Le bien-être au travail
p. 35-40
Texte intégral
1Risques psycho-sociaux, burn out, stress, souffrances, suicides au travail…
2Les médias nous présentent souvent l’entreprise comme un lieu de mal-être, sinon de souffrance : on ne peut être heureux au travail, car le travail (subordonné) détruirait l’homme au travail. Cette vision manichéenne aboutit à un despotisme compassionnel, dans une singulière alliance psychologues - juristes conduisant à une impasse.
3Mais les chômeurs se portent-ils comme des charmes ? Le travail est d’abord source d’insertion dans un collectif, de lien social : le taux des suicides chez l’ex-France Telecom doit être comparé à celui des chômeurs. Ce que dit l’ensemble des enquêtes ? Les Français sont majoritairement contents de leur qualité de vie au travail1, et la France n’est pas mal classée dans les classements internationaux, même si les relations très hiérarchiques restent notre point faible.
4Un révolutionnaire disait que « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Ce sera l’objet de la première Partie : le bien-être au travail est une idée neuve pour le droit du travail. Seconde Partie : que faire, comment assurer ce bien-être au travail avec les travailleurs tels qu’ils sont aujourd’hui, si différents de leur grand-père ?
« Le travail c’est la santé » ?
5Dans ce premier temps je traduirai « bien-être » par « santé » : le bien-être d’un travailleur a d’abord été de ne pas mourir au travail, de ne pas être accidenté au travail. Le premier droit d’un travailleur était et reste de rester intact sur le plan physiologique et physique.
61. La malédiction divine : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » nous renvoie à l’étymologie du terme « travail » tripalium, instrument de torture. Le travail est étymologiquement lié à la souffrance. Si vous vous reportez au modèle fordiste, l’idée d’interroger l’homme-machine Charlie Chaplin dans Les temps modernes : « Alors ton bien-être ? » n’était pas vraiment le sujet : il travaillait pour vivre, voire pour survivre.
7Le travail étant naturellement pénible, il fallait essayer de compenser. Les syndicats négociaient la pénibilité2 : on travaille de nuit, en 3/8 ? Cela méritait une surrémunération collectivement négociée : ainsi des mineurs ou des conducteurs de machines à vapeur.
8Parler de « bien-être au travail » au travailleur des années 1920 n’avait aucun sens.
92. L’homme-machine des débuts de la révolution industrielle a des accidents très lourds, dus à une loi ne figurant dans aucun Code du travail, celle de la pesanteur : quand on travaille en hauteur, on peut tomber, comme la brique tombe sur votre pied. Voilà la source des premières lois du travail : protéger la vie, l’intégrité physique du salarié très subordonné et économiquement dépendant. Mais c’est toute l’ambivalence du droit du travail, ignorée de ceux qui en ont une image exclusivement compassionnelle : son seul but serait de protéger le « petit » contre le « gros », le faible contre le fort.
10La première loi du travail ? Elle date de 1841, suite au Rapport du docteur Villermé de 1840. Pourquoi a-t-elle protégé les enfants de moins de huit ans ? Les femmes (enceintes) ? Villermé avait constaté qu’il n’y aurait plus de soldats valides pour porter les armes en cas de guerre. A été ensuite votée en 1898 une loi révolutionnaire sur les accidents du travail, la première « assurance sociale ».
11Le bien-être au travail n’était pas un sujet : il s’agissait de ne pas être blessé, voire de mourir au travail.
123. La métamorphose de la loi du 17 janvier 2002, qui a supprimé le terme « hygiène/sécurité », au profit de la « santé physique et mentale ». Quel bouleversement !
13Car après un siècle de travail taylorien, on savait que si un salarié travaille à plus de deux mètres, il fallait qu’il porte un harnais ; on l’obligeait à mettre des gants ou des chaussures de sécurité. Médecin du travail, DRH et syndicats savaient faire après une centaine d’années d’expérience et de prévention. On savait aussi mesurer la charge pondérale de travail : le travailleur fait mille gestes, en portant trois kilos : sa charge quotidienne est donc de trois tonnes par jour.
