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Dynamiques du commun

 | 
Danièle Bourcier
, 
Jacques Chevallier
, 
Gilles Hériard Dubreuil
, 
et al.

Deuxième partie. Pragmatique des communs

Plateformes : le dilemme de la croissance et du Commun

Christophe Benavent

Résumé

Cet article a pour finalité de contribuer à la réflexion sur la possibilité d’un modèle véritablement coopératif des modèles de plateformes qui semblent aujourd’hui donner une expression exacerbée du capitalisme. L’argument principal est que modèle coopératif et modèle capitaliste ne se distinguent pas par la nature du modèle organisationnel, mais par l’accès aux financements qui obligent les seconds à une croissance rapide. Cependant, dans une perspective pluraliste du Marché, l’insuccès du modèle coopératif ne l’empêche pas de jouer un rôle d’aiguillon dans l’immédiat, et, dans une optique de plus long terme, de trouver une place plus assurée dans le paysage. Ces idées peuvent contribuer à compléter les politiques publiques de régulation des plateformes.

Texte intégral

Introduction - Plateformes : le dilemme de la croissance et du Commun

  • 1 R. Botsman, R. Rogers, What’s Mine Is Yours : the Rise of Collaborative Consumption, New York, Harp (...)

1Les plateformes collaboratives ont accompagné leur croissance d’un discours accommodant des restes hippies à la sauce de la communauté et du partage. L’ouvrage de Rachel Bostman en fixe la rhétorique, et l’on a cru voir dans ce modèle la convergence du rêve de la liberté individuelle et de l’utilisation commune des ressources mal exploitées1. Très rapidement, c’est un autre discours qui a pris le relais. Critique, il affirme que ces plateformes affectent le paysage public : la ronde des touristes et le bruit de leurs valises à roulettes dans les immeubles cossus et tranquilles de Paris ; ces berlines noires et leurs chauffeurs sanglés de costumes en tergal, les vélos abandonnés démantibulés sur le trottoir. Elles menacent l’emploi quand les amateurs font le boulot des pros avec plus de risques, et s’avèrent de redoutables moteurs de gentrification.

2Une de leurs principales vertus, du point de vue des consommateurs et de l’industrie des services, est de répondre immédiatement à la demande pourvu qu’elles atteignent l’échelle souhaitable. Les plateformes combinent l’instantanéité, une extrême variété et la possibilité de prix très bas, s’ajustant à toutes les nuances du désir. Mieux, elles fournissent des revenus et entraînent dans leur sillage d’autres activités : conciergerie, livreurs, guides. Leur enjeu est d’enregistrer dans leurs bases de données la quasi-totalité de l’offre qui peut être proposée localement et globalement, leur économie est hégémonique. Le fait principal est que ce secteur est désormais l’objet d’investissements massifs, son succès dépend moins de l’originalité de ses modèles que des sommes qui y sont investies.

3Prenons le cas du transport et de l’acteur majeur qu’est Softbank : un fonds de 100 milliards et des participations substantielles dans une demi-douzaine de plateformes de mobilité : Uber, Grab, Taxify, Didi ou Olà. Les investisseurs ne se trompent pas, l’enjeu de la mobilité, c’est la coordination de millions d’offreurs de transports, moins pour conquérir le cœur qui fait pulser la ville – le réseau historique du métro, des trains et des bus, qui année après année s’est ajusté et a conditionné le développement urbain – que pour exploiter les poches ignorées, les trajectoires inusitées, par la capacité de mobiliser des milliers de micro-entreprises, à l’échelle d’une ville, en leur donnant l’accès à un marché insoupçonné. L’accès a un prix, celui d’une commission de l’ordre de 25 % payée par les chauffeurs. Il n’y a pas que les taxis mais aussi les livraisons dans la journée, le vélo pour la pizza, le scooter pour le McDo. On peut s’interroger raisonnablement sur l’impact qu’a le développement de ces nouvelles solutions sur l’architecture des vieux réseaux.

4Le succès des plateformes est une défaite de l’utopie, l’utopie du partage, de l’action commune et collaborative au moins dans le sens de la coopération. La technologie émancipatrice se révèle finalement un bon levier de croissance pour le capitalisme le plus dur et le plus libéré. Et ce qui, dans la continuité du peer-to-peer, en réduisant les frictions, devait augmenter l’entraide et maintenir une société horizontale, se voit accaparé par des organisations puissantes dont le succès réside d’abord dans l’abondance des financements et la capacité à s’arroger une part substantielle de la valeur par le contrôle des conduites. C’est par la puissance de leurs systèmes d’information qu’elles signalent, recommandent, orientent, évaluent, autorisent, interdisent, encouragent et stimulent nos microdécisions.

5Le modèle coopératif ne fait guère le poids, à quelques glorieuses exceptions près dont Wikipédia est le premier représentant, et OpenStreetMap la première percée dans le monde des affaires ; on n’oubliera pas Linux et le mouvement de l’open access, mais on peut s’interroger sur le fait que le tiers secteur ne réussisse pas à prendre une place à la hauteur de ses impératifs.

6Les bons sentiments ne font pas l’efficacité, ou plutôt ne font pas la croissance rapide. Mais il est moins certain qu’à plus long terme, cette efficacité, celle des plateformes capitalistes, soit aussi élevée. Quand le potentiel du Marché est atteint, la compétition ne se fait plus sur la base de l’attraction de nouvelles ressources, mais sur celle d’un emploi plus frugal des ressources disponibles. À la maturité des marchés, les spéculateurs se retirent, et les acteurs qui restent sont ceux qui peuvent se contenter d’un rendement plus faible que dans les autres secteurs (car ils sont liés à l’activité par d’autres raisons que le profit). En attendant un futur plus lumineux, le modèle coopératif présente un avantage immédiat, celui d’être un aiguillon, en proposant des normes alternatives auxquelles les acteurs capitalistes doivent répondre. Ces deux hypothèses participent à l’idée d’une approche pluraliste des marchés.

La capture de la valeur par les plateformes

  • 2 J.-C. Rochet, J.Tirole « Platform Competition in Two-Sided Markets », Journal of the European Econo (...)

7En très peu de temps une littérature considérable s’est accumulée sur la question des plateformes. Les travaux de Tirole et Rochet2 marquent un moment important avec la notion de marché multi-versants, l’énorme littérature sur les réseaux sociaux en a fait apparaître peu à peu les propriétés, l’analyse sociologique a rapidement relevé ses ambiguïtés, des essais de synthèse dessinent une grille d’analyse qui met en valeur leur capacité d’une part à architecturer les marchés, et d’autre part à les gouverner pour obtenir la conduite la plus favorable.

