Prologue
p. 9-10
Texte intégral
1« Ego-histoire », tel est le terme que j’ai entendu utiliser par mes collègues historiens pour définir la nature et l’enjeu de cette tâche que je me suis proposée, l’essai que j’ai tenté ici pour dire ce que furent mes expériences fondatrices, l’apprentissage de mon métier et l’entreprise de mon travail. Il y a quarante ans, la définition d’un tel propos était inimaginable même si, depuis la première soutenance de thèse à laquelle j’assistai, en 1971, j’ai souvent pu constater que le parcours personnel d’un impétrant semblait un passage obligé de sa présentation liminaire. Depuis longtemps, l’histoire de la formation intellectuelle d’un chercheur ou d’un théoricien – surtout s’il fait des découvertes scientifiques importantes – suscite la curiosité, mais l’on est rarement soi-même l’initiateur d’une telle démarche, engagée a posteriori sur la base d’un intérêt secondaire pour l’homme qui a produit une œuvre. Traditionnellement, pour qu’un auteur s’engage dans une telle démarche, il y faut une contrainte ou une demande. L’autobiographie de Charles Darwin, dont le premier chapitre est intitulé « Réminiscences sur le développement de mon esprit et de mon caractère », a été écrit, dit-il, « à l’invitation d’un éditeur allemand ».
2Cependant, je crois pouvoir considérer le développement de cette ego-histoire comme une manifestation plus approfondie de ce qui a été qualifié de « psycho-histoire », non sans dédain de la part des marxistes et des structuralistes, dans les années 1950 : une intégration dans les sciences humaines, et à propos de l’analyse des processus de pensée et de la connaissance théorique, du champ exploré par la psychanalyse, qui démêle par l’anamnèse le tissage du conscient et de l’inconscient de la psyché à l’intérieur d’un processus relationnel de transfert inscrit dans l’expérience du temps. En somme, une tentative de microhistoire rapportée à l’individu comme émetteur d’intentionnalité, pour reprendre un concept cher à Michel de Certeau.
3L’historien est donc convié à comprendre la trajectoire de son itinéraire. Non pas faire son autobiographie intellectuelle et présenter l’homme puis l’œuvre et les résultats, deux régimes mis côte à côte et distingués dans leur substance, mais décrire son projet scientifique de production de sens en termes de transactions, interférences, dynamiques, construction symbolique et sociale. Mettre de la réflexivité et un indice constitutif d’individualisation sur le système de la production du sens, qui serait fait d’événements vécus, intériorisés, la culture étant faite par des individus désirants et sensibles, et enfin transformer le positivisme : construction de la preuve et objectivation des faits, avec pour corollaire la désubjectivation. La théorie du sens et de la vérité a changé. Dans une société de plus en plus individualisante telle que la nôtre, dans les processus discursifs dont nous disposons, une stratégie individuelle mérite d’être exposée.
4Chemin faisant, ce que j’ai tissé avec la navette des mots sur le métier rétrospectif est certainement bariolé. Mais, au regard de la trame et des motifs du tissu, en voyant combien il m’importait de nouer des nœuds clairs sur le fil du temps pour échapper au chaos, je n’ai qu’une seule conclusion : on ne naît pas historien, on le devient.
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