Introduction – La transition énergétique, terrain de recomposition des rapports entre Commun, État et Marché

1L’énergie est un objet tant social que technique. Depuis le Néolithique, les sociétés se sont toujours développées en fonction de leur capacité à mobiliser des modes d’énergie de plus en plus efficaces et étendus. Très vite, la question de l’énergie a été liée aux rapports sociaux. Par exemple, l’esclavage, mobilisation forcée d’énergie humaine, a constitué une forme de rapports sociaux structurante pour toute l’Antiquité. Au xviii^e siècle en Angleterre, l’accès au bois et au charbon dessine les classes sociales.

2La révolution industrielle représente une rupture du fait de la grande abondance d’énergie créée par l’accès massif à des nouvelles ressources énergétiques : charbon, pétrole, gaz naturel puis nucléaire. En ont découlé des progrès économiques et sociaux importants, avec le déploiement du Marché et de l’État d’une part pour mobiliser les moyens capitalistiques importants nécessaires à l’accès à ces énergies et d’autre part comme modes de régulation de l’accès et de l’utilisation de ces énergies. Ainsi, des concessions ont été mises en place par les États pour répartir les droits d’accès aux ressources souterraines ; la production et la distribution de l’énergie ont été progressivement centralisées, aboutissant à la formation de monopoles et à la régulation des réseaux ; des politiques énergétiques ont été définies et mises en œuvre.

3Depuis la fin du xx^e siècle, nous vivons une transition de plusieurs types dans le domaine de l’énergie. D’une part, nous faisons face à un changement climatique lié à l’utilisation massive d’énergies fossiles depuis la révolution industrielle. D’autre part, la mobilisation massive d’énergies renouvelables devient techniquement possible, et le coût de ces énergies diminue continument, les rendant économiquement performantes face aux énergies fossiles et au nucléaire1. Enfin, c’est la structure même des modes de production, des modes de distribution, des modes de consommation qui évolue sous l’effet des deux mutations précédemment mentionnées et des nouvelles possibilités technologiques apportées par le numérique dans la gestion des réseaux. Les réseaux, rendus « intelligents », rendent possible une adaptation mutuelle en temps réel de la consommation et de la production, faisant apparaître des marges de manœuvre nouvelles pour l’équilibrage des réseaux et permettant ainsi de gérer de façon différente les relations entre producteurs et consommateurs.

4Nous vivons donc aujourd’hui une transition d’un modèle linéaire reposant sur une production centralisée, la distribution et la consommation, vers un modèle plus « systémique » reposant sur une production beaucoup plus décentralisée, des échanges et une consommation intelligente.

5Ces trois évolutions font émerger de nouveaux paradigmes, comme celui de la territorialisation de la production et de la distribution, ou de l’autoconsommation. Ces évolutions font apparaître des limites d’une gestion de l’énergie reposant uniquement sur l’État et le Marché, comme le montrent par exemple l’échec de la gestion du CO₂ par le Marché ou les surcapacités énergétiques en Europe provoquées par des politiques énergétiques qui ont poussé le développement des énergies renouvelables sans faire diminuer au même rythme les sources d’énergies fossiles ou nucléaires.

6Il est bien sûr possible que l’État et les Marchés s’approprient les nouveaux paradigmes de l’énergie, le consommateur restant un client, se contentant de mettre à disposition les informations sur son mode de vie, permettant ainsi d’optimiser le système énergétique et les modèles économiques des entreprises. Mais d’autres pistes sont également possibles, comme le montrent par exemple l’intérêt croissant des collectivités pour organiser la production et la consommation locale de l’énergie, les initiatives de financement participatif de parcs de production renouvelables impliquant directement les riverains, l’installation par les particuliers de dispositifs de production d’énergie privilégiant l’autoconsommation plutôt que la vente sur le réseau, les opportunités que présente le numérique pour mieux maîtriser sa consommation et échanger localement des énergies…

