« Génération » n’est pas « renégation ». L’événement sans dénigrement
p. 133-149
Texte intégral
1« Génération : pendant des années, je m’étais juré à moi-même de ne pas prononcer ce mot, il me répugne d’instinct. Je n’aime pas l’idée d’appartenir à ce bloc coagulé de déception et de copinages, qui ne se réalise et ne se ressent comme tel qu’au moment de la massive trahison de l’âge mûr1. » Serait-ce donc seulement cela, une génération : un sentiment d’appartenance tardif, né de complicités ou de désillusions ? Une génération n’est-elle en dernière instance qu’une « renégation », pour suivre Guy Hocquenghem lorsqu’il marie les deux termes dans une anagramme désolée ?
2On a tant associé 1968 à un phénomène purement juvénile et générationnel qu’il y a lieu d’être circonspect. Cette interprétation dominante n’occulte-t-elle pas un mouvement social considérable, la plus grande grève jamais connue ? Par suite, on a tellement fait peser sur les « soixante-huitards » la responsabilité des maux contemporains que la défiance s’impose. La notion de génération est employée d’abondance dans certains discours médiatiques et politiques qui fabriquent des étiquetages et, quelquefois, des généralités galvaudées. L’enjeu soulève des questions liées au temps et à l’histoire, à ce qui s’acquiert, s’hérite et se transmet.
3Il est des « situations de génération », modes spécifiques d’intervention dans le processus historique ; il est aussi des « unités de génération » : leurs potentialités sont éveillées quand elles s’exposent à l’événement2. L’expérience générationnelle n’est pas qu’un phénomène mémoriel : si le sentiment d’appartenance apparaît souvent dans l’après-coup du souvenir et de la reconstitution, une génération peut se percevoir au vif même de son avènement, sans les « effets dépolitisants » de certains usages réducteurs3.
Les donneurs de ton
4L’obstacle qui entrave parfois la réflexion sereine sur 1968 est la « constitution d’une mémoire dominante » par des « commentateurs autorisés » : une « mémoire-écran »4. Cette « mise en scène générationnelle5 », proche du « détournement mémoriel6 », a de quoi rendre méfiant. La personnalisation engendre d’emblée le rejet. Lorsque le Mouvement du 22 Mars publie sa version des faits, dans l’ouvrage collectif Ce n’est qu’un début continuons le combat, Émile Copferman le préface et insiste sur le nécessaire dépassement des « grands ténors » ; le Mouvement entend lutter contre la mise en avant de personnalités érigées en délégués des événements. « Qu’est-ce qui fait que le 22 Mars fonctionne ?, se demandent ses militantes et militants. C’est parce qu’on ne fait pas semblant d’être dépositaires du savoir de la révolution7. » Dans les années qui suivent, cependant, Daniel Cohn-Bendit s’autoproclame « symbole du parler vrai », puis « haut-parleur du mouvement ». Il avait assuré que l’événement était porteur de révolution : « La France a prouvé qu’un changement révolutionnaire était possible dans une société capitaliste hautement industrialisée. » Quarante ans et encore cinquante ans plus tard, Daniel Cohn-Bendit certifie qu’il n’y avait rien de révolutionnaire dans cette « révolte », mais avant tout un soulèvement inspiré du surréalisme et du situationnisme. Et de préciser qu’il aurait suffi, pour qu’il n’y ait pas d’histoire, de rouvrir début mai la Sorbonne, de faire « rentrer un groupe de musique et rien ne se passe. Tout le monde fait la fête et voilà. »« Et voilà ! poursuit-il. Ce qui est fantastique dans cette histoire, c’est que moi, j’avais la solution : ouvrir la Sorbonne, c’était la fête, point final. » Ainsi donc, l’ancien protagoniste dicte les interprétations, énonce « la solution8 », entend donner le ton.
