Introduction

1La notion de « transition énergétique » s’est imposée dans le paysage politique national1 comme l’expression d’un projet de transformation du système énergétique visant à le rendre plus soutenable. Notre mode de développement, fondé sur l’exploitation de « stocks » énergétiques extraits sous une forme très concentrée du sous-sol (les énergies fossiles, et dans une moindre mesure l’énergie nucléaire2) est en effet porteur de déséquilibres croissants : tout en épuisant progressivement ces ressources, il engendre des impacts environnementaux – au premier rang desquels le dérèglement climatique – et sanitaires majeurs, des risques technologiques aigus et une inégalité d’accès à l’énergie.

2Si la nécessité de transformer ce système s’impose progressivement à l’agenda politique, elle est encore loin de se traduire par une action à la hauteur des enjeux. Le rapport spécial du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec3) souligne ainsi par exemple l’insuffisance des inflexions actuelles par rapport au niveau de rupture nécessaire pour respecter, au niveau mondial, les objectifs de l’accord de Paris4 et atteindre, à l’horizon de la moitié du siècle, la « neutralité carbone ».

3Outre qu’il n’existe pas de vision unique de la transition énergétique, car les options retenues par les uns et les autres pour parvenir à cette soutenabilité ne font pas consensus, ce simple objectif illustre la difficulté à appréhender et à mettre en œuvre un tel projet dans les cadres de gouvernance existants.

4Il s’agit d’abord d’intégrer ce que l’association d’experts négaWatt qualifie comme une « urgence du long terme5 », autrement dit la nécessité d’inscrire dès aujourd’hui, et de façon systématique, toutes les décisions que nous prenons et les actions que nous menons à court terme dans la perspective de cette transformation nécessaire à long terme, c’est-à-dire à l’horizon 2050. Ce qui implique non seulement de mettre en œuvre de nouvelles options, comme le développement des énergies renouvelables ou la rénovation thermique des bâtiments, au rythme et avec la profondeur d’action voulus, mais aussi de renoncer à la poursuite d’actions incompatibles avec les objectifs fixés, comme l’augmentation du parc de véhicules essence ou diesel ou l’expansion des surfaces construites.

5Il s’agit ensuite d’assurer une cohérence globale des transformations ainsi engagées sur différents fronts. L’objectif de zéro émissions nettes de carbone implique par exemple à la fois d’éliminer totalement les émissions de dioxyde de carbone issues de la combustion d’énergies fossiles dans notre système énergétique, mais aussi de réduire autant que possible les émissions d’autres gaz à effet de serre associées aux activités de production industrielle et agricole, tout en renforçant, par des changements d’usages des sols ou de pratiques, la capacité de nos sols à stocker du carbone, pour compenser le talon d’émissions résiduelles. L’ensemble de ces efforts ne peut évidemment être efficace que s’il est coordonné pour veiller à l’optimisation technique, économique et sociale des transformations visées, et ne peut être supportable que s’il est régulé pour veiller à la juste répartition des efforts et bénéfices associés à ces transformations.

6Il s’agit enfin de traiter cette complexité en articulant des niveaux d’action et de régulation très différents, allant de l’équilibre international au cadre politique et économique européen et national, mais surtout jusqu’au niveau des collectivités territoriales, des collectifs d’acteurs, et même des entreprises et des ménages. Si de nombreux objets dépassant l’échelle locale restent évidemment au cœur de la transition énergétique – les réseaux, les infrastructures de transport, les complexes industriels –, celle-ci passe aussi avant tout par la mobilisation de potentiels très diffus et localisés, qu’il s’agisse de la production locale d’énergies renouvelables ou de l’action sur les bâtiments, la mobilité quotidienne ou les modes de consommation – dans le secteur marchand mais aussi non marchand.

7Intégrer le long terme, assumer le développement mais aussi le déclin de certains secteurs, assurer une cohérence intersectorielle, articuler tous les niveaux d’action… L’organisation très segmentée et centralisée de l’État, l’incapacité des outils de gouvernance à sortir de logiques prévisionnelles pour penser des ruptures, la priorité accordée par les acteurs économiques à des retours à court terme, et la difficulté à développer des raisonnements en coûts complets tenant compte des investissements, des coûts d’exploitation et des coûts indirects (gestion ou compensation des impacts) sont autant de facteurs évidents pour expliquer la défaillance de l’État comme celle du Marché à prendre véritablement à leur compte le projet de transition énergétique.

