1Alors que la justice marque aujourd’hui le pas, la médiation a le vent en poupe. Ses mérites ne sont plus à vanter. Axée sur la libération de la parole entre des personnes qui ne s’entendent plus, parfois depuis des années, elle permet d’abord de « poser les mots justes sur ce qui ne va pas » et de sortir ainsi « de l’état de confusion dans lequel nous plonge le conflit »¹. Par-là, elle est source d’objectivité. « La mise en mot favorise la mise à distance, la réflexion et l’analyse de la situation », nous explique-t-on encore². Par la grâce du dialogue, chacun des interlocuteurs se sent (enfin !) reconnu, écouté par celui ou celle avec qui il est en conflit. Le conflit lui-même change d’orientation. Il cesse d’être le lieu de tous les blocages, pour devenir un problème auquel il s’agit de porter remède avec un minimum d’effort commun. Chacun accepte ainsi de faire retour sur soi, de se remettre en cause pour discerner sa part de responsabilité à l’origine du conflit. L’accord trouvé, la collaboration peut s’établir, durable et satisfaisante pour les deux parties enfin à même de se traiter et de traiter l’autre en adulte responsable. Et quand l’accord ne serait finalement pas au rendez-vous, du moins le dialogue aura-t-il pu, un temps, s’établir. La médiation n’échoue à vrai dire jamais.

2En regard, la bonne vieille justice n’a qu’à bien se tenir. Le juge qui tranche un litige impose aux parties sa solution. à l’issue de la médiation, l’accord que les parties ont conclu vaut bien mieux : c’est leur solution qui les gouvernera. Tout système judiciaire est ainsi congénitalement frappé d’un certain déficit démocratique. Le juge qui tranche sépare : faisant un gagnant et un perdant, il renvoie les parties dos à dos ; la médiation au contraire unifie ; l’accord sur lequel elle débouche est plus pérenne que la sentence du juge, aussi bonne soit-elle. à cet avantage purement pratique, la médiation ajoute ici encore un profit théorique : « écouter et reconnaître le positionnement de l’autre, c’est s’engager vers l’altérité… qui elle-même participe de l’exercice de la démocratie. »³. Le juge, dans le meilleur des cas, ne tranche qu’un différend ; enfermé dans les termes de sa saisine, il ne peut appréhender le conflit sous-jacent au litige qui lui est présenté. La médiation, au contraire, est globalisante ; elle « permet aux parties de sortir du cercle juridique circonscrit par le litige et de dégager parfois une solution à laquelle le juge n’aurait pu aboutir »⁴. C’est surtout lorsque le différend se manifeste entre personnes appelées, quoi qu’elles en aient, à vivre ensemble – des époux, des parents, des voisins – que la médiation manifeste son écrasante supériorité. « Au fond de soi, on sait bien que la justice ne règle pas tout et surtout pas le conflit relationnel. Tout au plus tranche-t-elle le litige apparent. Mais le véritable conflit, celui qui est si fortement ancré au fond de soi, nécessite pour le résorber totalement de s’y atteler soi-même. »⁵

3Pour un peu, nous serions confrontés à un véritable choix de société. La médiation, expliquent certains, constitue « un paradoxe nouveau pour une culture nouvelle : s’asseoir l’un à côté de l’autre pour penser et écrire ensemble nos communs et nos différences »⁶. La médiation, enseignent d’autres, nous met en présence d’une « conception moderne de la Justice, une Justice qui observe, qui facilite la négociation, qui prend en compte l’exécution, qui ménage les relations futures entre les parties, qui préserve le tissu social »⁷. Nous n’en sommes pas là. Au moins en matière civile⁸, la médiation n’est pas encore cette « autre forme de justice »⁹, cette justice « restaurative » que l’on annonce parfois. Le sera-t-elle d’ailleurs jamais ? Tout indique en effet que la médiation civile est appelée à évoluer dans l’orbite de la justice traditionnelle, que celle-ci soit prise au sens institutionnel (I) ou au sens substantiel (II).