  • 3 Ce phénomène a été popularisé avec le terme « disruption » ; voir C. Benavent, « Disruption à l’âge (...)

8Parmi les variétés des modèles de plateforme, il faudrait faire le décompte de ceux qui poursuivaient l’idéal d’une meilleure exploitation des ressources et de la création d’amitiés et de solidarités, et de ceux qui rapidement ont perçu une valeur monnayable sur le marché de l’investissement-risque (venture capital). Les seconds ont généralement gagné en perturbant sérieusement le marché traditionnel3. Sur celui de la musique, les premières solutions illégitimes du p2p ont d’abord anéanti le marché (sans pour autant réduire l’écoute et même en la développant). L’offre gratuite et définie rapidement par le jeu de la justice et du droit a réduit la taille du marché plus que de moitié, même si peu à peu les plateformes sauvages ont été neutralisées. Dans le débat du droit et de la technique, un modèle légitime et profitable a émergé, c’est celui des plateformes de streaming. Et ce n’est qu’aujourd’hui, près de vingt ans après Napster, que l’offre légale, proposée en freemium, fait espérer une croissance du marché de la musique.

9C’est une économie qui a ses gagnants et ses perdants et qui démontre sa capacité à s’approprier une part substantielle de la valeur. Quels que soient les modèles économiques – publicitaire, freemium et abonnement, produits dérivés, commission sur les transactions, ventes de données pour les études –, la valeur prélevée du volume d’affaires varie de 10 à 30 %. On notera que c’est une nouvelle mesure : le volume d’affaires n’est pas le chiffre d’affaires. Dans le cas d’Alibaba il est de l’ordre de 450 milliards pour un CA de 45 milliards. Le cadre comptable d’ailleurs ne convient plus car ne rendant compte que des flux internes, il occulte le volume d’échanges et d’activités générés. Du fait d’une externalisation à outrance, les plateformes ne gardent pour seule activité que la coordination des échanges.

  • 4 A. Casilli, Digital Labor : Travail, technologies et conflictualités. Qu’est-ce que le digital labo (...)

10Ce prélèvement peut prendre des formes indirectes : dans l’industrie du contenu, il se retrouve dans la pratique d’une forme généralisée du crowdsourcing qui puise dans le travail des amateurs et touche aussi les gestes les plus ténus, mais généralisés et répétitifs, dont la mesure et l’accumulation est objet de production de valeur. Les likes semés par les utilisateurs, en permettant d’identifier le contenu le plus populaire, sont un moyen de mieux valoriser l’exposition publicitaire, dont les 30 milliards de chiffre d’affaires de Facebook rendent compte de la valeur cumulée. Des sociologues tels qu’Antonio Casilli4 ont parfaitement décrit le processus avec la notion de digital labor, la description des micro-tâches, et plus largement la rentabilisation du travail domestique.

11Par effet de substitution, les perdants sont aussi les travailleurs, notamment avec l’avènement des plateformes qui mobilisent le travail volontaire, le bénévolat, les talents de l’amateur. Les professions protégées par une qualification peuvent se sentir légitimement menacées. Et quand les plateformes rassemblent une profession (c’est désormais le cas d’Uber auquel très rapidement les autorités publiques ont interdit l’emploi de particuliers), elles entretiennent des relations de métayage qui leur donnent droit à une part du revenu élevée (25 %) et organisent, par la compétition, l’exploitation de la ressource à laquelle elles donnent accès : la clientèle.

  • 5 JP Morgan Institute, « Paychecks, Paydays, and the Online Platform Economy. Big Data on Income Vola (...)

12Faire le bilan de leurs effets sur l’environnement passe par l’identification des gagnants et des perdants. Pour les consommateurs, c’est une victoire sans conteste : l’accès à des produits prestigieux à moindre coût ; des transports plus flexibles et moins chers, une plus grande disponibilité des biens. On pourra s’interroger sur la distribution de ces avantages qui bénéficient aux consommateurs les plus aisés, ceux justement qui voyagent beaucoup, qui disposent des moyens d’échange : s’interroger sur le renforcement des inégalités n’est pas une question oiseuse, l’hypothèse est solide. C’est aussi une source de revenu pour les propriétaires et les offreurs de services. Autrement dit et pour prendre les termes du JP Morgan Institute5, des marchés de capitaux et de travail. Dans une vaste étude des revenus générés (de l’ordre de 10 % du revenu total) dont le résultat principal est de montrer que lorsque des biens sont engagés, c’est un extra de 7 % qui est obtenu, alors que le travail semble venir compenser un revenu irrégulier à hauteur de 15 %.

  • 6 G. Zervas, D. Proserpio, J. W. Byers, « The Rise of the Sharing Economy : Estimating the Impact of (...)

13La pression sur la concurrence détruit les profits en écrêtant les prix en période de pointe, de l’industrie traditionnelle comme le montre Zervas6 dans le cas de l’impact d’Airbnb sur l’hôtellerie. Tous les hôtels ne sont pas perdants. Avec Booking – l’autre grande plateforme –, ceux qui gagnent sont ceux qui fidélisent et remplissent l’hôtel de manière autonome jusqu’au point mort et confient les chambres résiduelles à la plateforme. Il serait bien plus coûteux de les vendre par leurs propres moyens. Et quand bien même le taux de commission est élevé, dans la mesure où le coût marginal est celui du ménage, on gagne de l’argent dès 10 euros la nuit. Ce n’est pas le cas de l’hôtel de passage aux accommodements élémentaires. Il est totalement dépendant de l’écosystème Booking, dans lequel il émerge en période de forte demande car les établissements de meilleure qualité sont déjà réservés. L’effet concurrentiel des plateformes est complexe.

14Une meilleure exploitation des actifs sous-utilisés peut satisfaire les défenseurs de l’environnement. C’est une bonne nouvelle de voir que les résidences secondaires participent à l’économie au lieu d’être un patrimoine stérile. Un gain pour l’environnement car moins de ressources consommées et plus de recyclage, de double usage. L’économie collaborative est pour certains une voie vers l’économie circulaire. Mais le débat reste ouvert.

15Ce raisonnement différentiel – identifier les parties qui gagnent et celles qui perdent – doit être appliqué systématiquement. Les plateformes ne s’emparent pas des marchés en enlevant tout, elles érodent ce marché, s’attaquant à ses marges comme la marée ronge la falaise. De temps à autre un pan s’écroule.