8La transition énergétique s’inscrit plus largement dans un projet écologique qui dessine aujourd’hui une nouvelle perspective de progrès6, motivée par la préservation à long terme de communs aussi majeurs que notre espace naturel, nos ressources ou même l’habitabilité de notre planète. La mise en œuvre de ce projet passe nécessairement par un dépassement des modes actuels de gouvernance, dont la clé réside peut-être dans l’identification de ce qui, au sein du projet de transition énergétique, fait dès aujourd’hui commun.

Une approche systémique de la transition énergétique

9La notion même de « transition énergétique » désigne la transformation du système énergétique, partant nécessairement de son état actuel pour atteindre, à l’issue de cette transformation, un état désiré différent. Il est essentiel, avant d’envisager tout programme de mise en œuvre de cette transition, de s’interroger sur ce qu’il s’agit précisément de transformer, et sur ce que peut être le principe de cette transformation. Et puisque c’est de limites physiques qu’il est avant tout question, que ce soient celles des stocks de ressources non renouvelables offertes par la planète ou celles de sa capacité à absorber sans déséquilibre majeur les différentes pollutions qu’entraîne la consommation de ces ressources, il convient pour cela de construire toute représentation des transformations nécessaires sur une approche d’abord physique de la transformation du système. En d’autres termes, ce n’est pas le système physique qui doit s’adapter aux limites actuelles des règles économiques et de gouvernance, mais ces régulations qui doivent s’adapter aux limites physiques du système⁷.

Le « système énergétique »

10La question de la transition énergétique s’inscrit de fait dans une double complexité systémique. La première est que « l’énergie fait système dans la société⁸ » (fig. 1). L’énergie prend physiquement de très multiples formes qui ne sont pas de même nature. On distingue notamment 1) l’énergie dite primaire, qui correspond aux formes brutes des ressources énergétiques que nous offre la planète, qu’il s’agisse de stocks (charbon, pétrole, gaz fossile, uranium) ou de flux (énergie solaire, vent, eau, géothermie, biomasse…), 2) l’énergie dite finale, telle qu’elle est livrée aux consommateurs (électricité, carburants, bois de chauffe…), sous des formes transformées que l’on qualifie de vecteurs énergétiques, et 3) l’énergie dite utile, c’est-à-dire transformée à nouveau par des chaudières, des moteurs ou des équipements électriques en chaleur, force motrice, lumière ou information, afin de nous rendre pour finir des services énergétiques.

Figure 1 - Le système énergétique. Mise en relation à travers des vecteurs de différentes ressources mobilisées pour fournir différents services.

11Ainsi, le système énergétique désigne l’ensemble complexe des équipements, structures, infrastructures, et des organisations sociales et économiques associées, développés pour extraire ou capter des ressources énergétiques, les transporter et les transformer afin de répondre aux besoins de services énergétiques. Le niveau de services énergétiques, et les choix de ressources mobilisées, sont évidemment structurants pour le système, comme le sont pour la société les choix d’organisation de ce système. Qu’il s’agisse par exemple de la forme du système électrique ou plus encore du choix d’organiser la mobilité autour d’un modèle de propriété individuelle du véhicule automobile, la mise en relation des ressources et des services structure la société.

12La seconde dimension systémique réside dans l’imbrication des différents impacts. Le système énergétique, au sens précédent, est producteur de nombreux impacts économiques, sociétaux et environnementaux, dont certains lui sont propres mais dont beaucoup entrent aussi en complémentarité, en synergie ou en conflit avec d’autres impacts. Les besoins associés à l’évolution du système énergétique dans les secteurs de l’industrie, de l’agriculture, du bâtiment ou de la forêt ont des implications croisées non seulement du point de vue des émissions de gaz à effet de serre mais aussi des matières minérales, de l’eau, des usages des sols et de la biodiversité. Dans le champ social, la précarité énergétique n’est par exemple qu’une dimension de la précarité. Par conséquent, les solutions apportées en matière de transition énergétique doivent prendre plus largement en compte l’ensemble de ces effets systémiques.