14Mais à la fin des années 19703 est arrivée la société du numérique : si le travail intellectuel a toujours eu le don d’ubiquité, les disquettes puis le Cloud aujourd’hui disponible partout dans le monde ont parfait cette qualité, alors que le refrain de notre Code reste « au temps et lieu de travail » : nous regardons le futur avec les lunettes du passé.
15Ainsi la Cour de cassation estime que la charge de travail intellectuel ou communicationnel (les 87 mails quotidiens du manager…) n’est pas vraiment différente de la charge de travail pondérale. Or si l’on sait mesurer mathématiquement cette dernière, quelle est la charge de travail cognitive d’un cadre d’aujourd’hui, d’un consultant ? Vous avez une adresse mail, voire plusieurs ? Votre peur du lundi matin est de voir arriver quatre-vingts messages et de penser : « Je vais passer ma matinée à lire puis à répondre ». Cela ne contribue guère au bien-être du travailleur, lisant partout que les nouvelles technologies sont source de liberté, d’autonomie, de meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle.
16La loi du 17 janvier 2002 a été un tremblement de terre conceptuel. Mais ce passage de la santé physique à la santé mentale ne s’est fait pas sans difficultés. L’inspecteur du travail connaissait parfaitement CO2 ou H2SO4 ; maintenant on vient le voir en disant « Je suis harcelé moralement ». Quand est remise en cause la santé mentale d’un travailleur ? C’est rarement immédiat et visible comme un accident de travail. Même les militants syndicaux les plus anciens et les médecins du travail sont déstabilisés.
17Mais créé en 1982, le petit CHSCT, à l’époque un peu méprisé car simple commission du comité d’entreprise, peut aujourd’hui obtenir en justice qu’une entreprise stoppe une restructuration. Au nom de la santé mentale des salariés partants et des restants, il peut obtenir du juge des référés l’arrêt sous astreinte d’une restructuration mondiale, avec les conséquences médiatiques et financières que l’on devine.
18Aujourd’hui la santé mentale surplombe tout le droit du travail, et l’essentiel des procès aux prud’hommes fait désormais état de harcèlement moral. Securitas omnia corrumpit !
194. Le travail ne doit donc plus être une source de douleur, de souffrance, mais une source d’épanouissement, voire de bien-être, comme l’indique la définition de l’OMS : la santé ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité, c’est « un état de complet bien-être physique, mental et social ». Quel retournement ! Désormais est demandé au travail de produire du bien-être, de la santé physique et mentale…
20Conclusion : bien faire son travail et bien-être au travail. Qu’est-ce qui fait le bien-être d’un travailleur manuel ? L’ambiance dans l’équipe, mais aussi le sentiment d’être fier de ce qu’il a fait. C’est la pièce « nickel chrome », voire le « chef-d’œuvre ». Les conditions pour produire ce chef-d’œuvre ne sont plus souvent réunies aujourd’hui : transition est aisée entre travailleur manuel et travailleur intellectuel.
21Les travailleurs intellectuels, les « travailleurs du savoir », sont frappés par le mal-être au travail pour des raisons que le travailliste ne peut ignorer. Lequel d’entre nous peut dire « Quand j’ai rendu ce dossier, cet article, c’était nickel-chrome ? ». C’est une source de mal-être car nous avons été éduqués sur le mode Quicky/Dirty « Si ton travail n’est pas bien fait, ce n’est pas la peine de le rendre ». Pourquoi cela crée-t-il souvent un mal-être chez un travailleur intellectuel ? Il est soumis à l’urgence qui n’est pas source de travail bien fait. Si Stakhanov disait : « Je n’ai sorti aujourd’hui que vingt-neuf tonnes », il ne pouvait pas dire « Allez, j’en rapporte trois tonnes à la maison pour les terminer ! ».
22Clef USB, Cloud et équilibre vie privée-vie professionnelle. Quand notre grand-père montait des voitures 4L chez Renault, il ne pouvait dire « ces deux portières ne sont pas nickel, je vais les emmener à la maison pour les terminer ». Une loi interdisait cela : celle de la pesanteur. Il était impossible physiquement de revenir du bureau avec un travail, et le travail manuel a une fin.
