1 « Monsieur fait sa crise d’adolescence dans une société sans père » ; de la bouche de Pascal Bruckner, la phrase tombe comme un couperet. Invité le 31 octobre 2014 sur le plateau de Ce soir ou jamais, c’est sa réponse à Mathieu Burnel, l’un des « inculpés deTarnac ». Je connais Mathieu depuis des années. Il m’a beaucoup appris, même si on n’a jamais cessé de se lancer nos désaccords lors de discussions interminables. Il m’a fait découvrir Walter Benjamin il y a bien longtemps et rien que de cela, je lui sais gré. À dire vrai, il a pour partie changé le cours de mon existence. Il m’a fait comprendre bien mieux que je ne le savais, pratiques et textes à l’appui, combien les affects comptent dans nos engagements. Pour lui, le futur, c’est maintenant ; le communisme aussi. Mathieu déboule dans le présent ; il y est ancré, fermement, sans nostalgie ni mélancolie. Maintenant : après L’insurrection qui vient et À nos amis, c’est le titre choisi pour un de ces livres dont il n’est pas l’auteur, pas davantage que Julien Coupat, puisque d’auteur, ces textes n’en ont pas : ils disent « nous » sans se nommer. Mathieu aurait pu écrire sur un mur de Mai : « Plutôt la vie ».

2 Impossible de le faire entrer dans une case ou une catégorie : il est de cette mouvance – il n’aimera pas même ce terme – qui refuse les assignations, considérées comme des carcans. L’aspiration à l’autonomie y prévaut, comme choix politique et existentiel. À Notre-Dame-des-Landes, pour ne pas sombrer dans le vedettariat quand les médias viennent les solliciter, les habitant·e·s de la Zone à défendre s’appellent Camille. C’est un beau prénom, qui met les injonctions sexuées à distance. L’autonomie est dans une certaine mesure le choix de ce que Giorgio Agamben nomme la « singularité quelconque » : se défaire de tous les attributs, propriétés et prédicats constitutifs de l’identité surveillée, mais être « ainsi », « continuellement engendré par sa propre manière » – l’« unique bonheur vraiment possible pour les hommes1 ». Dans ce « libre usage de soi », il faut voir un choix éthique, la critique d’un système qui voudrait uniformiser les conduites et formater les sentiments, absorber et incorporer même les transgressions2. Il tend à faire de nous des « Blooms3 ». Les Blooms jouent leur rôle social dans le théâtre des apparences mais, en dernière instance, se sentent parfois seuls et parfois apeurés. « Nous avons désappris la joie comme nous avons désappris la souffrance » : « nous sommes devenus analphabètes au plan des émotions, nous n’en percevons plus que les échos diffractés4 ». Tous et toutes, nous sommes des Blooms. Une partie de nous, du moins, l’est ; de l’autre, nous résistons à cet affadissement, à cet aplatissement ; nous empoignons nos indifférences pour tenter de les faire cesser.

3Durant l’émission d’octobre 2014, qui a fait un voyage sidéral sur la Toile, Mathieu Burnel finit par claquer la porte au nez de ses interlocuteurs – porte métaphorique s’il en est : il n’y a pas de porte sur les plateaux de télévision, tout y est ouvert et en même temps fermé. Aux plus anciens, cela rappelle Maurice Clavel, parti d’un « Messieurs les censeurs bonsoir ». La séquence laisse sans voix ; elle procure aussi, par glissements, une certaine joie. Je me souviens de la longue discussion que nous avions eue avant l’émission : Mathieu ne voulait pas y aller. C’était, au choix selon lui, un piège ou un cirque ; dans tous les cas, un spectacle. Plus prosaïque, je pensais qu’il était bon de faire entendre cette voix-là, et pas à n’importe quel moment : quelques jours après la mort de Rémi Fraisse, tué à Sivens par un gendarme mobile, dans un tir de grenade offensive. Je reste toujours aujourd’hui dans la colère et le chagrin de n’avoir pas vu de grandes manifestations pour s’indigner de cette mort-là. Le temps n’est plus où l’on rendait hommage, par centaines de milliers dans les rues, à Malik Oussekine, tombé un soir d’hiver 1986 sous la matraque de policiers. Aujourd’hui, les Lamine Dieng, Adama Traoré, Rémi Fraisse, Amine Bentounsi ou Ali Ziri meurent sans bruit, sauf quand leurs proches et les associations de soutien réveillent nos consciences endormies. Il faut donc parler de cette mort. finalement, Mathieu décide d’y aller. Ses paroles sont coupantes, on ne les entend jamais à « la télé ». Il prononce des mots graves sur l’événement intolérable ; il dit aussi comment le pouvoir veut le dissocier de « la réaction populaire que, très logiquement, il devrait faire naître » ; il évoque enfin celles et ceux qui entendent prendre « au sérieux, minimalement, la question de leur existence ».