Le principe directeur de la transition

13À la lumière de ces constats, le principe directeur de la transition énergétique est de revenir à un système énergétique plus respectueux des limites physiques en tenant compte de l’ensemble de ces interactions. Au-delà des divergences sur l’équilibre entre les différents leviers d’action et sur les préférences pour différentes options, la démarche développée depuis une quinzaine d’années par l’association négaWatt, résumée par le tryptique « sobriété - efficacité - renouvelables » fait aujourd’hui référence7.

14Son principe consiste d’abord à renverser le paradigme traditionnel de l’énergie, qui se concentre sur les ressources et leur disponibilité, pour réfléchir au contraire à partir des services énergétiques et de leur satisfaction. Puis à remonter vers les ressources, en identifiant différents leviers d’action. Ceux-ci s’inscrivent dans l’idée d’un intérêt commun à exercer une triple intelligence sur le système : dans les usages de l’énergie, dans les performances techniques et dans le choix des ressources (fig. 2).

Figure 2 - Les principaux leviers d’une démarche de soutenabilité appliquée à l’énergie, partant des services pour remonter aux ressources.

15La première étape est donc celle de la sobriété, comprise non pas comme une démarche de restriction, mais d’intelligence ou d’optimisation des services rendus par l’énergie. Il s’agit de ne consommer d’énergie (et plus largement de ressources) que pour des services vitaux, utiles, ou même superflus mais choisis, et d’éliminer au contraire les gaspillages liés à des consommations ne rendant pas de réel service. Cette sobriété repose sur plusieurs leviers. Le premier est celui de la sobriété dimensionnelle, qui porte sur la taille et le juste dimensionnement des équipements : la maîtrise des surfaces habitées, le poids des véhicules et l’utilisation de véhicules distincts correspondants aux usages, ou encore le niveau d’éclairage électrique. La sobriété d’usage consiste ensuite à maîtriser le niveau et la durée d’utilisation de nos équipements, qu’il s’agisse d’éteindre les appareils en veille ou de limiter des productions industrielles inutiles en luttant contre l’obsolescence programmée. Enfin, la sobriété pourra aussi s’exercer dans une forme coopérative, via des formes de partage simples telles que celui d’outils ou de véhicules, ou plus complexes telle que celui d’espaces de travail ou d’habitation, et des formes d’organisation, notamment au niveau de l’urbanisme pour agir sur les besoins de déplacement.

16La deuxième étape porte sur la performance énergétique globale des transformations techniques remontant des usages vers les ressources, via une intelligence sur les équipements. Celle-ci doit d’abord porter sur une efficacité dite constructive, pour réduire par une bonne conception l’énergie grise consommée par leur construction ou leur fabrication. Cette bonne conception va également porter sur l’efficacité à l’utilisation, qui consiste par exemple à profiter des apports passifs de lumière et de chaleur dans les bâtiments, à renforcer leur isolation, ou encore à soigner la performance aérodynamique des véhicules. L’efficacité peut ensuite jouer sur la conversion, en améliorant le rendement des moteurs des véhicules ou la performance des ampoules ou de l’électroménager. Elle peut aller jusqu’à la production d’énergie, en renforçant par exemple le rendement des centrales électriques ou en réduisant les pertes sur les réseaux.

17La troisième et dernière étape consiste à faire des choix de substitution des ressources énergétiques moins soutenables par des ressources énergétiques plus soutenables, en privilégiant donc les énergies basées sur l’utilisation de flux aux énergies basées sur l’épuisement de stocks. Indépendamment de préférences entre les différentes filières, la clé de la démarche proposée est bien que la maîtrise de la consommation par la sobriété et l’efficacité, en réduisant le volume de ressources à mobiliser, favorise pour un même développement des ressources souhaitées leur substitution plutôt que leur addition aux ressources actuellement dominantes. Il faut souligner au passage que la question n’est pas celle de la disponibilité des énergies renouvelables en tant que telles, dans leur grande diversité : l’essentiel est directement ou indirectement lié à l’apport solaire, qui représente chaque année plusieurs milliers de fois plus d’énergie que la population mondiale n’en consomme. L’enjeu est plutôt de savoir mobiliser aujourd’hui ces énergies de flux de façon aussi efficiente, grâce au progrès technologique, qu’on a appris à le faire depuis deux siècles et demi avec les ressources très concentrées que nous fournissent les énergies de stock.

