DE SURPRENANTES CORRÉLATIONS ENTRE LES DIVERS DOMAINES DU SAVOIR

1Ces dernières décennies, l’accroissement extraordinaire des « savoirs » dans de nombreux domaines de spécialité a favorisé un développement surprenant des interactions, des emprunts et des échanges entre les différentes disciplines scientifiques. On assiste ainsi à des rencontres inattendues et à des convergences d’intérêts dans des secteurs apparemment sans aucune relation. Le progrès des sciences est désormais indissociable des chevauchements entre les terrains de recherche et des « alliances » singulières entre des domaines scientifiques traditionnellement tenus pour indépendants, voire tout à fait séparés.

2Pour ne citer que quelques exemples, après Luigi Luca Cavalli Sforza, la génétique des populations a commencé à établir des rapprochements féconds avec la linguistique1. En outre – nous l’avons vu par les études, entre autres, de Jared Diamond et de John R. Mc Neill – l’« histoire culturelle » [Kulturgeschichte] met de plus en plus en évidence l’importance des différences environnementales dans le développement historique des sociétés humaines2. De ce point de vue, le travail de l’historien ne peut plus ignorer les lignes de partage nouvelles et néanmoins mouvantes, qui caractérisent des disciplines scientifiques comme la climatologie, l’écologie, la biologie évolutive, l’épidémiologie, la géologie et la paléontologie.

3Les échanges et les « contaminations » entre les divers champs du savoir se déroulent aujourd’hui à un rythme de plus en plus intense. Mais déjà, dans la seconde moitié du xix^e siècle, la science – pensons à la physique et à la biologie – avait connu une transformation radicale de ses concepts fondamentaux et de sa terminologie. À partir de Helmholtz et de Darwin, un aspect important de la révolution scientifique de cette période avait été la remise en cause des « barrières douanières » qui avaient auparavant empêché les contacts, les mélanges et les échanges entre compétences et domaines disciplinaires distincts. Exemple typique : le postulat de la conservation de l’énergie, comme Emil Du Bois-Reymond l’avait déjà remarqué en 1882, était alors décisif pour « soutenir » et stimuler les recherches les plus diverses, de la mécanique à l’acoustique, de l’optique à l’analyse des phénomènes relatifs à l’électricité, la chaleur et les états gazeux. Il orientait par ailleurs les débats sur « l’origine et la fin du monde ». De même, la loi de Hermann von Helmholtz et de Julius Robert Mayer promouvait une « influence réciproque » [Wechselwirkung] entre des champs de la recherche qui avaient été jusqu’alors séparés : « de sorte que sa valeur heuristique dépassait alors nettement la sphère de la validation rigoureuse [Daher sein heuristisches Wert ; deshalb reicht es weit über den Bereich seiner strengen Bewährung hinaus]3 ». En outre, Du Bois-Reymond rappelle encore que, après la découverte de la valence atomique, les chimies organique et inorganique, autrefois séparées, se sont inscrites dans un même cadre conceptuel. À partir de nouvelles « valeurs heuristiques » qui établissent des connexions de sens difficiles à percevoir autrement, l’anthropologie, l’ethnologie, l’histoire des origines et la linguistique post-darwiniennes sont de plus en plus liées à la zoologie et à la botanique.

4Par conséquent, la partition des sciences, dans la seconde moitié du xix^e siècle, ne fait plus état d’une explosion des « recherches particulières, conduites de manière entièrement isolée, séparées les unes des autres », mais au contraire, selon la belle image utilisée par Du Bois-Reymond, elle reflète soudainement la lumière des « étoiles polaires [Leitsterne] », qui permettent d’interroger scientifiquement les espaces les plus reculés : « Les disciplines scientifiques dont les orbites ne s’étaient jamais croisées, viennent désormais à la rencontre l’une de l’autre4. » Dans ce contexte, l’analyse spectrale notamment établit des rapports auparavant inexistants entre la chimie et l’astronomie. De même, les nouvelles études sur l’origine de la vie conduisent d’une manière inattendue à de nouvelles recherches dans le domaine immunologique. Certaines découvertes deviennent, en effet, l’épicentre de profondes secousses sismiques qui se propagent au loin, dans les directions les plus variées, rendant l’intrication des réseaux de spécialité et de compétences sectorielles de plus en plus complexe.