5Le livre d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, intitulé précisément Génération, a longtemps fait référence, contribuant lui aussi à rabougrir l’événement9. Le titre pose une classe d’âge en majesté, mais l’ouvrage la restreint en fait à un petit cercle d’étudiants parisiens, politisés au cœur ou aux marges de l’UEC (l’Union des étudiants communistes). Cette somme a fini d’ailleurs par être mise à distance par celles et ceux-là mêmes qui y gravitaient10. Ce qu’il s’agit de récuser, c’est la stricte liaison entre ce qui s’est passé en Mai-Juin et une génération qui aurait fait, à elle seule, l’événement : des grévistes renouent avec la guerre d’Espagne, d’autres avec la Résistance, d’autres encore avec l’anticolonialisme et la guerre d’Algérie. Des générations font 68, dans la diversité sociale de la grève générale.
Situations de génération
6Il n’en reste pas moins que les jeunes sont à la pointe du mouvement, dans les lycées, les universités, mais aussi parmi les salariés et spécialement les ouvrières et ouvriers. Des convergences se mènent par l’effet de l’âge et par-delà les écarts de position sociale. Sur les barricades se retrouvent de jeunes prolétaires et ce, dès le tout début des affrontements, comme l’indiquent les archives policières. Étudiants et ouvriers ne se rencontrent pas qu’à la Sorbonne ; de telles liaisons ont lieu à Besançon, Caen, Nantes, Brest, Toulouse, Lyon, sur les piquets de grève, à l’entrée des usines et des bureaux, dans les postes et télécommunications… Ces métissages se soudent sans nul doute par l’âge : l’événement semble le surgissement d’une jeunesse lasse de ronger son frein. Ce sont des jeunes qui, souvent, prennent l’initiative du débrayage et des occupations, moins contraints par les exigences familiales, confrontés parfois à la déqualification de leur emploi par contraste avec leur formation.
7Il y a donc une visibilité particulière des jeunes, une précocité de leur engagement, une singularité dans leurs revendications et leurs modalités d’action. Les convergences et les moments de fraternisation sont par là même nombreux : il est plus aisé pour de jeunes ouvriers de se rendre dans les universités occupées ; il leur est plus facile de s’engager très avant dans la contestation. Mais s’il est question de générations, alors c’est d’un pluriel générationnel, tant les millions de grévistes vont bien au-delà d’une classe d’âge ou d’une cohorte privilégiée. La coupure étudiants/ouvriers est donc de ces « lieux communs sur 68 » qu’il faut relativiser11. Son dépassement incite au repérage de points communs à ces jeunes qui décident de lutter côte à côte et non chacun de son côté.
8Les étudiants ne constituent toujours qu’une faible minorité. La part des bacheliers est encore alors de 12 % d’une classe d’âge seulement. Pour autant, l’augmentation exponentielle du nombre d’étudiants – près de 500 000, soit une augmentation de 130 % depuis 1960 – métamorphose leur manière d’envisager l’avenir comme le présent. Est-il indu, dès lors, de comparer la situation des étudiants et celle des jeunes salariés par une certaine condition générationnelle marquée au sceau de l’incertitude, du manque de débouchés et de la crainte du chômage ? Certains ne jugent pas l’hypothèse incongrue : « Le chômage frappe indistinctement la classe ouvrière et les étudiants. La jeunesse est particulièrement touchée. Ici un CAP ne donne pas l’emploi ou pas d’emploi du tout. Là une licence n’offre aucun débouché même dans des disciplines scientifiques comme la physique12. » Pourtant, la question fait débat. La thèse du lien entre la contestation et les inquiétudes nées du marché de l’emploi a été vivement mise en cause par le sociologue Louis Gruel, qui en invalide toute légitimité. « Il est en effet peu raisonnable d’estimer, écrit-il, que les étudiants (qui, rappelons-le, ont pour horizon immédiat un diplôme et non un emploi), aient immédiatement perçu (et aient été vivement affectés par) une légère dégradation du marché du travail. » Il juge, classiquement, que la montée régulière et continue du chômage doit être datée du premier choc pétrolier, et pas avant. Il insiste encore sur le fait que les slogans du mouvement ne sont guère orientés vers « la réhabilitation des titres et la reconquête des débouchés ». Louis Gruel avait vingt ans en 1968, il était étudiant en philosophie à Rennes et militait au Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF, maoïste) ; il précise, pour consolider sa démonstration : « Je ne me préoccupais pas moi-même du marché des emplois. » Sa conclusion rejoint le conflit de génération : la « rébellion » de Mai-Juin serait « une crise de transmission intergénérationnelle13 ».
