Congrès et colloques à Paris après la Deuxième Guerre mondiale
p. 395-402
Texte intégral
1Dans notre précédente contribution à l’analyse du rôle prépondérant de Paris, dans l’intensification des rapports internationaux, de l’organisation d’expositions universelles, dans la tenue de congrès et colloques internationaux de types ou genres les plus divers, nous avons fourni une grande quantité de données chiffrées sur le phénomène1. Nous ne reprendrons ici que quelques données statistiques relatives à la période de l’après Deuxième Guerre mondiale et les principales conclusions du précédent exposé.
Rappel des faits
2Rappelons tout d’abord que Paris n’a cessé d’occuper la première place pour l’organisation de réunions internationales parmi les grandes cités européennes ou mondiales et cela dès la seconde moitié du xixe siècle, mis à part une brève éclipse correspondant à la décennie 1890-1900 sur les causes de laquelle nous avons fourni commentaires et explications. Cette prépondérance, nous l’avons montré, s’est inscrite dans celle plus large de la France dans le monde et, au-delà, celle de l’Europe occidentale, aire géographique et culturelle sur laquelle ont pris corps depuis des temps anciens, des formes diverses de coopération et de confrontations intellectuelles, idéologiques, religieuses, professionnelles et techniques2. Pourquoi cette prépondérance de la France en général et de Paris en particulier, depuis le milieu du xixe siècle, jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale ?3
3Après avoir réfuté les pseudo explications monolithiques ou unidimensionnelles (d’ordre économique, politique, culturel...), nous nous sommes attachés à définir divers facteurs conjuguant leurs effets pour faire de Paris la plaque tournante de la coopération internationale et le pôle de rayonnement de la pensée et de l’idéologie universaliste :
- des facteurs géographiques ou géomorphologiques, plaçant Paris au centre d’un réseau de voies de communications internationales ;
- des facteurs techniques et historiques, consistant en l’existence d’infrastructures adaptées à la tenue de vastes réunions ou manifestations culturelles ;
- des facteurs politiques s’identifiant à la centralisation administrative et à la volonté constante du pouvoir politique, au xixe siècle (après la domination napoléonienne) de préserver la réputation de Paris acquise au xviie et xviiie siècle, à défaut de maintenir son hégémonie militaire et son influence politique ;
- des facteurs sociologiques correspondant à la montée irrésistible d’une élite bourgeoise parisienne assez cohésive dont le système de valeurs (rationalisme, laïcité, responsabilité individuelle primat du sujet etc.) et le noyau idéologique dur (conjonction de l’héritage révolutionnaire et de l’esprit libertin du xviiie siècle) se confondent assez bien avec l’idéologie sous-jacente à l’expansion des relations internationales et donc des congrès et colloques ;
- des facteurs psychologiques enfin, tenant à la constitution, puis à la consolidation au cours des siècles, d’une image d’un Paris accueillant pour les étrangers, les voyageurs, les artistes et poètes, et sensible aux éléments de « nouveauté » qu’ils véhiculent.
4Ce rappel était nécessaire, car il constitue la trame (ou la grille) dont nous allons nous servir pour expliquer, à la fois les transformations de la position de Paris (et de son image) dans le monde et son retour au premier plan, dans le domaine de l’organisation des relations et des réunions internationales, après la Deuxième Guerre mondiale.
Paris après la Deuxième Guerre mondiale
5La montée du fascisme et des tendances nationalistes en Europe entre les deux guerres avaient déjà porté un coup très dur à l’esprit de la coopération internationale, intimement lié (nous l’avons montré dans la précédente contribution) à l’idéologie républicaine, et démocratique, dont les composantes principales consistent en l’exaltation de la libre expression des aspirations individuelles et de la valeur du débat contradictoire, en la reconnaissance de la nécessité de traduction du progrès technique en progrès social, en la prise en considération des intérêts des minorités dans les ensembles nationaux, dans le respect de l’état de droit, etc. La fréquence des congrès et autres manifestations internationales s’était donc totalement affaissée, bien avant le déclenchement de la Deuxième Guerre. Elle n’avait d’ailleurs jamais repris le cours de sa progression même après le traité de Versailles consacrant la fin de l’état de guerre en Europe et dans le monde. Il a donc fallu attendre les années cinquante pour que redémarre – après une période tout à la fois d’incertitude et d’espoir – en même temps que la croissance économique, le phénomène de reconstitution des liens associatifs internationaux dans tous les domaines, prélude à la multiplication des congrès et réunions à l’échelle mondiale. Des données existent à partir de 1951 ; ils figurent dans les tableaux de répartition des congrès, par continent, par pays et par villes (voir ci-dessous).