7Or, la considération des enjeux concrets de la transition énergétique (maîtrise de l’étalement urbain, rénovation du parc de bâtiments, mobilisation des réseaux électrique et gazier pour intégrer les énergies renouvelables, etc.) conduit généralement, au moins jusqu’à présent, à poser un cadre public prescriptif dans lequel se déploient les logiques de Marché, sans que soient interrogées les conditions d’une intégration de ces enjeux dans des dynamiques de bien commun susceptibles de favoriser les coopérations, les ajustements et les évolutions de modes de vie pour soutenir et favoriser ces transitions. Dans ce cadre, les dynamiques sociales et les modifications des pratiques sont pensées soit comme découlant des évolutions techniques ou des transformations du Marché, soit comme le résultat de démarches de communication ou de sensibilisation réussies. Dans le même temps, les cadres alternatifs qui émergent, comme les initiatives issues de la société civile et du monde de l’économie sociale et solidaire (ESS), apparaissent efficaces mais sont confrontés au défi de la massification des processus de changement.

8Des expériences concrètes semblent indiquer que des processus de transition énergétique peuvent être facilités par une mobilisation en commun de divers acteurs (collectivités territoriales, associations, entreprises, experts, habitants…) tout en s’appuyant sur des acteurs et des mécanismes de Marché et en s’articulant avec des outils créés par l’État (stratégie nationale de transition énergétique et de croissance verte, schémas régionaux climat air énergie, plans régionaux d’efficacité énergétique, plans climat air énergie…). Ces processus reposant sur des dynamiques de bien commun, bien articulées avec les outils de l’État et du Marché, ont un potentiel de transformation des systèmes sociaux, économiques et financiers, institutionnels et, in fine, énergétiques, plus important et plus profond que celui porté par le seul jeu du Marché et de la régulation publique.

9Nous interrogeons ici, à travers deux exemples présentés lors de l’atelier Énergie du colloque « Entre État et Marché, la dynamique du Commun : vers de nouveaux équilibres » (université Paris 2 Panthéon-Assas, 8-10 juin 2017), les enjeux et les modalités de l’articulation entre dynamiques de Commun, État et Marché dans la transition énergétique. Après une brève présentation des deux cas, nous nous attacherons à saisir quelles ont été les dimensions de Commun dans les deux cas considérés et comment elles s’hybrident avec la sphère du Marché et celle de l’action publique. Nous chercherons ensuite à voir comment, dans ces expériences, se composent et se recomposent les enjeux associés à l’intérêt général, à l’intérêt privé et au bien commun ainsi que les rôles des différents acteurs.

Deux démarches territoriales de transition : le projet Smile en Bretagne et Pays de la Loire et la démarche Tepos du Thouarsais

10Prolongeant les démonstrateurs de réseau électrique intelligent Smart Grid Vendée et Solenn (SOLidarité Énergie iNNovation), le projet Smile2 (Smart Ideas to Link Energies) ambitionne de mettre en place un grand réseau électrique intelligent sur les départements du Morbihan et d’Ille-et-Vilaine en Bretagne et les départements de Loire-Atlantique et de Vendée en Pays de la Loire. Ce territoire est à la fois très riche en diversité de production d’énergies renouvelables et comporte de fortes densités de consommation, à la fois dans l’espace avec deux métropoles, Nantes et Rennes, mais aussi dans le temps avec une forte variabilité saisonnière, liée au climat mais aussi à la fréquentation touristique. L’enjeu de SMILE est alors d’intégrer massivement ces différentes productions et consommations énergétiques à travers des réseaux intelligents, en faisant émerger un écosystème de grands projets industriels régionaux compatibles et complémentaires. Les projets accompagnés par Smile partagent deux caractéristiques : une meilleure adéquation entre la production d’électricité renouvelable et sa consommation d’une part et la mise en place de plateformes de gestion des flux de données (Internet de l’énergie) d’autre part. Une plateforme d’innovation pour les données énergie nommée Pride vise à faire interagir les différentes briques intelligentes sur le réseau par un partage de données en ouvrant celles-ci ou en donnant accès à des données fermées à certaines conditions (licensing, API). L’objectif de Pride est de démontrer que la valeur ne réside pas dans la donnée elle-même mais dans son utilisation, et d’apporter confiance et sécurité à ceux qui mettent à disposition des données.