23Mais avec cette obligation de rendre des dossiers dans l’urgence, dans « l’open space » aux 986 sonneries quotidiennes où l’on ne peut plus faire un travail de fond, beaucoup de salariés (surtout âgés) n’ont pas le sentiment de bien-être du travailleur manuel, la fierté des travailleurs du viaduc de Millau.
Comment assurer ce bien-être au travail ?
24Un accord interprofessionnel ayant été signé le 19 juin 2013 sur « La qualité de vie au travail ». La revue Droit social, revue de référence en droit social, avait organisé le 14 novembre 2012 un colloque publié en mars 2013 sur « Qualité de vie au travail et droit du travail ». Y figure en particulier un exposé remarquable4 de Pierre-Yves Verkindt, professeur à l’université Paris 1 et Sophie Fantoni, professeur de médecine du travail à Lille.
251. Fausses bonnes idées : la compassion ne fait pas les bonnes lois. Ce que disait en 1896 Jules Renard dans son merveilleux Journal : « La passion et la raison font sablier. » Un exemple : la Chambre sociale avait créé le 26 février 2002 une obligation de sécurité de résultat, sur laquelle elle est heureusement revenue le 25 novembre 2015.
26Avant 2015, si j’étais chef d’entreprise, que les conditions de travail soient bonnes ou mauvaises, que j’aide mes salariés à ne pas arriver épuisés au travail grâce aux horaires flexibles ou au télétravail, à pouvoir arriver à La Défense à onze heures (les collaborateurs arrivent épuisés au travail) ne changeaient rien à ma responsabilité en cas de problème. Mais cette jurisprudence sur l’obligation de sécurité de résultat en matière de santé physique mais aussi mentale était finalement défavorable au bien-être au travail : que l’employeur investisse dans la prévention des accidents de travail, du harcèlement moral, de la pénibilité, de toute façon si quelqu’un était accidenté ou harcelé moralement, il était automatiquement responsable. D’où l’intelligent revirement de la Cour de cassation du 25 novembre 20155, élargi au harcèlement moral le 1er juin 20166 :
Ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail et qui, informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser.
272. Fausses pistes. Dans sa loi de janvier 2000 sur les trente-cinq heures, Madame Aubry a créé avec le forfait jours le droit du xxie siècle. Cette idée géniale part d’un aveu réaliste : si on pouvait calculer à la minute près le temps de travail (en réalité de présence) du travailleur de Renault ou de chez Ford, comment faire pour un expert, un consultant (les forfaits jours ne sont ouverts qu’aux cadres autonomes) ?
28On ne sait plus mesurer le temps de travail d’un travailleur du savoir car le travail intellectuel a le don d’ubiquité. Avec le forfait jours, on ne calcule donc plus par heure sur la semaine civile, mais par jour de travail sur l’année (218 jours maximum), mais aussi de repos. Pour ces cadres, c’est une source de bien-être car de meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle, la seule d’ailleurs qui saute aux yeux dans les sondages. Lorsqu’on interroge les personnes passées aux trente-cinq heures, employés et ouvriers sont très mitigés (ratissage des pauses, intensification). Les seuls satisfaits sont les cadres en forfait jours. Pourquoi ? Car la loi leur a donné des jours de repos : cinq, parfois quinze voire 23 jours de RTT en plus des cinq semaines de congé.
29Un nouvel équilibre de vie possible, une flexibilité enfin partagée : « Je fais parfois des charrettes à 52 heures, mais je me rattraperai en emmenant mes enfants au ski grace aux RTT. »
303. Vers une flexibilité partagée. Dans leur famille puis à l’école, les travailleurs aujourd’hui âgés plus de cinquante ans étaient programmés à devenir d’excellents salariés. C’est sur ce modèle d’autorité, naturellement top-down, que s’est construit le droit du travail subordonné.