18Cette approche systémique semble aujourd’hui pertinente pour réduire les impacts du système énergétique et contribuer, en tenant compte de l’ensemble des enjeux de soutenabilité, à la transformation positive des modes de production et de consommation. Sa mise en œuvre nécessite une application systématique, qui se heurte aujourd’hui à des besoins de transversalité, de décloisonnement, de régulation et d’articulation entre court et long terme qui ne trouvent que très peu prise dans les modes de gouvernance actuels.

Les communs de la transition énergétique

19L’analyse, secteur par secteur ou levier par levier des transformations nécessaires à cette transition énergétique, révèle plus concrètement l’impossibilité de réaliser ces changements dans les cadres de régulation actuels. Les grands enjeux associés à la maîtrise de nos consommations d’énergie (et par extension, d’autres ressources tels que les matériaux ou les sols) et à la mobilisation soutenable des ressources renouvelables s’articulent autour d’objets tels que l’occupation de l’espace, l’affectation des sols, la gestion des bâtiments et des réseaux ou les schémas de consommation, qui sont autant de sujets sur lesquels l’action conjointe des Marchés et des pouvoirs publics, même si elle était mieux ordonnée, ne semble pas en mesure d’organiser les transformations nécessaires.

L’aménagement de l’espace

20L’occupation de l’espace, au sens à la fois de la répartition des activités productives et récréatives et de l’usage des sols, revêt une importance capitale dans la transition énergétique. Il s’agit d’abord de maîtriser l’évolution des surfaces occupées par les bâtiments et l’ensemble des infrastructures qui les relient ou les entourent (routes, parkings, etc.), afin non seulement de limiter l’artificialisation des sols mais aussi de contenir les consommations d’énergie nécessaires à la construction et à l’utilisation de tous ces équipements – en lien avec la question de la gestion du parc bâti lui-même.

21Le deuxième enjeu majeur est celui de la maîtrise de l’évolution des distances à parcourir, en lien étroit avec les problématiques de mobilité. La distribution des activités, selon un principe de mixité fonctionnelle des zones construites mêlant habitations, lieux de travail et offres de services ou au contraire de séparation de ces pôles, conditionne en effet la longueur des trajets nécessaires aux déplacements dits « pendulaires » (domicile - travail) ou à l’accès aux commerces et aux services. Elle contraint également les parcours nécessaires en termes de distribution des biens, et donc les solutions disponibles pour développer les circuits courts ou simplement optimiser le fret de marchandises.

22Cette orientation conduit par ailleurs à revitaliser les espaces ruraux, et à retrouver de la densité en milieu urbain au lieu de favoriser toujours davantage l’étalement périurbain. Enfin, dans les espaces concernés, un dernier enjeu d’aménagement concerne la répartition de l’espace autour des activités implantées, notamment du point de vue de la place accordée aux différents modes de transport, et aux espaces végétalisés et de loisir.

23Les leviers d’action dans ces différents domaines sont nombreux mais très divers : encourager l’implantation de nouvelles activités en fonction de ces critères de densité et de mixité, favoriser le petit habitat collectif aux dépens de la logique pavillonnaire, encourager des formes de colocation, d’habitat intergénérationnel, ou encore développer les solutions de télétravail et les espaces de coworking… De telles évolutions doivent de plus être cohérentes avec l’évolution des infrastructures de réseaux et de transport et avec celle des prix du foncier, de l’immobilier et de l’accès à ces services. Une telle cohérence est clairement contraire aux logiques de Marché à l’œuvre aujourd’hui et hors d’atteinte des formes actuelles de régulation. Elle ne peut venir que du développement d’une gouvernance centrée sur cette nécessité collective, au niveau national comme au niveau le plus local, de maîtriser la façon dont nous occupons l’espace.

La gestion du patrimoine bâti

24Les bâtiments existants, bien qu’ils soient, à l’exception notable du parc appartenant à l’État ou aux collectivités, régis par la propriété privée, constituent néanmoins une forme de patrimoine collectif. Le taux de renouvellement des bâtiments résidentiels et tertiaires étant faible, l’essentiel du parc que nous occuperons dans les prochaines décennies est déjà construit. La gestion de ce parc, à cette échelle de temps, revêt un intérêt commun. Il s’agit notamment, sous l’angle de la transition énergétique, de réduire la consommation de ces bâtiments, qui représente plus de 40 % de la consommation d’énergie nationale, à travers une action de rénovation thermique.

