Dynamiques du commun
| , , ,Première partie. Philosophies du Commun
À propos des rapports du Commun au collectif et au public
Résumé
Le débat engagé sur les communs oblige à mettre en rapport le projet collectif et ce qui est à penser – pour diverses raisons, morales, politiques, économiques – comme « chose commune ». D’un côté, la thématique des communs est ancrée dans la prise de conscience d’interdépendances qui constituent un ensemble d’enjeux communs, ce qui ouvre des perspectives à une gestion concertée, qu’elle soit ou non de nature étatique. D’un autre côté, ce qui est reconnu commun excède tout constat d’interdépendance et témoigne de l’aptitude à se doter de finalités communes. Chacune de ces deux perspectives suscite des questions : si c’est la structure des interactions qui témoigne de ce qui est commun, que penser de la place donnée, dans l’organisation et dans la prise en charge des interactions sociales, aux structures de Marché, a priori éloignées des formes de coopération que nous associons au « commun » ? Si le « commun » s’incarne dans une volonté commune, comment celle-ci se forme-t-elle, et dans quels rapports avec les interdépendances sociales avérées ? En développant ce questionnement, nous tâcherons de montrer que le « commun », parce qu’il ne se concrétise que dans l’action collective traduisant des principes, doit être pensé conjointement avec le « public » et situé dans sa continuité.
Texte intégral
Introduction
1Ce que nous visons et espérons selon les modalités d’une communauté de vues n’est certainement pas complètement indépendant du type de réalité dont nous faisons une chose commune. Au-delà de la distinction morphologique des différentes modalités d’organisation, ou du choix du « Commun » comme bannière dans un combat pour des transformations sociales, l’enquête sur les « communs » reconduit aux raisons de choisir ou d’accepter des formes d’institutionnalisation spécifiques sur la base d’une certaine forme de mise en commun et de vision commune des choses. L’examen de ces raisons n’est pas aisément séparable du type de projet qu’incarne la constitution d’enjeux publics soustraits à l’appropriation privative et à la concurrence. La différenciation du Commun et du public, pour autant qu’elle ne soit pas imposée dogmatiquement, pourrait se trouver relativisée par ce genre d’examen conceptuel, celui même que nous tentons ici.
2Ce qui est commun nous confronte à deux ordres de considérations. D’un côté, la prise de conscience d’interdépendances qui constituent un ensemble d’enjeux communs, une « chose commune ». Issue du jeu des intérêts ou des préoccupations, de l’interconnexion des actions, cette prise de conscience recouvre des problèmes de la vie sociale. Les intérêts des autres conditionnent mes propres intérêts, les actions des autres sont la condition de ma propre action – en sorte qu’une strate de questions communes ne peut qu’émerger. D’un autre côté, le « Commun », au sens de la dimension collective des enjeux de la vie sociale, ne procède pas seulement de constats ; il relève aussi d’une volonté. Il est le fruit de l’aptitude – qui est un fait d’expérience – à se doter de finalités communes ou, du moins, à prendre position par rapport à des finalités reconnues ensemble comme autant de repères communs.
3Chacune de ces deux perspectives sur le « Commun » recouvre des problèmes, que nous nous proposons d’examiner. Dans le vocabulaire et les critériologies naturalistes souvent mobilisés aujourd’hui, le « Commun » est familièrement appréhendé comme un ensemble de caractéristiques de la vie sociale que nous ne pouvons que constater. Toutefois, il est difficile d’en rester à ce niveau, dans la mesure même où il est facile de ne pas se reconnaître dans une « communauté » alors même que l’interdépendance du sort des uns et des autres est avérée. Si l’on part au contraire de l’intention commune ou du projet commun, il est toujours bien difficile de laisser de côté tout rapport défini à des réalités de la vie sociale alternativement saisies comme la coopération, la rencontre des intérêts ou l’intérêt partagé ; par là, nul projet volontaire ne s’abstrait aisément d’une strate de naturalité. N’y a-t-il donc pas une forme d’incomplétude dans les caractérisations du « Commun » qui privilégient soit les intérêts, soit l’intention ?