11La communauté de communes du Thouarsais3 est un territoire essentiellement rural de 36000 habitants avec une ville-centre d’un peu plus de 9000 habitants. La communauté de communes fait partie du réseau Tepos (territoires à énergie positive). L’engagement du territoire dans une démarche de transition énergétique a commencé fortuitement par la création d’une piscine solaire à Saint-Varent en 1986 puis s’est progressivement affirmé à travers des projets successifs : des réseaux de chaleur à énergie-bois, un méthaniseur impliquant la création d’une base d’échanges pour attribuer à chaque agriculteur une quantité de digestat en fonction de ses apports de matière, et un parc éolien avec cofinancement citoyen qui résulte d’un appel à projets lancé en 2010 par les collectivités. Cette dynamique Tepos obtient un soutien de l’État et de l’Ademe en 2007 à travers un contrat local initiative climat et la mise en place d’un chargé de mission énergie. C’est ainsi une culture partagée de l’énergie qui s’est progressivement construite sur le territoire au fur et à mesure des projets et de la consolidation de la dynamique d’ensemble.

Regard sur ces deux dynamiques au prisme du Commun

12Les deux démarches présentent des dimensions de communs très différentes, sans toutefois se référer explicitement aux notions du Commun. Smile mobilise une communauté d’acteurs répartis en 6 collèges : les animateurs économiques et agences de soutien à l’export des entreprises, les centres de recherche et de formation, les PME-PMI, les grandes entreprises (y compris les gestionnaires du réseau de transport et du réseau de distribution), les collectivités territoriales et les établissements bancaires et financiers. Cette communauté partage des connaissances et technologies (recherche, éléments d’innovation partagés), mais aussi des données ainsi que les technologies permettant de les partager. Les membres de Smile se sont dotés d’un système de gouvernance constitué d’une association Smile, structurée selon les 6 collèges, et de quatre groupes de travail portant respectivement sur l’expertise technologique, la finance, le rayonnement et enfin un groupe de travail « territoires et citoyens ». Le bien commun qui réunit ces acteurs se fonde sur un objectif partagé consistant à développer un réseau électrique intelligent sur le territoire du projet avec des technologies compatibles entre elles. La vitalité de l’écosystème d’acteurs constitue, elle aussi, un bien commun. Ces formes de bien commun partagé au sein de la communauté d’acteurs sont également ouvertes sur un bien commun plus large consistant à répondre par les énergies renouvelables et les réseaux intelligents à la problématique de la sécurisation de l’approvisionnement électrique en l’absence de grande unité de production électrique sur le territoire de Bretagne.

13Dans le cas de la communauté de communes du Thouarsais, on observe un double niveau de bien commun, d’une part au niveau de la démarche Tepos du territoire, qui fédère une communauté diversifiée d’acteurs (collectivités, entreprises, associations et citoyens, État et institutions publiques…), et, d’autre part, au niveau de certains projets comme le méthaniseur ou le parc éolien. Si la démarche Tepos s’inscrit clairement dans un bien commun territorial partagé (la reterritorialisation des circuits énergétiques et la lutte contre le réchauffement climatique), il est toutefois difficile de la caractériser comme un commun au sens classique faute de pouvoir identifier précisément un périmètre de ressources utilisées et gérées en commun. Les ressources mobilisées (humaines, techniques, financières, relationnelles, culturelles…) le sont dans un dispositif où c’est chaque acteur qui mobilise des ressources auxquelles il a accès, de façon coordonnée avec d’autres acteurs, cette coordination étant facilitée par l’existence d’un chargé de mission énergie depuis le milieu des années 2000. Pour autant, l’existence d’une dynamique de bien commun territorial, d’une culture partagée de l’énergie et d’un capital relationnel entre acteurs fait de la démarche Tepos un processus qui ne ressort pas des seules sphères de l’action publique et du Marché.

14Le projet de méthaniseur commun à un groupe d’agriculteurs peut quant à lui être plus facilement interprété comme un commun au sens classique. L’originalité du projet réside dans l’articulation entre un circuit commercial autour du gaz et un circuit d’échanges de matière non commercial autour des matières méthanisables et du digestat utilisé par les agriculteurs comme fertilisant. La communauté est celle des agriculteurs impliqués dans le projet et de leurs partenaires, et elle gère le méthaniseur (et, avant cela, la construction de celui-ci, ainsi que le capital financier et technique nécessaire au bon développement du projet) et les flux qui lui sont associés : flux de matières méthanisables, de biogaz, de digestat et d’argent. Le système de gouvernance permettant de gérer les ressources et les flux s’incarne dans les règles de fonctionnement de la SAS qui porte le méthaniseur, structurée en trois collèges : les agriculteurs, les industriels et les apporteurs de biomasse hors agriculteurs (industriels et collectivités), avec une répartition une personne-une voix indépendamment du capital.