6On peut ainsi constater le prolongement de la tendance déjà observée pendant la période 1875-19144, à savoir la position dominante de l’Europe parmi les cinq continents, celle de la France dans l’espace « occidental », celle de Paris dans la fine fleur de la société restreinte des grandes cités organisatrices des congrès internationaux.
7Entre 1951 et 1966 la hiérarchie n’évolue pas sensiblement, quoique la prépondérance de l’Europe fléchisse quelque peu en pourcentages des réunions tenues dans le monde (de 78 % à 70 %). Dans cette même fourchette la part de Paris dans le concert des grandes villes organisatrices de congrès reste considérable, soit (de manière constante entre 1954 et 1966) une fois et demi celle de Genève qui occupe le second rang de la liste (voir Tableau).
8Ce retour de Paris au premier plan, après une longue interruption du mouvement des réunions internationales, consécutive aux deux guerres mondiales, peut paraître étonnant, paradoxal, illogique. Pourquoi ?
9Certes, quelques-unes des conditions ou des facteurs qui avaient fait de la France et de Paris la terre d’accueil privilégiée des congrès et colloques nationaux jouent toujours le même rôle facilitateur : les facteurs objectifs de situation (position de carrefour des courants intellectuels et artistiques, scientifiques), l’existence des infrastructures, la présence de professionnels expérimentés dans la gestion des vastes réunions publiques, la centralisation administrative, politique et intellectuelle, la reaffirmation dès 1946 (préambule de la Constitution) de la vocation d’hospitalité de la France à l’égard des populations persécutées de par le monde... Mais d’autres facteurs qui avaient contribué au xixe siècle au rayonnement et à la suprématie de Paris dans le domaine considéré ici, ont été balayés par le désastre des années quarante. Ainsi Paris n’est plus en 1945 que la capitale d’un pays d’abord vaincu, puis collaborationniste, enfin résistant et combattant dans le camp des démocraties occidentales. Logiquement la responsabilité majeure en matière d’organisation des relations internationales aurait dû échoir à des villes déjà dans le peloton de tête depuis la fin du xixe siècle, comme Londres, Bruxelles ou. Genève, capitales de nations résistantes (réellement ou symboliquement) au déferlement nazi.
10Par ailleurs, l’image de Paris, comme centre du progressisme libertaire, est sérieusement atteinte à la fin de la guerre et même déjà ternie dès les années 30, lorsque les grandes manifestations réactionnaires – mise à part la parenthèse de l’arrivée au pouvoir du Front Populaire –mobilisant des dizaines de milliers de Parisiens, l’avaient largement emporté sur celles des forces progressistes. Cette image avait pour le moins perdu le lustre attaché à l’héritage des luttes révolutionnaires, des conquêtes populaires et aux œuvres des esprits corrosifs contestataires et encyclopédiques du xviiie siècle. A cela s’ajoute un nouveau recul de la langue française, au profit de l’anglais, comme instrument de communication des élites internationales.
11Enfin, l’un des facteurs qui avaient assuré la suprématie parisienne dans la deuxième moitié du xixe siècle, l’idéologie consistante du noyau actif de la bourgeoisie parisienne – basée sur un consensus sur quelques valeurs républicaines et libérales – s’effrite aux alentours des années 30. Et la fracture s’étend, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à la conception de l’unité européenne (association de nationalismes reconstitués pour les uns, fédéralisme ou confédéralisme appuyé sur des institutions régulatrices pour les autres) et à la conception de la démocratie (reconstitution du parlementarisme d’avant guerre avec contrôle des notables sur la vie publique régionale ou locale ou démocratie sociale comportant une bonne dose de contraclualisme inter classes sociales).
12Ce paradoxe appelle une explication et des hypothèses.