4Le fait que chacune des deux perspectives paraisse devoir renvoyer à l’autre pourrait témoigner de la complexité intrinsèque de la notion de « Commun », et de cette hypothèse de travail pourraient suivrent des précautions à prendre lorsqu’on utilise le « Commun » comme un opérateur pour s’orienter dans l’organisation de la vie sociale, dans la politique, dans la prise en compte de la dimension publique de l’existence partagée. Cela déterminera ici l’examen des raisons de ne pas se contenter d’une vision naturaliste des intérêts donnés, lorsqu’il s’agit de considérer les enjeux communs. Cela permettra d’aborder ensuite la mise en valeur des enjeux communs dans la formation d’une volonté qui doit communiquer avec ce qu’il est convenu d’appeler la vie publique et le bien public.
Le Commun et le collectif : identification et relations mutuelles
Difficultés de l’identification du « Commun »
5Les problèmes suivants s’imposent à l’attention lorsqu’on cherche à distinguer des aspects relevant du « Commun » dans un monde social où tout n’est pas commun. Si le « Commun » relève des données de l’interaction, et s’il excède la sphère de ce qui est « public » (ou lui est même extérieur), comment s’articule-t-il à l’organisation concurrentielle des interactions non étatiques, qui a gagné en importance dans de nombreux domaines et qui, sous sa forme pure, exclut la mise en commun ?
- 1 P. Dardot, C. Laval, « Du public au commun », Revue du MAUSS, 35/1, 2010, p. 111- 122 ; voir aussi, (...)
6Le « Commun » tel que nous l’apercevons habituellement renvoie invariablement à des entités qui sont des choses communes et qui appellent pour cela une organisation collective. La volonté collective est la clé d’une telle organisation : en l’absence de volonté concertée, pas d’organisation des choses communes. C’est bien pourquoi la référence aux communs peut prendre, dans les débats contemporains, un tour politique, en ouvrant la possibilité, selon l’agenda proposé par P. Dardot et C. Laval pour « sortir du capitalisme néolibéral », de rejeter le « double jeu du Marché et de l’État », et de concevoir une orientation politique dans laquelle le refus de la marchandisation ne reviendrait plus à faire la promotion de « l’administration bureaucratique » (en revisitant l’association, la solidarité et la mutualité, les biens communs)1. Pour autant, ce n’est pas d’ordinaire l’inscription dans un projet collectif qui apparaît déterminante en premier lieu pour identifier le Commun comme tel ; le projet collectif apparaît comme une suite naturelle, non pas comme une condition identifiante.
7Dès lors que de nombreux domaines de l’existence partagée sont institués comme soustraits à la communauté – par des droits de propriété privée et par les règles qui traduisent des aspirations au respect de la vie privée, à l’intimité familiale, au secret professionnel, au secret lié aux questions de défense, etc. –, il faut que l’on soit en mesure de comprendre pourquoi et comment ce qui est posé comme « commun » peut le rester. Une synthèse des aspirations qui s’expriment en société est rendue nécessaire par la préservation de « communs » selon des modalités destinées à résister à l’appropriation privative ou simplement à l’occupation, à l’accaparement arbitraire, à l’usage non partagé. Dans de nombreux domaines des communs numériques par exemple, la frontière du Commun et des intérêts marchands est une frontière poreuse, avec des transformations du commun en intérêts privés. Si les raisons de préférer un régime du « Commun » sont sérieuses et stabilisées, il faut évidemment s’intéresser, en pratique, à la protection contre les formes d’accaparement qui pourraient mettre fin à ce régime.
8Pour apporter des éléments de réponse aux questions qui ont été posées, partons de ce qui semble le plus simple et le plus indispensable dès lors qu’une chose quelconque est instituée comme relevant d’un régime du « Commun », pour ce qui est de son mode d’existence dans une communauté : la reconnaissance de l’aspect « commun » de certains enjeux qui concernent le rapport entre cette chose et la communauté de référence. On peut dire que de tels enjeux intéressent éminemment l’action collective et son aptitude à traduire des aspirations qui constituent des points d’appui pour tous.
- 2 Lorsque la chose commune est appréhendée dans les catégories du « service public », cela s’avère im (...)
- 3 3Voir, en ce sens,A. Leroux, L’Économie sociale, Paris, Economica, 2013.