15Enfin, le projet de parc éolien s’ouvre à un cercle d’acteurs plus large qu’un projet industriel classique à travers son dispositif de financement citoyen sans toutefois modifier sa gouvernance : les citoyens acquièrent des obligations, moins risquées que des actions mais donnant un simple droit d’information n’impliquant pas la participation à la gouvernance de la société. Cependant, même sans participation dans la gouvernance, ce financement participatif contribue à l’inscription du projet dans un bien commun territorial. Ce bien commun territorial revêt des formes concrètes et identifiables par tous : des retombées fiscales permettant de soutenir le budget de communes qui, sans cela, auraient pu être contraintes à fusionner pour des raisons budgétaires, préservation du tissu économique du territoire et création de nouvelles activités non délocalisables, notamment de maintenance. Le projet contribue également à établir l’image d’un territoire tourné vers le développement durable qui attire des installations d’entreprises.

La dynamique d’une hybridation entre État, Marché et Commun et l’articulation entre intérêt général, bien commun et intérêt d’entreprise

16Dans le cas du Thouarsais, la dynamique Tepos s’est construite progressivement en agrégeant au fur et à mesure de nouveaux acteurs, dont l’État et l’Ademe mais aussi des entrepreneurs privés et des industriels, indispensables à la réalisation des différents projets. Initialement, la dynamique part des élus agissant dans leur mandat de gestion d’infrastructures publiques. Le premier projet de piscine solaire, lancé pour des raisons d’efficacité et de coût plutôt que par conviction écologique, a été initialement décrié sur le territoire comme utopique, mais a fait ensuite ses preuves, la piscine étant à la fois la moins chère et la plus chaude du territoire, permettant la mise en place d’un programme de bébés nageurs. À partir de ce projet, un processus de construction progressive d’une culture des énergies renouvelables se met en place, à travers des projets de réseaux de chaleur-bois qui aboutissent en 2000. Au milieu des années 2010, la démarche change de nature et passe d’une démarche d’élus à une démarche multi-acteurs. Cette transformation de la dynamique survient d’une part par l’arrivée d’une entreprise porteuse d’un projet de parc à thème des énergies renouvelables sur un ancien terrain militaire acquis par la commune en 2006. Le changement intervient aussi par l’engagement des élus dans une démarche Tepos, qui amène la communauté de communes à se doter de capacités de facilitation avec la création d’un poste de conseiller énergie, puis suscite l’engagement d’autres acteurs, avec le lancement en 2007 d’un Plan climat-énergie territorial soutenu par un contrat local initiative climat accompagné par l’Ademe et l’État. Les collectivités ne sont plus les seules initiatrices de projets et prennent un rôle de facilitatrices d’une dynamique d’ensemble. Le secteur agricole se joint aussi à la démarche : la Chambre d’agriculture, sollicitée par les collectivités, engage à partir de 2005 une démarche d’animation sur la méthanisation qui aboutit à un projet de méthaniseur partagé regroupant 80 agriculteurs réunis dans une société par actions simplifiée (SAS). La dimension de bien commun s’est construite et renforcée tout au long de la démarche Tepos : en partant de l’initiative d’un maire pionnier, les enjeux de maîtrise territoriale de l’énergie (production comme consommation) ont progressivement été partagés par une communauté d’acteurs agissant de façon autonome et coordonnée au service d’objectifs partagés tout en poursuivant leurs objectifs propres, la communauté porteuse de ces enjeux s’élargissant jusqu’à un ensemble de citoyens investissant dans le projet éolien.