5À la fin de son discours de 1862 sur la hiérarchie des savoirs, Helmholtz rappelait de son côté que « les annales de la science sont riches » et témoignent de « rapports d’échanges […] intervenus dans les secteurs apparemment les plus éloignés5 ». Et il montre combien, dans les dernières années, les « emprunts » et les voies de traverse entre les disciplines sont devenus de plus en plus fréquents. La physiologie – d’après les recherches de Ernst Wilhelm Brücke sur la phonation – exerce une influence sur la linguistique générale. Les travaux de linguistique comparée – les études sur les parentèles et sur les corrélations entre idiomes différents – offrent des instruments interprétatifs à l’histoire de la civilité. La physique, qui étudie les phénomènes du son, et la physiologie, qui retrouve « dans les perceptions sensorielles les résultats des processus psychiques6 », s’associent aujourd’hui à l’esthétique et à la psychologie.

6Tout ceci a une incidence sur la lecture de Nietzsche : devant la richesse et la variété de ses intérêts, il ne faut jamais oublier le cadre protéiforme des savoirs de son temps, marqués par un jeu surprenant d’échanges, de synergies et de convergences inattendues.

7Il est vrai que la fluctuation des frontières entre les sciences est ignorée par la philosophie académique de la seconde moitié du xix^e siècle. Ces frontières, et corrélativement la classification des savoirs et la hiérarchie des sciences, demeurent tributaires, avec Wilhelm Dilthey et Wilhelm Windelband, de critères de démarcation stricts : les « sciences de la nature » [Geisteswissenschaften] et les « sciences de l’esprit » [Naturwissenschaften], les savoirs « nomothétiques » et « idiographiques ».

8Mais Nietzsche reconnaît, quant à lui, combien il est vain d’essayer de « classer » et d’« ordonner » le système des connaissances dans un âge de transition qui connaît des modifications étonnantes et inexorables dont le plein accomplissement n’est pas encore advenu :

Notre époque donne une impression d’état intérimaire ; les anciennes conceptions du monde, les vieilles civilisations subsistent encore en partie ; les nouvelles ne sont pas encore affermies par l’habitude, manquent par suite d’unité et de cohérence. Il semble que tout retourne au chaos, que l’ancien se perde, que le nouveau ne vaille rien et aille toujours s’affaiblissant
HTH, 248.

9La situation d’incertitude et de confusion complique (et rend plus intéressant) le processus de civilisation dans tous ses aspects ; elle ébranle en profondeur les connaissances scientifiques :

[…] l’âge que nous vivons actuellement est encore, il est vrai, celui de la jeunesse de la science […]. Dans presque toutes les sciences, les vérités de base ou bien n’ont été trouvées que tout récemment, ou bien se cherchent encore […]
HTH, 257.

10Dans le changement « qui accentue de plus en plus l’opposition entre les temps modernes et toutes les époques antérieures » sont également brisées « pour la première fois les cloisons entre nature et esprit, homme et animal, moral et physique » (OSM, 185).

11Comprenant que les anciennes cloisons sont désormais brisées, Nietzsche, dans ses écrits, s’efforce d’expérimenter des « combinaisons » nouvelles et de montrer, entre autres, que les nouvelles doctrines biologiques se fondent sur des concepts capables de transformer notre vision du monde de façon telle qu’on puisse entreprendre de connaître le devenir historique. Il se situe ainsi dans une histoire qui, dans les années précédentes, avait vu le développement croissant de ce genre de considérations chez des auteurs tels que Hegel, Feuerbach et Dilthey.

