Les horizons politiques du devenir parent
Figures d’une citoyenneté ordinaire
p. 189-208
Texte intégral
1Devenir parent : cette expérience extra-ordinaire peut-elle nous éclairer sur l’ordinaire de la citoyenneté ? Devenir parent est une expérience largement partagée mais, littéralement, extra-ordinaire à chacune de ses occurrences. Dans cette contribution, nous proposons pourtant d’en faire un analyseur de la façon dont la vie publique nous engage ordinairement en tant que concitoyens. Pour cela, commençons par revenir sur la notion d’ordinaire utilisée communément par les études du politique et de la citoyenneté.
2En sciences sociales, la notion d’ordinaire est fréquemment accolée aux vocables « politique », « politisation », « citoyenneté », ou plus largement à l’idée d’un souci pour la chose commune. Les usages de la notion d’ordinaire oscillent alors entre l’horizon d’un « nous » (le « commun ») et la référence à une certaine temporalité (le « quotidien »)1. Les auteurs des travaux récents sur les politisations ordinaires2, les rapports ordinaires au politique3, ou l’ordinaire du politique4, tendent ainsi à associer l’ordinaire au commun. Ainsi, pour les premiers auteurs, « dire et faire le commun, c’est énoncer une intention politique et lui donner matière » ; les deuxièmes auteurs qualifient quant à eux de « politiques » des distinctions qui « touchent aux variations dans les manières d’envisager la vie commune et d’exercer un pouvoir sur elle5 ». Enfin, les derniers auteurs rejoignent indirectement la même orientation en renvoyant l’ordinaire au quotidien, à « la vie de tous les jours », aux « situations routinières », saisies comme « cadre élémentaire de production et d’entretien de l’institué »6. Le « commun », comme contrefort ou arrière-plan de l’institué, est alors justiciable d’enquêtes.
3Pour autant, l’ordinaire ou le « commun » ne se réduisent pas à ce qui va de soi dans un milieu donné ni, à l’opposé, au produit bien délimité, intentionnel et raisonné d’activités collectives spécifiques. Nous allons voir que le commun est aussi une façon de se rapporter, en personne, à des situations qui concernent la vie collective, et qui peuvent être le produit circonstanciel de ces perspectives sur le commun, qui y sont déployées et explorées en actes. En ce sens, les interactions entre inconnus dans les espaces publics urbains, sans être pour autant érigées de plein droit en arène publique politique, peuvent être étudiées en tant qu’elles exhibent et mettent à l’épreuve des « valeurs » civiques ordinaires : elles donnent à voir des propositions et des partis pris en actes sur ce qui nous est commun, ce que nous nous devons les uns aux autres, ou ce dont nous sommes responsables relativement à la vie commune, etc. Chacun, au fil des inflexions de ses conduites et de ses réflexions éventuelles sur le sens des façons d’agir parmi les autres, élabore et révise des habitudes en explorant la portée de son expérience quotidienne de la vie commune. La notion d’expérience recouvre ici à la fois l’idée d’engagements actifs dans des situations, même s’ils comportent toujours un versant de pâtir, et celle d’une cumulativité des engagements, itératifs, donc vecteurs d’apprentissages et d’une transformation des personnes.
4Pour enrichir en ce sens les figures de la citoyenneté ordinaire, nous proposons ici un prisme particulier : le devenir parent et ce que cette expérience fait à celle de la vie publique. Nous nous appuyons ainsi sur une première exploitation d’une enquête menée collectivement par observation et par entretiens auprès de plus de soixante-dix parents de jeunes enfants dans deux grandes villes françaises entre 2014 et 20167. Nous allons voir que l’expérience du devenir parent est révélatrice pour une étude de l’ordinaire de la citoyenneté. Pour le parent, comme pour le chercheur, elle fait en effet saillir d’une façon particulière, et neuve, ce que les coprésences anonymes dans les lieux publics recèlent d’interrogations et de propositions en actes sur ce que nous partageons, ou pas, avec ces autres inconnus, simples concitoyens. De plus, nous verrons que devenir parent favorise la réflexivité sur les façons de s’engager dans la vie publique en modifiant les modalités mêmes de ces engagements : les façons de prendre place, d’être perçu et de percevoir, de s’engager avec les autres et parmi eux, etc.
5Cet article voudrait donc suggérer la fécondité d’un prisme – le devenir parent – pour comprendre l’ordinaire de la citoyenneté ou du politique. Ce prisme va nous permettre d’aborder cet ordinaire, au double sens de « commun » et de « quotidien », de façon originale : à partir de l’expérience individuelle comme expérience citoyenne8, et sans réduire l’ordinaire à la seule dimension d’un « allant de soi ». En partant de l’expérience individuelle, et en intégrant les moments de trouble, de perplexité ou de félicité inattendue, on peut ainsi espérer enrichir notre compréhension de la formation des opinions sur la vie publique et les façons d’y prendre part, en montrant ce qu’elle doit au quotidien des formes de coprésence urbaine.
De l’enfant en public à la fabrique du monde commun
6Si devenir parent confronte de façon particulièrement directe et continue à la question de la coexistence civile entre inconnus, c’est que la présence d’un enfant dans les espaces publics urbains a deux propriétés bien repérées par les recherches menées sur les civilités urbaines.
L’enfant dans la place
7D’abord, l’enfant est un être que l’on peut dire « garfinkelien9 » : encore peu au fait des « cadres » des rencontres en public et du continuel travail de « réparation » qu’ils impliquent, il est un constant vecteur de breaching experiments, ces événements qui perturbent les « apparences normales » (empiètements, intrusions, offenses, embarras, etc.), qui font selon E. Goffman l’ordinaire de la vie en public10. Multipliant, parfois par leur seule présence, les ouvertures interactionnelles impromptues11, les enfants ont une propension à troubler l’ordre des situations, voire au « terrorisme interactionnel12 ». Un enquêté le formule ainsi : « un enfant est générateur de bruits, de nouvelles interactions ; donc y’a cet être vivant qui va parler alors qu’on lui a pas demandé de parler, qui va peut-être faire des grimaces aux autres, etc. » (Pascal13) ; « ils ont pas conscience des bonnes manières, entre guillemets, des fois on peut être gênés par les choses qu’ils disent ou des fois lorsqu’ils font une colère dans la rue, on a un peu envie de se cacher » (Paola). L’enfant expose en fait doublement celui qui l’accompagne14. Il l’expose comme go-between entre lui et le public, c’est-à-dire comme interprète du monde pour l’enfant et interprète de l’enfant pour le public alentour. Car l’enfant est toujours « avec » ou présumé tel, c’est-à-dire englobé dans une unité véhiculaire multipersonnelle15. Ce faisant, il perçoit et éprouve l’espace de la rue comme un prolongement de sa maison (a home moved outside), et vit en ville « comme dans un village16 ». Mais l’enfant expose aussi l’adulte comme éducateur, engagé dans la transmission d’un monde commun ou de normes communes, ce qui suppose chez ce dernier une conscience avivée de l’horizon futur des conduites présentes, ou un état d’alerte à l’égard de « ce qui est en train de se créer comme habitudes et tendances à agir17 », suivant la formule de John Dewey.