9En effet, au-delà de l’institution d’une chose comme « commune », se pose la question de sa gestion : collective ou non dans ses procédures, celle-ci prend en charge, de toute façon, des enjeux collectifs2. De plus, la pérennité d’une chose « commune » dans ce statut suppose évidemment une certaine résistance à l’appropriation collective, donc des procédures ou initiatives collectives de protection. Lorsque la « chose » est en fait un domaine d’activités ou un ensemble de pratiques, se pose aussi la question de l’harmonisation des usages des uns et des autres. La régulation des activités ou des pratiques s’impose alors comme un domaine de l’action collective autour de ce qui est considéré comme commun. Face à la tendance hégémonique et au caractère artificiel des représentations d’une « société de Marché », il y a place, dans l’économie sociale, pour une « stratégie de l’exemple » explorant d’autres pistes, et c’est bien d’action collective qu’il est alors question3.
Mise en communauté et collectivisation : la question de l’expression des valeurs
10Le « collectif », saisi dans le cadre de projets d’action et dans le réseau des propriétés pragmatiques et morales de l’action, ne se confond pas d’emblée avec une injonction de collectivisation de la propriété ou de la gestion (pour des choses qui pourraient de fait être tenues pour « privées »). Parler du « collectif » en identifiant ce qui est collectif d’abord au niveau de l’action en société, c’est se situer bien en amont des formes institutionnelles précises qui sont ratifiées comme des expressions de valeurs rapportées à la collectivité plutôt qu’à l’individualité ou à des entités privées. À vrai dire, au sens très large que prend le « collectif » lorsqu’on le saisit à partir de l’action en société, l’institution de ce qui est individuel ou privé possède une dimension collective. C’est par une forme d’action collective que la protection ou l’entretien, ainsi que les responsabilités individuelles ou privées, sont mises en œuvre concrètement. Il n’en demeure pas moins vrai, évidemment, que la collectivisation délibérée de certaines ressources peut exprimer un attachement plus précis à la primauté d’un point de vue collectif.
11La mise en communauté selon certaines modalités, qui paraissent plus spécialement « collectivistes », peut exprimer une dimension « collective » du rapport aux choses d’une manière qui semble plus parfaite que ce que permettent d’atteindre d’autres modalités qui auraient pu être choisies par ailleurs. Cela n’implique pas que le choix d’une certaine forme privilégiée de « communs » puisse s’arroger le monopole de l’expression d’une perspective collective, qu’il faudrait opposer à l’individuel. En collectivité, le traitement de l’individualité et les ressorts de l’initiative personnelle et de l’évaluation individuelle sont aussi des affaires collectives. Le problème est plus général et ne concerne pas seulement les formes d’organisation qui sont habituellement jugées collectivistes ou communistes. Il se pose en fait dès lors qu’une forme d’organisation définie se trouve associée, pour une raison ou pour une autre, à un point de vue plus spécialement « collectif » sur les affaires collectives.
12Imaginons par exemple que, dans un immeuble de copropriétaires et de locataires, un local commun (inclus dans les « parties communes ») antérieurement dédié à l’entrepôt des bicyclettes soit affecté au matériel de jardinage. Il est tout à fait possible que cela soit majoritairement perçu, dans la résidence, comme un progrès au regard des enjeux véritablement collectifs, à partir d’arguments tels que les suivants : tout le monde profite des jardins de la résidence alors que seule une infime minorité des occupants pratique le cyclisme ; l’entretien des jardins est un service collectif à la résidence tandis que le cyclisme est une activité individuelle. Supposons qu’alors une majorité qualifiée suffisante se dégage pour que la décision de nouvelle affectation puisse apparaître comme le point de vue collectif de la copropriété, suivant les règles en vigueur pour une décision valide.
13Une telle interprétation, en fait, a vocation à demeurer ouverte, même si elle fait l’objet d’une décision majoritaire concluante en vertu de règles de décision acceptées et reconnues. Le choix collectif peut être accepté comme tel (si l’on endosse les règles en vigueur) mais cela ne veut pas dire que ce qui est choisi épuise les raisons « collectives » en jeu. L’arrêt d’une interprétation déterminée est dès lors essentiellement contestable. Pour certains occupants de l’immeuble, l’affectation du local commun aux bicyclettes était peut-être un aspect important de leur rapport à la collectivité (peut-être même n’auraient-ils pas rejoint cette collectivité s’ils n’avaient accordé de la valeur à cette utilisation du local commun). Dans un cas de ce genre, le choix d’une modalité ou d’une autre pour la mise en communauté d’un local n’est pas anodin : il affecte le rapport des individus au « collectif » et donc le « collectif » en tant que tel. Il y aurait donc une certaine présomption dans le choix d’interpréter péremptoirement, et au détriment d’autres points de vue possibles, une certaine forme de décision collective, à propos d’une forme déterminée de mise en commun, comme le point de vue même du « collectif ».