ENTRE CONNAISSANCE HISTORIQUE ET BIOLOGIE : HEGEL ET FEUERBACH

12Cet article, consacré à la relation de Nietzsche à la biologie de son temps, développe trois idées principales. Tout d’abord, l’intérêt de Nietzsche pour la biologie qui lui est contemporaine ne peut être véritablement compris qu’en tenant compte des échanges interdisciplinaires qui, plus largement, caractérisent, comme nous l’avons vu, la culture scientifique de la seconde moitié du xix^e siècle. En second lieu, nous trouvons en Allemagne une continuité profonde entre la philosophie de la nature (Schelling et Hegel) et les nouvelles perspectives scientifiques qui s’affirment après 1850. Il faut également remarquer que le succès de Darwin en Allemagne tient à la traduction par Haeckel de la théorie de l’évolution dans le langage de la biologie « spéculative » de Lorenz Oken. Troisième point enfin : Hegel aussi bien que Dilthey et Nietzsche, en s’intéressant assez largement aux théories biologiques, avaient l’intention d’introduire et d’établir de nouveaux paradigmes et un nouveau vocabulaire méthodologique afin d’affronter le problème de l’histoire à partir de perspectives novatrices.

13Pour comprendre la richesse des débats du xix^e siècle en ce qui concerne le problème des relations entre théories biologiques et philosophie, on peut partir de la déclaration importante par laquelle Hegel, dans La philosophie de l’histoire, traite entre autres choses de la prédominance du « droit privé » et du concept de « propriété privée » dans l’Empire romain tardif en considérant qu’ils sont « liés à la décadence de la vie politique ». Il continue alors en disant :

De même que quand le corps physique se putréfie, chaque point [Punkt] accède à une vie propre, laquelle n’est cependant que la vie misérable des vers, de même l’organisme étatique se réduit aux atomes que constituent les personnes privées. Telle est désormais la situation de la vie romaine7.

14Ce qui est particulièrement important dans ce passage de l’œuvre de Hegel, c’est l’élaboration de modèles interprétatifs à partir du champ de la biologie de son temps, dans le but d’analyser des aspects essentiels du monde romain tardif. Selon Lorenz Oken, chaque être vivant est une « synthèse d’infusoires », un agrégat de « points » et d’« atomes », qui peuvent être considérés comme « les plus rudimentaires et les premières entités vivantes » dans le système organique. En tant que formes « les plus simples » de la vie, ces infusoires sont des êtres naturels « dans lesquels le chaos de la création se renouvelle et disparaît chaque jour » ; ces infusoires, ainsi que les décrit Oken, « naissent chaque fois de la putréfaction du corps organique ». La flore comme la faune émergent de la « confluence » et de « l’agrégation de milliards d’infusoires qui naissent de la fermentation des mêmes composés […] et à partir de cet instant ils en viennent à posséder une existence indépendante ». Dans ce contexte, la mort n’est pas autrement envisagée que comme « la dispersion des infusoires auparavant intégrés en une masse unique » ; chaque forme vivante est une « organisation composée qui se désintègre jusqu’à se trouver réduite à ses éléments constitutifs8 ».

15Or, ces conceptions relatives aux « points » vivants, à la mort et à la putréfaction jouent un rôle significatif dans les expérimentations scientifiques de Theodor Schwann et Matthias Schleiden dans les années 1830. Antérieurement, elles avaient aussi une place dans la philosophie de l’histoire de Hegel : en interprétant une époque décisive de l’histoire universelle, le philosophe allemand élaborait un concept théorique à partir des sciences naturelles, la putréfaction d’un organisme, métaphore de la corruption et de la décadence d’une civilisation, en tant qu’« affranchissement » chaotique et imprévisible des « atomes » ou « points » organiques élémentaires, pour en faire un thème central et un échafaudage théorique fondamental de son analyse. Par cette approche, Hegel suggère implicitement qu’en dépit de la rigidité intrinsèque de son système philosophique, des modèles issus des sciences naturelles peuvent être mobilisés pour l’interprétation des développements historiques. Cependant, l’index de ses œuvres complètes ne mentionne nulle part les références à Oken.

16Après Hegel encore, les relations entre les théories biologiques et les discussions philosophiques demeurent très fortes. Dans son Essence de la religion (1845), Feuerbach ne cesse de répudier le finalisme historiographique comme procédant de la « fierté humaine », soutenue et motivée par la « considération de l’homme en tant que but final de la nature ». Dans ce contexte, Feuerbach décrit également l’histoire de la Terre comme une succession complexe de processus dans lesquels toute évolution linéaire fait défaut :

Le caractère de la Terre est actuellement celui de la stabilité, le temps des révolutions est passé […]. [Ainsi] la Terre n’a développé sa force de production zoologique que dans ses périodes de révolutions géologiques, uniquement dans les périodes où ses forces et ses éléments [naturels] étaient à leur plus haut niveau de fermentation, de bouillonnement et de tension9.