Raisons d’une suprématie retrouvée
13Les deux hypothèses (interférentes d’ailleurs) qui nous paraissent éclairantes sont les suivantes :
- L’Europe de l’après Deuxième Guerre mondiale se trouve face à une problématique de crise, la même, on va le voir, que celle affrontée à la fin du xixe siècle. Et c’est, à notre avis, à Paris que s’esquissent des courants de pensée, des analyses, qui posent clairement les alternatives, et les explorent, en réponse à la crise ;
- la fragilité même de la France après 1945, la recherche tâtonnante d’équilibres nouveaux, la velléité de retrouver un rang honorable, non pas au nom de la puissance ou de la légitimité historique, mais au nom de la volonté de reconstruction de la démocratie, à partir de grands débats intellectuels et politiques, avec les partenaires européens ou occidentaux, ont joué à notre sens en faveur du rétablissement de Paris au premier rang des villes d’accueil des manifestations internationales.
14De fait, l’Europe (et donc la France) est confrontée dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale à une problématique de crise aiguë. Nous ne voulons parler ici que de la crise de la culture, de celle du réenfantement de la démocratie, de celle des rapports de travail dans le système capitaliste ; autrement dit des problèmes qui ont à voir avec le développement du phénomène des réunions de discussions internationales (qui doit évidemment beaucoup au développement scientifique et technique, mais celui-ci est aussi dépendant de la confiance qu’engendrent les clarifications intellectuelles et idéologiques).
15La crise de la culture européenne à la fin de la Deuxième Guerre mondiale rappelle étrangement celle qu’avaient analysée les philosophes allemands et français à la fin du xixe siècle (Simmel, Husserl, Bergson)5. Cette crise se situait pour eux à plusieurs niveaux : philosophique, avec les contradictions perçues entre la vocation à la stabilité inhérente à toute culture, et les poussées effervescentes de la vie sociale menaçant cette stabilité, ou entre les constructions imaginaires élaborées autour de la fonction des forces révolutionnaires et la rigidité des organisations sociales qui les soutiennent ; socio-technique avec les contradictions en Europe, variables selon les zones, entre l’état matériel (développé ou retardataire) et l’état social ou moral (progressiste ou conservateur) ; surtout idéologique, avec le hiatus considérable entre la conception d’une Europe comme réalité spirituelle ou comme idée, régulatrice dotée d’une universalité qui est celle de la raison, soutenue par les philosophes, et celle belliciste, nationaliste, qui est celle des politiciens ou des formations autoritaires.
16En 1945, l’Europe fait face à la même crise, aggravée par l’effondrement des structures morales, de l’idéalisme humaniste, concrétisé par les abominables destructions humaines perpétrées par l’appareil nazi.
17De la même façon, le réenfantement de la démocratie en 1945 en Europe occidentale, contrarié par des relents et survivances d’esprit totalitaire, rappelle par certains aspects le difficile enracinement au cours de la deuxième moitié du xixe siècle des principales idées et valeurs de la « Philosophie des Lumières », incarnée dans les institutions démocratiques que reflètent les congrès internationaux.
18Enfin les grandes interrogations dans l’après guerre relatives à l’organisation du travail, à la répartition des fruits du progrès technique et du redémarrage de la croissance économique, à l’association du Capital et du Travail, dans un régime capitaliste aménagé, amendé, pour dépasser l’individualisme et le libéralisme effrénés et intégrer des préoccupations de justice sociale, ne sont pas étrangères à celles qui prévalaient dans la seconde moitié du xixe siècle, notamment après l’écrasement de la Commune de Paris, la naissance et le développement du syndicalisme ouvrier, la substitution progressive des idées et analyses marxistes à celles du socialisme utopique.
19Pourquoi Paris se trouve-t-il être au milieu du xxe siècle (au moment de la reprise du mouvement de création des associations internationales et de l’organisation des congrès et colloques) le lieu privilégié des retrouvailles internationales ?
20C’est que, dans cette ville, capitale d’un pays déchiré, fragilisé dans ses aspirations à la puissance, ébranlé dans ses structures sociales – partie du bloc occidental en gestation mais ouvert au « vent d’Est » – s’élaborent justement des analyses, des doctrines, des philosophies, qui posent clairement l’ensemble des problèmes auxquels se trouve confrontée l’Europe entière. Autrement dit, Paris est prêt à assurer la même fonction qu’au milieu du xixe siècle, celle du brassage des idées, de la vulgarisation, de l’opérationnalisation des tendances dans différents domaines, de synthèse des opinions et informations diverses6. En effet, dans le registre intellectuel, une vaste synthèse et recomposition s’opère à Paris sous l’impulsion de philosophes dont les figures de proue se nomment Sartre, Camus, Merleau-Ponty ; le courant existentialiste prend corps, puisant sa substance dans la phénoménologie, le marxisme, la psychanalyse, la philosophie husserlienne et heideggerienne allemande. On n’entrera pas ici dans le détail de la philosophie existentialiste, mais nous soulignerons simplement que les concepts, les notions, les représentations du monde et des rapports sociaux, de la liberté et de la subjectivité individuelle, deviennent assez rapidement les outils de communication de toute une génération, notamment au sein de l’intelligentsia européenne, et une réponse au climat d’angoisse de l’époque ; de la même façon que les théories structuralistes –à cheval sur la linguistique, l’anthropologie, la littérature, la psychologie, etc. – et les thèses de la « reproduction sociale » par l’institution scolaire et universitaire, sont devenues, dans les années 60, les schémas de référence les plus prégnants des intellectuels européens (les noms de Lévi-Strauss et de Bourdieu sont dans leur domaine respectif incontournables dans les colloques et débats en Europe et même dans le monde à cette époque).