16Ce qui est menacé, ce sont les franges de l’économie. Quand elles sont importantes comme une industrie comme le BTP où un très petit nombre d’acteurs dominent une grande population de très petites entreprises, le conflit se cristallise entre la plateformisation des grandes entreprises (par exemple Saint-Gobain) et l’entrée de nouveaux acteurs. Plus qu’une bataille des clients, c’est une bataille des marges qui s’engage. L’exemple de la musique nous a appris qu’une industrie pouvait perdre la moitié de ses revenus sans que la production se réduise, alimentée par des armées de musiciens bénévoles et par l’automatisation des boîtes à rythme. L’économie des stars semble s’accommoder d’une économie de la participation.

17Dans le modèle de plateforme le plus débridé, l’externalisation conduit à une décomptabilisation de l’économie. Dans le cas des réseaux sociaux, dont l’économie est publicitaire, on sait combien rapporte l’exposition à la publicité, on sait moins quelle quantité de ressources a été intégrée, combien d’heures passées à écrire, à publier, à commenter à évaluer, toutes ces activités qui convergent dans la production d’un contenu attractif qui fait le prix de la publicité et qui attire une nouvelle audience. Cette production – est-ce du travail ? – n’est pas rémunérée, elle est au mieux gratifiée par l’usage gratuit des applications et du service de communication.

18Ce qui est en jeu, ce sont les déplacements d’activités d’une sphère à l’autre : la sphère domestique que mobilise le collaboratif, la sphère publique qui définit les droits aux revenus et la sphère marchande guidée par le profit. Le collaboratif est une extension du marchand dans la sphère domestique. Il est aussi une dissipation du Marché par la désinstitutionalisation de sa production.

L’architecture et la gouvernementalité digitale

19L’économie des plateformes commence à être bien connue, l’articulation des différents processus qui l’animent mérite encore bien des recherches, mais l’idée générale est qu’elle est réglée par une architecture qui articule les versants et les acteurs du Marché.

20Cette architecture est largement déterminée et concrétisée par les choix d’interfaces, ne serait-ce que laisser l’initiative de la fixation d’un prix à la demande (enchère), à l’offre (commerce électronique) ou par la plateforme elle-même. Sa valeur dépend de sa capacité à générer des externalités positives et à minimiser celles qui ont un effet négatif. Cette capacité est définie par la gouvernementalité, considérée comme la capacité à orienter les conduites des individus vers des actions qui favorisent les externalités positives et réduisent les externalités négatives.

21Les externalités positives croisées dans le cas des réseaux sociaux sont simples : plus l’audience est grande et active et plus les marques sont incitées à y investir. L’externalité négative est que plus vaste est l’audience, plus abondants seront les contenus offensants et insultants, les fakes et autres informations mensongères, le harcèlement, la pollution du pourriel. Il est donc nécessaire pour leurs gestionnaires d’agir pour favoriser le contenu de qualité mais aussi d’agir pour réduire ceux qui la ruinent.

22L’idée d’architecture implique deux éléments importants. Le premier est que la règle est le ciment de cette architecture. La règle définit ce que les acteurs ont le droit de faire, ce qu’il leur est interdit de faire et ce qu’ils sont obligés de faire, et les laisse libres du reste. Par conséquent on peut se poser la question de l’existence d’une configuration optimale des règles qui peut être appréciée par la capacité à encourager la croissance des populations et le volume de leurs échanges. Le design de ces règles vise donc d’une part à accroître la taille des populations (plusieurs milliards pour Facebook et un revenu par utilisateur d’une dizaine d’euros) et, en contrôlant la distribution de ces populations qui suivent des modèles de longue traîne, à différencier ces populations (ainsi les you-tubers intéressés au revenu publicitaire quand ils sont vus plus d’un million de fois) et à leur affecter des règles différenciées. La seconde est le taux de prélèvement qui dépend de l’élasticité de la demande sur les différents versants. Elle peut rendre optimale une politique de gratuité sur un des versants, quand la marge peut-être très grande sur un autre et fait se multiplier les business models au moins quant à leur source de revenu : modèle publicitaire, commissions, abonnement, produits dérivés, freemium, contribution volontaire…

23Sur une plateforme de prise de rendez-vous, l’usage par les patients est gratuit et demande un effort d’inscription minimal alors que le prix payé par les médecins est de l’ordre de 150 euros : c’est le versant qui subventionne. Mais on peut imaginer qu’avec le temps, et l’appropriation intégrale de son usage par des fractions importantes de patients, on puisse leur offrir d’autres services (gestion des documents médicaux, historiques de consultation, suivi des posologies…) et enrôler d’autres acteurs : pharmaciens, infirmiers, mutuelles, faisant que les patients consentent à payer eux aussi le service. La réussite de cette stratégie – fidéliser les patients les plus fréquents – conduira en retour à renforcer le pouvoir du Marché et à envisager une élévation du prix des abonnements payés par les praticiens.

  • 7 A. Lewin, H.W. Volberda, Prolegomena on Coevolution : A Framework for Research on Strategy and New (...)

24Le second élément est qu’avec cette idée, on abandonne celle d’équilibre des marchés, exprimés en prix, pour se tourner vers une véritable écologie au sens de l’interaction de populations qui évoluent en fonction de relations de compétition et de coopérations complexes qui définissent l’accès aux ressources. Les théories de l’écologie des populations organisationnelles pourraient offrir un cadre fertile pour l’analyse de ces évolutions7.

25Il ne suffit pas d’agencer les interactions entre les différents versants pour maximiser le bénéfice des externalités croisées. Il faut aussi pouvoir orienter leurs valeurs, encourager les membres d’un réseau social pour valoriser les posts, inciter les chauffeurs à être hospitaliers en les notant. Les moyens sont essentiellement algorithmiques et se répartissent en trois classes :

