Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Nos sociétés subissent de nombreuses transformations numériques et sont le siège de profonds bouleversements juridiques. Depuis près de deux décennies, les normes juridiques sont fortement modifiées, adaptées, réinventées, réinterprétées pour s’adapter aux nouvelles réalités qu’impose une multitude d’activités numériques. À la différence de ce qui s’observait il y a encore une vingtaine d’années, où le numérique était un instrument du droit (songeons à l’évolution des règles relatives à la signature dans les contrats, à la copie numérique, au traitement des courriels dans les relations de travail ou encore à la dématérialisation des missions de service public), l’avènement de l’ère digitale conduit à ce que les processus et les objets mêmes du droit entrent dans la sphère d’un univers dématérialisé, où les règles et les processus préétablis par l’informatique se substituent à la matérialité du jugement ou de l’analyse juridique. Si ces transformations sont désormais vécues par un grand nombre d’individus, l’ampleur de leurs conséquences sur la vie en société et sur l’encadrement des communautés humaines par le droit ne se mesure pas encore pleinement. Il est en revanche d’ores et déjà possible de prendre conscience des mutations qu’induisent ces évolutions sur les fondements mêmes du droit et les principaux paradigmes de l’ordonnancement juridique.
2Cette démarche anthropologique et exploratoire, conjuguée à une légitime part de crainte, est au centre du très bel ouvrage Justice digitale, paru aux Presses universitaires de France en avril 2018 et coécrit par Antoine Garapon et Jean Lassègue. La parution de cet essai juridique, qui est à la fois une étude singulière du fonctionnement « concret », « mathématique » des ressorts d’une justice qui s’appuierait sur les automatismes des dispositifs digitaux (algorithmes, blockchain, dispositifs d’intelligence artificielle) et une réflexion fine de sémiotique juridique, s’est opportunément inscrite dans le sillage de l’adoption de la loi no 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Avec ce texte, le législateur a inscrit le principe d’ouverture par défaut des données numériques et d’intérêt général (open data), et prévu la mise à disposition du public des décisions de justice rendues par les juridictions administratives et judiciaires dans des conditions garantissant le respect de la vie privée des personnes concernées1.
3Ce nouveau cadre juridique favorise l’exploitation des data afin de concevoir et d’alimenter des logiciels de justice prédictive se prétendant capables de prévoir la solution qui serait donnée à un litige par une juridiction, en confrontant les faits et les circonstances de l’espèce aux décisions antérieures numérisées. Dans ce contexte, un débat doctrinal d’une rare intensité s’est développé autour du thème de la justice prédictive, d’aucuns pointant ses dangers (pour la société, le juge, le justiciable), d’autres s’attachant à établir à quelles conditions de tels logiciels seraient éthiquement et juridiquement acceptables. Alors que certains pensaient la collaboration entre le juge et le logiciel (conçu comme un instrument d’aide à la décision), d’autres anticipaient déjà l’émergence d’une intelligence artificielle capable de se substituer au juge. De nombreux travaux s’intéressent plus généralement encore aux principes éthiques à respecter dans les opérations de conception, programmation et utilisation des intelligences artificielles. En attendant que le législateur – tant national qu’européen – finisse de se saisir du droit de la robotique.
4La compréhension de ces mutations nécessite une connaissance transversale du droit et de la science informatique que ne peuvent revendiquer que de rares auteurs. Antoine Garapon et Jean Lassègue sont de ceux-là. Antoine Garapon est une figure connue des facultés de droit. Magistrat, docteur en droit (sa thèse porte sur le rituel judiciaire), il est un spécialiste incontournable de l’étude de la justice comme institution2. Secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice, il a piloté de nombreux rapports officiels (en juin 2016 sur la symbolique du futur palais de justice de Paris, et en octobre 2017 sur les défis de la profession d’avocat au xxie siècle, notamment celui de la transition numérique). Son rôle de passeur de savoirs est unanimement reconnu, avec l’animation de nombreuses émissions sur France Culture. Philosophe, chercheur au CNRS, attaché à l’Institut Marcel Mauss (EHESS), Jean Lassègue apporte une nécessaire compréhension mathématique et sémiotique de la révolution digitale. Après une thèse sur Turing3, ses travaux envisagent l’informatique comme une étape dans l’histoire de l’écriture. Elles inscrivent ainsi les bouleversements contemporains dans le temps long, celui de l’anthropologie philosophique telle que pensée par Ernst Cassirer4.