« Partager », « s’ouvrir aux autres » : du square à la société
8Il est très fréquent, sinon systématique, que les parents interrogés sur ce qui se passe dans les squares qu’ils fréquentent avec leur(s) enfant(s) soulignent l’enjeu de « partager18 » : « comprendre qu’il faut partager », « prêter ses jouets », « c’est le devoir de parent de dire que c’est pas bien, qu’il faut partager avec les autres », « je pense que c’est important que les enfants partagent dès maintenant […] parce que je pense que quand il sera plus grand il aura le sens d’aider l’autre ou les autres, ou de partager les choses », etc. Ou d’évoquer avec désapprobation « une petite minorité de parents pas prêteurs » : « y’a des parents qui sont pas prêteurs, qui veulent pas que leurs enfants prêtent leurs jouets. Là c’est complètement lamentable, on en a rencontré, mais c’est une toute petite minorité ». Chez un enquêté (violoniste classique d’origine italienne depuis peu à Nice), qui se défend d’être « communiste », tout en critiquant la focalisation sur « les choses privées, les sous, l’égoïsme », cette exigence de « partager les joujoux » s’alimente à des situations repoussoirs, associées mais aussi observées personnellement aux États-Unis : « une personne comme cela, qui est en train de mourir et personne ne va aider ». S’il considère que « les enfants ont besoin d’être dans la société », de façon à ce que « tout le monde laisse les joujoux et comme ça il y a la variété de choses pour choisir », « par exemple Lorenzo donne sa voiture et l’autre lui donne un camion, peut-être que sa voiture est plus jolie, mais lui il en a marre parce qu’il la connaît bien, il veut connaître aussi autre chose, c’est ça qui est intéressant », l’horizon qu’il dépeint est celui d’une coexistence plus vaste, « le niveau de partage, le niveau de société ». Une situation, en particulier, l’a marqué car elle concernait un ami musicien :
J’aidais mon ami qui est tombé de vélo à Los Angeles. Normalement en France, aussi en Italie, nous avons un système qui fait que quand un étranger est dans un moment très critique, on ne le laisse pas, on lui porte le premier secours, et après, peut-être qu’il va payer hein, avec le remboursement, la mutuelle dans le pays à contacter. Mais non, là bas, tout le monde lui demandait carte de crédit, cash ou assurance… cela a atteint un niveau de partage vraiment dégueulasse, c’est la loi de la jungle, qui est lion va en premier et qui est lapin meurt. Or dans notre société le lapin on lui donne une chance aussi
Luigi.
9L’agrandissement politique peut être tout aussi immédiat quand il s’agit de valoriser la fréquentation mutuelle entre enfants, la mixité des espaces de sociabilité – par ailleurs largement configurée et dosée par les parents19, ou plus largement la ville pour la densité de ses liens d’occasion – pour autant bien sûr que l’on choisisse de s’y exposer, sans les subir :
Le lien social du parc est important, hyper important, comme ça il se mélange. Je pense que c’est la pire chose d’élever un enfant entre quatre murs, ou se le garder pour soi et aller faire le tour du monde en disant « ouais il a vu plein de paysages et plein de choses ». Oui, mais il a pas ce lien social, et il sera perturbé toute sa vie quand il rencontrera l’autre. Comme disait Sartre, l’autre peut nous pétrifier. S’il n’y a pas de lien avec l’autre, l’autre sera toujours un ennemi. Alors que c’est le contraire, l’autre c’est un ami. C’est pour cela qu’il y a des guerres dans le monde, parce qu’on se connaît mal
Dorothée.
10Des squares aux espaces publics, un parent déclare aussi « avoir l’impression d’encourager la liberté de parler à l’autre, la plus grande liberté c’est la tolérance, rencontrer des gens qui pensent différemment de toi, et les espaces publics en sont remplis » (Joseph). Associant ces deux thèmes du « partage » et de l’« ouverture sur les autres », des « petits trucs » peuvent ainsi relever d’une évidence du « vivre-ensemble » :
C’est sympa qu’ils rencontrent d’autres enfants, c’est une ouverture sur les autres, de la socialisation. Et c’est pas parce qu’ils ont un truc en main qu’ils ne doivent pas le partager avec d’autres qui s’intéressent à ce qu’ils ont en main. Par exemple, quand des fois on leur permet de regarder des dessins animés, des fois je vois l’enfant à côté qui louche dessus et je lui dis « vous vous serrez et vous regardez ensemble le dessin animé ». Je sais pas, si t’es en train de manger des gâteaux et que l’enfant bave à côté, tu vas proposer un gâteau si les parents sont d’accord. C’est des petits trucs mais ça fait partie du vivre-ensemble, des choses qui paraissent évidentes quoi
Mireille.
11Ces « évidences » relatives au monde commun nous sont livrées par les parents au fil des récits de leurs efforts pour transmettre in situ à leur enfant des compétences devant orienter favorablement le monde commun. La portée citoyenne de cet effort éducatif, tourné vers une coexistence réglée, est explicite, et les faits et gestes associés sont avancés sur le mode de l’évidence. Or la plupart des parents rencontrés témoignent aussi d’une tout autre forme d’expérience, marquée par la passivité, l’incertitude et la désorientation. Il s’agit alors moins de viser une coexistence citoyenne que d’explorer celle qui s’est imposée à eux par surprise quand ils sont devenus parents.
Du monde commun visé pour l’enfant au monde commun révélé par l’enfant
Découvrir le concernement d’inconnus
12Un motif traverse tout notre corpus d’entretiens : une fois parent, les espaces publics urbains apparaissent sous un jour neuf, surprenant, comme après une brutale métamorphose : en présence d’un bébé ou d’un jeune enfant, « les gens s’ouvrent comme si c’était une barrière qui tombe », « les gens discutent plus facilement, même si tu les connais pas », ils « te regardent, te parlent, t’aident », sont attirés. En somme, il apparaît soudain que les gens « sont sympas », « bienveillants ». Devenir parent, c’est ainsi se trouver confronté, de façon récurrente et initialement déconcertante, à la bienveillance ou au concernement d’inconnus :
« Avant, on ne me parlait jamais. Et avoir un enfant, dans la rue ou dans le métro, les gens te parlent en fait. Donc c’est juste pour te dire que ton enfant est beau, te demander comment il s’appelle, si c’est un garçon ou une fille. […] On ne m’a jamais autant adressé la parole que depuis que j’ai un enfant, ça c’est sûr… Enfin, soit on te pose juste des questions, soit il y a des gens qui te racontent un peu leur vie… ah moi aussi j’ai un enfant, etc. les gens te parlent, te sourient, te laissent t’assoir » (Anne Christine) ; « avec un enfant, on a beaucoup plus de facilités à s’adresser aux gens sans avoir peur de leur réaction » (Raphaël) ; « ça crée tout de suite des liens, assez vite on crée des liens avec les autres, en tout cas les discussions sont beaucoup plus faciles » (Paola) ; « souvent un bébé ça attire. C’est tout bête, mais mon fils regarde les gens, il est curieux, Je lui dis “oh, t’as vu le monsieur ?!”, et souvent ça engage la discussion comme ça »
Estelle.