9De nombreuses sources pourtant indiquent le contraire. Les sondages menés auprès des étudiants, tout d’abord, même si leur valeur est toute relative. D’après l’étude faite par l’IFOP en septembre 1968, 56 % des étudiants interrogés mentionnent l’inquiétude pour les débouchés. Dans l’enquête « Télémaque » réalisée entre novembre 1968 et avril 1969 auprès de 1 216 étudiants, à la question « Avez-vous des craintes pour votre emploi futur ? », 65 % répondent « oui » et 83 % indiquent que ces « craintes ont influencé le mouvement de mai-juin 196814 ». Bien sûr, ces sondages sont produits a posteriori et avancent une série de pré-réponses aux questions posées. Mais ils recoupent des appréhensions apparues durant l’événement. Le 9 mai, un enseignant de la faculté des sciences de Paris fait composer ses étudiants en première année de physique-chimie, venus pour un examen, sur le mouvement qui se déroule au même moment. Il n’est pas possible, tant ils sont longs et nombreux, de citer intégralement les développements consacrés au « chômage actuel », aux « débouchés incertains », à « l’emploi des jeunes », à « l’inquiétude, parfois l’angoisse » qu’il provoque : « on ne sait pas si on pourra trouver du travail avec une licence » ; « le problème le plus important est peut-être celui des débouchés » ; « à quoi bon étudier des années durant pour être au chômage ensuite ? » ; « il n’est un secret pour personne que la licence n’apporte rien ou pas grand-chose à celui qui se décide à aller gagner sa vie ». Un participant conclut que bon nombre d’étudiants se retrouveront sans emploi, « comme le sont déjà des milliers d’ouvriers, qui eux ne peuvent déjà plus se soulever comme l’ont fait les étudiants, car ils seraient immédiatement renvoyés – et tant de chômeurs attendent déjà pour prendre leur place » ; sa conviction est que le « malaise actuel ne vient pas d’un conflit de générations15 ».
10Ce rapprochement avec la condition des jeunes ouvriers est intéressant car il désigne une situation de génération. Cortège d’inquiétudes, expression d’anxiétés : partout, la question de l’emploi est posée. Le spectre du chômage, ici, croise, là, celui des « débouchés ». Les manifestations organisées le 1er mai avaient déjà choisi l’emploi pour thème privilégié. Le registre de la hantise et de l’angoisse est incessamment décliné : certains syndicats constatent l’« angoisse [devant] le développement du chômage », le « sous-emploi grandissant »… De nombreuses banderoles dans les manifestations du 13 mai réclament le « plein emploi ». Les Renseignements généraux reconnaissent « une inquiétude très vive parmi la classe ouvrière dans le domaine de l’emploi et des salaires ». Et la presse régionale s’en fait aussi l’écho : « Le nombre de demandes d’emplois non satisfaites ne cesse d’augmenter à un rythme inquiétant », titre Presse Océan, quand l’éditorial de L’Ardennais évoque la « hantise du manque d’emploi ». En Corrèze, fief de Jacques Chirac, ses adversaires le dénomment « Monsieur Chômage » – Jacques Duclos désigne même le secrétaire d’État à l’Emploi comme le « secrétaire d’État à l’aménagement du chômage16 ».