  • la première concerne la distribution des capacités et des restrictions parmi les populations en interaction. Elle affecte l’instanciation des interfaces et le contrôle qu’en ont les usagers. L’exemple le plus simple est celui de la gestion d’un blog où l’administrateur peut délivrer des faisceaux de droits pour des rôles différents : éditeurs, rédacteurs, contributeurs, lecteurs. À grande échelle, l’exemple le plus général est la distinction entre les pages de marques et les comptes des individus ;
  • la seconde concerne les systèmes de motivation et d’incitations : ils passent par la gestion des évaluations (notes et commentaires), des systèmes de recommandation, utilisent les ressorts de la gamification, élaborent la circulation de monnaies virtuelles, règlent le rythme des notifications ou définissent des conditions de rémunération. Ils sont destinés à stimuler l’activité et à renouveler la production de contenus et d’offres ;
  • la troisième concerne la détection des comportements déviants et leurs sanctions. Les populations ne sont pas inertes, mais réagissent aux conditions qui leurs sont imposées et il faut corriger leurs comportements s’ils ont des effets négatifs : la publication de contenus illégaux, les manifestations haineuses de la misogynie, du racisme, ou de tout autres stéréotypes : l’usurpation, le harcèlement, la fraude, le pourriel, les intox. Avec leur croissance, les plateformes attirent des opportunistes qui, se jouant des règles, non seulement maximisent leur intérêt mais produisent des externalités négatives. Elles sont amenées à réguler ces comportements par la dissuasion, la sanction. C’est le cas très actuel des réseaux sociaux qui se sont mis à lutter contre les informations mensongères (fakes) par des plans systématiques de détection, de filtrage et de sanction. De manière moins coercitive, la modération s’avère un des éléments clés de la gestion des plateformes. En quelque sorte une police algorithmique qui applique la loi générale mais aussi sa politique propre, celle de ses conditions générales d’utilisation.

26L’architecture des plateformes et leur capacité à gouverner les conduites individuelles pour obtenir un résultat collectif favorable, bénéficient de l’échelle qui de l’ordre de quelques millions à des centaines, et pour quelques cas des milliards d’individus enrôlés dans ces systèmes. Leur croissance dépend largement de leur capacité de production. Pour répondre à la demande de covoiturage, il est nécessaire d’enrôler des conducteurs et leurs véhicules et d’atteindre le seuil de densité nécessaire. L’échelle donne aussi un avantage d’apprentissage. Le flux d’information qui accompagne le flux des activités nourrit les algorithmes et ajuste pas à pas l’interaction entre les populations. L’amélioration continue des technologies, big data et IA en tête, renforce cet avantage et donc la course à la croissance.

  • 8 Au sens de P. J. Di Maggio, « Interest and Agency in Institutional Theory », dans L. Zucker (dir.), (...)

27Celle-ci passe naturellement par le développement international (souvent par rachats de concurrents locaux), le lobbying et les activités d’entrepreneuriat institutionnel8, visant à modifier l’environnement institutionnel en influençant la rédaction des lois et en orientant des décisions qui leur soient favorables ou en évitant celles qui entravent leur croissance. Leur enracinement se fait ainsi à la foi par un travail de légitimation mais aussi de dispute des frontières des catégories, par une bataille politique persistante qui joue avec la règle autant que par l’opinion.

  • 9 Et justifie plus encore un contrôle sur ces algorithmes que développe la jeune mais riche littératu (...)

28L’enjeu moral posé par le développement des plateformes capitalistes est qu’elles ne sont peut-être plus en mesure de satisfaire véritablement les consommateurs, qui sont aussi des producteurs. Les algorithmes et autres instruments de gouvernementalité poursuivent des objectifs parfois ambigus. Les moteurs de recommandation de Netflix en sont un bon exemple : ils sont destinés à la fois à orienter les spectateurs vers les films qu’ils sont susceptibles d’aimer et de regarder jusqu’au bout, mais aussi à les orienter vers des œuvres dont le prix des droits de diffusion est plus faible. Il y a un compromis qui n’est pas le meilleur pour le consommateur. La promesse du Marché n’est pas remplie, et c’est une excellente raison pour s’interroger sur l’intérêt de modèles alternatifs de gouvernance des plateformes9.

L’aiguillon du néocoopérativisme ?

29Les plateformes ont aujourd’hui démontré leur capacité à prélever une part importante de la valeur même si elles peuvent contribuer à l’accroissement de cette valeur, cette capacité réside dans les externalités croisées que génèrent l’agencement des marchés et l’effort continu pour orienter les conduites dans un sens profitable.

30La critique sociale des plateformes qui s’est rapidement développée porte moins sur la nature des plateformes que sur leur système de gouvernance et de financement. Les niveaux de prélèvement ne sont pas scandaleux au regard de leur prédécesseurs. En raccourcissant les chaînes de distribution, ces modèles s’avèrent plus efficients que des chaînes de distribution plus longues et plus contrôlées. Ce qui pose problème est moins le principe de l’agencement et des technologies qui y sont employées (les algorithmes) que les finalités qu’elles poursuivent et qui ne sont peut-être pas partagées par les utilisateurs qui ne participent pas à la définition des règles, sauf par leurs comportements : quitter les plateformes, détourner leurs fonctionnalités, les confiner à un usage particulier.

31Il faut revenir à la question de la croissance des plateformes. Celle-ci ne vient pas de leur formidable dynamique interne et le monopole ne s’impose pas seulement par le jeu des externalités de réseaux, c’est aussi le fruit d’un formidable flux d’investissement. Les entreprises les plus importantes sont celles qui ont levé le plus de fonds : Uber par exemple, en 22 tours, le plus important est de 7,7 milliards (Vision Fund de Softbank) en décembre 2007, a accumulé 24,2 milliards en octobre 2018. À la même période, Reuter avance une valorisation de 120 milliards de dollards en vue d’une introduction en bourse courant 2019. Ces fonds sont souvent constitués par accumulation du capital : les 240 milliards d’euros de trésorerie dont dispose Apple, Softbank et de son fonds d’investissement Vision Fund, de 100 milliards, qui prétend à des investissements au minimum de 100 millions et détient d’ores et déjà des parts substantiels dans Uber, Olà, Didi, Taxify, Grab et devient le parrain des nouvelles mobilités.

  • 10 Pour Blablacar, le principal succès français : 10 millions levés en 2013, 100 millions en juillet 2 (...)

32Les start-up sont un marché comme les autres, des produits comme les autres qui ne grandissent pas tant par leurs propres ventes que par la capacité à attirer des fonds. Des dizaines de milliers d’euros pour un pitch, des millions pour un prototype, des dizaines de millions pour le déploiement, des centaines de millions pour l’internationalisation comme cela a été le cas pour Blablacar10, des milliards pour assurer l’hégémonie et une échelle globale.

33La succession de levées de fonds, série A, B, C, D, s’effectue souvent alors que les pertes d’exploitation sont abyssales, pendant des années mais au bénéfice de la valorisation. Dans ce processus d’innovation, au fond traditionnel car il passe par une succession de filtres et de tamis, qui isole le petit nombre des réussites dont la valeur génère un pay-back supérieur à l’ensemble des sommes investies.