25L’objectif, globalement, est d’amener 30 millions de logements et 900 millions de mètres carrés de surfaces tertiaires à un niveau de performance trois à quatre fois plus élevé qu’aujourd’hui. Une telle action n’est pas envisageable sans introduire une forme d’obligation de rénovation, dont les modalités d’application individuelle doivent à la fois être encadrées et assurées : d’un côté, il s’agit de planifier la mise en œuvre sur le parc, à l’échelle par exemple des collectivités ; de l’autre, il faut donner aux propriétaires et occupants les moyens de cette mise en œuvre, techniquement et économiquement. Cela implique notamment d’organiser, de mobiliser et de former au sein de la filière du bâtiment autour de cet objectif, de mobiliser du financement privé via des garanties publiques, et de sécuriser la réalisation des opérations par des solutions de tiers-financement.

L’organisation de la mobilité

26La manière dont nous nous déplaçons est un troisième enjeu fort en termes de transition énergétique : le déplacement des personnes et marchandises représente environ 30 % de notre consommation et repose pour l’essentiel sur le pétrole. Là encore, les leviers d’action sont bien identifiés. Il convient d’abord d’encourager le report modal vers la mobilité douce, les transports collectifs, le fret ferroviaire et fluvial. Une partie importante des flux restera toutefois sur la route : il convient donc non seulement d’améliorer considérablement l’efficacité des véhicules, mais également de transformer leur motorisation pour sortir de la dépendance au carburant liquide, à travers des solutions électriques, mais aussi basées sur le gaz (devenant progressivement renouvelable).

27Derrière ces orientations se dessine la nécessité de sortir du modèle actuel, basé sur la propriété individuelle d’un véhicule automobile à tout faire – souvent immobilisé sans emploi 90 % du temps, et utilisé à 90 % dans des conditions très éloignées de son dimensionnement (seul à 30 km/h en ville…). L’alternative est le développement d’une mobilité de service : l’accès, sous diverses formes de location, partage, etc., à des véhicules différents, adaptés en fonction des usages ; la continuité modale entre l’automobile et les autres formes de déplacement.

28De telles évolutions ne relèvent ni des stratégies développées par les opérateurs, ni des changements de comportement, ni des politiques publiques, mais d’une action conjuguée sur ces différents plans. L’encouragement de nouvelles pratiques, l’innovation, l’adaptation de l’offre des constructeurs, les priorités de développement d’infrastructures de transport et la bonne articulation de ces évolutions avec les choix d’aménagement du territoire sont autant de conditions essentielles à la transition.

L’évolution de la production industrielle

29Dans l’industrie, l’approche semble davantage relever de politiques sectorielles classiques. Pourtant, les leviers à actionner dépassent, là encore, la portée de simples évolutions de la demande des consommateurs ou de la stratégie des industriels, et de leur régulation par les pouvoirs publics. Les industriels peuvent trouver un intérêt, répondant à une certaine demande, à améliorer l’efficacité énergétique des procédés industriels et en favorisant l’utilisation de matériaux biosourcés – ce que des régulations peuvent encadrer. Mais des changements plus profonds doivent être envisagés.

30Il s’agit notamment de favoriser des circuits plus courts, en relocalisant la production et les chaînes d’approvisionnement, mais surtout d’appliquer à la production une offre de sobriété : réduire voire éliminer des (sur) productions redondantes ou inutiles, travailler à la durabilité des produits plutôt qu’à leur obsolescence programmée (action à la conception, développement de filières de recyclage, de ressourcerie, etc.), et même développer la mutualisation de biens et d’équipements pour réduire les besoins de production. Ces évolutions, majeures pour le bilan énergie et matières de l’industrie, appellent à un changement majeur des modèles économiques et de la chaîne de création de valeur, qui passent par une nouvelle gouvernance.