11Certes, aux yeux d’une « minorité révolutionnaire », la motivation de l’action politique est dissociée des « sentiments d’inadaptation au milieu futur » et du « problème des débouchés17 » – ce qui confirme l’appréciation de Louis Gruel sur sa propre position en Mai-Juin. Surtout, une fois lancés dans le mouvement, les participants mobilisés dépassent cette inquiétude par une remise en cause plus radicale. Il ne s’agit donc pas de ramener l’événement à la peur du chômage, ni de suivre Raymond Boudon dans sa façon de le réduire au sentiment de déclassement18. Mais le problème de l’emploi relie l’engagement politique à une question sociale. Il offre aussi de dépasser les acteurs plus visibles, parce que les plus médiatisés, et de nuancer la primauté de l’explication par le conflit de générations.
12Cette identité générationnelle elle-même est complexe, différenciée sur le plan social et sexué19. Il y a « une “génération féministe” » née de 1968, « ce qui ne signifie pas une classe d’âge » : de nombreuses cohortes ont pu s’y retrouver20. Une génération peut se définir par une commune adhésion, donc par une décision, une volonté, à un moment donné par lequel elle prend date et fait acte21.
Une génération en procès
13La référence à 1968 et aux « baby-boomers » se montre aujourd’hui écrasante : c’est la génération majuscule, arrivée à son crépuscule. Par contraste et comparaison, les générations cadettes seraient condamnées à la post-histoire, voire à la non-histoire : générations discrètes, de l’ombre et sans réminiscences, toujours contraintes à la référence. Les engagements des générations « d’après » portent à la mansuétude ou au dénigrement, mais jamais ils n’échappent à ce rapprochement récurrent : ils sont évalués – et souvent dévalués – à l’aune de « Mai ». Les mobilisations étudiantes et lycéennes de la fin des années 1970 paraissent à certains observateurs affectées de corporatisme. Celle de 1986 mettrait en mouvement des jeunes « gentils » et « polis », qui auraient jeté la contestation aux orties et choisi la « participation » contre le « conflit » : des journalistes les jugent « apolitiques et très convenables », ce qui ne va pas sans condescendance22. En 2006, lors du mouvement contre le Contrat première embauche (CPE), le sociologue Jean-Pierre Le Goff impute aux manifestants une irresponsabilité infantile, une immaturité à même de susciter l’« hilarité23 ». Par rapport, donc, à cette génération « bulldozer » que forment les « baby-boomers », les suivantes sont médiatiquement désignées comme générations « perdues » (1975-1978), « bof génération » (1978), « de zombies sans rides » (1986), « blues génération » (1990), « soldée » (1994), « sinistrée » (1995), « oubliée » (2003). La déclinaison s’achève, temporairement, avec les « baby loosers » (2007) puis les « X », « Y » et « Z » de la dernière décennie avec les « e-generation » (2010), « boomerang » (2012) et « we » (2016). Ces appellations plus ou moins contrôlées scandent la temporalité par le battement générationnel. Leur rythme a la régularité d’un impassible métronome : chaque année ou presque, un nouveau nom est exhibé.
14À cet alarmisme fait écho, comme en miroir, un véritable réquisitoire : les « baby boomers » figurent sans cesse au banc des accusés. Cette génération aurait d’abord échoué dans son devoir de transmission : ayant « rêvé d’un passé délivré du présent », elle aurait oublié de passer l’héritage et fait de sa progéniture des « enfants sans parents24 ». La référence la plus souvent citée est empruntée à Michel Houellebecq, dans un passage érigé en preuve à charge :
Je suis salarié, je suis locataire, je n’ai rien à transmettre à mon fils. Je n’ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu’il pourra faire plus tard ; les règles que j’ai connues ne sont de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l’idéologie du changement continuel c’est accepter que la vie d’un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n’aient plus aucune importance à ses yeux. C’est ainsi que nous vivons, et avoir un enfant aujourd’hui n’a plus aucun sens pour un homme25.