34Ce qui est moins ordinaire est qu’en dépit de résultats positifs sans cesse reportés, et de pertes qui s’accumulent, l’assurance de dominer relève de la capacité à croître plus vite que les autres car « the winner takes it all ». Cette capacité ne vient pas forcément de la qualité intrinsèque des services, même si le plus souvent elle se caractérise par une différenciation forte : une étendue de choix qui change d’ordre de plusieurs ordres, de grandeur l’économie de variété et des prix de plus de moitié moindre à l’offre traditionnelle, mais plus bonnement des investissements en publicité, en affaires publiques, en avocats, sans compter l’expansion internationale qui est fort coûteuse mais permet d’atteindre l’échelle de référence. Elle vient aussi naturellement de l’amélioration continue des technologies et de l’emploi systématique des données pour améliorer les processus. On peut estimer aujourd’hui qu’il faut au minimum 20 millions d’euros pour lancer une activité solide, la centaine correspond à un véritable développement, mais c’est au-delà du milliard que se construisent les quasi-institutions.

  • 11 On doit l’expression à Trebor Scholz (5 décembre 2014). « Platform Cooperativism vs. The Sharing Ec (...)

35Cette logique financière n’est, c’est le moins qu’on puisse dire, pas celle du monde coopératif, pour qui l’enjeu est d’obtenir une croissance équivalente sans les ressources financières. La voie naturellement est la voie militante, et le modèle des grandes causes y trouve de belles réussites avec Wikipédia ou, mieux, OpenStreetMap, qui connaîtra sans doute un grand destin. Si des initiatives intéressantes émergent, telles que des levées de fonds dirigées vers les utilisateurs, elles restent rares et d’échelle modeste. L’exemple de Peerby, la plateforme d’échange d’objets néerlandaises, raconte une belle histoire avec son dernier appel de fonds aux utilisateurs, dans l’esprit le plus coopératif qui soit : 2,2 millions d’euros ont été ainsi obtenu par crowdfunding. C’est encourageant mais loin de l’échelle capitaliste. Les initiatives telles que celles du coopérativisme de plateformes11, en dépit d’un écho médiatique large, restent modestes. Si on prend le cas de Wikipédia, les appels aux dons, permettent de récolter de l’ordre de 80 millions de dollars chaque année et de dégager un excédent qui formait en 2016 une réserve de 92 millions de dollars pour se prémunir. Ces montants importants qui sont loin encore des échelles capitalistes mais qui suggèrent peut-être une approche frugale de la conception des plateformes, peuvent contribuer à leur durabilité.

  • 12 À la manière du courant de recherche initié par Michael T. Hannan et John Freeman, « The Population (...)

36Les théories évolutionnistes des organisations12 peuvent laisser penser qu’en dépit du handicap du financement, les plateformes coopératives – au sens de celle qui sont gouvernées par leurs utilisateurs, ont cependant de sérieuses chances de s’agripper au marché et de prendre leur revanche. Plusieurs éléments militent en ce sens.

37Le premier, c’est que moins gourmandes en capitaux, mieux ouvertes aux solutions ouvertes, ces plateformes coopératives consomment peu de ressources et peuvent se maintenir longtemps même si leur activité est ténue. Leur frugalité ne leur permet pas de conquérir une part de marché, mais associées à des groupes militants suffisamment actifs, et à des sympathisants engagés, elles peuvent perdurer longtemps et grignoter le marché que les espèces pionnières ont créés. Elles peuvent prendre des parts de marché sur les segments moraux – ceux qui se déterminent moins dans la qualité éprouvée des produits que dans le respect des normes éthiques. C’est le second élément, l’existence d’une fraction de l’ordre de 1 à 5 % des marchés, la part qui revient aux marques rebelles, celles qui satisfont les utilisateurs convaincus d’une idée. Ni Microsoft, ni Apple n’a pu réduire le dernier village gaulois des linuxiens. Un village d’ailleurs qui est un empire sur d’autres marchés (les serveurs).

38Les plateformes que nous observons aujourd’hui ont les caractéristiques des plantes pionnières qui colonisent les espaces vides par leur faculté d’essaimage, mais elles offrent aussi, dans une plus longue durée, des ressources à des plantes à croissance plus lente qui, protégées en quelque sorte par les premières, peuvent croître à leur rythme, la savane s’arbore, et un écosystème plus complexe s’élabore. Si les plateformes capitalistes peuvent susciter et s’emparer de nouveaux marchés et surtout de la redéfinition des marchés – dans le transport, le passage de la capacité à transporter à celle d’offrir une solution de transport ajustée –, leurs excès encouragent sur leur marge des modèles alternatifs à s’accrocher et potentiellement à prendre une part substantielle de marché pour autant qu’elles puissent se satisfaire d’un taux de prélèvement plus faible. C’est le cas de la stratégie de Qwant qui exploite un segment sensible à la personne de protection de la vie privée, et fait peser des critères éthiques dans leurs préférences. Une hypothèse est que leur développement s’appuie sur des segments moraux du Marché. S’y ajoute celle d’une légitimité plus grande, voire d’une autorité morale, d’une exemplarité, qui peuvent dans le doute peser sur la décision.

  • 13 H. Mintzberg, « Rebalancing Society Radical Renewal Beyond Left, Right, and Center », 2015 (http//: (...)

39Pour Mintzberg13, une société équilibrée est celle où les secteurs compétitif, social et public coexistent de manière harmonieuse, il les dénomme secteurs Privé, Public, et Plural – expression qu’il emploie pour souligner la diversité d’un secteur dont le point commun est que les droits sur l’organisation s’appuient sur le principe d’une voix par membre et dont la valeur est indépendante du capital qu’il a investi. Deux perspectives sont ouvertes par cette idée.

40La première suppose une répartition sectorielle qui conduit rapidement à confier à l’État ce qui n’est qu’un coût, au secteur social ce qui au mieux peut être équilibré et à garder pour le Marché ce qui est source de profit. C’est au fond cette vieille idée des sociétés de bienfaisance, et d’une idée du care limitée à la réparation. La seconde considère l’équilibre à travers les secteurs et les marchés dans lesquels on verrait coexister différents modèles : la banque a un secteur capitaliste mais aussi un secteur mutualiste, comme l’assurance, les coopératives du monde agricole côtoient les géants de l’agroalimentaire.