17La dynamique de construction de Smile est quant à elle à la fois émergente et descendante. Elle peut être qualifiée d’émergente dans la mesure où le projet se construit sur un territoire déjà riche en projets de transition énergétique que Smile vise à relier : boucles énergétiques locales et mini-smart grids, présence de nombreux TEPCV (territoires à énergie positive pour la croissance verte), projet Solenn à Lorient agglomération sur la maîtrise de la demande en électricité… Elle peut également être considérée comme une démarche descendante dans la mesure où il s’agit d’un projet porté par de grands acteurs régionaux et lauréat d’un appel à projets national4. Outre l’accompagnement dans la définition de projet et sa mise en œuvre et les actions de rayonnement à l’international, l’un des principaux attraits pour un projet proposé à la labellisation Smile est de pouvoir bénéficier d’une dynamique collective en entrant dans un écosystème d’acteurs susceptibles de partager expérience et connaissances. Le projet vise donc à mettre en synergie des acteurs de l’innovation (entreprises, pôles de recherche, mais aussi collectivités) porteurs de projets contribuant à la réalisation d’objectifs nationaux et territoriaux de transition énergétique, sous la forme d’une « ruche d’innovation » où se partagent des connaissances et se construisent des éléments de culture communs. Aujourd’hui un des enjeux clés pour la dynamique engagée par Smile est d’élargir la communauté concernée touchant également les citoyens à travers les travaux du groupe de travail « territoires et citoyens », inspiré de l’expérience en la matière du projet Solenn en matière d’accompagnement individuel des consommateurs et d’animation collective de la démarche de maîtrise des consommations. Il ne s’agit toutefois pas à l’heure actuelle de modifier la gouvernance de Smile pour y intégrer de nouvelles catégories d’acteurs.

Une recomposition des enjeux et des acteurs

18Dans le cas du Thouarsais, on peut observer l’évolution des enjeux au fur et à mesure de l’élargissement de la communauté d’acteurs qui les porte. Le premier projet de piscine solaire était avant tout une réponse technique à un objectif de maîtrise des coûts, puis la démonstration de la pertinence des énergies renouvelables pour répondre aux enjeux du territoire a permis de faire émerger le développement des énergies renouvelables comme un enjeu en soi, tout en fédérant progressivement une communauté d’acteurs de plus en plus large et en construisant des éléments de gouvernance (le dispositif de facilitation territoriale) permettant de soutenir cette dynamique. Les collectivités passent alors par plusieurs rôles : au départ maîtres d’ouvrage d’équipements publics (piscine, réseaux de chaleur), elles deviennent catalyseurs de projets dont elles ne sont pas maître d’œuvre (par exemple en lançant un appel à projets pour le parc éolien permettant de « recruter » un industriel) et, à travers la dynamique Tepos et le recrutement d’un chargé de mission énergie, elles deviennent également soutien et facilitatrices de la dynamique de transition énergétique du territoire. Elles intègrent ainsi la contribution à une dynamique de bien commun comme un outil au service de leurs politiques publiques. L’État et l’Ademe jouent également un rôle de soutien à travers le contrat local initiative climat passé avec les collectivités. À travers le méthaniseur, on voit également une évolution du rôle des agriculteurs, qui deviennent producteurs d’énergie et contributeurs du processus de transition énergétique mais aussi de la gestion des déchets sur le territoire. Enfin, des citoyens viennent prendre part au projet éolien par l’intermédiaire de la structure de financement participatif et sont amenés à suivre son développement.

19Le projet Smile a quant à lui dès le départ l’ambition de faire évoluer les relations entre entreprises en facilitant le développement d’approches de coopération et de mutualisation entre entreprises, y compris entre grandes entreprises et PME-TPE. Comme dans le cas du Thouarsais, les collectivités et l’État se placent dans une position de soutien et d’apporteurs d’un dispositif de facilitation vis-à-vis de projets dont elles ne sont pas maîtres d’ouvrage. L’objectif de faciliter l’engagement des citoyens porté par le groupe de travail « Territoires et citoyens » est potentiellement porteur d’évolutions à venir. Quel rôle vont jouer les différents types d’acteurs engagés dans Smile vis-à-vis de cet objectif ? De quelle façon et avec quels rôles seront (ou non) inclus dans le projet des groupes de citoyens et des organisations de la société civile, qui ne font pas partie des différents collèges autour desquels la gouvernance de Smile est structurée ? S’agit-il seulement d’impliquer des citoyens et de les amener à modifier leur comportement, ou des formes d’agir en commun avec des groupes de citoyens et des organisations de la société civile sont-elles en germe dans les travaux de Smile ?

