ontario (D. FORD), puis dans divers laboratoires européens (Angleterre, R.S. HARMON), et notamment celui du CERAK (Mons, Belgique, Y. QUINIF). Les spéléothèmes de bonne qualité géochimique (système fermé) constitue un matériau de choix, surtout lorsqu’ils renferment des teneurs en uranium importante, ce qui autorise des datations sur des niveaux calcitiques plus fins.
36Les limites de cette méthode isotopique étant bien connues, il est possible d’étudier des coupes sédimentaires hypogées qui peuvent avoir valeur de référence sur le plan régional. Le jour où l’on disposera de suffisamment d’études, dans des milieux morpho-climatiques différents, il sera possible d’établir des comparaisons sérieuses. En effet, on sait déjà, grâce à la chronologie isotopique océanique et aux modèles astronomiques, qu’il existe des changements climatiques globaux bien enregistrés par les tests carbonatés des organismes marins tels que les foraminifères. Mais le calage chronologique absolu des carottes n’est pas des plus fameux car il utilise des méthodes indirectes (datations U/Th des terrasses coralliennes représentant les hauts niveaux marins, taux de sédimentation) et quand cela est possible des niveaux de tephra (K/Ar ou téphrochronologie).
37Les dépôts continentaux, en particulier ceux de l’endokarst, sont beaucoup plus complexes. Ils offrent une telle variété et parfois un tel luxe de détails qu’il sera possible de mieux comprendre l’évolution paléoclimatique régionale, au moins jusqu’à - 250 000 ans, partout où il existe des cavités, c’est-à-dire dans presque toutes les régions du globe. Si l’on ajoute Tétudes des remplissages des poljés, de type lacustre, on est en présence de possibilités remarquables. L’entreprise est de taille et il faudra encore du temps.
- Les changements paléoclimatiques en zone tropicale
38Si les ruptures paléoclimatiques sont prouvées aisément dans les régions tempérées, il n’en est pas de même dans le domaine intertropical. D’abord, les perturbations bio-climatiques sont mal connues dans les régions équatoriales : pour cela, une solution, l’étude fine des remplissages karstiques et notamment les spéléothèmes.
39En revanche, dans les régions tropicales de transition, bien représentées par les karsts subtropicaux du Guizhou ou du Hubei (lat. 25 à 30°N, Chine), on a déjà constaté grâce à une étude préliminaire des remplissages, qu’il s’est produit des ruptures climatiques nettes au Quaternaire et peut-être avant. Celles-ci se sont traduites par un soutirage des sols rouges dans l’endokarst dû à une déstabilisation du couvert végétal. (MAIRE, 1991).
40Dans l’exemple africain du Bas Zaïre, région tectoniquement calme (marge passive), Y. QUINIF montre que les ruptures paléoclimatiques sont aussi bien enregistrées par la morphologie superficielle que par les cavités et leurs dépôts. Il confirme aussi, comme pour les observations faites en Nouvelle-Guinée, que le karst à cônes se forme ici sous forêt équatoriale humide, en phase biostasique. Le passage à un climat subaride transformerait le karst à cônes en karsts à tours. Outre le rôle important du niveau de base qui contrôle la corrosion latérale (ex : karsts de Chine méridionale), l’impact des changements climatiques doit donc être analysé de manière précise. Dans cette perspective, il est certain que les datations U/Th sur spéléothèmes devront être multipliées.
CONCLUSION
41La coupure entre géographie physique et géologie, dans l’Université française n’a pas eu que des inconvénients. Elle est l’origine d’une richesse de pensée qui est également à l’origine de débats fructueux sur les concepts de la karstologie en France. Les articles de ce livre en sont un exemple vivant.
42Le paradigme climatique a permis d’aborder le karst d’une certaine façon et de faire progresser la recherche karstologique. Certes, il est possible aujourd’hui d’aborder les études karstiques d’une autre manière, en privilégiant, par exemple, les niveaux de base et les mouvements tectoniques. Mais quoi qu’il arrive, on devra toujours considérer les paramètres bio-climatiques et leurs variations, d’autant plus que les études sur l’environnement et les paléoenvironnements s’intéressent de près aux changements climatiques et aux paléoclimats. A ce titre, les études endokarstiques devraient apporter une pierre non négligeable aux connaissances sur le Quaternaire en permettant, notamment, de mieux comparer la chronologie océanique et la chronologie continentale.
43S’appuyant sur les acquis de nombreuses autres disciplines, la karstologie moderne est donc typiquement transdisciplinaire. En outre, à une époque ou les problèmes liés à l’environnement de l’Homme sont mis en exergue, est-il nécessaire de rappeler que plusieurs centaines de millions d’habitants, notamment dans les pays en voie de développement, vivent sur des terrains karstiques où se posent avec force les problèmes de ressources en eau et de protection sanitaire.
44Enfin, comme l’a fort bien montré D. FORD dans son article de synthèse sur “karst et glaciation au Canada”, le véritable aiguillon de la recherche karstologique est dans la variété exceptionnelle des karsts et des évolutions géologiques et géomorphologiques. Cette richesse des paysages karstiques réservent encore bien des découvertes. De multiples travaux récents en font foi, notamment dans le domaine des karsts tropicaux, des remplissages karstiques, de l’altérologie, de la gitologie minière ou de la prospection pétrolière (DUBOIS et al., 1992), mais également en hydrogéologie karstique où se posent avec acuité les problèmes hydrodynamiques liés aux aquifères karstiques profonds (ex : Floride) et la redéfinition des niveaux de base.
Bibliographie
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Auteur
-
Richard Maire
Centre d’Etudes de Géographie Tropicale (CNRS Domaine Universitaire de Bordeaux33405 - Talence cedex (Fr.)
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