41Pour comprendre comment cet équilibre se réalise, l’exemple récent du changement de politique de prix de Google Maps est révélateur. La position dominante de la plateforme géographique obtenue par la délivrance à titre gratuit du service aux utilisateurs particuliers, et bénéficiant de la large pénétration du service principal, se traduit au moins par une base d’utilisateurs considérable. Le changement de politique de prix se traduit sur le versant des exploitants d’applications géographiques par une réduction substantielle des seuils de gratuité (de l’ordre de 10000 connexions par jour à 10000 par mois). Difficile pour de très nombreux utilisateurs de basculer leurs applications sur une autre source de données géographiques ; l’effet de verrouillage est particulièrement fort, l’usage payant devient quasiment obligatoire, au prix de plusieurs milliers d’euros annuels. Mais en même temps et soudainement, l’intérêt pour le modèle alternatif qui se déploie par le biais d’OpenStreetMap s’accroît. On peut espérer qu’il en fera une alternative crédible pour peser sur les prix pratiqués par Google.

  • 14 G. R. Carroll, « Concentration and Specialization : Dynamics of Niche Width in Populations of Organ (...)

42L’argument de Mintzberg peut être conforté par les thèses écologiques qui trouvent dans la diversité des populations les ressources de la résilience. Toute la question est concentrée dans le gradient du spécialiste au généraliste, autrement dit dans la largeur de la niche exploitée. C’est une question de grain et d’ampleur du changement. Pour s’en tenir aux hypothèses fondamentales, celle de la dépendance à la densité de population14, on peut s’attendre à ce que les organisations coopératives connaissent un taux de mortalité plus élevé au démarrage, car moins capables d’obtenir les ressources suffisantes à un développement rapide, et le regagnent à la longue, car moins dépendantes de la compétition, dans la mesure où ces formes d’organisation sont moins incitées à produire du profit. Les autres types d’organisation soumises à une norme plus exigeante de rendement peuvent perdre plus aisément l’accès aux ressources, et par conséquent être moins compétitives. C’est une hypothèse à vérifier mais qui semble probable et justifie l’intérêt d’entretenir des modèles coopératifs ne serait-ce que pour rendre les plateformes commerciales plus efficaces et plus ajustées aux besoins et aux exigences de la société. Ceci est d’autant plus important que la régulation des plateformes est limitée à la fois par la multiplicité des perspectives (droit du travail, droit de la concurrence, droit des données et de la vie privée…) et par la variété des modèles. Le financement généreux de ces communs par l’État est sans doute le complément indispensable aux politiques réglementaires.

  • 15 15T. Donaldson, L. E.Preston, « The Stakeholder Theory of the Corporation : Concepts, Evidence, and (...)
  • 16 J. H. Davis, F. D. Schoorman, L. Donaldson, « Toward a Stewardship Theory of Management », Academy (...)
  • 17 O. Favereau, Entreprises : la grande déformation, Paris, Collège des Bernardins/Parole et Silence, (...)

43Sur un plan interne, au modèle de l’agence qui prolonge l’hypothèse de la suspicion, d’autres approches opposent la notion de partie prenante15, donnant à la dimension politique et institutionnelle une primauté. Dans ce cadre de pensée, un élément clé réside dans l’idée de stewardship16, celui de la capacité de l’intendant qui, avec diplomatie, et sens du devoir, fait fructifier le bien de son patron, qui peut être un grand propriétaire ou une cause commune, jouissant des accommodements de la place où il fait son office. La confiance qui lui est accordée est proportionnelle à sa fidélité et à son sens du devoir. L’entreprise, avec Olivier Favereau17, peut avoir d’autres responsabilités que la maximisation de la richesse des actionnaires, pour autant que les partie prenantes participent pleinement à l’élaboration de leurs politiques et que l’on puisse désigner celles qui prendront soin de l’ensemble et rendront compte à tous.

  • 18 T. Scholz, Platform Cooperativism – Challenging the Corporate Sharing Economy, Berlin, Rosa Luxembu (...)

44Le coopérativisme de plateforme dont la question clé est la manière de distribuer les pouvoirs, de façon concrète, entre les parties prenantes, indissociablement liées par les externalités qu’elles produisent et dont elles bénéficient : quelles représentations lui donner ? Les coopératives souvent se distinguent par la partie prenante qui se fédère : les ouvriers, des propriétaires indépendants du commerce, des producteurs, des distributeurs ou des consommateurs, comme dans le cas de Fairmondo, le marché virtuel allemand, possédé par ses propres clients. L’organisation, bien que fédérative, n’est démocratique que pour un versant. C’est bien cette diversité que décrit Trebor Scholz18. Il n’y a sans doute pas une forme coopérative, mais des configurations particulières et contingentes à leur environnement. Les dix principes qu’il abstrait restent encore trop généraux pour en définir plus précisément les conditions, même s’il souligne deux choses importantes : des dispositions de protection (contre la surveillance, les faibles rémunérations, la subordination excessive) mais aussi l’idée de portabilité des droits et des données acquis ici et là. Si Trebor Scholz discute insuffisamment la question des pouvoirs relatifs des versants intéressés, il met l’accent sur la mobilité des coopérateurs et sur la nécessité de trouver des arrangements institutionnels originaux.

45Au-delà de la question de la distribution des pouvoirs dans l’organisation, c’est l’idée de communs qui contribue à encourager la coopération d’agents distincts pour agencer les ressources et leurs accès. Comme Olivier Weinstein le rappelle :

un commun – pour Elinor Ostrom – c’est trois choses : c’est une ressource, qui peut être matérielle ou immatérielle [et] autour de cette ressource, un système de relations sociales et de droits de propriété sur cette ressource (qui sont des droits d’usage, des droits d’aliénation, des droits d’exploitation, des droits de management) ; et troisièmement un mode de gouvernance de cette ressource qui détermine les droits d’accès, les droits d’usage, etc.

46Donc, un commun :

c’est au carrefour de ces trois choses : c’est une relation sociale entre individus ou groupes autour d’une ressource et un système de gouvernance qui permet la reproduction et le développement de cette ressource.

  • 19 B. Nonnecke, J. Preece, Lurker Demographics : Counting the Silent, Proceedings of CHI, 2000, La Hay (...)