13Le contraste est net avec un « avant » fait de parisiens pas sympas, méfiants, ne prenant pas le temps de discuter, ne regardant pas ou mal, ou bien pressés, frileux, fermés, peu enclins à aider, « dans leur coin, dans leur bulle, qui ne te parlent pas », etc. Cet avant est parfois conservé à la manière d’une rhétorique habituelle, un peu creuse, ou bien relégué explicitement à l’état de cliché erroné : « En tout objectivité, c’est faux. Les parisiens sont pas souriants, mais c’est pas parce qu’ils sont pas sympas : c’est parce qu’ils sont pressés d’aller au boulot et qu’ils sont dans leurs pensées. Mais en fait, le Parisien, tu lui souris, il va te sourire… » Devenir parent peut alors susciter une révélation : « découvrir que tout t’appartient, que les gens sont gentils » ; « avoir des enfants, ça rend la ville, les espaces publics, un peu plus partagés, plus humains, et du coup ça change vachement, ça change toute mon impression de la ville finalement, parce que je trouve que, déjà, on l’utilise beaucoup plus » (Marianne).
Enquêter sur ce qu’on se doit les uns les autres
14La surprise de cette révélation ne s’estompe pas vite ; elle dessille plutôt le regard, alerte sur d’autres possibles, et amène le parent à lancer ou relancer une enquête sur ce qu’il doit à ces autres inconnus, ce qu’ils lui doivent, ce qu’ils sont pour lui, etc. Car, au contraire de la méfiance entre inconnus, la confiance échappe aux typifications ordinaires. Tout se passe comme si elle ne se disait habituellement que de façon implicite, paraissant presque dérangeante quand on en prend conscience, et difficile à intégrer et partager dans un récit. Dans l’exemple suivant, une confiance accordée par un inconnu, en créant un trouble, initie ou relance une enquête sur ce qu’engage la coexistence citoyenne. L’enquêtée paraît surprise par la confiance qu’un autre parent lui accorde – une confiance dont elle souligne simultanément, et contradictoirement, l’incongruité et la valeur, sinon même la nécessité :
Et l’autre jour, y’a une grand-mère qui m’a laissé sa fille pendant une heure en fait. Elle me connaissait ni d’Ève ni d’Adam mais elle la voyait qui jouait avec la mienne, elles s’étaient rencontrées au parc, j’étais assez surprise mais bon, c’est bien aussi que y ait cette confiance là. Et ça c’est arrivé récemment ouais. J’étais assez surprise, moi je voulais partir (rires).
[Question ?] : Mais elle est partie complètement ?
[Réponse] : Elle est partie complètement, elle est revenue après. Je lui ai dit « ah ben votre fille elle est là, votre petite-fille… » Mais bon, clairement, elle me faisait confiance et il faut quand même faire confiance aux gens aussi.
[Question ?] : Oui. Et puis toi au final tu faisais que regarder ?
[Réponse] : Je faisais que regarder voilà, je faisais que regarder mais il fallait quand même que je regarde et moi je voulais bouquiner (rires) et là je me sentais plus de le faire. Mais en même temps, j’étais contente parce que, il faut vivre comme ça, il faut faire confiance aux gens.
15Deux mouvements s’observent ici : une surprise, qui pointe l’incongruité de la confiance ainsi accordée, qui laisse perplexe ; et une valorisation persistante de cette « confiance », jugée nécessaire et presque enviée : il « faut vivre comme cela », il « faut faire confiance aux gens », « il faut quand même », quitte à risquer d’embarrasser quelqu’un qui voudrait plutôt partir ou lire. Mais le « il faut » dit simultanément la difficulté à faire sien ce mouvement qui pourtant contente : l’extériorité maintenue de cet horizon n’est pas celle d’une exigence qu’on chercherait activement à tenir ou à faire valoir.
16Dans l’exemple suivant, nous allons retrouver la valorisation d’une interdépendance inattendue, mais heureuse, associée à l’insistance d’un trouble, marqué par les multiples hésitations dans la façon de qualifier cette situation, pourtant typique, et ses effets :
Quand t’as un enfant, et bien, au contraire tous les gens te parlent, te sourient, te laissent t’asseoir. Surtout quand tu portes ton enfant sur toi on te laisse t’asseoir dans le métro ou dans le bus. Ouais, je trouve que justement, les gens ils sont sympas quoi. Euh…
Enquêteur : Plus que avant.
A : … Mais ça crée du lien entre les gens. parfois c’est agréable de se dire qu’il y a du lien social qui peut se créer entre deux personnes qui ne se connaissent pas.
Enquêteur : Mais, c’est l’idée qui est agréable ou toi ça te fait vraiment quelque chose ?
A : Non mais parfois j’ai vraiment l’impression que ça change la vie des gens. C’est un peu bizarre mais…
A : Parce que ma fille. C’est un peu souvent elle qui créée l’interaction en fait. Dans le sens où, justement comme elle est dans le porte-bébé, elle est à hauteur
Et Alba, elle lâche pas l’affaire. Si le voyage dure une demi-heure, pendant une demi-heure elle créait du lien. Enfin, j’ai l’impression qu’elle créait du lien avec cette personne et parfois, j’ai l’impression que ça va changer quelque chose dans la vie, dans la journée, enfin, au moins la journée, si ce n’est la vie (rires), au moins dans la journée de cette personne, d’avoir eu un peu un… Enfin, je sais pas, les gens ils ont l’air contents, enfin, tu vois. J’ai pas l’impression que ça les saoule. Enfin, peut être (rires). Parce que quand tu es parent, tu as l’impression que ton enfant il est génial, il est parfait et que tout le monde l’aime. Euh… donc, voilà, c’est un peu présomptueux de dire qu’elle change la… non, mais des fois j’ai vraiment l’impression qu’elle change la… qu’elle leur a apporté un peu de joie dans la journée de la personne
Anne.