L’utilisation de la biomasse

31Les questions systémiques concernent tout autant la mobilisation des ressources énergétiques renouvelables, et tout d’abord la biomasse. Si celle-ci a un rôle à jouer dans l’énergie, pour se substituer à la combustion de combustibles fossiles, ceci ne doit se faire ni aux dépens de ses fonctions premières – alimentation, fourniture de matériaux –, ni au prix d’un déséquilibre du cycle de prélèvement et de reconstitution de cette ressource. Comme pour les matériaux dans l’industrie, les principes de sobriété, d’efficacité et de mobilisation soutenable des ressources peuvent s’appliquer à la biomasse, ainsi que l’illustre pour la France le scénario Afterres 20508.

32Les principaux leviers de transformation concernent à la fois les usages, les choix d’allocation et les modes de production. Du côté de l’alimentation, le principal enjeu est une évolution de l’assiette alimentaire, avec une diminution de la part de protéines animales au profit de protéines végétales, accompagnant une réduction de l’élevage. L’alimentation se modifie aussi en lien avec le développement de nouvelles pratiques agricoles, allant vers un mix d’agriculture biologique, raisonnée, et d’agro-écologie. Enfin, la ressource forestière doit être mieux exploitée, d’abord pour du bois d’œuvre puis pour des usages matériaux et enfin énergie.

33Derrière ces changements, c’est bien l’allocation des sols aux différents usages, les modes d’exploitation et l’optimisation des usages de la ressource biomasse qui sont en jeu. L’organisation des filières, les logiques de Marché et les régulations actuelles ne permettent pas de saisir ces enjeux : là encore, un mode de gouvernance articulé autour de cette question manque pour organiser et mettre en œuvre ces transformations.

Les énergies renouvelables électriques et le réseau

34Dans le domaine de la production d’énergie, l’autre sujet majeur – qui concentre beaucoup l’attention – est celui de la mobilisation des énergies renouvelables pour la production d’électricité. D’importants progrès ont été faits qui garantissent aujourd’hui à la fois la compétitivité des filières les plus matures (éolien et photovoltaïques) et la possibilité de gérer, par des solutions de flexibilité et de stockage, la variabilité prévisible de leur production. Se projeter dans un système électrique basé sur 100 % d’énergie renouvelable, dans un scénario global de transition énergétique, est techniquement réaliste et économiquement raisonnable9.

35Toutefois, ce modèle n’émergera pas par la seule force de ce progrès. Le développement des renouvelables s’accompagne d’une évolution dans les formes économiques et organisationnelles de production et de consommation – financement coopératif et participatif, modèles d’autoproduction et d’autoconsommation –, à une échelle très locale, qui doivent trouver leur place dans un Marché organisé au contraire autour de très gros acteurs, producteurs ou fournisseurs. Plus largement, c’est l’ensemble de la structure du réseau, et des infrastructures d’interconnexion, transport, distribution et stockage associées, qui doit évoluer pour s’adapter à ces nouvelles formes de production et aux nouveaux schémas de régulation de l’équilibre entre offre et demande. L’articulation de ce réseau avec celui du gaz, notamment autour du maillon essentiel que peut constituer le stockage d’électricité excédentaire via sa conversion en gaz (power-to-gas), et localement avec les réseaux de chaleur joue également un rôle majeur.

36Ce sont en fait ces infrastructures et leur gestion, et non plus la production d’énergie, qui se trouvent au centre des transformations à opérer. Celles-ci peuvent être vécues, en particulier par les acteurs dominants, comme une désoptimisation coûteuse par rapport au système existant – qui ne trouvera son intérêt économique que dans la réalisation à terme du futur système. La question de la bonne organisation technique et de la maîtrise des coûts de cette transformation, ainsi que de la juste répartition entre acteurs et dans la durée des efforts et des bénéfices, implique de placer la valeur partagée de ces infrastructures au centre des préoccupations.

Conclusion

37La transition énergétique est une nécessité issue d’une préoccupation à long terme pour des communs essentiels (climat, ressources fossiles et minérales…). Elle vise à construire un projet de transformation du système pour répondre au problème de dépassement des limites physiques de la planète en termes de ressources et d’impacts. La transition énergétique vise à traiter ces enjeux par la combinaison d’un travail de sobriété énergétique sur les usages de l’énergie et d’efficacité énergétique d’une part, et de développement des énergies renouvelables, ou de « flux », d’autre part, afin de réduire progressivement le recours aux énergies intrinsèquement moins soutenables. Il s’agit plus profondément, dans la mesure où l’organisation du système énergétique est au cœur du système économique et social, d’une transformation poussée et dirigée de nos modes de production et de consommation.

