URL originale : https://books.openedition.org/psorbonne/92932
« Rebelles » ?
p. 151-156
Texte intégral
1 Août 2014 – durant près de dix mois, j’ai participé au comité scientifique des « Rendez-vous de l’histoire » qui ont lieu chaque année à Blois. Cette fois, le sujet était aux « rebelles » et c’est pourquoi j’y ai été conviée, parce que la contestation, l’insurrection et l’insubordination sont de mes sujets. En plein été, une journaliste de Libération me propose de « répondre » à une tribune d’Édouard Louis et Geoffroy de La Gasnerie parue dans Le Monde. Indignés que Marcel Gauchet y soit l’invité vedette d’une édition consacrée à la rébellion, ils appellent à boycotter Blois. Ce faisant, Cécile Daumas m’apprend la situation. J’ai beau avoir pris une part active aux discussions pendant toute l’année, je ne suis pas au courant de cette décision, adoptée sans consulter le comité : Marcel Gauchet va donc inaugurer le festival et nous n’en sommes pas même informé.es. Je me reconnais dans la colère d’Édouard Louis et Geoffroy de La Gasnerie, bien que je ne partage pas leur conclusion pratique. Mon réflexe premier est de contacter les membres du comité. Le message reste sans réponse, à une exception près, celle d’un historien bien connu qui balaie la chose d’un revers de main : que le président appelle son ami Marcel Gauchet pour l’introniser sans nous en parler alors que son choix nous engage, pas de quoi en faire un fromage et encore moins tout un plat. Restons-en là. Certes, c’est août, le mois de la torpeur et du retrait. Tout de même, ce silence me glace, dans la chaleur de l’été. Tout ce que j’ai lu de Marcel Gauchet jusqu’à présent conforte mon opposition.
2 Encore faut-il pouvoir indiquer où se situe l’enjeu. Je me plonge dans les écrits de Gauchet, plus précisément que je ne l’avais fait jusqu’à présent. J’en explore peu à peu les ressorts : pensée conservatrice, vocation à la tradition, rejet de 1968 et, dans son sillage, de la sociologie critique, mépris des mouvements sociaux, des grèves ouvrières et des fonctionnaires, soutien éditorial et médiatique, via Le Débat, aux « réformes » – en fait, aux « contre-réformes » – de la Sécurité sociale et des retraites, déplorations sur le « matriarcat psychique », positions affirmées sur l’immigration comme problème supposé majeur de notre société, nouvel ordre moral, recherche d’un homme providentiel, goût de l’autorité…
3 Une élaboration individuelle et collective se dessine, qui souhaite expliquer pourquoi cette conférence inaugurale et magistrale sur « les rebelles » apparaît à beaucoup d’entre nous comme un symbole désastreux. Ce n’est en aucun cas un concours ès rébellion : personne ne s’enorgueillira d’être « rebelle », sauf à en annuler d’emblée la prétention. Que Marcel Gauchet vienne à Blois et s’y exprime va évidemment de soi. Mais la conférence inaugurale ne souffre pas la contradiction puisqu’elle a lieu sans débat ; elle donne le ton à l’édition. De surcroît, la décision unilatérale prise par la direction des Rendez-vous relègue le conseil scientifique en chambre d’enregistrement, piégeant ses membres qui avaient pourtant travaillé et proposé de nombreux noms, d’Axel Honneth à Jacques Rancière, d’Arlette Farge à James C. Scott, de Lynn Hunt à Robert Darnton, de Joan Scott à Éric Hazan. Devant notre réaction, certains crient à la censure ; d’autres, parmi les plus éminents et les plus « présidents », vont jusqu’à parler de « fatwa ». Brandir cette triste accusation nous apparaît comme un symptôme navrant : le refus de la discussion. Si censure il y a, elle est plutôt chez qui a retiré du site officiel, sans m’en prévenir, le texte sur les rebelles rédigé pour cette édition. Ce déroulement est éloquent sur ce qu’est « Blois » : un lieu où le public est nombreux et témoigne d’une grande demande sociale d’histoire, passionnante et enthousiasmante, mais aussi un endroit plombé par le spectacle médiatique et moins politique que politicien. D’ailleurs, l’année des « rebelles », Manuel Valls en personne a été convié – là encore, hors décision du comité.
4 Nous n’avons pas boycotté Blois : nous avons préféré tenir les conférences et débats prévus, mais aussi organiser une réunion publique pour échanger, y compris avec celles et ceux qui n’étaient pas d’accord avec la démarche mais souhaitaient en parler. Nous avons abordé, bien au-delà de l’affaire Gauchet, ce que peut être une histoire critique, en prise avec la situation que nous vivons et à laquelle nous ne saurions opposer notre indifférence ou notre silence. Cette rencontre est un beau souvenir et elle a même été pour moi, si l’on peut dire, inaugurale. Il n’y avait là ni tribune ni estrade. C’était la meilleure forme : pas de conférencier ni de conférencière, mais un débat ouvert ; le cercle comme dispositif politique. Lorsque la forme le permet, jusque dans sa dimension matérielle, la parole se libère, même si la vigilance reste de mise sur les effets de domination toujours possibles, reproduits ici ou là.