17Le trouble se signale par des répétitions, des reprises ; il insiste à travers l’effort sans cesse relancé de cette mère pour tenter de fixer, stabiliser ou affirmer une perception : « j’ai l’impression », « j’ai vraiment l’impression », etc. À six reprises, elle essaye d’énoncer ce qui la trouble, dans un mouvement qui relève typiquement de la « perception-anticipation20 » placée par J. Dewey au cœur de la visée éducative : il s’agit de préciser les conséquences, la portée, de ce moment de joie partagé entre son enfant et une personne inconnue. Que ce moment puisse « changer vraiment » quelque chose à la vie de cette personne, que la coexistence puisse à ce point engager une interdépendance sensible et heureuse, est une perspective qui la trouble. Ses multiples tentatives pour ajuster la qualification de la situation et de ses conséquences soulignent sa difficulté à faire sienne, sans vertige, une telle responsabilité sur la vie d’inconnus.
18La condition de parent multiplie ainsi les perplexités et les occasions d’enquêter. Les deux exemples précédents montrent des parents en déplacement en ville avec leur enfant, qu’une interaction amène à s’interroger sur les conséquences et la portée des interactions avec les inconnus qu’ils croisent. Que faire, en particulier, de la confiance ou de l’importance qu’ils nous accordent ? De quoi sommes-nous vraiment responsables à leur égard ? L’indétermination persistante observée dans les récits ci-dessus souligne à quel point le passage à l’état de parent est porteur d’expériences neuves : il multiplie les situations d’interdépendance amenant à faire l’expérience d’une solidarité de fait avec des inconnus – entraide, empiètement, gêne ou félicité. Les parents se découvrent de nouveaux intérêts, et une attention hypertrophiée : « je pense qu’avant d’avoir des enfants on s’intéresse pas tellement à ça, l’acceptation des enfants dans les restaurants par exemple, ou ce qui se passe dans un square, j’ai une capacité de distinction… […] quand tu es avec les enfants, tu n’as pas la paix, il faut surveiller… » (Rivka) ; « ça change tout dans ta vie d’avoir un gosse, tu fais plus attention à tout » (Magali). De situation en situation, les parents se trouvent ainsi pris malgré eux dans une enquête, le plus souvent d’arrière-plan, pour tirer au clair cette nouvelle situation d’interdépendance, et les façons de s’y rapporter.
19Ce mouvement d’enquête voit le parent essayer de préciser ce que l’on doit aux autres, ce qu’ils nous doivent, ce qu’on partage effectivement au sein du monde commun, ou ce que l’on voudrait partager davantage. La portée politique de ce mouvement peut rester tacite ou être explicitement thématisée, y compris avec l’enfant. Par exemple, quand il s’agit de savoir si on s’autorise à dire aux autres ce qu’ils nous doivent :
Je dis aux enfants, tu vois, qu’est-ce que cela fait comme rapport entre concitoyens si on est derrière les autres à leur dire « fais pas ceci, fais pas cela », et on est toujours… ces choses-là c’est à double tranchant, car les gens doivent s’autoréguler eux-mêmes, ces gens qui crachent ou qui jettent leurs mégots dans la rue, qui salissent… je sais pas s’il faut aller jusqu’à dire « là, ici, on ne crache pas », je sais pas si c’est à moi de le faire, à chaque fois cela m’indigne, cela m’énerve, surtout quand c’est devant les enfants, mais pour l’instant je ne le fais pas, je n’ai pas la réponse
Rivka.
20Ainsi, l’indétermination perdure. Pour ce parent, l’enquête n’est pas close, même si une chose semble acquise : l’exigence « d’avoir sa tranquillité » – et le crédit laissé à chacun de pouvoir s’autoréguler, et revendiquer ainsi une responsabilité vis-à-vis du commun – l’amène à ne pas vouloir se faire la « surveillante de la propreté de la rue ou des comportements civiques ».
« Doser » les obligations mutuelles, acter une responsabilité partagée
21Fréquenter les espaces publics avec un enfant crée de multiples occasions de réfléchir à ce qu’on peut ou veut infliger comme nuisances ou astreintes, comme à ce que l’on peut (ou veut pouvoir) attendre comme attention ou comme bienveillance. Ainsi, une mère, tout en regrettant l’accueil « souvent crispé » des enfants dans les restaurants en France, raconte avoir été très agacée par des parents qui persistaient à rester dans le restaurant où elle se trouvait également alors que leur enfant hurlait : « tu peux pas infliger, au bout d’un moment, les cris de tes enfants ». L’enquête des parents en situation les voit ainsi plonger dans le particulier, porter une attention fine à tout ce qui fait la singularité d’un contexte, afin de « doser » les obligations et les attentes, trouver le « juste équilibre » propre à préserver les conditions de la coexistence.
22Certains jeunes parents peuvent bien sûr vouloir prévenir tout risque d’« explosion » – de l’enfant et de la situation – par des choix radicaux, comme ne plus aller au supermarché, au restaurant ou dans le métro avec l’enfant pour « ne pas tenter le diable », ou en adoptant le parti pris d’ignorer radicalement le regard d’autrui dans ces situations (« mon enfant fait ce qu’il veut », « les autres je m’en fous »). Mais on observe plus fréquemment chez les parents une enquête visant à tester la tolérance du milieu et du monde commun. Et les parents de découvrir alors une tolérance qui excède leurs attentes, et les incite à « baisser leur niveau d’exigence », « à vivre avec et à ne plus culpabiliser ». Les entretiens dessinent ainsi une responsabilité partagée où chacun doit faire sa part :
J’ai dû apprendre à lâcher un peu ce truc là ; et puis bon voilà, mon enfant il est là, puis il parle aux autres, et puis si cela les dérange, ben ils nous le diront, mais moi ça ne me gêne pas que mon enfant parle aux autres, ou qu’il fasse des grimaces ou du bruit, que ce soit avec une fourchette ou… […] c’est plus de la crainte vis-à-vis du regard des autres, mais bon, j’ai vite appris à baisser mon niveau d’exigence […]. Y’a un code de bonne conduite, je dis à mon enfant d’arrêter de faire du bruit, je choisis les restaurants, pour pas tenter le diable, mais après, c’est plus leur problème que le mien finalement s’ils sont gênés
Pascal.
À un moment donné, un enfant c’est un enfant, on a ce même problème avec nos voisines du dessous, elles sont hypersensibles au bruit, et dès que notre enfant bouge, pour elles c’est un manque de respect ! Donc il faut arriver à trouver un juste équilibre entre, nous, faire attention autant que possible et, elles, accepter qu’il y a une vie à l’étage du dessus
Mireille.
23Les autres inconnus, simple concitoyens, doivent eux-mêmes accepter l’interdépendance – l’évidence d’un monde commun partagé, que fait saillir tout particulièrement la présence d’un enfant. L’accepter, c’est alors y répondre, en participant en quelque façon au processus éducatif, vu comme une responsabilité de fait partagée, que la tolérance manifeste déjà. Pour le parent, tout tient alors à un art du dosage, a fortiori quand il se réjouit d’avoir inversé complètement le rapport de « faut pas embêter la dame » à « ah, on peut échanger avec la dame » :
alors que t’as des parents qui peut-être s’arrêtent juste à « ne vas pas embêter la dame devant toi », et le môme il reste là dans ses chaussures ou dans son livre, et il cherchera pas à faire le lien avec l’autre parce qu’on leur a dit « parler aux gens c’est les embêter ». Après il faut doser, parfois moi c’est dans l’autre sens que je dis « bon maintenant tu laisses la dame tranquille », mais je leur dis par principe, et après je vois bien comment les gens réagissent
Mireille.