47Le problème principal est par conséquent le processus par lequel les groupes et les individus construisent leurs relations, répartissent les rôles et élaborent l’agencement des organes qui constituent une gouvernance partagée. La tentation est de trouver des solutions techniques – pensons aux méthodes de vote électroniques ou aux mécanismes des plateformes contributives dans un environnement qui se caractérise par l’extrême disparité des contributions – sur les plateformes, la très grande majorité des acteurs est constituée de lurkers19, une minorité de l’ordre de quelques pourcents assurant l’essentiel des contributions. La réalité est que ces processus sont fortement contingents et historiques, de sorte qu’il est difficile d’en identifier des modèles particuliers qui vaudraient car ils peuvent se diffuser largement et rapidement. L’agencement qui fait le Commun est le fruit d’un processus politique et historique, il se noue dans les particularités locales. C’est sans doute ce qui explique la rareté des grands succès de plateformes coopératives, au sens minimal qui exige que les fruits du travail commun ne soient pas accaparés par l’une des parties.

48La possibilité d’un coopérativisme de plateforme réside dans la dissociation de la question du droit aux profits et du droit au gouvernement. Nous ne serons pas étonnés que se développent dans l’alternative des modèles qui ne soient pas radicalement égalitaires, et proportionnent les contributions et les rétributions (équité) mais conservent une règle politique qui égalise les sujets en donnant à chacun la même voix. Cette possibilité dépendra largement de l’imagination et du processus politique qui amène tous les acteurs à trouver un consensus sur les règles.

  • 20 B. Butler, E. Joyce, J. Pike, « Don’t Look Now, But We’ve Created a Bureaucracy : The Nature and Ro (...)
  • 21 A. Forte,V. Larco,A. Bruckman « Decentralization in Wikipedia Governance », Journal of Management I (...)
  • 22 P. Konieczny, « Adhocratic Governance in the Internet Age : A Case of Wikipedia », Journal of Infor (...)

49Le cas de Wikipédia est de ce point de vue emblématique. De nombreuses recherches se sont intéressées à sa gouvernance, mettant l’accent sur les règles nombreuses d’édition qui conduisent certains chercheurs à y voir une nouvelle espèce de bureaucratie20, d’autres mettant l’accent sur la décentralisation de la décision21, d’autres encore sur son caractère adhocratique22, l’objet semblant échapper à ses analyses.

Conclusion

  • 23 A. O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triu (...)

50Difficile de faire un travail scientifique quand les enjeux politiques sont importants et s’incarnent dans des types d’organisation dont la rationalité, au sens d’une action éclairée par de bonnes raisons, différente par la nature même de ces raisons. Croire à la transmutation de l’intérêt en bien commun relève de l’alchimie, et les premiers penseurs de l’économie ont ce côté alchimiste qui les amène à croire à des mains invisibles ou d’autres démons. Ils auront cependant observé justement que, dans certaines conditions, il est possible que les passions, luttant entre elles, laissent le bien surgir de leur chaos – ce fut la belle étude de Hirschmann23.

51Le fait empirique est que, à mesure que le marché grandit, l’État croît aussi et dans une proportion plus que linéaire. L’observateur naïf ne peut pas ne pas observer ce corrélat entre le développement de l’État moderne et celui du secteur privé dominé par la forme juridique de la société anonyme. Les premières multinationales, les Compagnies des Indes, ne se sont pas développées sans des États puissants, et leurs réseaux ont eu vite besoin de la puissance des canons. Le public ne s’oppose pas au privé, ils sont en symbiose. C’est d’ailleurs sans doute la question politique essentielle en ce début de siècle : la corrélation de la bureaucratie et de l’hyper-libéralisme.

  • 24 R. Simenel et al., « L’argan : l’huile qui cache la forêt domestique. De la valorisation du produit (...)

52Les résistances au capitalisme, en strates successives, ont amené de nouvelles formes d’organisations : des syndicats, des coopératives, des sociétés de solidarité, des mutuelles, des associations, des fondations, une myriade de formes juridiques et organisationnelles qui tentent de saisir toutes les variétés d’actions collectives visant un but commun et s’appuyant sur le renoncement à jouir de leurs profits. Leur succès peut être localement considérable, les coopératives de l’arganier24 ont permis aux femmes de l’Atlas de trouver un chemin, même s’il s’insère dans la globalité. Il peine à peser sur un plan plus global, englué dans la lenteur de vastes organisations dont la principale ressource réside dans la bonne volonté.

53C’est dans ce paysage qu’émerge une nouvelle forme d’organisation qui diffère par la manière dont elle coordonne les activités. Les plateformes ne nécessitent plus d’intégration fonctionnelle, car l’incertitude qui la justifiait a disparu : par le jeu des normes et des standards, l’information peut circuler d’un système à l’autre sans effort, ne nécessitant plus de mettre des murs pour construire des douanes et réduire l’incertitude. En quelque sorte, le tour de force est de déterritorialiser l’organisation, de la rendre liquide. D’organisme intégré, on passe vers des formes plus fluides à l’image du siphonophore, cette chose vivante qui est plus qu’un agrégat mais n’est pas encore un corps à part entière, une colonie qui se différencie.

54Aussi spectaculaire soit la métaphore, elle reste métaphore. Si la coordination que permettent les technologies de l’information permet de s’affranchir des murs pour contrôler les agents, conduit effectivement à une désintégration de l’organisation, une extrême externalisation cet effet, aucune révolution des droits de propriété n’est constatée. Le droit de s’approprier les bénéfices reste dans la « corporation », ce corps abstrait dont la chair est pouvoir, celui des propriétaires du capital, qui se poursuit avec ces organisations par un pouvoir algorithmique, un pouvoir de calcul, un pouvoir d’accès instantanée à l’information.

55De ce fait, un mode de management qui pouvait en principe correspondre à des idéaux d’autogestion (on entre et on sort comme on veut des applications, on définit les tâches qu’on peut y faire…) est recyclé par des droits de propriété, comme le moyen de s’approprier une part de valeur substantielle, en réduisant fortement les coûts de transaction. L’enjeu donc est bien la propriété du système de coordination, de ses données et de la définition de ses algorithmes et le pouvoir est de choisir ce qui peut être partagé.

  • 25 W. J. Baumol et al., « On the Theory of Perfectly-Contestable Markets », dans J. E. Stiglitz, G. F. (...)

56Les modèles coopératifs, à quelques exceptions près, semblent peu capables de contrer la domination des modèles capitalistes. Ils peuvent cependant coexister et ont la vertu de les contester, parfois par une voie politique, et certainement au sens des marchés contestable de William Baumol25. Le coopérativisme de plateforme est un aiguillon qui sera d’autant plus actif qu’il a la capacité de modérer la cupidité. Il la modère car sur le long terme, il peut assurer des fonctions sociales à un niveau de marge bien inférieur à celui qui mobilise les capitaux.