I. Médiation et justice institutionnelle

4Si, comme le juge, le médiateur est une instance de règlement des conflits, c’est en un sens très différent. Le juge est l’homme du dernier recours. Il intervient quand il n’y a plus moyen de s’arranger autrement. Sa mission consiste alors à trancher le litige : à départager des adversaires en déterminant dans quelle mesure l’un a raison et l’autre est dans son tort. Peu lui chaut qu’il ait l’agrément des parties. Cet agrément est peut-être souhaitable (c’est en général un signe de bonne justice qu’aucune des parties ne conteste la sentence du juge), mais il ne conditionne en rien la vertu du jugement rendu dont nul, désormais, ne peut plus faire abstraction. Tout autre est le sens de la médiation. Celle-ci se présente fondamentalement comme un procédé de réactivation du dialogue entre les personnes en conflit. Son but est l’entente, dans tous les sens du terme : pour s’entendre (s’accorder), il faut commencer par écouter et comprendre ce que l’autre veut dire. Du médiateur l’on attend qu’il rapproche les parties en créant entre elles les conditions d’un dialogue aussi fructueux que possible. L’atmosphère propre à la médiation est donc pré-judiciaire. Les bons offices du médiateur sont sollicités pour éviter que le conflit ne se durcisse au point que le seul mode pacifique de règlement qui subsiste est le verdict d’un juge. « Et pourquoi ne jugez-vous point par vous-mêmes de ce qui est juste ? Ainsi quand tu vas avec un adversaire devant un chef, en chemin fais en sorte de t’arranger avec lui, de peur qu’il ne te traîne devant un juge, et que le juge ne te livre à l’exécuteur, et que l’exécuteur ne te jette en prison. Je te le dis : Tu ne sortiras pas de là que tu n’aies remboursé jusqu’au dernier sou. »¹⁰. Ici se fonde toute l’utilité de la médiation, instance d’abolition des différends par le rapprochement des parties.

5C’est ce contexte très particulier qui justifie en définitive que la médiation ne puisse se passer de la juridiction. Certes, rien n’interdit à deux personnes qui sont en désaccord de recourir spontanément à l’assistance d’un médiateur ou de prévoir à l’avance, par une convention ad hoc, le recours à celui-ci. Gageons cependant que, la plupart du temps, cette médiation conventionnelle ne leur sera d’aucun profit. Le dialogue n’existe-t-il pas déjà ? S’il subsiste des sources de blocage, n’est-il pas plus expédient de recourir aux conseils d’un spécialiste, notaire ou avocat ? Plutôt qu’une convention de médiation, la convention de procédure participative des articles 2062 et suivants du Code civil paraît être de nature à leur donner toute satisfaction. Le Code de procédure civile met d’ailleurs l’une et l’autre sur le même plan (cf. art. 1528 s.). En matière civile, l’appel à un médiateur s’inscrit bien mieux dans l’hypothèse d’un conflit déjà noué par la saisine du juge. Les parties ne se parlent plus et seul un spécialiste du dialogue peut avoir quelque chance de rétablir celui-ci. La médiation s’offre alors comme la dernière chance d’entente avant que la justice ne suive irrémédiablement son cours. Et cette chance est entre les mains du juge, seul apte à subordonner la continuation de l’instance au recours préalable à un médiateur. L’état du droit français n’en fait pas mystère, qui se satisfait en général¹¹ de mesures judiciaires d’incitation à la médiation dont l’opportunité est abandonnée à la prudence du magistrat¹². La réouverture du dialogue est ici d’autant moins garantie que la médiation, institution de refoulement, intervient généralement trop tard.

6Le recours judiciaire à la médiation paraît davantage assuré lorsque, comme il advient en matière familiale, la loi impose au juge de chercher à concilier les parties et de tenir en grande estime les accords auxquelles celles-ci sont susceptibles de parvenir. Le juge peut alors « proposer aux parties une mesure de médiation et, après avoir recueilli l’accord des parties, désigner un médiateur familial pour y procéder »¹³. L’intervention du médiateur s’inscrit ainsi dans une étape nécessaire de la procédure, qui lui confère une plus grande légitimité. Voilà pourquoi le juge peut ici exceptionnellement enjoindre les parties de « rencontrer un médiateur familial qui les informera sur l’objet et le déroulement de la médiation »¹⁴, injonction dont il est précisé qu’elle « n’est pas susceptible de recours »¹⁵. Voilà pourquoi aussi, franchissant un pas de plus, l’article 7 de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxi^e siècle, requiert ad experimentum des parents qui souhaitent obtenir du juge aux affaires familiales la révision des modalités d’exercice de l’autorité parentale ou de la contribution à l’entretien ou à l’éducation des enfants, à peine d’irrecevabilité de leur demande, que le juge peut soulever d’office, qu’ils aient procédé au préalable à une tentative de médiation familiale¹⁶. Si la seule chose que l’on puisse imposer aux parties est une tentative de médiation, non sa réalisation et moins encore son succès, du moins l’enjeu de leur rencontre – dépasser le conflit dans l’intérêt bien compris de l’enfant – est-il suffisamment important pour que la tentative ait quelques chances de déboucher sur un accord¹⁷. Et si, en fin de compte, la médiation ne devait son développement qu’à son inclusion pure et simple dans le monde du procès traditionnel ?