24Quand la responsabilité partagée vis-à-vis du commun n’est pas investie par les autres parents ou les nounous qui « n’interviennent pas », le parent peut choisir de surveiller et d’intervenir à leur place pour faire valoir les qualités d’un espace public « pour tout le monde » :
Par exemple, y’a un enfant qui fait du toboggan, ils le dépassent tous… […] moi j’interviens, je dis « non, c’est le tour de mon fils, il faut qu’il passe, non, tu ne passes pas ». […] Des fois j’interviens même envers les parents. Je leur dis : « C’est un espace public pour tout le monde, pas seulement pour vos enfants. Le toboggan c’est pour tout le monde, chacun son tour. » Et elles me disent : « C’est des enfants, c’est des enfants c’est des enfants, qu’est-ce que tu veux qu’on leur dise, c’est des enfants. » Mais il faut leur apprendre à ces enfants ! Comme moi, je leur apprends, il faut leur apprendre aussi. Il faut surveiller, il faut leur dire : « Non c’est pas bien »… Elles ne surveillent pas, elles s’en foutent
Roa.
25La question posée est de savoir « jusqu’où il faut faire l’éducation des enfants des autres », et des autres tout court, car la question est transitive. L’envie d’intervenir peut être forte, par exemple quand « quelqu’un parle mal à son enfant, lui hurle dessus vraiment », même si le désir d’intervenir est souvent retenu, ou délicatement distillé, pour faire droit autant que possible à la responsabilité et au point de vue de l’autre, à qui on prête de bonnes raisons :
Je veux pas trop aller voir les gens et leur dire « bon vous devriez faire comme ça », parce que j’ai pas non plus… après, chacun fait comme il peut et comme il veut, comme il peut surtout… Mais des fois c’est vrai que quand c’est trop, quand c’était trop marqué, cela m’est arrivé de dire « votre enfant il a tapé ma fille ou d’autres, il faut faire… ». Souvent les gens qui donnent des conseils sont des gens qui n’ont pas d’enfant, car quand on a des enfants, on sait qu’il n’y a pas de règle, y’a pas une manière de faire et en plus, on fait comme on peut, et des fois on est emporté, on peut-être dépassé, c’est pas forcément de sa faute à soi… y’a plein de facteurs qui entrent en ligne de compte. Je donne pas forcément des conseils, mais ça peut m’arriver de dire aux gens, d’aller les voir et de dire « oui mais là »
Paola.
26Si ces enquêtes, à la recherche d’un dosage toujours singulier, d’un « juste équilibre », s’avèrent particulièrement indexicales, ouvertes à l’indétermination et à la singularité des situations traversées, ne produisent-elles pour autant que de l’ajustement local ? Nous allons suggérer finalement que ces explorations voient aussi se former et se réviser des habitudes et des opinions relatives au monde commun.
De l’ajustement local à la formation d’habitudes et opinions relatives à la vie commune
27La formation d’habitudes est pour les parents une exigence vive. Les situations avec enfant sont en effet initialement inédites, puis par nature plus imprévisibles ou éprouvantes, donc tout particulièrement en quête d’appuis et de routines. S’y ajoutent les enjeux éducatifs, qui incitent aussi à travailler la cohérence dans le temps des options prises.
Stabiliser des attentes, circonscrire les interventions
28Concernant la question de savoir à quel point on laisse les autres surveiller notre enfant, et jusqu’où on va soi-même dans l’attention portée aux enfants des autres, on voit se forger des habitudes, des convictions, des partis pris, à la portée politique saillante. Dans l’exemple suivant, un parent déclare ainsi « attendre » d’inconnus qu’ils surveillent à l’occasion ses enfants, et étendre lui-même symétriquement sa responsabilité :
Parfois, je sais que quand je laisse courir mes filles dans le marché, j’attends des autres adultes qu’ils aient une certaine vigilance et quand les enfants sont pas dans mon champ de regard, y’a suffisamment d’adultes qui connaissent mes enfants ou même des adultes qui connaissent pas mes enfants et si y’a un problème moi je les autorise à intervenir soit pour remettre mes enfants sur la bonne voie, soit pour les protéger.
– Ah oui ? C’est, enfin, comment ça ? C’est-à-dire vous attendez ça ? Enfin…
– Ben je pense que un adulte qui est dans cet espace du marché et qui verrait ma fille ou mes filles soit faire des conneries soit être en difficulté parce qu’elles sont tombées ou je sais pas quoi, bah venir et intervenir. C’est aussi, je pense que personnellement si je vois un enfant en difficulté et que y’a pas d’adulte autour je pense que je vais m’inquiéter. Ou si un enfant fait des conneries sur l’espace public, je vais intervenir… […]
– […] Et quand vous disiez que vous attendiez que d’autres personnes interviennent aussi…
– J’attends, c’est pas que j’attends, c’est que je considère que un adulte a le droit de faire une remarque à mon enfant si il fait une bêtise ou a le devoir d’intervenir si mon enfant est en difficulté. Si je suis pas présent parce que l’étal du boucher me le cache et que mon gamin n’est pas sous ma surveillance
Renaud.
29La position ici défendue a toutefois un périmètre de validité assez strict, qui semble lui aussi le produit d’enquêtes : la limite est celle du marché, c’est-à-dire d’un espace de sociabilité mixte, entre urbanité et village. La confiance, ici comme dans bien des cas, ne s’impose et n’est valorisée qu’en étant simultanément clairement limitée, comme s’il fallait éviter qu’elle ne vienne menacer une vigilance quasi vitale (car à trop compter sur les autres, on pourrait baisser la garde et devenir « un parent irresponsable »). Si un autre parent, tout en affirmant s’attendre à ce que des inconnus fassent leur part, soient attentifs et interviennent, insiste lui aussi avec force sur la nécessité de ne pas compter trop fermement sur cette intervention d’inconnus, ce n’est pas qu’ils n’en soient pas dignes à ses yeux, mais pour une raison pratique d’économie des habitudes. Car à trop compter sur la bienveillance des autres, on risque d’émousser sa propre acuité, de ne plus entretenir suffisamment sa vigilance (« être parent, c’est avoir peur de tout », « être toujours un peu en alerte »). Une révision locale, ponctuelle, des habitudes est ainsi jugée trop coûteuse ou risquée pour être entreprise ; il faudrait que la vie soit « très différente » pour que la révision locale, expérimentée parfois dans certains « parcs », puisse se développer en un changement complet d’habitudes :
Quelquefois dans la rue, tu te dis, s’il y a du monde, on se doute que si jamais il se passerait quelque chose ben les gens, normalement les gens ils sont assez euh observ… enfin ils observent et ils aident s’ils peuvent normalement. C’est plus dans ce sens-là que dans l’autre mais non non, je compte pas dessus, non non. Parce que aussi, on a toujours le radar, après si on laisse tomber, on perd l’habitude en fait je pense que, quand on a des jeunes enfants, on est toujours un peu en alerte. C’est juste des automatismes voilà. Mais non, je ne compte pas là-dessus. Enfin, dans d’autres endroits peut-être… Franchement, si on était dans une grande zone piétonne, la vie serait très très différente. Très très différente ouais. Alors c’est vrai que ça se reproduit un peu dans les parcs finalement, cette grande zone piétonne où là on baisse un peu les bras, on les voit plus et ils sont de l’autre côté, on sait qu’ils jouent…
Sabine.