57Encore faut-il qu’il soit encouragé. Le cas récent de la contribution de l’État au projet de plateforme Num-Alim de l’industrie agroalimentaire en est le parfait contre-exemple, dans la mesure où une initiative associative, dont le succès est indéniable, s’est largement développée : le projet OpenFoodFacts, par son approche ouverte des données et des algorithmes, est déjà l’aiguillon de l’industrie agroalimentaire. On peut penser avec de bonnes raisons que les deux projets diffèrent. Celui d’OpenFoodFacts, associatif et sans profit, porté par le relatif petit nombre de contributeurs comparé à celui de ses utilisateurs directs, et des entreprises qu’il suscite, a pour but la meilleure information des consommateurs. Celui de Num-Alim porte sans doute vers l’amélioration de la logistique dans un univers frappé de plateformisation. Les deux projets ont leur légitimité.

58Cependant, ce dont il est question est celui des politiques publiques. Au moment où on s’interroge sur la régulation des plateformes dans de multiples domaines juridiques – concurrence, travail, protection des données, des consommateurs, transparence des algorithmes – et que cette régulation se confronte à un objet qui lui échappe, on peut s’interroger sur la possibilité d’une autre approche, sans doute complémentaire. En encourageant fortement l’initiative associative ou coopérative, on peut espérer que l’initiative privée incorpore des normes communes.

Notes

1 R. Botsman, R. Rogers, What’s Mine Is Yours : the Rise of Collaborative Consumption, New York, Harper Business, 2010. La perceuse électrique, la voiture, la chambre de l’aîné à l’étranger, le garage que l’on n’occupe pas, la poussette qu’on gardera pour le prochain bébé mais ce n’est pas tout de suite, le tracteur qui dort dans le hangar. Dans son sens le plus étroit, l’économie du partage est celle qui mobilise les actifs sous-exploités et le travail bénévole.

2 J.-C. Rochet, J.Tirole « Platform Competition in Two-Sided Markets », Journal of the European Economic Association, 1/4, juin 2003, p. 990-1029.

3 Ce phénomène a été popularisé avec le terme « disruption » ; voir C. Benavent, « Disruption à l’âge des plateformes », Économie et management, 165, octobre 2017.

4 A. Casilli, Digital Labor : Travail, technologies et conflictualités. Qu’est-ce que le digital labor ? Paris, Éditions de l’Institut national de l’audiovisuel, 2015, p. 10-42.

5 JP Morgan Institute, « Paychecks, Paydays, and the Online Platform Economy. Big Data on Income Volatility », février 2016.

6 G. Zervas, D. Proserpio, J. W. Byers, « The Rise of the Sharing Economy : Estimating the Impact of Airbnb on the Hotel Industry », Journal of Marketing Research, 54/5, octobre 2017, p. 687-705.

7 A. Lewin, H.W. Volberda, Prolegomena on Coevolution : A Framework for Research on Strategy and New Organizational Forms, Organization Science, 1999.

8 Au sens de P. J. Di Maggio, « Interest and Agency in Institutional Theory », dans L. Zucker (dir.), Institutional Patterns and Organizations, Cambridge (Mass.), Ballinger, 1988, p. 3-22.

9 Et justifie plus encore un contrôle sur ces algorithmes que développe la jeune mais riche littérature sur « l’algoritmic Accountability » ; voir F. Pasquale, « Toward a Fourth Law of Robotics : Preserving Attribution, Responsibility, and Explainability in an Algorithmic Society », Ohio State Law Journal, 78/5, 2017, p. 1243-1255.

10 Pour Blablacar, le principal succès français : 10 millions levés en 2013, 100 millions en juillet 2014, et 200 millions en septembre 2015. À partir de ce moment, internationalisation s’enclenche. En octobre 2018, la SNCF abonde de 100 millions (données base Techcrunch).

11 On doit l’expression à Trebor Scholz (5 décembre 2014). « Platform Cooperativism vs. The Sharing Economy », Medium., Fairmondo en est une des meilleures expressions.

12 À la manière du courant de recherche initié par Michael T. Hannan et John Freeman, « The Population Ecology of Organizations », American Journal of Sociology, 82/5, 1977, p. 929-964, qui souligne qu’au-delà des effets compétitifs au sein d’une population grandissante d’organisation, cette taille par la légitimation de ses membres contribuent à leur survie.

13 H. Mintzberg, « Rebalancing Society Radical Renewal Beyond Left, Right, and Center », 2015 (http//:www.mintzberg.org).

14 G. R. Carroll, « Concentration and Specialization : Dynamics of Niche Width in Populations of Organizations », American Journal of Sociology, 90/6, 1985, p. 1262-1283.

15 15T. Donaldson, L. E.Preston, « The Stakeholder Theory of the Corporation : Concepts, Evidence, and Implications », Academy of Management Review, 1995.

16 J. H. Davis, F. D. Schoorman, L. Donaldson, « Toward a Stewardship Theory of Management », Academy of Management Review, 22/1, 1997, p. 20-47.

17 O. Favereau, Entreprises : la grande déformation, Paris, Collège des Bernardins/Parole et Silence, 2015.

18 T. Scholz, Platform Cooperativism – Challenging the Corporate Sharing Economy, Berlin, Rosa Luxemburg Stiftung, 2015.

19 B. Nonnecke, J. Preece, Lurker Demographics : Counting the Silent, Proceedings of CHI, 2000, La Haye, ACM, 2000.

20 B. Butler, E. Joyce, J. Pike, « Don’t Look Now, But We’ve Created a Bureaucracy : The Nature and Roles of Policies and Rules in Wikipedia », Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems (CHI ‘08), New York, ACM, 2008.

21 A. Forte,V. Larco,A. Bruckman « Decentralization in Wikipedia Governance », Journal of Management Information Systems, 26/1, 2009, p. 49-72.

22 P. Konieczny, « Adhocratic Governance in the Internet Age : A Case of Wikipedia », Journal of Information Technology & Politics, 7/4, 2010, p. 263-283.

23 A. O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton, Princeton University Press, 1977.

24 R. Simenel et al., « L’argan : l’huile qui cache la forêt domestique. De la valorisation du produit à la naturalisation de l’écosystème », Autrepart, 50/2, 2009, p. 51-73.

25 W. J. Baumol et al., « On the Theory of Perfectly-Contestable Markets », dans J. E. Stiglitz, G. F. Mathewson (dir.), New Developments in the Analysis of Market Structure, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1986, p. 339-370.

Auteur

Université Paris Nanterre, département de sciences de gestion

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