5Justice digitale occupe une place particulière dans la multitude des entrecroisements – anthropologiques, épistémologiques, sémiotiques – qui s’établissent entre le droit et l’univers numérique. La singularité de l’ouvrage tient d’abord à son champ : les interactions s’y trouvent appréhendées de façon très large et envisagent les mutations de la justice comme institution, l’évolution des rôles du juge et du législateur, les fonctions dévolues aux personnes privées, notamment lorsqu’elles exercent des fonctions d’officier public. Il détonne également au regard de la grille d’analyse retenue. Récusant une approche strictement positiviste ou encore une lecture utilisatrice qui se concentrerait sur un bilan entre les risques et les bénéfices, l’ouvrage assume une véritable pluridisciplinarité en envisageant le droit comme une texture, à savoir un entrecroisement d’éléments produisant une opération donnée. Dans cette perspective, la force de l’ouvrage tient précisément à sa capacité à restituer les logiques du codage informatique et leurs conséquences dans le raisonnement juridique et l’acte de juger. L’écriture informatique, au centre du code, peut produire une altération des cadres conceptuels et paradigmatiques sur lesquels s’est construit le droit.
6La richesse des analyses proposées dans Justice digitale justifiait qu’une conférence fût consacrée à la discussion autour de cet ouvrage, en présence des auteurs, par le laboratoire de recherche Marchés, institutions, libertés (MIL) de la faculté de droit de l’université Paris-Est Créteil (UPEC). Organisée en novembre 2018, cette manifestation scientifique a été l’occasion de proposer des regards croisés, issus du droit international privé, du droit civil, du droit public, de la théorie et de la sociologie du droit. Furent ainsi discutés l’impact de la digitalisation de la justice sur le contentieux international privé (Marie-Élodie Ancel), le possible effacement du juge et les potentialités de la blockchain (Thibault Douville), les enjeux épistémologiques de l’emploi de l’expression « intelligence artificielle » (Régis Ponsard) et la possible évanescence de la loi dans le cadre d’une mise en œuvre numérique du droit (Noé Wagener). L’intérêt suscité par cet ouvrage fut prolongé par d’autres manifestations, notamment un colloque consacré à l’influence de l’intelligence artificielle sur le droit privé, organisé par le Pr Frédéric Bicheron et Sarah Dormont. Enfin, l’émulation intellectuelle nourrie par l’ouvrage fut suivie de séminaires doctoraux et d’un atelier « lecture » animé par les Prs Manon Altwegg Boussac et Noé Wagener.
7Le présent ouvrage, dont l’heureuse initiative et la coordination reviennent entièrement à Samuel Benisty, restitue, en les actualisant et en les approfondissant, les échanges et les analyses issus des échanges autour de Justice digitale. Ces passionnantes contributions, rédigées par trois juristes (Samuel Benisty, Basile Darmois et Fabrice Gréau) et un informaticien (Julien Cervelle), s’achèvent par un regard rétrospectif des auteurs sur leur propre écrit.
8Leur lecture est d’une grande richesse pour le juriste ou le citoyen éclairé soucieux de comprendre les mutations qui se trament derrière la digitalisation galopante de nos sociétés et de nos droits. Sans verser dans une posture contemptrice de toute forme de prédiction dans le droit, et notamment dans l’acte fondamental qu’est le jugement, les chapitres qui suivent contribueront sûrement à éveiller les consciences. L’écriture codée, informatisée du droit peut certainement être source de stabilité, de prévisibilité – certains diront à tort de sécurité juridique –, mais elle porte avec elle le risque d’une réduction du champ du droit, en enfermant l’énonciation et l’application de la règle dans un cadre binaire, propre au langage informatique, dépourvu de la richesse de l’interprétation et de l’imagination qui doivent toujours accompagner l’œuvre des juristes. Le mérite de l’ouvrage est incontestablement de contribuer à cette nécessaire prise de conscience.
Notes de bas de page
1 Art. 20 et 21 de la loi no 2016-1321 du 7 octobre 2016.
2 V. par ex. Le gardien des promesses : justice et démocratie, préf. P. Ricœur, Paris, Odile Jacob, 1996.
3 Turing, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures du savoir », 1988.
4 Cassirer : du transcendantal au sémiotique, Paris, Vrin, coll. « Mathesis », 2016.
Auteur
Professeur de droit à l’université Paris-Est Créteil, chaire Jean Monnet, directeur du laboratoire MIL
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