21Dans le domaine politique, économique, idéologique, alors même que la France s’enfonce progressivement dans le bourbier des guerres coloniales, des voix puissantes s’élèvent (qui se cristalliseront au début des années 50 dans le courant mendesiste s’exprimant dans de nombreuses publications périodiques) pour dénoncer les vieux modèles, et proposer une redéfinition des rapports avec les anciennes dépendances de l’Empire, en même temps qu’une redéfinition d’un système démocratique national rigoureux, à l’intérieur d’une aire politico-économique plus vaste régulée par des institutions communautaires (les noms de Jean Monnet, de Robert Schuman et de bien d’autres sont attachés à cet effort de translation du désir d’Europe, du champ des idées à celui des réalités économiques et politiques), en même temps qu’un réaménagement du capitalisme libéral par l’institution d’une planification « à la française » (nettement démarquée de la planification collectiviste, quoique comportant un zest de dirigisme).
22Enfin, dans le domaine de l’organisation du travail et de la gestion du quotidien dans le monde ouvrier, une partie importante de l’école sociologique française – entraînant à sa suite des penseurs et chercheurs européens de diverses origines – s’engage derrière Georges Friedmann pour définir les conditions de la désaliénation de l’homme au travail, sans refouler les apports du développement scientifique et technique.
23A travers ces quelques notations sur le mouvement des idées dans le Paris de l’après-guerre, s’éclaire peut être le paradoxe que nous avons évoqué plus haut, et le retour de Paris au premier plan des villes « intelligentes » : de façon insensible, inconsciente peut-être, Paris tend à se définir ou à se redéfinir comme l’espace privilégié de la reconstruction « théorique » de la modernité (inséparable de l’internationalisation des échanges) au-delà des modernismes, des snobismes, des maniérismes qui ont marqué la vie parisienne entre les deux guerres.
Tableau de la répartition des congrès par continent Évolution entre 1951 et 1966

Les principaux pays de congrès entre 1954 et 1966

Source : Associations internationales, n° 4, avril 1966.
Les principales villes de congrès entre 1954 et 1966

Source : d’après Location and Economie. Consequences of International Congresses, p. 28, cf. Madeleine Erbs. Hommes et Techniques, juin-juillet 1969.
Notes de bas de page
1 Voir C. Tapia « Paris ville de congrès de 1850 à nos jours » in Paris des Etrangers (direct. Kaspi A. et Marès Α.), Paris Imprimerie nationale. 1989. ch II. 1ère partie pp. 34-44.
2 Voir C. Tapia, Colloques et Sociétés, Paris, Publications de la Sorbonne, 1980
3 Rappelons que cette prépondérance s’exprime dans quelques chiffres : deux fois et demi plus de congrès internationaux que Londres (capitale financière et économique de l’Europe), sept fois plus que Vienne (cité des Lettres, de la psychanalyse, des synthèses philosophiques et artistiques), sept fois plus que Berlin (capitale intellectuelle et scientifique de l’Europe), trois fois plus que l’ensemble des cités helvétiques installées très anciennement dans une vocation internationale).
4 Cf. article cité, in Paris des Étrangers.
5 Voir Vieillard-Baron (J.-L). L’Europe comme objet philosophique in « Les jeunes, le travail et l’Europe » N° spécial Cahiers de Sociologie Economique et culturelle », n° 19 juin 1993 (coordination C. Tapia).
6 Voir Tapia C. « Paris, ville de congrès de 1850 à nos jours » in Paris des Étrangers op. cit. p. 42.
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