17La discussion de la dialectique hégélienne par Feuerbach, quant à son rythme propre, sa cohérence et sa rigidité, est fortement inspirée du Discours de Cuvier sur les « révolutions » et les « changements » de la croûte terrestre. Ces travaux – auxquels Feuerbach, cependant, ne fait pas référence explicitement – proposent un compte rendu global des catastrophes naturelles qui surviennent de manière répétée, et des changements naturels brutaux qui ont modifiéla Terredefonden comble, transformantsonclimatet son organisation d’ensemble10. Dans cette œuvre, Feuerbach s’approprie également des résultats et des données des sciences naturelles – en l’occurrence, dans le but d’interroger et de remettre en cause la linéarité supposée du temps et du continuum historiques. Il faut par conséquent noter que la connaissance de la biologie fut pertinente à la fois pour Hegel et pour Feuerbach, afin de découvrir de nouveaux points de vue pour penser l’histoire.

WILHELM DILTHEY : L’IMPORTANCE DU « DIALOGUE » AVEC LES SCIENCES NATURELLES

18Selon une conception largement partagée, l’historicisme du xix^e siècle était une façon de considérer le passé qui, par le désir de « glorifier » la richesse et la variété des événements historiques, conduisait inéluctablement au « scepticisme et [au] relativisme ou simplement [à] la contemplation esthétique11 ». Au moment de discuter certaines doctrines biologiques, des auteurs tels que Hegel et Feuerbach échappent aux dogmes de l’historicisme, dans la mesure où ils s’efforçaient en fait pour l’essentiel d’établir des schèmes conceptuels et des modèles interprétatifs raffinés qui puissent rendre justice à la complexité des processus historiques. En évitant une perception contemplative, le but était d’introduire une approche « sélective » qui permettrait à l’historien d’exhumer de nouveaux niveaux de sens à partir de l’histoire en lui appliquant des constructions théoriques particulières. Hegel et Feuerbach, en reliant les doctrines biologiques à la compréhension de l’histoire, faisaient usage, pour citer une expression chère à Dilthey, d’une « méthode combinatoire ».

19En 1861, celui-ci remarque en effet combien, à la fin du xviii^e siècle à Göttingen, la « dangereuse […] séparation des facultés avait été dépassée et mise à l’écart12 ». Dans l’Introduction aux sciences de l’esprit (1883), il rappelle, dans cette optique, la « conception d’ensemble » par laquelle Vico, Turgot et Herder « ont combiné et unifié les sciences13 ». Des années plus tard, Dilthey admirera encore « le génie compréhensif de Helmholtz, qui a manipulé et combiné les mathématiques, la physique, la physiologie et la philosophie […] comme autant d’instruments pour résoudre des problèmes scientifiques14 ». « Combiner », « besoin de combinaison », « combinaisons fertiles » : pour Dilthey aussi il fut indispensable de réfléchir sur les problèmes des sciences naturelles – à commencer par les questions relatives au champ de la biologie. Comme on sait, à propos de l’antagonisme entre les sciences naturelles et les Geisteswissenchaften, on en appelle encore à la philosophie de Dilthey. Pourtant, les écrits mêmes de ce dernier témoignent de l’élaboration d’un système combinatoire et d’une approche caractérisée par l’effort pour mettre à profit des thèmes centraux et des idées tirés des sciences naturelles, au bénéfice de son système philosophique.