15Les « baby-boomers » seraient donc des « entrepreneurs en démolition ». Dans la manière de les incriminer, l’essentiel se niche dans le préfixe, ce « dé- » de la destruction et de la déconstruction, de la désaffiliation et de la désocialisation. Les « soixante-huitards » dénigrés seraient responsables de la « perte du monde commun » et de l’« incertitude du lien », rien de moins. Ils seraient même devenus un « ennemi de classe » pour les jeunes : au temps où toute idée de lutte de classes est récusée, on voit comment s’opère, subrepticement, le déplacement. L’acte d’accusation se conclut sur un égoïsme existentiel dont seraient responsables lesdits « baby-boomers », qui défendraient leurs intérêts de génération en sacrifiant ceux des autres. Le fait apparaît d’autant plus cruel qu’il serait l’œuvre de parents et que ses victimes seraient leurs enfants. De là à comparer les premiers à quelques Cronos acharnés, il n’y a qu’un pas, parfois franchi sans hésiter26.
16À son échelle, l’histoire peut tenter de relativiser cette brutale inculpation, avec le recours qui lui est propre : le rapport au temps. Avant d’être les prévenus d’un procès, les « baby-boomers » ont d’abord été les victimes supposées d’une irresponsabilité venue de leurs aînés. Il n’y a rien de bien neuf à les voir aujourd’hui à leur tour accusés : la permanence du thème, le conflit de générations, s’impose, opiniâtre. La césure qui lézarde le xxe siècle, la Seconde Guerre mondiale, serait à l’origine de la rupture la plus radicale entre générations. Telle est l’hypothèse développée par l’anthropologue Margaret Mead, pour qui cet « événement-monde », cette « Chute », aurait tracé le fossé de générations. Selon M. Mead, le passé serait incommunicable, donc non transmis. « Nous n’avons pas de descendants, a-t-elle écrit, et nos enfants n’ont pas de parents27. » On retrouve ici, presque terme à terme, le reproche qui sera adressé aux « baby-boomers ». Mais cette fois, ce sont eux, les enfants sans parents, eux que l’on aurait privés d’héritage.
17Dans les années 1950 et 1960, l’antienne de l’opposition générationnelle paraît au moins aussi acérée. Ce sont les mêmes maux décrits avec les mêmes mots : conflit, crise, mal du siècle, fossé. La diatribe n’a rien à envier, par sa dureté, à celle dont les « baby-boomers » seront plus tard la cible. Leurs parents portent la responsabilité de la guerre, de la défaite, de l’Occupation et de son corollaire, la dégradation d’un pays tout entier. Ces adolescents « ont le droit d’avoir honte de nous », lance André Mandouze en 1958 ; ils sont les « enfants du malheur français ». Nés pendant ou après la guerre, « entre le trafic des piastres et la chute de Dien Bien Phu », ils sont fondés à concevoir un « dégoût » à l’égard d’un « pays diminué et humilié par des générations rassises » : les formules de Jean-Marie Domenach et d’Étienne Borne sonnent comme autant d’anathèmes qui ne souffrent pas de réplique28. Alfred Sauvy est peut-être le plus véhément. Il n’a de cesse de stigmatiser la toute-puissance d’une « société fortifiée et égoïste », qui sacrifie ses jeunes sur l’autel de son narcissisme : « La génération des copains est écrasée par celle des tranchées et celle de la Résistance […] Ils possèdent tout : la fortune, l’emploi, les relations29. » L’accusation s’impose comme un serpent de mer, qui se faufile de générations en générations.
Comptabilités générationnelles
18La question générationnelle s’avère essentielle en ce qu’elle exprime attentes et espoirs, illusions et déceptions prêtés par les observateurs du corps social au corps social lui-même. Une même logique de condamnation structure les débats sociologiques et économiques. La thèse de la fracture intergénérationnelle, soutenue notamment par le sociologue Louis Chauvel, établit que les jeunes générations sont depuis les années 1970 victimes d’une « scarification sociale30 ». Faut-il pour autant en attribuer la responsabilité à une génération, coupable d’une situation macro-économique qui en réalité les dépasse ? Ne faut-il pas plutôt en imputer la responsabilité aux politiques menées, et non à une génération qui n’en peut mais ?