30Réciproquement, du côté du parent intervenant, la valorisation de l’intervention, revendication en actes d’une responsabilité, s’accompagne du souci de la circonscrire (« je ne fais pas la police ») :
Et donc, les enfants des autres, ça vous est arrivé de faire pareil et de les ramener à leurs parents ?
– Oui, oui. Ou des mômes qui euh… Qui faisaient des conneries dans le marché… y’a des mômes qui étaient en train de piquer des cagettes euh… Que le commerçant déchargeait, je suis intervenu et je suis allé prévenir le commerçant qu’il fallait qu’il surveille sa marchandise parce qu’elle était en train de partir.
– Et il s’est passé quoi ensuite ?
– Oh, ça, ça s’est passé y’a trois-quatre ans. Y’a eu des périodes où y’a eu de gros problèmes de petite délinquance dans le quartier, hein.
– Et le commerçant a fait quoi ?
– Il a couru chercher ses cagettes, il en a perdu une.
– Et les enfants c’étaient des petits… Qui avaient leurs parents aussi ? – Ah non, non, non, non. Ils faisaient pas ça avec leurs parents, je suis désolé !
– Mais ça aurait pu être des petits mioches qui piquent des choses, je sais pas.
– Non, non, qui chapardent, je fais pas la police. Mais là c’est du chapardage en grand, les gamins ils y allaient sérieusement quoi. […] Je sais pas, je le vois pas. Ou si je vois un môme euh… prendre une mandarine, ça me fait rigoler, et puis voilà, c’est la vie. Ou prendre une fraise, c’est comme ça…
Renaud.
31Cette distance positive, déjà observée dans le rapport aux sans-abri21, manifeste un souci de ménager pour soi et pour les autres, une distance vers (et non contre), comme un droit à la tranquillité, entendu à la fois comme ce que l’on doit à l’autre concitoyen, comme ce que l’on attend de lui, et comme ce que l’on se doit aussi – en refusant notamment de s’ériger en « surveillant de la propreté de la rue ou des comportements civiques », ou en « police ». Ce souci, observable dans les récits des parents, de circonscrire la responsabilité qu’ils défendent in situ, ou à divers degrés promeuvent est, à la fois, une façon de la rendre praticable, et une façon de la rendre conséquente, dans la mesure où il s’agit aussi de ménager, pour l’autre concitoyen, une présomption de responsabilité et de capacité à s’autoréguler, sans lesquelles on ne peut imaginer qu’il prenne part au commun.
32Cette présomption de responsabilité et de capacité à s’autoréguler peut être l’objet d’un effort de transmission. Dans le cas ci-dessous, le parent s’emploie à développer chez ses enfants, par l’exemple, au fil des occasions offertes par les espaces publics urbains, une propension à l’accueil qu’il modalise en les incitant à l’enquête : « essayer d’aiguiser l’esprit critique de l’enfant et sa faculté de comprendre quel est le caractère et la volonté de la personne qui est en face de lui ». Il espère ainsi les affranchir du choix entre méfiance et confiance a priori – dont il a lui-même pâti dans sa jeunesse :
Dans les espaces publics, c’est vrai que quand on est confronté à des gens qu’on connaît pas, l’enfant il est témoin, il voit comment toi en tant que père tu réagis vis-à-vis des personnes qu’on connaît pas, c’est-à-dire la méfiance, la sympathie, la politesse, des choses très simples comme ça : essayer de comprendre qu’est-ce que veut la personne, d’abord comprendre qu’est-ce qu’elle veut et une fois que t’as compris répondre oui ou non, accepter ou refuser. C’est déjà, comme il est un étranger, il faut établir ses techniques d’approche, analyser qu’est-ce qu’il veut, pourquoi il m’interpelle. On voit aujourd’hui souvent dans la rue, des personnes, quand tu as besoin d’un renseignement, tu vas vers elles et elles ont peur, elles pensent que tu veux leur soutirer de l’argent ou abuser d’elles et elles du coup décident de pas répondre, de continuer à marcher comme si elles avaient rien entendu par exemple. Il me semble que ce que j’essaye de faire comprendre à mes enfants c’est l’opposé, c’est de s’arrêter, de comprendre qu’est-ce qu’elle veut la personne, d’y répondre si c’est dans tes possibilités
Joseph.
33Cette importance d’une distance vers autrui se retrouve, nous allons le voir, dans les récits des moments de pure félicité entre inconnus, ceux que les personnes, parents ou non, valorisent sans mélange.
Les instants de félicité entre inconnus, éprouver et ancrer l’ordinaire
34Ces moments d’aide ou d’attention, de coresponsabilité entre inconnus autour d’un concernement mutuel transitoire, que la présence d’enfants ne fait que multiplier et rendre plus saillants, s’avèrent d’autant plus valorisés qu’ils ne durent pas, sont sans lendemain, mais aussi sans préalables. Quasi « automatiques », ils paraissent s’insérer naturellement dans l’activité en cours sans la perturber. Ils semblent ainsi devoir leur félicité à la manifestation d’un souci de la tranquillité de l’autre, que la rapidité et la spontanéité du geste préservent en effet de toute gêne, menace ou empiètement. Comme ici avec la poussette :
Je me suis retrouvée sur la ligne 4, à Montparnasse je crois, où il n’y a pas d’escalators, je me sentais comme une idiote, et tout le temps j’ai croisé peut-être trois ou quatre personnes, sur l’aller, le retour, qui m’ont aidée quoi… Un homme en passant, sans forcément même me demander me dire bonjour, non, il passe, il choppe la poussette, il m’aide à monter les escaliers, juste un petit au revoir, il reste au téléphone, et ça reste complètement naturel. […] ou pareil, une dame africaine il me semble, qui me voit en galère avec ma poussette parce qu’il fallait que je descende les escaliers jusqu’aux quais, et cette dame reste au téléphone, prend ma poussette, qui me descend, qui descend, et qui ensuite qui repart, parce qu’en fait c’était pas du tout sa destination. Moi j’ai trouvé ça super beau, c’était super ! C’était vraiment super !