20C’est notamment lors de la période de son professorat à Bâle (1867-1868) que Dilthey s’est voué à des études intensives et étendues dans le domaine de la biologie : « Là […] je commençais avec l’anthropologie et la psychologie et j’en reçus une toute nouvelle impulsion : Johannes Müller et Helmholtz me formèrent complètement ; j’ai écouté un an durant les leçons de physiologie de mon ami His15. » Ces dispositions et son intérêt pour l’interdisciplinarité se sont renforcés et approfondis les années suivantes, jusqu’à laisser des traces évidentes dans les réflexions philosophiques de Dilthey autant que dans ses études d’histoire de la philosophie. Son acribie et sa grande familiarité avec les débats et les découvertes les plus actuels dans les principales disciplines scientifiques (physiologie, psychophysique, optique physiologique, etc.) le stimulèrent également jusqu’à le porter à l’étude intensive de l’anthropologie philosophique des xvi^e-xvii^e siècles, qui avait produit une multitude d’ouvrages sur « les conditions physiologiques de la vie intérieure de l’homme, le pouvoir des affects, les tempéraments et la différence de nos caractères, et ainsi de suite16 ».

21Les études de Dilthey sont ainsi caractérisées par des « combinaisons » variées. C’est évidemment en songeant à Helmholtz que Dilthey prétendait que Descartes, en mettant en évidence « les médiations de la pensée et du raisonnement […], devrait être considéré comme l’un des pionniers de la doctrine des aspects intellectuels de la perception sensorielle17 ». L’optique physiologique de Helmholtz, au regard de l’herméneutique, joua en effet un rôle significatif pour la démonstration par Dilthey « de l’influence importante »« que l’expérience, la pratique et l’habitude exercent sur notre perception ». Le « grand enseignement » de Helmholtz, à savoir « l’intellectualité de la perception sensorielle », qui s’opposait avec force au « nativisme » défendu par Johannes Müller, représentait un point de référence crucial et précieux pour Dilthey :

J’ai beau lutter et me traîner tant que je veux en essayant d’atteindre une expérience pure d’un objet donné : une telle chose n’existe pas […]. Tout, absolument tout ce qui trouve une entrée dans ma conscience emporte avec soi quelque chose qui se trouve ordonné, différencié ou mis en relation, ou tout au moins, d’une manière ou d’un autre, orienté, [et en tout cas] pris dans et saisi par des processus intellectuels18.

22De même, on trouve dans les réflexions épistémologiques de Dilthey des références et des allusions à la biologie de son temps. En 1862, par exemple, Dilthey entreprend de critiquer l’historien George Waitz, lequel, selon Dilthey, aurait dû évaluer de manière critique « l’idée selon laquelle l’État est un organisme », et prendre en considération le fait que « les physiologistes ont commencé à expliquer l’essence de l’organisme en le décrivant comme un État19 ». En établissant ce point, Dilthey renvoie à Rudolf Virchow ; ce dernier intégra l’image de l’organisme comme une institution propre au gouvernement dans son essai Alter und neuer Vitalismus – un ouvrage connu de Dilthey20. Ce rapport à Virchow permet de mieux comprendre les remarques et les réflexions plus tardives de Dilthey. Ce n’est de fait pas un hasard si celui-ci note en 1875 : « Le terme “organisme” ne fait jamais que substituer un problème à un autre21. » Huit ans plus tard, en 1883, il remarque également que « der Organismusbegriff » [le concept d’organisme] est tout à fait dénué d’intérêt dans le domaine académique des humanités. Selon Dilthey, cela résulte du fait que même les biologistes font un usage de plus en plus rare de ce terme et « préfèrent désormais recourir à l’analogie avec les faits sociaux » chaque fois qu’ils parlent de l’« organisme animal22 ».

23Ainsi, la biologie cellulaire autant que la physiologie, dans la seconde moitié du xx^e siècle, élaborent des concepts et posent des problèmes que les sciences humaines ne peuvent plus ignorer – Dilthey, qui affirme au niveau de la méthode la pleine autonomie des Geisteswissenschaften, dément toutefois ses déclarations programmatiques dans le développement effectif de ses recherches.

NIETZSCHE, LA BIOLOGIE DE SON TEMPS ET LA GÉNÉALOGIE

24Nietzsche lui aussi fait usage d’une « méthode combinatoire », informé qu’il est des nombreux résultats scientifiques et des nouvelles perspectives issues du champ de la biologie contemporaine. La correspondance parfaite entre son développement intellectuel et les progrès scientifiques de la cytologie entre 1860 et 1885 mérite tout particulièrement d’être relevée dans ce contexte. En recensant et en disposant dans leur ordre chronologique certaines réflexions des œuvres de Nietzsche, nous pouvons presque dessiner les grandes lignes de la biologie cellulaire de son temps.