19Cette thèse se heurte à plusieurs arguments contre la réification qu’elle suppose et le fatalisme qu’elle propose – exprimée dans la formule-titre du « destin des générations ». Il n’y a pas de « linéarité ascensionnelle » des « baby-boomers » : beaucoup ont connu après cinquante ans le chômage de masse et les plans de licenciement. Les oppositions sont davantage intra-générationnelles, notamment au sein de la catégorie, si fortement hétérogène, des retraités, ou entre jeunes diplômés et jeunes non-diplômés. L’espérance de vie reste toujours fortement différenciée selon l’appartenance sociale. Un homme cadre peut espérer vivre jusqu’à 84 ans, contre 77,6 ans pour un ouvrier, selon l’INSEE, soit plus de six ans d’écart. Une femme cadre peut espérer vivre jusqu’à 88 ans contre 84,8 pour une ouvrière, soit trois années de différence31.
20Cette opposition d’argumentaires est essentielle à l’heure où la référence générationnelle sert d’impulsion aux politiques macro-économiques. La « comptabilité générationnelle », modèle économétrique proposé par Laurence Kotlikoff32, est utilisée par les tenants de « l’équité générationnelle » pour légitimer les diminutions des transferts publics et privilégier la logique du marché (fonds de pension, assurances privées…), tant pour les systèmes de retraites que pour les dépenses de santé. Dans cette logique politique, chaque génération devant subvenir à ses besoins hors de toute solidarité intergénérationnelle, il y aurait lieu aussi de réduire les programmes sociaux destinés aux personnes âgées. Tout un discours de justification générationnelle brode sur le thème de la conflictualité.
21Or, il a pu être démontré que plus les personnes âgées reçoivent de pensions de retraite, plus elles aident leurs enfants et petits-enfants : le montant des transferts d’argent par les retraités à leurs descendants a récemment été évalué à quarante milliards d’euros. Surtout, « la situation préoccupante des plus jeunes semble beaucoup moins liée au renchérissement du coût du travail provoqué par la hausse des cotisations sociales qu’aux changements intervenus dans le rapport capital-travail et dans le processus salarial lui-même33 ». La diminution du nombre d’actifs avec la progression du chômage et la réduction des revenus du travail sont surtout déterminantes.
22La dénonciation de toute une génération « nantie » contribue à masquer les différences voire les confrontations sociales au nom de la « lutte des classes d’âge ». 1968 porte alors le fardeau de tous les maux. Les « soixante-huitards » sont accusés de n’avoir rien transmis à leurs enfants, d’avoir laissé une génération sacrifiée, privée de pères et de repères. On le voit bien à « la Manif pour tous » et au « Printemps français », collectifs fondés en 2012 et 2013 pour s’opposer à la loi qui ouvre le mariage aux personnes de même sexe. Certains ont assimilé cette loi à un projet « totalitaire » – terme répandu dans ces mouvements. La violence du mot égale ce qui est proclamé : le droit des enfants serait nié. L’hypothèse que ces enfants soient heureux avec des parents aimants n’est pas même envisagée. Ces enfants seraient au contraire laissés au bon vouloir des désirs et des plaisirs. Ce serait une autre retombée de 1968, entre individualisme exacerbé et libéralisme débridé.
23Pourtant, Mai-Juin 1968 n’était pas individualiste : si la contestation promouvait le droit pour les individus à s’épanouir librement, cette émancipation était pensée comme sociale, indissociable de luttes collectives. Il n’était pas davantage « présentiste », replié sur un présent narcissique, mais au contraire pétri de références au passé. Les protagonistes combattaient la loi du marché, d’une manière frontale et radicale. Les manifestants du « Printemps français » ont repris aux salariés en lutte contre les licenciements l’un de leurs slogans : « On ne lâche rien. » C’est un habile détournement, que signale encore une iconographie récupérée pour la prendre à contre-pied. Le « Printemps français » apparaît comme une revanche sur 1968 et lui emprunte ses codes, dénaturés. De bonne guerre ? C’est en tout cas, si l’on peut dire, la loi du genre.