Le Commun, la vie publique et les choses publiques
Affinités des enjeux communs et du « public »
14Certaines manières d’aborder ce qui est public reposent manifestement sur des enjeux pensés comme communs, liés par exemple à la coexistence heureuse sur un territoire, à la protection commune, à la préservation d’héritages ou de patrimoines communs, à la constitution de formes sociales reconnues comme partie intégrante de l’histoire ou de l’expérience commune. Ces enjeux communs se cristallisent autour de choses, biens, lieux et institutions marqués dans leur principe même par la référence à la communauté la plus large : « maison commune » (la mairie), école publique, université publique, armée de la nation, place publique, jardin public, éclairage public, etc. Les qualificatifs « commun » et « public » interviennent tour à tour pour désigner des entités dont l’existence renvoie d’emblée à ce qui est commun à la collectivité.
15Dans une affinité toute spéciale avec de telles entités, on trouve une manière de comprendre le « public » qui établit une liaison entre le Commun et le public : c’est le cas de toutes les approches qui procèdent de la perception des formes publiques d’organisation au titre de réponses adéquates (voire nécessaires) à des défis inscrits dans le caractère « commun » de certains enjeux (avec mille nuances possibles dans les manières de relever du « Commun »). C’est une corrélation organisationnelle entre le Commun et le public qui s’établit de la sorte, notamment sur la base des limites des formes concurrentielles de coordination sociale, qui rendent particulièrement sensibles, à l’occasion, les avantages d’une gestion commune.
- 4 La théorie de ces biens s’est concentrée sur une conceptualisation en termes de consommation depuis (...)
16Ainsi, les « biens publics » de l’économie politique sont des biens dont les caractéristiques sont cadrées théoriquement d’une manière telle que la manière correcte de les gérer relève de formes « publiques » d’organisation. Pour autant, les caractéristiques fondamentales de ces biens – celles qui les séparent des autres biens – relèvent bien de la manière de les appréhender en commun, et donc des aspects « communs » de la vie sociale. Typiquement, ce sont des biens dont la jouissance concerne une collectivité définie. Ils sont marqués, en second lieu, par une « non-exclusion d’usage » (ou « non rivalité des consommateurs » si le vocabulaire de la consommation est approprié) en un double sens : leur production les rend disponibles pour tous et jouir de ces biens n’empêche pas les autres d’en jouir d’une manière similaire4.
17Supposons ainsi que l’on traite de biens dont la jouissance est automatique dès lors qu’ils sont produits (défense nationale, éclairage public, justice…). Chacun en jouit en totalité du simple fait de l’appartenance à la collectivité. Dès lors, on ne peut pas s’appuyer sur des mécanismes marchands pour exclure de la jouissance de tels biens ceux qui refuseraient de participer à leur production. Cette propriété de « non-exclusion » est à la jonction des propriétés de choses qui apparaissent « communes » et de modalités d’organisation. En effet, en excluant les formes conventionnelles d’interaction marchande, on s’oriente vers une gestion collective qui appelle la concertation ou la formation d’une volonté ratifiable comme collective ou commune.
La dimension du projet et le rapport au « public »
18La thématique contemporaine des « communs » se nourrit de l’écart entre l’organisation par les pouvoirs publics et le règne du Marché : rien n’exclut a priori la gestion collective de biens indivis dont l’affectation, l’usage et la jouissance sont soustraits aux mécanismes de Marché, sans être pour autant directement organisés par les pouvoirs publics. Toutefois, l’emprise des mécanismes de Marché s’étend à tout ce que ces mécanismes peuvent concerner, en l’absence de barrières. Ces barrières ne peuvent résulter que de décisions ayant autorité et opposable aux souhaits des particuliers ou de sous-groupes de la société (entreprises ou associations par exemple).
19Des conventions publiques exprimant des valeurs et des choix doivent permettre de mettre en place les restrictions ou protections qui permettent aux différentes formes d’organisation sociale de coexister dans des domaines adjacents (qui ont parfois des recoupements ou des croisements). La coexistence du Commun et de ce qui n’est pas commun est tributaire d’un projet collectif dont la vie publique et l’action étatique ne peuvent se désintéresser.