25Au cours des années 1860, la théorie de Haeckel selon laquelle ce n’est pas l’individu (ou, en d’autres termes, la différenciation morphologique) qui constitue le facteur crucial et dominant de la réalité organique, avait été de plus en plus acceptée et établie. La « substance de la vie » – Haeckel utilisait également le terme « plasson » – résidait dans ce qu’il décrivait comme une « masse homogène » ou une « substance albuminoïde ». Haeckel lui-même rappelait sans cesse qu’en élaborant cette théorie il introduisait une nouvelle compréhension « philosophique » de la matière organique, selon laquelle « la vie n’est pas attachée à un corps formé de manière particulière et singularisé par sa morphologie, mais plutôt à une substance informe caractérisée par une consistance physique et une composition chimique particulières23 ».

26Avec la découverte de la prétendue Bathybius haeckelii, l’hypothèse de Haeckel d’un être organique informe sans aucune structure propre suscita alors un surcroît d’enthousiasme et se répandit très largement – pour être néanmoins rejetée peu après comme erronée. Cette nouvelle forme organique élémentaire, qui ressemblait curieusement à l’« Urschleim » [protoplasme] de Oken, fut identifiée comme n’étant rien d’autre que de la boue et des sédiments minéraux provenant du fond des océans [Weltmeer]24. Renvoyant précisément à cet épisode, Nietzsche décrit dans la deuxième de ses Considérations inactuelles le « présomptueux Européen », empêtré sans espoir dans son « incessante […] historicisation » : « L’histoire des hommes, désormais, n’est plus que le prolongement de l’histoire des plantes et des animaux ; au plus profond des mers, l’historien universaliste retrouve encore ses propres traces sous forme de plasma [Schleim] vivant25. »

27En modifiant les concepts du darwinisme, Haeckel introduisit une théorie qui n’était pas seulement fondée sur l’idée que des formes de transition existaient entre l’organique et l’inorganique. Il soutenait aussi que « les caractères acquis » étaient transmissibles (théorie de « l’hérédité progressive ») en même temps que sa « loi fondamentale de la biogénétique », selon laquelle « l’embryon des animaux supérieurs passe par les formes résiduelles des animaux inférieurs26 ». Il faut remarquer que Nietzsche intégra toutes ces conceptions et ces théories dans Humain, trop humain (voir notamment l’aphorisme 43 : « Hommes cruels, hommes arriérés »)27.

28Dans sa Morphologie générale des organismes [Generelle Morphologie der Organismen] (Berlin, 1866), le même Haeckel critique « le dogme répandu selon lequel la vie est quelque chose de très spécial, de radicalement différent, et d’indépendant de la nature inanimée ». Dans les années 1870 et 1880, pourtant, son idée d’une « substance vitale » [Lebensstoff] informe qui serait « d’un type similaire […] à un cristal » se trouvait sans cesse contestée par diverses conceptions. De nouvelles expérimentations sur le protoplasme et les divisions nucléaires, menées par Eduard Strasburger, Wilhelm flemming, Oskar Hertwig et Wilhelm Roux, laissèrent peu de doute sur le fait que la cellule était en fait une structure organique immensément compliquée, contrairement à la conception de la cellule comme « simple somme de parties individualisées comme un cristal ou n’importe quelle masse inorganique en général28 ». Ces années témoignèrent d’une compréhension nouvelle, lentement mise au jour, du processus vital et de ses spécificités comme étant essentiellement caractérisées par des « structures protoplasmiques » complexes, ainsi que par « un jeu de formes immensément riches29 ».