4 Mais Pascal Bruckner n’a face à ce constat qu’un mot : « zozo ». François Mitterrand avait employé ce même terme, en 1968, pour (dis) qualifier les étudiants révoltés. Quant à la « crise d’adolescence » brandie en guise d’explication, elle avait elle aussi servi pour dénier à la révolte son fondement politique. En 1970, l’Organisation mondiale de la santé avait même engagé une très sérieuse quoique très douteuse enquête internationale sur « les aspects biologiques des crises de la jeunesse universitaire ». Raymond Aron allait jusqu’à comparer les étudiants mobilisés à des rats souffrant d’une « densité excessive dans un espace donné ». Discréditer l’engagement contre le monde tel qu’il est au nom d’une psychologie de bazar, voire d’un diagnostic de pathologie, c’est le dépolitiser, l’infantiliser en imaginant l’écraser. Et cependant, comment ne pas mesurer la puissance de la colère mais aussi l’imagination politique qui anime une jeunesse insurgée ?

5 Elle fait apparaître les émotions dans la puissance de leur étymologie : ce qui meut, ce qui fait (se) mouvoir, ce qui est donc en lien avec l’agir autant et plus qu’avec le pâtir. Elle signale ce que l’émotion, jadis, voulait dire, et renoue avec son sens premier : « disposition du peuple à se soulever ». L’émotion est ce qui fait bouger : elle met en mouvement, dit sa racine, movere. Elle est le lieu où l’on se sent vivant, intensément. Comment la taire dans l’engagement, de la mort dans l’âme, de la violence du drame ou des éclats de la joie ?

6 Je l’admets sans hésiter : mon travail part d’indignations et d’admirations. Je suis souvent révoltée par les proclamations sur la neutralité qui pourtant trahissent à chaque mot les inflexibles normes de la pensée conforme. Le travail patient de l’histoire est une réponse aux monstres difformes engendrés par les jugements tout faits et les clichés : en la matière, 1968 remporte des brassées de trophées. La plongée en archives est bienfaisante et salutaire. Ces sources sont une force pour récuser les pessimistes, les détracteurs et les contempteurs.

7 Mais je ne vis pas dans le passé ; il ne m’attire que pour agir au présent. C’est pour cette raison que j’aime tant les discussions avec Daniel et notre profonde amitié. Je l’admire tellement. Il est doté d’une force et d’un courage où puiser. Je me souviens d’une manifestation où nous étions côte à côte, face aux charges de CRS qui nous visaient avec leurs flash-balls et leurs grenades de désencerclement. Nous ne faisions pourtant « rien » sinon être là, certainement pas pour les encercler… Beaucoup cherchaient à s’abriter mais Daniel ne bougeait pas. Il était en colère. Un roc. Il avait déjà été sérieusement blessé lors d’une offensive policière contre un mouvement de sans-papiers. Il a une compréhension des situations renversante de précision quoique toujours pétrie d’humilité. Daniel est un militant de toujours. Il n’a jamais renoncé, il est animé des mêmes indignations, chevillées au corps, que lorsqu’il s’engageait à Lyon en Mai. Daniel est un sage révolté. C’est une chance immense de le connaître et avec lui toutes celles et tous ceux qui ne « canent » pas, qui ne plient pas.

8 J’ai aimé retrouver « le rire de Mai » non pas comme un objet en soi, pour sa beauté poétique autant que politique, mais parce qu’il donne à espérer. Les projets, la création, les inventions d’autrefois retiennent d’abord parce qu’ils disent « un jour viendra… ». Le poème d’Aragon, je le connais depuis longtemps : ce « jour de palme », « couleur d’orange », ce « jour d’épaules nues où les gens s’aimeront ». Ce n’est sans doute pas le grand soir, mais l’aboutissement d’un long apprentissage pour penser autrement, en dehors de l’argent, du marché et de la compétition.