Le rapprochement du « Commun » et du « public »
20Pour les raisons qui précèdent, la dimension du projet est de nature à rapprocher les communs du « public ». Elle peut aussi priver de fondement la préférence a priori pour des formes non publiques de « communs » sur la base de purs enjeux d’organisation en vue de la satisfaction de préférences (comme c’est souvent le cas lorsqu’on exprime une préférence idéologique radicale pour « le régime de la concurrence » ou « l’économie de Marché »). Si le projet est essentiel à la manière de répondre à des enjeux communs, il est difficile d’exclure d’emblée l’éventualité de sa prise en charge par des puissances publiques, qui ont précisément la mission d’exprimer la projection d’une collectivité vers son propre avenir.
21Au-delà des modalités de prise en charge ou de gestion concrète, c’est aussi le rapport aux principes reconnus en commun qui interdit de séparer absolument le « Commun » et le « public ». La sphère publique n’est pas la construction d’une seconde société, se superposant à une société autre, qui en serait séparée. Elle rassemble et concentre en elle les principes collectivement reconnus, qui doivent gouverner les manières communes de se saisir d’enjeux communs.
22Au reste, cette forme de priorité ou d’antécédence est tout à fait compatible avec des formes très étendues d’autonomie décisionnelle par rapport au pouvoir politique. Il sera donc utile de souligner le point suivant. La manière de se saisir d’enjeux « communs » ne peut être valablement en contradiction avec ce qui, dans la sphère publique, est reconnu comme une manière légitime d’en user avec les enjeux qui sont considérés comme « communs » pour la société. En ce sens modeste, le rapport au « Commun » est fixé par le « public ». Si une certaine distance théorique par rapport au « public » est essentielle à un arrière-fond « commun » qui peut s’institutionnaliser de plusieurs manières alternatives, il est par ailleurs essentiel au « public » de s’articuler aux raisons qui rendent appropriée, dans certains cas, l’institution de choses communes.
23Si l’on part de ces considérations, on mesure ce qu’aurait d’inadéquat une utilisation du thème des communs pour limiter a priori les prétentions du « public ». Ce qui se jouerait dans une telle utilisation serait en effet une réduction des communs aux proportions d’un « autre » du public, d’une simple forme arbitraire d’organisation, déconnectée de l’ambition de la construction d’un rapport aux choses communes qui soit lui-même commun et accepté en commun (donc acceptable au vu des principes publics qui permettent la mise en communauté).
24A contrario, le concept d’une organisation des « communs » naissant de l’interdépendance et dissociée de l’horizon du « public » ne peut véritablement aboutir, réduit à lui-même, à une pensée de l’action collective ancrée dans des normes ou des finalités. Voilà ce qui est pourtant indispensable lorsqu’il s’agit d’instituer des choses communes, devant être protégées comme telles par la collectivité politique entière. Prendre au sérieux ce qui se joue dans les communs en fait de repères partagés est un exercice qui est de nature à favoriser une articulation ferme entre le modèle du public et le modèle des communs. Cette articulation ne pourrait être distendue que dans une approche communautariste des communs, selon laquelle l’existence de communs devrait être le vecteur d’une sorte de sécession par rapport à la collectivité politique (afin d’assurer en particulier une protection et une gestion purement autonomes des communs) ; on se trouverait alors rejeté au-delà du champ de l’organisation politique et ce n’est assurément pas dans cette direction que l’on peut chercher la clé d’une extension du champ des communs au sein de la société politique organisée et unitaire.
Conclusion
25On aura voulu montrer, dans cette étude, que la réflexion sur les communs oblige à prendre en compte des éléments que conduit à oublier une compréhension trop limitative du rôle de la puissance publique, du pouvoir politique et des services publics. Le déploiement ou le redéploiement de « communs » situés à bonne distance de « l’État » et du « Marché » rend inévitable, pour l’État, de manifester le sérieux (ou le manque de sérieux) de son engagement en faveur de la pluralité des rapports possibles à la production, aux biens et aux services.
26Les « communs » nous obligent à reconsidérer les raisons de tenir les choses pour « publiques ». À travers leur propre besoin de protection et de consécration par la puissance publique, ils obligent à réfléchir à ce qui rend les enjeux ou les choses « publics » tout en ouvrant sur des formes d’organisation alternatives, potentiellement très diversifiées, ne relevant ni des règles du secteur privé concurrentiel (conçu selon le modèle étroit qui est devenu hégémonique), ni d’une administration directement publique.