Notes de bas de page
1 Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Paris, Albin Michel, 1986, p. 15.
2 Karl Mannheim, Das Problem der Generationen (1928), trad. fr. Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, p. 45 et suiv., 53 et suiv., 65 et suiv.
3 Kristin Ross, May 68 and its Afterlives, trad. fr. Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe, 2005, p. 13. Pour autant, je partage pleinement la méfiance de l’auteure à l’égard des « stratégies de défiguration » du mouvement (p. 10), des modalités de sa « réduction narcissique » (p. 16) et de la « doxa générationnelle » (p. 211).
4 Boris Gobille, Mai 68, Paris, La Découverte, 2008, p. 4-5.
5 Robert Frank, Introduction à Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Paris, La Découverte, 2000, rééd. 2008, p. 13.
6 Jean-François Sirinelli, Mai 68. L’événement Janus, Paris, Fayard, 2008, p. 95.
7 Mouvement du 22 Mars, Ce n’est qu’un début continuons le combat, Paris, Maspero, 1968, p. 7 et p. 39.
8 Daniel et Gabriel Cohn-Bendit, Le gauchisme…, op. cit., p. 17 ; Daniel Cohn-Bendit, Nous l’avons tant aimée, la révolution, Paris, Seuil, 1986, p. 6 ; Id., Forget 68. Entretiens avec Stéphane Paoli et Jean Viard, Paris, Éditions de l’Aube, 2008, p. 11, 21, 30, 57.
9 Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération, I, Les années de rêve, Paris, Seuil, 1987.
10 Alain Geismar ne s’y retrouve pas ou plus : la description, dit-il, « ne correspond pas à ce que j’ai vécu », précisément parce qu’elle tend à rabattre 1968 sur un « mouvement générationnel », « cliché commode mais inexact » (Alain Geismar, Mon Mai 1968, Paris, Perrin, 2008, p. 239).
11 Xavier Vigna, Michelle Zancarini-Fournel, « Les rencontres improbables dans “les années 68” », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 101, janvier-mars 2009, p. 163.
12 Tract « Grève générale le lundi 13 mai », BDIC F delta RES 578/2, Fonds Cahiers de Mai.
13 Louis Gruel, La rébellion de 1968. Une relecture sociologique, Rennes, PUR, 2004, p. 33-37, 71, 159 et 169-170.
14 IFOP, « Sondages étudiants, septembre 1968 », Réalités, 254, novembre 1968 ; « Télémaque 1969 », Guerres et paix. Revue trimestrielle de l’Institut français de polémologie, 1969/4-1970/4, p. 18-38.
15 Un mois de mai orageux. 113 étudiants expliquent les raisons du soulèvement universitaire, Toulouse, Privat, 1968, p. 5-7, 9-10, 15, 17, 23, 132, 140 et 145.
16 Communiqué de presse, « La commission exécutive de l’UD CFDT de Vendée constate avec angoisse le développement du chômage », 10 février, CDMOT Vendée ; Confédération FO, « Il faut relancer l’économie », 10 juin, BNF LB61-600 (5951) ; Association des familles de France du canton de Clisson, Lettre au maire, 8 mai, AD Loire-Atlantique 355W233 ; Direction nationale de l’UJCF et de l’UJFF, s. d., BNF LB61-600 (7451) ; ministère de l’Intérieur, direction des Renseignements généraux, « Bilan de la journée de grève du 13 mai », 14 mai, AD Nord 1008W 17/5 ; Presse Océan, 20 mars ; L’Ardennais, 13 mai ; RG Corrèze, PCF, 10 avril, AD Corrèze 1540W134 ; affiche décollée par une brigade de police, La Rochelle, 21 mai, ADCharente-Maritime 1288W404.