38Ce projet se heurte toutefois clairement, au vu de l’écart entre le niveau de prise de conscience de ces enjeux et la faiblesse de l’action, à une autre forme de limite : celle des modes de gouvernance actuels, organisés autour des deux pôles que sont l’État et le Marché.

39La manière dont nous occupons l’espace, l’entretien et la rénovation de notre parc de bâtiments, l’organisation de notre mobilité, la régulation par les besoins de notre production industrielle, l’exploitation de la ressource agricole et forestière et son allocation à différents usages, le pilotage stratégique des réseaux pour permettre l’évolution vers un système électrique à base d’énergies renouvelables : cette liste, dont on ne prétend pas ici qu’elle est la plus pertinente, et encore moins qu’elle est exhaustive, illustre deux aspects essentiels de la réflexion à mener sur la faisabilité politique de la transition énergétique. Tout d’abord, ces objets constituent autant de nœuds de transformations nécessaires, autour d’orientations et de leviers d’action globalement bien identifiés, même si leur détail reste largement discuté. Mais aussi, et surtout, la mise en œuvre cohérente et organisée de ces transformations n’émerge pas, au niveau d’accélération et de profondeur qu’appellent les impératifs climatique et écologiques en général, des formes actuelles de gouvernance. Plus encore ces objets, dans leur nature systémique, ne sont pas aujourd’hui considérés comme tels ni dans le cadre des logiques marchandes, ni dans celui des politiques publiques.

40Le défi qui reste devant nous est donc celui du dépassement des limites de cette gouvernance, et de l’invention de nouvelles formes politiques adaptées à la mise en œuvre de ce projet.

41La première condition préalable est de disposer d’une vision claire de l’ampleur et du rythme des transformations à mener. La faisabilité de la transition énergétique peut de ce point de vue s’appuyer sur la démarche d’optimisation appliquée aux usages, aux performances techniques et aux ressources pour développer une approche cohérente et réaliste de transformation du système.

42La faisabilité d’une démarche de transition énergétique va de pair avec une forme de désirabilité. La transition énergétique constitue également une opportunité économique et sociale à l’échelle de la communauté internationale et nationale, et un ressort de projets de territoire à l’échelle des collectivités locales. Mais elle implique une transformation en profondeur des modes de production et de consommation. Celle-ci n’est pas brutale, mais elle doit être dirigée en appliquant de manière aussi systématique que possible une démarche de sobriété, d’efficacité et de substitution entre ressources.

43Elle ne peut être mise en œuvre que si elle fait sens pour l’ensemble des acteurs, c’est-à-dire si elle devient un projet de société. Elle nécessite évidemment pour cela une mobilisation cohérente de l’État, du Marché et de l’ensemble des acteurs publics et privés nationaux et locaux (fig. 3).

Figure 3 - La nécessité pour la transition énergétique d’une action cohérente et concertée entre acteurs publics et privés à toutes les échelles.

44Mais elle implique aussi, pour permettre et accompagner cette mobilisation, une régulation des efforts et des bénéfices entre gagnants et perdants de la transition, nécessaire pour conduire le changement. L’identification de communs mis en jeu dans cette transition peut être le moyen d’organiser, entre les échelons national et local, entre le public et le privé, cette mobilisation et cette régulation.

45Si les collectivités et l’ensemble des citoyens sont en première ligne pour mobiliser les potentiels locaux de maîtrise de la consommation ou de production d’énergies renouvelables, leur action doit être ordonnée et régulée par des objectifs partagés à long terme, ce que l’État ou le Marché ne sont pas en mesure d’apporter seuls. Une action cohérente et mobilisatrice en matière d’aménagement du territoire et de l’espace, de gestion du patrimoine bâti, d’évolution des services de mobilité, d’adaptation des réseaux de gaz et d’électricité ou d’exploitation des ressources agricoles passe peut-être par l’identification, dans chacun de ces secteurs clés de la transition énergétique, de communs autour desquels structurer l’innovation et la régulation.