5 Cela a conduit certaines et certains d’entre nous à imaginer la création d’une association, Savoirs en action. Elle se donne pour objectif de lutter contre les cloisonnements des connaissances et entend mettre en partage les savoirs. Nous partons du constat que chacune, chacun, possède des savoir-faire, des formations, des connaissances nées de métiers, d’expériences et de luttes. Pour accroître notre compréhension du monde, il s’agit de les mutualiser et d’en faire un bien commun. Loin du postulat selon lequel seuls quelques-uns auraient une parole autorisée, le projet est de rompre avec ce qui nous sépare, nous isole et nous enferme dans nos positions assignées comme s’il s’agissait de fatalités. Ce partage des apprentissages est conçu comme source de solidarité mais aussi ressource de combat : à la joie d’apprendre ensemble se mêle la force de réagir et d’agir. Ici, pas de monopole de la parole : elle circule sans scène ni chaire et sans brevet de légitimité.
6 De tels objectifs se sont réalisés « en grand » avec la mobilisation du printemps 2016, signe que la grève libère du temps pour penser et agir autrement. Lancée le 31 mars après plusieurs semaines déjà de grèves et de manifestations, Nuit Debout, malgré d’inévitables tensions et contradictions, a d’emblée repris le mot d’ordre « retrait de la loi Travail » tout en l’élargissant : le mouvement s’est fondé « contre la loi El Khomri et son monde » – ce monde marchand à la fois contesté et triomphant. L’une des thématiques qui l’a traversée, la grève générale, devait aider à la jonction entre occupation des places et mobilisation dans les lieux de travail. On comprend que cette appropriation de l’espace public fasse frémir les gens de pouvoir. Le 6 avril, Anne Hidalgo estime inadmissible la « privatisation de l’espace public », quand précisément les gouvernements qui se sont succédé n’ont eu de cesse de privatiser tout ce qui leur tombait sous la main ; ou quand encore cette municipalité parisienne a vu ses « partenariats public-privés » se multiplier 1. Les rassemblements de milliers de personnes lors d’assemblées ont indiqué ce qu’est la reprise de la parole politique dans des espaces portant enfin le vrai nom de « publics » ; ils ont permis de percevoir ce que peut être une agora. La réflexion en commissions, du travail à la santé, du féminisme et des luttes LGBTQI à l’égalité, de l’économie à la démocratie et de l’enfance à la justice, a manifesté la vivacité des intelligences collectives lorsqu’elles ont des lieux et du temps pour se déployer. Les artistes anonymes ont pu faire découvrir œuvres, engagements et détournements. Ni l’humour ni l’art n’ont manqué, comme le « mouvement de libération graphique et artistique » l’a montré, en imaginant un temps libéré. En soi productrice d’idées politiques à l’œuvre, où la parole se distribue dans l’égalité, consciente aussi de ses limites et réfléchissant aux moyens de les surmonter (liens à établir avec les syndicats et le mouvement ouvrier, lutte contre la ségrégation sociale et spatiale, etc.), Nuit Debout a porté un projet émancipateur.
7 Parmi ces commissions, l’une en particulier a fonctionné dans le succès et la durée : Debout Éducation Populaire. Le principe de sa création repose sur l’égalité : pas de « grands noms » – les personnes un peu connues viennent non pour leur identité mais pour ce qu’elles ont à proposer et sont présentées par leur seul prénom. Les interventions sont courtes (une vingtaine de minutes) pour laisser la place primordiale à la discussion. Les expériences et les thématiques sont multiples : banques et finance, santé, éducation, environnement… Pendant sept mois, des ateliers ont eu lieu chaque soir, à raison de trois à quatre environ, signe d’une capacité tenace à pratiquer critique et imagination politique. La toute première journée, le dimanche 10 avril 2016, a surtout été tournée vers l’histoire et plus spécialement vers les révolutions ; elle a indiqué l’intense demande de fils renoués avec leurs héritages. Peu à peu, les ateliers se sont organisés autour d’une thématique, elle-même déclinée de multiples façons : « Quelle société veut-on ? » Dans les différentes approches pour l’aborder se retrouvent le partage des richesses et la gestion des biens communs. L’intellectuel collectif que beaucoup appelaient de leurs vœux est bien là, avec nous, sous nos yeux.
Notes de bas de page
1 Pour quelques exemples récents : gestion de la « fan zone » durant l’Euro 2016 par Lagardère Sports, location des catacombes à AirbnB, projet de location d’un tronçon souterrain du canal Saint-Martin à une société privée spécialisée dans l’« événementiel » ; sur la place de la République elle-même s’est installé il y a quelques mois un café, tout ce qu’il y a de privé aussi celui-ci.
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