31Aujourd’hui, le réflexe des étudiants est d’échanger entre eux sur les « réseaux sociaux ». Ces collaborateurs de demain sont une génération qui a rarement connu l’autorité.
32Le rapport hiérarchique est bouleversé : de leur « supérieur hiérarchique », les jeunes veulent d’abord exemplarité et expertise. Et on ne fait pas travailler un jeune dont le niveau d’étude a beaucoup augmenté sans lui dire où on va aller, et comment on va y aller : un projet collectif, avec du sens. Voilà aujourd’hui une source essentielle de bien-être au travail.
33Enfin « L’homme n’est pas une île » (John Donne). Le bien-être au travail n’est pas seulement le bien-être du salarié au travail. Pour être bien au travail, il ne faut pas y arriver épuisé, avoir une vie personnelle pas trop chahutée.
34Les salariés veulent avoir des marges de manœuvre dans leur travail. L’inverse de cet autisme quantitatif qui a saisi les entreprises, avec leurs reportings fous faisant que les managers ne managent plus.
35Pourquoi vivons-nous une époque formidable ? Parce que dupliquer le Code du travail ne suffit plus. Il nous faut inventer de nouvelles organisations pour donner une meilleure qualité de vie aux travailleurs de demain. Mais seront-ils salariés ?
Notes de bas de page
1 Selon l’enquête sur la santé et la qualité de vie au travail commandée par l’Anact et publié le 13 juin 2016, 70 % des salariés et 95 % des dirigeants français estiment que le niveau de qualité de vie au travail est bon ou très bon. Si l’ambiance et les relations avec leurs collègues arrivent en tête (54 % des dirigeants, 49 % des salariés), pour les salariés vient en deuxième position la rémunération globale (40 %), puis la reconnaissance au travail (38 %). Unanimité en revanche : 9 sondés sur 10 estiment que santé et qualité de vie des salariés contribuent aux performances de l’entreprise. 83 % des dirigeants pensent que la qualité de vie au travail sera un thème de préoccupation majeure dans l’avenir : compétitivité (54 %), maîtrise de l’absentéisme (48 %). Mais 2016 est marquée par une dégradation de la perception de la qualité de vie au travail : sur une échelle de 0 à 10, la part des salariés qui accordent une note comprise entre 8 et 10 est en baisse de 3 points par rapport à 2015, et 30 % (38 % des ouvriers) accordent une note faible (entre 0 et 5).
2 Le « compte pénibilité » créé en 2014 permet à un salarié physiquement usé car ayant été exposé à des travaux (physiquement) particulièrement pénibles de partir plus tôt en retraite.
3 La loi « Informatique et Libertés » date de janvier 1978… il y a trente-huit ans ! Le changement numérique ne date donc pas de Facebook ou d’Instagram.
4 S. Fantoni-Quinton, P.-Y. Verkindt, « Obligation de résultat en matière de santé au travail. À l’impossible, l’employeur est tenu ? », Droit social, 2013, p. 233.
5 Cass. soc., 25 nov. 2015, no 14-24.444 PBRI ; Cf. P.-H. Antonmattei, « Obligation de sécurité de résultat : virage jurisprudentiel sur l’aile », Dr. soc., mai 2016, p. 457.
6 Cf. l’entretien avec Pierre-Yves Verkindt, Semaine Sociale Lamy, no 1726 du 4 juin 2016 : « Désormais, l’employeur a l’obligation de prendre les mesures (et pas n’importe lesquelles : celles de l’article L 4121-2, dans l’ordre fourni par le texte), il doit pouvoir en apporter la preuve et surtout, il doit agir dès qu’il est informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement et prend des mesures immédiates ».
Auteur
Professeur de droit privé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (École de droit de la Sorbonne), agrégé de droit privé et sciences criminelles. Auteur de Droit du travail, droit vivant (Éditions Liaisons, 24e édition, septembre 2015), il assure la chronique « Droit du travail et TIC » pour la revue Droit social, et en alternance « Question de droit social » au journal Le Monde. Membre du Club des juristes, il enseigne également à Sciences Po Paris et à Mines ParisTech.
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