29Dans ce contexte, vers 1880, le « dogme » de Haeckel est sévèrement critiqué et l’on rejette en outre sa tentative d’expliquer les caractéristiques de la vie en se fondant avant tout sur la chimie et la physique : « On sait que le “protoplasme” n’est en aucun cas une “protéine vivante”, et qu’il ne saurait être considéré comme un composé chimique particulier, ce qui rend tout à fait impropre aujourd’hui l’expression “molécules protoplasmiques” dans un sens strictement chimique » ; cette déclaration se trouve, en 1882, sous la plume de Wilhelm flemming, dans son ouvrage La substance cellulaire, le noyau et les parties de la cellule. En continuant à appliquer et à développer plus avant les conceptions scientifiques de personnalités telles qu’Oskar Hertwig ou Eduard Strasburger, cette œuvre en vint à être considérée comme un point de départ classique dans ce champ de recherche, reflétant les approches et orientations scientifiques de l’époque30.

30Les résultats scientifiques produits par la « physiologie moléculaire » des années1870-1880 eurent également un impact significatif sur Karl Wilhelm von Nägeli, dans sa Théorie mécanique-physiologique de la doctrine de la descendance31, dans laquelle il entreprend de réfuter la théorie darwinienne de la sélection naturelle. À cette époque, en 1875, Hertwig découvre – avec des conclusions que Nägeli va reprendre – qu’aucun des noyaux des gamètes ne se dissout lors de la reproduction sexuelle, contrairement à ce que Haeckel prétendait, mais que, bien au contraire, ils fusionnent. Sur le plan de l’évolution ontogénétique également, la vie se développe par tensions et frottements entre structures et dispositifs qui s’opposent, s’unissent et s’enrichissent continuellement. Dans le monde organique, à chaque niveau, on trouve des conflits et des polarités mais non l’œuvre progressive de substances chimiques amorphes. Nietzsche, de son côté, était très intéressé par ces nouveaux aperçus scientifiques. Dans son exemplaire du livre de Nägeli, il écrivit des annotations au crayon à côté du passage qui portait sur l’idioplasme (« un système complexe doté d’une connexion rigide de la micelle »), précisément là où le texte porte : « de sorte que la fertilisation peut seulement avoir lieu dans une substance organisée et conservant son intégrité32 ».

31Nietzsche fait référence à l’œuvre de Nägeli non seulement dans la section 230 de Par-delà bien et mal, mais également dans un des passages centraux de la seconde section de La généalogie de la morale, qui traite du « point de vue capital de la méthode historique », c’est-à-dire de la théorie d’« une volonté de puissance se manifestant dans tout devenir [Theorie eines in allem Geschehen sich abspielenden Macht-Willens] » (GM, II, 12, trad. P. Wotling/KSA 5, 313-316). Dans ce texte, Nietzsche s’oppose au concept darwinien d’adaptation, établissant l’idée selon laquelle « les forces spontanées, agressives, envahissantes qui réinterprètent, réorientent et forment » représentent « l’essence de la vie » (ibid.) :

Mais tous les buts, toutes les utilités ne sont que des signes indiquant qu’une volonté de puissance s’est rendue maîtresse de quelque chose de moins puissant […]. « Le développement » d’une chose, d’un usage, d’un organe n’est par conséquent pas le moins du monde son progressus en direction d’un but, encore moins un progressus logique, suivant le chemin le plus court, atteint avec la plus petite dépense de force et la plus grande économie – mais au contraire la succession de processus d’assujettissements plus ou moins profonds, plus ou moins indépendants les uns des autres, dont elle est le théâtre, à quoi s’ajoutent les résistances qui s’y opposent tout à coup […]. La forme est fluide, mais le « sens » l’est plus encore… Même au sein de tout organisme particulier, il n’en va pas autrement : chaque croissance essentielle du tout s’accompagne également d’un déplacement du « sens » des parties) […]
ibid..

32Il est remarquable que les termes les plus importants utilisés par Nietzsche dans ce passage (i.e. l’autonomie relative qui caractérise les tendances de l’organisme à évoluer, la réciprocité des forces en opposition, l’idée de processus de transformation) proviennent tous de l’écrit de Nägeli. Le postulat de ce dernier a pour fondement l’idée d’un « idioplasme qui transporte le génome héréditaire ». Avec de nouvelles « micelles », qui sont les « plus petites particules » intégrées à lui, la « cohérence » de l’idioplasme est constamment enrichie, à la fois quant à la quantité et quant à la qualité. En outre, dans le cours de son développement, qui résulte de « causes intrinsèques », « la configuration du système idioplasmique […] est modifiée », ce qui produit parfois ce que Nägeli appelle un « changement des groupes micellaires33 ».