Conclusion

20On observe à travers le processus Tepos du Thouarsais et le projet Smile que l’émergence d’une dimension de commun articulée avec les outils du Marché et les politiques publiques ouvre un éventail de possibilités nouvelles, tant en termes d’outils qu’en termes de dynamiques d’acteurs. C’est par exemple la combinaison d’outils marchands et non marchands qui permet au méthaniseur partagé de gérer finement les flux d’énergie et de matière. L’incursion d’éléments de commun semble également un facteur de dynamisation et de complexification des jeux d’acteurs qui peut constituer une ressource pour répondre à la complexité des enjeux de transition énergétique sur les territoires. En termes de dynamiques, on observe toutefois plusieurs types de seuils à franchir. Un premier seuil est le passage d’une collection de projets à une dynamique d’ensemble, qui peut être facilitée par des dispositifs d’animation et de facilitation. Une forme d’action publique consiste alors à soutenir des dispositifs de facilitation compatibles avec les politiques publiques visées ou à rendre, comme dans Smile, l’accès aux ressources mises en commun conditionné par un degré de conformité des projets avec les objectifs des politiques publiques.

21Un deuxième seuil est l’engagement de la puissance publique – et en particulier des élus – dans des dynamiques intégrant des éléments de commun. Dans le cas du Thouarsais, l’implication d’un ensemble large d’élus des collectivités du territoire a constitué un tournant dans la vigueur de la dynamique Tepos. Les collectivités territoriales peuvent ainsi être à la fois autorités publiques dépositaires de l’intérêt général et parties prenantes de communs. À ce titre, elles occupent une position très particulière et ont la possibilité de construire des synergies entre intérêt général et communs à la fois en faisant rentrer des éléments issus des communs au sein de l’intérêt général et en agissant pour intégrer des éléments d’intérêt général dans les communs.

22Un troisième seuil identifié touche la réinterrogation de la notion commune de « Marché » au sens libéral du terme : du côté de l’offre, les entreprises n’interviennent plus d’abord pour vendre des services ou des produits, mais s’intègrent dans une dynamique, dont les objectifs sont portés collectivement par la communauté des acteurs, éventuellement modérés plus que régulés par l’État, et dont la mise en œuvre implique la contribution des entreprises et des acteurs publics à la constitution et à la gestion des communs. L’un des défis pour les institutions publiques (ou les institutions privées remplissant une fonction de service public comme les gestionnaires de réseau) est de concilier et d’articuler ces nouveaux rôles avec les fonctions plus classiques de régulation, de garantie d’un accès non discriminé au réseau, etc., qui demeurent nécessaires. Il s’agit alors pour elles de savoir dans quelles configurations et à quels moments elles doivent adopter ou non des nouveaux modes d’action liés au Commun, d’identifier à travers quelles dynamiques et quels processus s’effectuent ces transitions de rôle, et de comprendre comment et dans quelles mesures ces nouvelles configurations transforment leur manière d’assurer leurs fonctions préexistantes. Du côté de la demande, le statut de consommateur s’efface au profit de citoyens : le citoyen devient un acteur du système énergétique, et non un simple consommateur uniquement guidé par son intérêt dont il s’agit d’influencer le comportement à travers le signal prix, l’incitation fiscale ou les campagnes de communication. En conséquence, cela nécessite l’ouverture des démarches de transition énergétique aux citoyens et aux organisations de la société civile, qui constitue une condition fondamentale du succès des démarches de transition énergétique… On comprend que cette évolution du rôle des entreprises et des citoyens devra se traduire dans les modes de gouvernance. Les deux cas étudiés présentent ainsi des expériences intéressantes de formes de gouvernance, mais la définition plus large de modes de gouvernance adaptés à ces jeux d’acteurs complexifiés reste à explorer.

23Enfin, un dernier seuil est celui de la massification : comment passer de démarches très localisées comme celle du Thouarsais, avec une grande proximité entre acteurs du territoire, à des démarches à une échelle régionale, sans perdre la dimension de Commun et le lien entre les différents acteurs ? Comment des processus d’hybridation entre Commun, action publique et Marché à une échelle régionale peuvent-ils inclure une dimension d’engagement des citoyens et des organisations de la société civile ? À travers quels dispositifs de facilitation et d’animation et quelles formes de gouvernance ? Et quels compromis peuvent être passés entre Commun, action publique et Marché pour franchir le cap d’une massification des processus de transition ?