27Les leçons de notre discussion ne vont assurément pas dans la direction d’une transformation en enjeu public national de toute problématique commune appelant la formation d’un projet. Il demeure important que la notion de « communs » soit porteuse d’une ouverture principielle des modalités d’organisation et du maintien d’alternatives concrètes au sujet des échelles d’action, du local à l’international en passant par le régional, l’échelon de la firme, l’initiative associative ou corporative, le « national », etc.
28Les marges de manœuvre très larges que ménagent les « communs » reconnus comme tels, au chapitre de l’organisation, viennent rappeler que le Commun et le public ne sont pas des notions naturelles, ni même naturalisables. Les formes de délibération que l’on peut leur associer requièrent des choix d’harmonisation des volontés et de mise en priorité de certains objectifs (et d’autres propriétés normatives encore) qui sont proprement politiques ; ils ne sont pas imposés par des intérêts donnés d’avance, ni par la dynamique de la constitution et de l’expression des intérêts présents dans la société.
29De fait, les notions du Commun et du public s’inscrivent fondamentalement dans un projet collectif allant au-delà du couple que forment l’interdépendance des intérêts en société et, d’autre part, l’existence de tâches d’organisation à penser et à mettre en place collectivement. Si le « Commun » n’est pas toujours à organiser en mobilisant la puissance publique, il est cependant tout autre chose qu’un défi pour la gestion communautaire, au profit de finalités qui seraient en quelque façon données d’avance. Il engage toujours le sens du collectif ou du social, et donc des finalités qui intéressent aussi la caractérisation de ce qui est « public ». Le « Commun » concerne les choix publics tout autant que la libre décision collective de donner libre cours à l’investissement capitaliste et à l’économie marchande.
30Penser le rapport des communs à l’État et au Marché renvoie aux raisons de la soustraction de certaines choses à l’antagonisme des intérêts ou des valeurs (ce qui reconduit au « public ») mais aussi aux raisons du rejet de l’inclusion d’enjeux communs importants dans une sphère proprement publique. Pour autant, on ne peut se contenter de rapports d’extériorité. Comme la sphère privée marchande, le « Commun » est porteur d’enjeux de liberté face au politique. Comme la sphère publique placée sous l’autorité gestionnaire de l’État et en rapport avec elle, il est inséparable de la délibération et du projet de la communauté politique.
Notes
1 P. Dardot, C. Laval, « Du public au commun », Revue du MAUSS, 35/1, 2010, p. 111- 122 ; voir aussi, des mêmes auteurs, Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2014 et « Propriété, appropriation sociale et institution du commun », dans T. Boccon-Gibod, P. Crétois (dir.), État social, propriété publique et biens communs, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015, p. 71-84.
2 Lorsque la chose commune est appréhendée dans les catégories du « service public », cela s’avère important pour l’analyse de l’applicabilité de la notion de service public au-delà des frontières de l’administration publique et sans confusion avec la collectivisation. Voir en ce sens,T. Boccon-Gibod, « Le service public et l’esprit du “commun” », dans T. Boccon-Gibod, P. Crétois (dir.), État social, propriété publique et biens communs, op. cit., p. 133-152. Voir par ailleurs, E. Ostrom, Governing the Commons, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 (trad. française parue dans Gouvernance des biens communs, Bruxelles, De Boeck, 2010).
3 3Voir, en ce sens,A. Leroux, L’Économie sociale, Paris, Economica, 2013.
4 La théorie de ces biens s’est concentrée sur une conceptualisation en termes de consommation depuis : P. Samuelson, « The Pure Theory of Public Expenditure », Review of Economics and Statistics, 36, 1954, p. 387-389. Voir aussi : J. Bénard, Économie publique, Paris, Economica, 1985, 1re partie, chap. 1. La caractérisation des biens publics ou collectifs, chez les économistes, met inévitablement en jeu les fondements d’une approche individualiste de la vie sociale et la portée reconnue au libre-échange. Voir, en ce sens, pour des discussions particulièrement précises sur des points délicats : A.Wolfelsperger, Les biens collectifs, Paris, PUF, 1969. Également, la recension de cet ouvrage par P. Hugon, Revue tiers-monde, 48, 1971, p. 868-870.
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