33Nägeli décrit le développement phylogénétique d’une espèce en même temps que la complexification de la structure de l’idioplasme comme un processus caractérisé par des conflits et des tensions intestines. Avant même de devenir visible, une nouvelle disposition héréditaire peut augmenter graduellement, tandis que l’ontogenèse est encore sous le contrôle des structures idioplasmiques primitives. En tant que partie d’un ancien « stade d’organisation », les manifestations de ces structures idioplasmiques sont vouées néanmoins à être « supplantées » par d’autres34 :

Ainsi, il se passe un certain temps avant que la tension causée par la disposition naissante de l’idioplasme soit devenue suffisamment intense pour dépasser les éléments opposés et devenir dès lors manifestes. En sorte que le changement phylogénétique se fait souvent en rompant avec une période de quiétude, suivie de transformations externes rapides35.

34Des traits particuliers, responsables de la division et du développement des organes, ne sont pas capables de

se convertir progressivement l’un en l’autre […]. C’est sans doute également le cas pour les dispositions dans l’idioplasme dans la mesure où ce n’est pas la nouvelle disposition qui est transformée en une nouvelle disposition. Plutôt, la nouvelle se développe progressivement à côté de l’ancienne et, lorsqu’elle est devenue assez puissante, elle se déploie finalement à la place de l’autre36.

35Nietzsche s’approprie l’idée de la « perfection » des organes : leurs fonctions dépendent de tensions cachées et de forces contraires ou – pour le dire autrement – de conflits entre les facultés moléculaires qui représentent différents niveaux d’évolution. C’est tout particulièrement le cas dans le passage suivant de La généalogie de la morale (II, 12/KSA 5, 313-316), qui peut être lu et interprété de manière nouvelle en relation avec et dans le contexte des théories de Nägeli : « Le “développement” […] d’un organe, n’est dès lors rien moins que son progrès vers un but […] mais il est la succession de procès de domination qui s’y jouent, plus ou moins profonds, plus ou moins interdépendants, sans oublier les résistance qu’ils opposent toujours. »

36Cesobservationsconstituentlesconclusionsdesonparcours. Aprèsavoir pris connaissance, dans les années 1870, des contributions fondamentales de la biologie « darwinienne » de Haeckel (la continuité entre inorganique et organique, le « plasma vivant », « l’hérédité processuelle »), Nietzsche, quelques années plus tard, s’approprie des modèles théoriques du champ de la biologie, dans l’intention de réfuter le concept d’« adaptation » cher à Herbert Spencer (« la vie même comme une adaptation interne toujours plus adéquate à des circonstances extérieures37 »). Ses œuvres montrent qu’il a minutieusement examiné les développements de la biologie des années 1860 jusqu’aux années 1880 – une période marquée par une tendance à se détourner des théories de la sélection comme processus « mécanique » dominé par l’environnement (par les Existenzbedingungen) et du « mythe » d’un originaire « substrat vital » amorphe, pour adopter une compréhension alternative de la nature spécifique des structures du protoplasme [Protoplas-mastrukturen] et des tensions et conflits internes à l’organisme.

37Nietzsche, à travers ses lectures, en vint à rencontrer des auteurs profondément versés dans le champ de la méthode combinatoire [kombinatorisches Verfahren] – d’une part philosophes familiers de la mécanique, de la physique et de la biologie, et d’autre part scientifiques voués à méditer sérieusement des questions philosophiques, comme c’était le cas d’Haeckel et Nägeli. Ses intérêts transdisciplinaires ont derrière eux une longue et éminente tradition, qui est généralement ignorée par les interprètes. Ceux qui lisent les écrits de Nietzsche considèrent, tout au plus, ses sources et ses lectures directes. Cependant, ses textes représentent souvent – comme dans le cas présent – le dernier maillon d’une chaîne d’études et de discussions qui commence avec les premières décennies du xix^e siècle, à l’époque de la Naturphilosophie. Reconstruire ces chemins tortueux, dans lesquels les contributions les plus diverses doivent être intégrées, est un travail qui, en grande partie, reste à faire.