Estelle.
35Contrairement aux exemples étudiés plus haut, où la surprise se prolongeait en trouble, le moment de félicité n’est pas ici associé à l’initiation ou à la relance d’une enquête. Il voit plutôt surgir un équilibre heureux avec l’environnement, d’autant plus plein qu’il est fugace, inattendu, spontané. Ces expériences rendent ainsi sensible et perceptible, sur le mode de l’allant de soi, un ordinaire de la citoyenneté ou d’une sociabilité démocratique : leur manière même indique que ce que l’on se doit l’un à l’autre, au moins l’espace d’un instant, est tenu pour acquis.
36Il reste à interroger les effets de traîne ou de cliquet de ces moments de plénitude, les révisions locales ou globales de croyances qu’ils peuvent induire, les horizons d’attente qu’ils redessinent. Car même si les discours et les thématisations ordinaires restent assez étanches à ces expériences, leur mise en réserve pour soi est riche d’effets potentiels. On rejoint là précisément ce qui fait l’expérience pour J. Dewey : sa « force motrice », qui trame une continuité entre passé et futur – pour autant qu’on se laisse éduquer par sa propre expérience22.
Conclusion
37Si la portée politique des rapports en public n’est pas un fait constant, c’est qu’elle procède ainsi d’une dynamique d’exploration et de réflexivité sur les normes et leur portée, sur ce qui relie, de façon plus ou moins explicite, consensuelle ou conflictuelle, les situations triviales du côtoiement urbain à la chose commune et à la vie en commun dans la Cité. Il en va, en quelque sorte, d’un art politique, ordinaire, du vivre-ensemble. Mais si la vie publique urbaine est loin d’être un lieu de réflexivité permanente ou d’un constant souci pour la chose commune, elle est encore trop souvent dépeinte, à l’inverse, à travers leur seule absence : apathie, incivilité, etc. Loin de souscrire à une vision irénique des rapports sociaux urbains, nos enquêtes de terrain sur la vie publique s’intéressent à la manière dont les épreuves (négatives comme positives) de la coexistence en ville donnent à voir le caractère processuel de la constitution des normes et des opinions. C’est dans cette perspective que l’expérience du devenir parent s’avère une entrée empirique particulièrement féconde. Comme la sociologie l’a bien montré, les contextes d’enseignement et de transmission sont des occasions particulièrement propices à l’étude des normes. L’enfant y joue en effet un rôle de révélateur de ce qui compte, de ce qui se fait ou non et des raisons pour cela, lesquelles doivent être explicitées si on souhaite les lui transmettre. Mais la portée analytique de la figure parentale dépasse encore ces premiers enseignements. Dans cet article, nous avons mis l’accent sur l’un des principaux aspects apparus au cours de notre enquête : la façon dont l’enfant, en plongeant ses parents dans de multiples situations inédites, s’avère un puissant facteur de réflexivité, donc l’occasion pour eux d’interroger le monde social, leur propre conduite en son sein, et les façons dont ils veulent et peuvent s’y frayer un chemin, en infléchir le cours ou y promouvoir de nouvelles voies pour et avec leur progéniture.
38Par « ordinaire », nous avons ainsi entendu ce rapport commun, quoique différencié et disputé, à l’expérience de la vie collective. Cet ordinaire, ouvert et pour partie indéterminé, est un espace de transmission entre parents et enfants, mais aussi un espace d’exploration et de promotion, pour chacun, des choses auxquelles il est attaché.
Notes de bas de page
1 Sandra Laugier, « Politiques de la conversation ordinaire », dans C. Gautier, S. Laugier (dir.), L’ordinaire et le politique, Paris, PUF, 2006, p. 23-51.
2 Claire Judde de Larivière, Julien Weisbein (dir.), « Dire et faire le commun. Les formes de la politisation ordinaire du Moyen Âge à nos jours », Politix, 119, 2017, p. 7-30.
3 Wilfried Lignier, Julie Pagis, L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Paris, Seuil (Liber), 2017.
4 François Buton, Patrick Lehingue, Nicolas Mariot, Sabine Rozier (dir.), L’ordinaire du politique. Enquêtes sur les rapports profanes au politique, Lille, Septentrion, 2016.
5 Wilfried Lignier, Julie Pagis, L’enfance de l’ordre, op. cit., p. 221.
6 François Buton et al. (dir.), L’ordinaire du politique, op. cit., p. 16.
7 Ces parents, aux profils diversifiés, ont été recrutés de différentes façons : par interconnaissance et effet boule de neige, par l’intermédiaire d’une crèche, et en allant directement à la rencontre de parents avec enfant(s) dans un parc. L’enquête empirique a été développée dans les cadres successifs des séminaires EHESS : « Engagements : travail, bénévolat, jeu, citoyenneté », en 2011-2013, « Engagements : espaces publics urbains et ethnographie de la citoyenneté » en 2014-2015 et « Initiation à l’enquête ethnographique. Ville et apprentissage de la citoyenneté » en 2015-2016. Elle a bénéficié, pour l’organisation du terrain collectif à Nice et la retranscription d’entretiens, d’une subvention du Labex Tepsis. Les entretiens, menés par l’équipe du séminaire (nous, Manuel Boutet, Frédérique Chave et Erwan Le Méner), ainsi que par ses étudiants, se sont déroulés, selon les cas, au domicile des parents, dans un café ou dans un parc.
8 Cette perspective sur l’étude de la citoyenneté comme expérience est présentée ici : Alexandra Bidet, Manuel Boutet, Frédérique Chave, Carole Gayet-Viaud et Erwan Le Méner, « Publicité, sollicitation, intervention. Pistes pour une étude pragmatiste de l’expérience citoyenne », SociologieS [en ligne], dossier « Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations », mis en ligne le 23 février 2015, consulté le 22 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/4941 ; Alexandra Bidet, Erwan Le Méner, « Les ressorts collectifs des signalements de sans-abri au 115. Appel politisé, voisinage troublé et geste citoyen en milieu urbain démocratique », dans M. Carrel, C. Neveu (dir.), Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes, Paris, Karthala, 2014, p. 101-130.
9 Du nom du sociologue américain Harold Garfinkel, fondateur de l’ethnométhodologie, qui mena des expériences de déstabilisation des normes sociales (breaching experiments) afin d’étudier les façons dont les gens y réagissent et de rendre ainsi explicite l’ordre social ordinairement tacite. Voir plus largement, sur les enfants dans la ville : Gayet-Viaud, Carole, Clément Rivière, Philippe Simay, dossier « Les enfants dans la ville », Introduction, Métropolitiques, http://www.metropolitiques.eu/Les-enfants-dansla-ville.html, mise en ligne le 08/04/2015.