17 Daniel et Gabriel Cohn-Bendit, Le gauchisme…, op. cit., p. 49.
18 Raymond Boudon, « La crise universitaire française. Essai de diagnostic sociologique », Annales ESC, 3, mai-juin 1969, p. 739 et 758.
19 Julie Pagis, « Repenser la formation des générations politiques sous l’angle du genre. Le cas de Mai-Juin 1968 », CLIO. Histoire, femmes et sociétés, 29, 2009, p. 101-103.
20 Michelle Zancarini-Fournel, « Changer le monde et changer la vie », dans Philippe Artières, Michelle Zancarini-Fournel, 68. Une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008, p. 441.
21 Annie Kriegel, « Le concept politique de génération : apogée et déclin », Commentaire, 7, automne 1979, p. 393-394.
22 Sophie Grassin, Bruno Seznec, « Les jeunes de 86 : ni pavé ni baston », L’Express, 5-11 décembre 1986 ; Alain Touraine, « Les 13-17 ans à cœur ouvert », Le Nouvel Observateur, 13-19 mars 1987.
23 Jean-Pierre Le Goff, « Le nouveau “fossé des générations” », Le Débat, 141, septembre-octobre 2006, p. 92.
24 Michel Lacroix, Le fabuleux destin des baby-boomers, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005, p. 82.
25 Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 210.
26 Grégoire Tirot, France anti-jeunes. Comment la société française exploite sa jeunesse, Paris, Max Milo, 1998, p. 91 ; Jacques de Guillebon, Nous sommes les enfants de personne, Paris, Presses de la Renaissance, 2005, p. 213 ; Denis Jeambar, Jacqueline Rémy, Nos enfants nous haïront, Paris, Seuil, 2006 ; Patrick Artus, Marie-Paule Virard, Comment nous avons ruiné nos enfants, Paris, La Découverte, 1re éd. 2006, rééd. 2008 ; Pascal Ordonneau, « Ces baby boomers qui cultivent leur confort sur le dos des plus jeunes », Les Échos, 19 février 2012 ; Mickaël Mangot, Les générations déshéritées, Paris, Eyrolles, 2012 ; Hakim El Karoui, La lutte des âges, Paris, Flammarion, 2013 ; Bruce Gibney, A Generation of Sociopaths : How the Baby Boomers Betrayed America, New York, Hachette Book, 2017.
27 Margaret Mead, Culture and Commitment : AStudy of the Generation Gap (1970), trad. fr. Le fossé des générations. Les nouvelles relations entre les générations dans les années 1970, Paris, Denoël Gonthier, 1979, p. 13, 16 et 91.
28 André Mandouze, « L’homme tranquille et la Belle au Bois dormant », Témoignage chrétien, 28 mars 1958 ; Serge Bromberger, « Les bases de l’éducation doivent-elles être reprises au même titre que celles de l’enseignement ? », Le Figaro, 7 mai 1954 ; Jean-Marie Domenach, « Démoralisation de la jeunesse », L’Express, 29 mars 1957 ; Étienne Borne, « Le partage de la jeunesse », Le Monde, 1er novembre 1960.
29 « Une analyse de la place des jeunes dans la société par M. Sauvy », Combat, 3 juin 1964.
30 Louis Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au xxe siècle, Paris, PUF, 1998 et La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Paris, Seuil, 2016.
31 Données moyennes de l’INSEE entre 2009 et 2013 ; voir Observatoire des inégalités, « Les inégalités d’espérance de vie entre les catégories sociales se maintiennent », 23 février 2016.
32 Laurence Kotlikoff, Generational Accounting : Knowing Who Pays, and when, for what we Spend, New York, Free Press, 1992 ; The Clash of Generations, Cambridge, Massachussetts Institute of Technology Press, 2012.
33 André Masson, « La famille au secours de l’équité et de la solidarité générationnelles ? », Gérontologie et société, 81, juin 1997, p. 148.
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