II. Médiation et justice substantielle

7La justice ne consiste pas simplement à mettre fin à un litige. Selon la vieille définition du Digeste, elle vise avant tout à « attribuer à chacun le sien (suum cuique tribuere) ». Saisi à propos d’un litige déterminé, le juge dit le droit et, quand il tranche, c’est tout uniment en fonction de cette idée sur le droit de chacun qu’il s’est préalablement forgée¹⁸. Tout autre, une fois encore, est le sens de la médiation. Procédé au service du rapprochement des parties par le dialogue, celle-ci tâche de ne pas mettre les droits des uns et les torts des autres au centre du débat. Les termes de l’accord auxquels les parties sont susceptibles de parvenir importent en ce sens assez peu ; ils sont leur affaire, non celle du médiateur qui doit simplement « s’assurer que l’accord envisagé ou éventuellement conclu reflète réellement la volonté des personnes »¹⁹. Les médiateurs civils aiment à répéter que la médiation « ne cherche pas tant à réconcilier qu’à concilier »²⁰. La médiation familiale, en particulier, ne se donne pas pour objet de « raccommoder les membres de la famille […] mais [de] les amener à bâtir et à s’accommoder d’un nouveau type de relation »²¹. C’est le pardon demandé par l’un et accordé par l’autre qui scelle en effet la réconciliation. Or, voilà qui passe toujours par la reconnaissance des torts causés à autrui. Certes, la réactivation du dialogue opérée par la grâce de la médiation peut bien aboutir à une véritable réconciliation. Mais gare au médiateur qui se fixerait d’emblée un but aussi élevé ! Il se donnerait ainsi toutes les chances d’échouer. De la même manière, le retour sur le passé est assez largement proscrit de peur de réactiver les sources de blocage. Telles sont les exigences de la quête du « terrain d’entente » constitutive de la médiation. Elles tendent toutes à accréditer l’idée que la médiation, contrairement à la juridiction, ne saurait avoir le droit pour objet.

8Une vue plus précise des choses conduit à relativiser ce point de vue. La justice substantielle reste, nous semble-t-il, l’horizon de la médiation. La dynamique de l’accord repose principalement sur elle. Quelle partie accepterait, en effet, de s’engager vis-à-vis de l’autre avec le sentiment que ses droits sont bafoués ? Quelle confiance les parties accorderaient-elles au médiateur, si celui ne se présentait que comme le chantre de l’accord à tout prix ? Certes, la plupart des médiateurs sont tenus d’un strict devoir de neutralité. Ils ne sauraient influencer les parties « pour leur faire adopter une solution, quand bien même cette solution serait celle qui pourrait [leur] paraître la plus raisonnable ou la plus équitable »²². Mais ce devoir d’abstention ne signifie pas pour autant que le médiateur puisse faire totalement abstraction de la justice des solutions sur lesquelles les parties tentent de s’accorder. Certains codes de déontologie exigent littéralement de lui qu’il « veille à l’équité de l’accord envisagé »²³. D’autres, plus prudents, indiquent que si le médiateur a un doute sur la faisabilité ou l’équité d’un accord ou connaissance d’un risque d’une atteinte à l’ordre public, il doit inviter les parties à prendre conseil auprès de professionnels compétents avant tout engagement²⁴, voire mettre fin à la médiation²⁵. Il y a là, nous semble-t-il un point délicat au regard d’une éventuelle responsabilité du médiateur pour faute professionnelle. Mais indépendamment de cet aspect négatif, c’est le succès même de la médiation qui est ici en cause. Que serait la paix sans la justice ?

9Au demeurant, la médiation peut se targuer de parvenir, dans le domaine qui est le sien, à une justice plus raffinée. Confinée par principe aux matières laissées par la loi à la libre négociation des parties²⁶, elle évite les accords précipités qui ne résolvent pas vraiment les difficultés. En rapprochant des adversaires qui ont tendance à exacerber leur position, elle « aide […] à instaurer la juste distance entre les parties »²⁷. Surtout, en travaillant principalement sur les mots, elle permet de « s’assurer que l’on met la même signification derrière le même mot »²⁸. Toutes qualités attendues d’un bon accord, qui lui procurent davantage de chances d’obtenir une éventuelle homologation judiciaire et, en tout cas, d’être exécuté paisiblement. Dans ces conditions, la distance entre la médiation et le droit s’amenuise notablement. Le médiateur qui n’est pas aussi juriste fera bien d’en appeler à la collaboration d’un homme de loi. L’homme de loi qui n’est pas aussi psychologue n’hésitera pas non plus à recourir aux bons offices d’un médiateur : la qualité de l’accord conclu par son client en dépend. La toute récente intronisation légale du divorce par consentement mutuel hors la présence du juge devrait permettre de tels rapprochements. Ce serait là un excellent moyen de neutraliser, au moins en partie, les nombreux dangers qu’elle recèle.