10 Patricia Paperman, « Versions sociologiques de l’ordinaire », dans C. Gautier, Sandra Laugier (dir.), L’ordinaire et le politique, Paris, PUF, 2006, p. 219-231.
11 Carole Gayet-Viaud, « La leçon de sociabilité du bébé », Métropolitiques, 8 avril 2015, URL : http://www.metropolitiques.eu/La-lecon-de-sociabilite-du-bebe.html ; « De l’innocuité sociale aux degrés d’humanité. Les types du petit vieux et du bébé », Les annales de la recherche urbaine, 100, 2006, p. 59-67.
12 Gary Alan Fine, « The Dirty Play of Little Boys », Society, 24, 1986, p. 63-67.
13 Les prénoms ont été modifiés.
14 Christine Horne, Mary K. Mcilwaine, Kristie A. Taylor « Civility and Order : Adult Social Control of Children in Public Places », dans C. Morrill, D. A. Snow, C.H.White (dir.), Together Alone. Personal Relationships In Public Places, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 181-201.
15 Spencer E. Cahill, « Children and Civility : Ceremonial Deviance and the Acquisition of Ritual Competence », Social Psychology Quaterly, 50/4, 1987, p. 312-321 ; « Childhood and Public Life : reaffirming Biographical Divisions », Social Problems, 37/3, 1990, p. 390-402.
16 Martha Muchow, Hans Heinrich Muchow, « The Life Space of the Urban Child », dans G. Mey, H. Gunther (dir.), The Life Space of the Urban Child : Perspectives on Martha Muchow’s Classic Study, Londres, Routledge, 2015, p. 122, 140-141.
17 John Dewey, « Criteria of Experience », dans Experience and Education, New York, Simon & Schuster, 1938, p. 39.
18 Sur les conflits d’appropriation entre enfants, « l’ethnographie intensive » menée en crèche par Wilfried Lignier privilégie le point de vue d’une sociogenèse du sens pratique chez les enfants, au sens de Pierre Bourdieu. Les « prises enfantines ordinaires » sont principalement saisies à travers leurs façons de se rapporter à « l’économie symbolique des forces sociales en présence, dans une économie concrète des pouvoirs ». Si l’auteur évoque aussi les « professionnelles de la pacification » que sont les employées de la crèche, dont « l’injonction permanente de prêter ce qu’on a pris » investit le principe égalitaire comme outil de maintien de l’ordre, force est de constater que l’ordinaire enfantin reste étudié au prisme des forces qui s’y traduisent, plutôt que comme un terrain – au moins pour partie ouvert, a fortiori quand l’enfant est en public – d’apprentissages, d’explorations et d’expériences, y compris citoyennes, pour ses divers observateurs, au premier rang desquels les parents. Wilfried Lignier, Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire, Paris, Seuil, 2019, p. 91-118.
19 Sur les façons dont les parents « orientent (encouragent ou limitent) la vie de quartier et hors du quartier de leurs enfants » selon les rapports qu’ils entretiennent à la diversité sociale, voir : Jean-Yves Authier, Sonia Lehman-Frisch, « Il était une fois… des enfants dans des quartiers gentrifiés à Paris et à San Francisco », Actes de la recherche en sciences sociales, 195/5, 2012, p. 58-73. Dans notre enquête, nous nous sommes également intéressés aux façons dont les parents configurent les espaces de jeu et de circulation de leurs enfants dans la ville : ils cherchent à doser ainsi leur accès à sa publicité, de façon souvent échelonnée en fonction de l’âge des enfants et selon s’ils sont seuls ou accompagnés, de façon à favoriser certains types d’expériences ou à les préserver – au moins transitoirement – d’autres. Faute de place, ces aspects ne seront pas traités ici.
20 John Dewey, Reconstruction en philosophie, trad. P. Di Mascio, Paris, Gallimard, 2014, p. 200.
21 Alexandra Bidet, Erwan Le Méner, « Les ressorts collectifs des signalements de sans-abri au 115 », art. cité.
22 « Il y a continuité à chaque fois qu’une expérience, pour le meilleur ou pour le pire, affecte les attitudes qui aident à décider de la qualité des expériences ultérieures, en créant des préférences et des aversions, et en rendant plus facile ou plus dur d’agir à telle ou telle fin. De plus, chaque expérience influence dans une certaine mesure les conditions objectives dans lesquelles seront faites les expériences qui suivront » (John Dewey, « Criteria of Experience », art. cité).
Auteurs
CNRS, Centre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS, ENS)
Chargée de recherche au CNRS, Centre Maurice-Halbwachs (CNRS-EHESS-ENS). Ses recherches relèvent de la sociologie du travail, de la sociologie économique et, plus récemment, de la sociologie politique. Marqués par l’anthropologie technique et par l’héritage pragmatiste, ses travaux portent sur les dynamiques d’engagement dans des activités « ordinaires », dont elle étudie la portée existentielle, morale et politique. Elle est notamment l’auteure de L’engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ? (PUF, 2011) et coéditrice de l’ouvrage Quand travailler, c’est s’organiser. La multi-activité à l’ère numérique (Presses des Mines, 2017).
CNRS, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CNRS, UVSQ, UCP)
Sociologue, chargée de recherche au CNRS au sein du laboratoire CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales). Ses travaux portent sur le côtoiement civil (civilité, incivilités, troubles de l’ordre [en] public), au croisement de l’écologie urbaine, d’une sociologie morale des conduites de sociabilité et d’une sociologie politique des formes de l’expérience publique et de l’engagement citoyen. Elle est l’auteure de : Le lien civil en crise ? (Yapaka-Fabert, 2014 ; réédition 2015), a dirigé l’ouvrage collectif Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble (Éditions Peter Lang [Action publique], 2011, avec Mathieu Berger et Daniel Cefaï), et coédité L’engagement ethnographique (Éditions de l’EHESS [Temps et lieux], 2010, avec Daniel Cefaï, Paul Costey, Édouard Gardella, Philippe Gonzalez, Erwan Le Méner et Cédric Terzi). Son ouvrage La civilité urbaine. Enquête sur les formes élémentaires de la coexistence démocratique est à paraître (Economica [Études sociologiques]).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Dynamiques du commun
Entre État, Marché et Société
Danièle Bourcier, Jacques Chevallier, Gilles Hériard Dubreuil et al. (dir.)
2021
Reconnaissance ou mésentente ?
Un dialogue critique entre Jacques Rancière et Axel Honneth
Jean-Philippe Deranty et Katia Genel
2020
Éthique de la nature ordinaire
Recherches philosophiques dans les champs, les friches et les jardins
Rémi Beau
2017
Expériences vécues du genre et de la race
Pour une phénoménologie critique
Marie Garrau et Mickaëlle Provost (dir.)
2022
La pensée et les normes
Hommage à Jean-François Kervégan
Isabelle Aubert, Élodie Djordjevic et Gilles Marmasse (dir.)
2021